Les Lions de mer/Chapitre 15

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 167-175).


CHAPITRE XV.


Nous nous élançons sur la mer, et l’on entend un rugissement sauvage, et les matelots pâlissent et prient ; nous jetons ses eaux autour de nous, comme l’oiseau secoue de ses plumes frissonnantes l’écume de la fontaine.
Bryant Winds.



Les chasseurs de veaux marins ne perdirent point de temps. La belle saison était courte, et le péril qu’il y avait à pénétrer au milieu des glaces et à en sortir était si sérieux, que tous ceux qui appartenaient au schooner sentaient l’importance d’une grande activité et d’un zèle intelligent.

Le lendemain même de l’arrivée du vaisseau, non-seulement on fit tous les préparatifs nécessaires, mais on tua un bon nombre de veaux marins, à fourrure d’excellente qualité. On abattit deux grands éléphants de mer de près de trente pieds de long, et le danger et les obstacles dont on eut à triompher se trouvèrent bien compensés par l’huile qu’on recueillit. Mais c’étaient les peaux de veaux marins à fourrure que Roswell regardait comme l’objet principal de ses efforts, et il était heureux de trouver les animaux qui paient ce tribut aux besoins et au luxe de l’homme en nombre assez considérable pour lui permettre de repartir promptement pour le Nord. Tandis qu’on égorgeait, qu’on écorchait, et qu’on séchait, notre jeune capitaine s’occupait de quelques arrangements secondaires qui avaient pour objet le bien-être de son équipage et le chargement du vaisseau.

Pendant qu’on équipait le schooner à Oyster-Pond, il y avait sur le quai un vieux magasin en bois qui appartenait au diacre ; mais on l’avait démonté pour le remplacer par une construction plus solide. Roswell avait persuadé à son armateur de transporter à bord les matériaux de ce bâtiment ; ce que le diacre avait fait, comme pouvant être utile à l’équipage. Roswell fit mettre tous ces matériaux à la mer, et, après qu’on les eut flottés jusqu’au rivage, on les porta sur la cime des rochers. Roswell choisit un endroit pour construire une maison de bois, afin d’éviter la perte de temps qu’entraîneraient les allées et venues du rivage au schooner.

Il n’était pas difficile de trouver l’endroit désirable pour cette construction. Celui que choisit Gardiner était un banc de rochers qui se trouvait exposé au soleil, tandis que des masses de rochers le mettaient à l’abri des vents les plus froids de cette région. Ces murs naturels n’étaient pas assez proches pour que la neige qui pouvait s’y amasser tombât sur le toit de la maison, mais il se trouvait assez d’espace entre les rochers et la maison pour former une cour spacieuse, où il y avait place pour tous les objets qui étaient nécessaires aux travaux ordinaires ou aux besoins des chasseurs de veaux marins.

Il fallait beaucoup de prudence dans la chasse qu’on avait entreprise. Rien n’eût été plus facile, d’abord, que de tuer un grand nombre de veaux marins ; mais il fallait traîner leurs dépouilles à travers les rochers. On finit par se servir des chaloupes pour cet objet, quoique, même vers le milieu de l’été, le rivage nord de l’île fût souvent bloqué par la glace. Mais ce que Roswell désirait éviter, c’était d’exciter parmi les animaux une terreur panique par un trop grand carnage ; il ne voulait donc employer que des chasseurs expérimentés. En suivant cette règle, on fit mieux et plus que si l’on avait attaqué les veaux marins avec moins de prudence.

On hissa, sans beaucoup de difficulté, les matériaux de la maison sur la cime des rochers. Il se trouvait parmi les hommes d’équipage un ancien charpentier, nommé Robert Smith, d’ailleurs, douze Américains sont toujours capables de construire une maison, leurs habitudes de travail et leur esprit naturel d’initiative les rendant propres à bien d’autres métiers. Mott, autre homme d’équipage, avait travaillé chez un serrurier, et il alluma ses fourneaux. Il n’y avait, au reste, qu’à ajuster les divers compartiments de la maison, et l’on eut terminé ce travail au bout de la première semaine. On divisa la maison en deux chambres, dont l’une fut destinée à servir de salle commune, et l’autre de dortoir. On transporta dans la maison tous les matelas qui étaient à bord. Il fut décidé qu’on mettrait la cargaison sur un banc de rochers qui se trouvait à vingt pieds au-dessus de celui sur lequel on avait construit la maison. De ce côté il était possible d’arriver à un autre banc de rochers qui ne se trouvait pas à plus de cinquante pieds au-dessus du pont du vaisseau. Tout fut donc préparé avec jugement et prévoyance.

