Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 121-134).
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ACTE CINQUIÈME


Même décor qu’au deuxième acte.
Onze heures du soir : une lampe allumée sur le bureau de Léon.


Scène première

THÉRÈSE, LÉON.
Léon, après un silence.

Thérèse…

Thérèse, très froidement.

Plaît-il ?

Léon.

Tu ne me pardonneras jamais, n’est-ce pas ?

Thérèse.

Jamais !

Léon.

Tu savais tout pourtant, et tu te taisais !

Thérèse.

Que pouvais-je faire ? N’est-ce pas assez de mon existence perdue, et me fallait-il en briser une autre ?

Léon.

Oui, tu es un grand cœur.

Thérèse.

Une honnête femme, rien de plus.

Léon.

L’indigne créature !

Thérèse.

Il ne vous manque plus que de l’insulter !

Léon.

Tu la défends ?

Thérèse.

Non, mais je vous accuse, vous, qui avez fait tourner à sa perte son intimité même ici, où tout devait lui servir de sauvegarde ; vous, que ma confiance prenait plaisir à rapprocher d’elle ; vous, sur qui j’aurais compté comme sur moi-même dans une heure de péril pour protéger son honneur.

Léon.

Thérèse !

Thérèse.

Ce que vous avez fait n’a pas de nom dans le langage des gens de cœur ; c’est un manque de foi, une trahison de tous les jours, quelque chose de vil comme un vol domestique.

Léon.

Traite-moi comme le dernier des hommes, tu as raison. Oui, tu me soulages en me parlant ainsi ! J’éprouve je ne sais quel allégement à m’entendre dire enfin tout haut ce que depuis si longtemps je me disais tout bas. (Mouvement de Thérèse.) Rassure-toi, je ne t’apporte pas les restes d’un cœur souillé par une autre. J’ai pu déchoir jusqu’à elle, mais remonter jusqu’à toi, je ne l’espère plus. Si tu veux que je m’éloigne, je partirai ; que je reste, je resterai : ton souvenir ou ta présence sera mon châtiment, et l’avouerai-je ? il me semble doux auprès du supplice avilissant que j’endurais.

Thérèse.

Vous l’aimiez, pourtant !

Léon.

Moi ! Si c’est de mon cœur que tu es jalouse, tu n’as pas à l’être.

Thérèse.

Je ne le suis plus ! J’ai l’orgueil de ce que je vaux. Aussi, n’est-ce pas, croyez-le bien, une sotte revendication de mes droits d’épouse que je poursuis ; mais ici l’outrage est double, et ce qui m’en révolte n’est pas ce qui m’en touche. Puisse le ciel aveugler jusqu’au bout le plus excellent… aujourd’hui le plus à plaindre des hommes !… car, le moment venu, entre lui et un autre je n’hésiterais pas.

Léon.

Prends garde que la reconnaissance ne t’emporte au delà de tes devoirs !

Thérèse.

C’est bien à vous, vraiment, d’en tracer la limite.

Léon.

Mais il existe entre nous un lien, ce me semble, supérieur à tout.

Thérèse.

Je n’en connais pas que vous n’ayez rompu…

Léon.

Vous avez un enfant.

Thérèse.

Celui qui m’a élevée peut lui servir de père !

Léon.

Thérèse !

Joseph M. Bordognon désire voir monsieur.

Léon.

Frédéric, si tard !

Thérèse, à Joseph.

Faites entrer. (À Léon.) Je vous laisse.

Elle sort.



Scène II

LÉON, BORDOGNON.
Léon.

Toi, à onze heures !

Bordognon.

Oui, moi ! M. Pommeau n’est pas encore venu ?

Léon.

Non, pourquoi ?

Bordognon.

Je respire ! Il ne tardera pas à paraître, sois-en sûr. Ne te démonte pas en le voyant ; je viens te prévenir qu’il sait tout…

Léon.

Il sait tout ?

Bordognon.

Sauf le nom de l’amant. La poudrière a fait explosion ; une marchande à la toilette a attaché le pétard, et M. Pommeau a déguerpi de chez lui pour n’y plus rentrer.