Les dix premiers jours se passèrent ainsi, tout le monde travaillant avec une égale ardeur. Pour dire la vérité, on n’observa aucunement le jour du sabbat, que l’équipage semblait avoir oublié à terre, quoiqu’il descendît de ces puritains qui en étaient les rigides observateurs. Cependant la maison était terminée, et quoique ce fût un vieux magasin, elle fut d’une grande utilité. Ceux mêmes qui s’étaient plaints, en partant, de transporter toutes ces planches à bord, furent les premiers à se féliciter d’avoir un toit où ils pouvaient aller se reposer, après des journées de travaux. Quoiqu’on fût dans la plus chaude saison de l’année, et, qu’on pût à peine donner aux nuits le nom de nuits, cependant le soleil ne baissait jamais beaucoup sans laisser dans l’atmosphère une fraîcheur qui aurait rendu un campement en plein air non-seulement incommode, mais dangereux. Il était même souvent nécessaire de faire du feu dans le magasin. On avait un poêle aussi vieux que la maison, et le schooner se trouvait muni d’une bonne provision de bois. L’avarice même du diacre avait reconnu qu’une telle provision était nécessaire.

Il fallut environ une quinzaine de jours pour achever cette installation provisoire sur la cime d’un rocher, tandis que la chasse aux veaux marins continuait avec beaucoup d’ardeur et de succès. Les victimes étaient si peu farouches, et ignoraient tellement le danger dont les menaçait la présence de l’homme, que l’équipage passait au milieu des veaux marins sans qu’il parût que ces animaux s’en aperçussent, et sans qu’on eût à repousser aucune attaque. On avait le plus grand soin de ne leur causer aucune alarme inutile, et lorsqu’on tuait un animal, on s’efforçait d’exciter le moins d’agitation possible parmi les autres animaux. Cependant, au bout de cette quinzaine, l’opération prenait de telles proportions qu’il fallût que l’équipage entier s’en occupât, et bientôt le banc de rochers qui se trouvait au-dessus de la maison fut couvert de barils et de peaux. S’il ne s’était agi que de tuer, d’écorcher, de sécher et de mettre l’huile en tonneaux, le travail eût été relativement léger ; mais il fallait transporter les produits de tout ce travail à des distances considérables, dans certains cas à plusieurs milles, et cela par-dessus des rochers. Roswell Gardiner était persuadé qu’il aurait rempli son vaisseau en un mois, s’il lui avait été possible de le mettre à l’ancre près des rochers fréquentés par les veaux marins, et d’éviter toute la perte de temps que lui causait le transport des objets qui devaient former sa cargaison. Cela était impossible, car les vagues et la glace auraient exposé à une destruction certaine un navire qui aurait jeté l’ancre près du rivage nord de l’île. On se servait quelquefois des chaloupes pour transporter des peaux et des huiles en faisant le tour du cap.

Au bout de la troisième semaine, le fond de la cale était plein, et le schooner se trouvait lesté. Il faisait toujours très-beau pour une latitude aussi élevée. Il y avait vingt-trois jours que le schooner était entré dans cette baie, et Roswell se trouvait au bas de la montagne, non loin de la maison, les yeux fixés sur cette longue côte rocheuse, où les éléphants de mer, les lions de mer, les chiens de mer, les sangliers de mer, se balançaient dans leur marche avec autant de sécurité que la première fois qu’il les avait vus. Le soleil se levait, et les veaux marins sortaient de la mer et grimpaient sur le rivage pour jouir de ses rayons.

— Voilà un spectacle agréable pour un chasseur de veaux marins, capitaine Gar’ner, dit Stimson, qui ne quittait guère son chef ; un spectacle dont je puis dire que je n’ai jamais vu le pareil. Il y a quelque vingt-cinq ans que je suis dans le métier, et jamais je n’ai rencontré un si bon port pour un vaisseau marchand ni de si grands troupeaux de veaux marins que la vue de l’homme n’ait point effrayés.

— Nous avons été heureux, Stephen, et j’espère que nous aurons rempli le vaisseau assez tôt pour partir avant la saison des glaces. Tout bien considéré, nous avons beaucoup de bonheur.

— Vous appelez cela bonheur ; mais il y a, suivant moi, un mot qui vaut mieux que ce mot-là, Monsieur.

— Oui, je sais ce que vous voulez dire, Stephen ; quoique je ne pense pas que la Providence s’inquiète beaucoup que nous prenions cent veaux marins aujourd’hui ou rien du tout.

— Ce n’est pas là mon idée, Monsieur, et je ne suis pas honteux de l’avouer ; suivant mon humble manière de voir, le doigt de la divine Providence est dans tout ce qui se passe. Je ne crois pas, Monsieur, que la Providence veuille que nous prenions aujourd’hui des veaux marins.

— Pourquoi pas, Stimson ? C’est le plus beau jour que nous ayons vu depuis que nous sommes dans l’île.

— C’est vrai ; et c’est ce beau jour de soleil, si beau pour une latitude si élevée, qui me fait penser qu’un tel jour n’a pas été destiné au travail. Vous oubliez sans doute, capitaine Gar’ner, que c’est aujourd’hui dimanche.

— Vous avez raison, je l’avais oublié, Stephen ; mais, pour nous autres chasseurs de veaux marins, ce n’est point une raison de nous reposer.

— Tant pis pour vous, Monsieur. Voilà mon dix-septième voyage dans ces mers, Monsieur, et je puis dire que je me suis trouvé plus souvent avec des officiers et des équipages qui n’observaient point le dimanche qu’avec des officiers et des équipages qui l’observaient. Eh bien, Monsieur, j’ai reconnu que le repos du dimanche ne faisait que rendre plus propre au travail du lendemain.

Malgré ses préjugés d’esprit fort, Gardiner comprenait que le repos était nécessaire à ses hommes, et qu’il était bon qu’ils pussent élever leur cœur jusqu’à la pensée d’un autre monde.

— Ce n’est point là, reprit-il en s’adressant à Stimson, la manière de voir ordinaire d’un marin. En mer, nous nous occupons bien peu du dimanche.

— Trop peu, Monsieur, trop peu. N’en doutez pas, capitaine Gar’ner, Dieu est sur la surface des eaux comme sur la cime des montagnes, son esprit est partout, et il doit voir avec peine que les êtres humains qu’il a créés à son image soient assez possédés de l’amour du gain pour ne pas trouver l’instant de se reposer, encore moins celui de l’honorer et de le louer !

— Je ne suis pas sûr que vous ayez tort, Stimson, et ce dont je ne doute pas, c’est que vous avez raison au point de vue de l’économie politique. Il doit y avoir des moments de repos et de réflexion. Cependant je regretterais de perdre un si beau jour.

— Meilleur le jour, meilleure l’action, Monsieur. Notre équipage est accoutumé à observer le dimanche, et quoique la part de chacun soit réglée d’après les profits, il n’y a personne de nous, capitaine Gar’ner, qui ne fût content d’entendre dire que c’est aujourd’hui le jour du Seigneur, et que l’on peut quitter ses travaux.

— Allons, Stephen, je crois que vous connaissez l’équipage, et nous avons eu beaucoup d’ouvrage depuis que nous sommes ici : je vous prends au mot, et je donne l’ordre. Allez dire à M. Hasard qu’on ne travaille pas aujourd’hui. C’est dimanche, et ce sera un jour de repos.

La vérité nous force à dire qu’en donnant cet ordre, Gardiner fut très-influencé par la pensée du plaisir qu’il ferait à Marie.

Stimson était heureux de s’entendre donner un pareil ordre, et il se hâta de se rendre auprès du lieutenant pour le lui communiquer. L’équipage, qui avait besoin de repos, l’accueillit avec une véritable satisfaction. On ne vit bientôt plus que matelots se lavant, se rasant et faisant une toilette du dimanche. On leur enjoignit de ne point se promener sur le rivage où étaient les veaux marins dans la crainte de quelque imprudence qui alarmerait ces animaux.

Stimson était revenu auprès de Gardiner, et tous les deux gravissaient la montagne qui s’élevait à trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Le chemin était rude et difficile. Vers le sommet de la montagne, ils s’arrêtèrent pour contempler les objets qui les entouraient. Il y avait une chaloupe, tache blanche sur l’Océan, qui, à la faveur d’une brise nord, volait vers le volcan, tandis que la fumée de ce dernier ressemblait à un fanal dans une région où règnent ordinairement les brouillards. La baie se trouvait presque au-dessous d’eux, et en ce moment le capitaine du schooner fut frappé de la petitesse du vaisseau, qui avait pénétré jusque-là à travers les labyrinthes de glaces. Aussi loin que l’œil pouvait atteindre, l’Océan apparaissait tout brillant et tout glacé sous les masses flottantes que portaient ses eaux. L’air était imprégné de ce froid, qui tuait l’été, pour nous servir de l’expression des matelots ; cependant le panorama était magnifique. La seule partie de l’Océan où l’on ne vît pas de montagnes de glace, était l’espace qui se trouvait au milieu du groupe des îles et, qui formait comme un estuaire dans un climat tempéré.

— Voilà une belle vue, Stephen, dit Roswell Gardiner, mais nous en aurons une bien plus belle si nous pouvons gravir le cône de cette montagne, et nous tenir, sur cette cime toute nue. Je regrette de n’avoir pas apporté un vieux pavillon que j’y aurais planté en l’honneur des États[1].

— Eh bien, suivant moi, capitaine Gar’ner, dit le marin, l’oncle Sam a autant de terre qu’il lui en faut. Si l’on pouvait découvrir quelque mer d’une certaine étendue, cela servirait peut-être bien à quelque chose. Les baleines commencent à manquer, et on ne les trouve plus dans leurs anciens parages. Quant aux veaux marins, il faut plonger dans la glace pour obtenir un sourire de leurs agréables figures.

— Je crains, Stephen, qu’il n’y ait plus de mers à découvrir. La lune, elle-même, dit-on, manque d’eau aujourd’hui, et l’on n’y trouverait pas un lac ou un étang à canards.

— La lune manque d’eau, Monsieur ! s’écria Stimson tout consterné. Mais que peuvent faire les marins dans la lune si ce que vous dites est vrai, capitaine Gar’ner ?

— Il faut bien qu’ils s’en passent. Je pense que les habitants de la lune n’ont guère besoin d’huile et de peaux, Stephen. Mais qu’y a-t-il donc là à l’est ?

— Je vois ce que vous voulez dire, Monsieur. Cela ressemble beaucoup à une voile, et à une voile entourée de glaces !

On ne pouvait s’y tromper. On apercevait la blanche voilure d’un vaisseau sur la vaste surface d’une plaine de glace, un peu au nord-est de l’île, qui se trouvait opposée à la baie. Quoique les voiles de ce navire fussent tendues, il était évident qu’il se trouvait serré de près par les glaces, s’il n’y était pas tout à fait enfermé.

Dès qu’il aperçut le vaisseau étranger, Roswell le reconnut. Il fut convaincu que c’était le Lion de Mer du Vineyard qui était parvenu à trouver son chemin jusqu’aux îles. Il avait obtenu un si beau succès cependant, et il était maintenant si sûr de remplir à temps son vaisseau, qu’il se préoccupait beaucoup moins de la concurrence du schooner. Au contraire, en cas de danger, il valait beaucoup mieux avoir un compagnon. Dès qu’il aperçut le schooner du Vineyard, le parti de Gardiner fut pris : il résolut de bien recevoir une ancienne connaissance et d’aider Dagget à faire sa cargaison. Roswell et Stephen, renonçant à grimper sur le pic, en descendirent plus vite qu’ils n’étaient montés, et, au bout d’une demi-heure, une chaloupe fut prête. Roswell en prit lui-même le commandement, laissant à son second celui du schooner. Stimson accompagna son capitaine. Roswell avait un excellent cœur ; il s’occupait de ses propres intérêts aussi bien que de ceux qui lui étaient confiés mais il eût volontiers travaille un mois pour arracher les hommes du Vineyard au danger qui les menaçait. Dès qu’il fut sorti des rochers, il vogua à pleines voiles avec toute la rapidité possible, et filant presque huit nœuds à l’heure.

Il fallut plus de trois heures au vaisseau baleinier de Roswell pour traverser la baie et atteindre le bord de cette vaste plaine de glace, arrêtée par les rochers de la première île du groupe. Dès qu’il eut trouvé une ouverture, Gardiner s’y élança, ordonnant à ses hommes de ramer avec toute la vigueur possible, quoiqu’ils fussent tous convaincus qu’ils s’exposaient au danger le plus imminent.

La chaloupe avait à labourer les glaces plutôt qu’elle ne flottait sur les eaux ; jusqu’à ce qu’elle entra dans une passe horriblement étroite, où elle avait à peine la place de se mouvoir. Roswell gagna enfin un point où les deux plaines de glace qui formaient ce détroit se trouvaient en contact presque immédiat. Roswell regarda devant et derrière lui, mit sa chaloupe en sûreté, et s’élança sur la glace en donnant son patron l’ordre de l’attendre. Le jeune capitaine poussa un cri dès qu’il se vit sur la glace. Le schooner du Vineyard se montrait à un demi-mille de lui, parfaitement reconnaissable et dans un danger évident. Il était entouré de glaces, et courait le plus grand risque d’être mis en pièces avant de pouvoir sortir du péril qui le menaçait.



  1. Les États-Unis.