Léon.

Voilà le dernier coup.

Bordognon.

Je te répète qu’il ignore que c’est toi ; ainsi ne te trahis pas, et sauve au moins le repos de ta femme.

Léon.

Il est trop tard !

Bordognon.

Patatras ! Le diable emporte les jolies filles élevées en vue de cent mille francs de rente, par des parents qui n’ont pas le sou !

Léon.

Mais, comment as-tu appris toi-même ?…

Bordognon.

Par Séraphine, parbleu !

Léon.

Tu l’as vue ?

Bordognon.

Au Gymnase !

Léon.

Au Gymnase ?

Bordognon.

C’est peut-être un peu précipité ; une autre eût attendu par convenance jusqu’au lendemain ; mais elle n’a point osé rester chez elle, de peur de s’empoisonner. C’est son désespoir qu’elle a conduit au spectacle.

Léon.

Elle s’amuse !

Bordognon.

Sois calme, la justice d’en haut a déjà pris ses conclusions : entretenue dans un mois, dans dix ans prêtresse d’un tripot clandestin, dans vingt ans à l’hôpital, tel est l’horoscope de dame Séraphine. Quant à moi, prudent, je l’ai plantée là, dans sa loge, ayant hâte de te mettre sur tes gardes, et me souciant peu d’ailleurs de rester plus longtemps en public dans la compagnie d’une petite dame si compromettante désormais pour un célibataire mollissant… Maintenant, mon ami, un homme averti en vaut deux : avise.

Léon.

Que faire ?

Bordognon.

Ce n’est pas le moment de perdre la tête. Les femmes sont de bon conseil… consultons la tienne, puisqu’il n’y a plus rien à lui cacher…

Léon, après une hésitation.

Tu as raison. (Il ouvre la porte de Thérèse.) Thérèse !



Scène III

BORDOGNON, LÉON, THÉRÈSE.
Thérèse.

Vous m’appelez ?…

Léon.

Rassemble toutes tes forces !

Thérèse.

Quel nouveau malheur ? Achevez !

Bordognon.

M. Pommeau a tout découvert, Madame, et je venais vous prévenir qu’il est sorti de chez lui pour n’y plus remettre les pieds.

Thérèse.

Est-ce possible ?

Bordognon.

Le nom de quelqu’un qui vous touche n’a pas été prononcé.

Thérèse.

Oh ! malheureux homme ! Qui l’arrête ? Pourquoi n’est-il pas ici, s’il ignore vraiment…

Bordognon.

Je puis vous affirmer…

Thérèse.

Vous l’avez donc vu ?…

Bordognon.

Lui, non ; mais le hasard m’a mis face à face avec sa femme.

Thérèse.

Où cela ? Que je la voie, que je lui parle, que je sache…

Léon, l’arrêtant.

Tu n’y penses pas !

Thérèse.

Que m’importe le reste ! Je ne vois plus que lui… Je vous en supplie, où la trouver ?

Bordognon.

Je n’ose pas vous le dire.

Léon.

Au spectacle.

Thérèse.

La misérable !

La porte s’ouvre.
Bordognon.

Monsieur Pommeau !

Thérèse.

Ah !

Ils restent tous immobiles.



Scène IV

Les Mêmes, POMMEAU.
Pommeau, sur le seuil.

C’est moi, mes bons amis… je vois à votre contenance que vous savez la nouvelle. (Il descend en scène.) Soyez donc cinquante ans l’artisan de votre honneur ! J’ai marché toute la soirée, je suis brisé… (Bordognon lui avance une chaise, il s’assied.) Il doit être tard, hein ?

Thérèse.

Je ne sais pas !

Pommeau, à Thérèse.

Oui, mon enfant, Séraphine m’a déshonoré : elle avait un amant à qui elle se vendait… il existe de pareilles femmes et la mienne était de celles-là… Je n’y voyais rien, moi, confiant, et pour le croire il me faut encore faire un effort sur moi-même ! Mais il n’y a plus à douter. L’habit que j’ai sur le dos ne m’appartient peut-être pas. (Se levant.) Vous m’aiderez, n’est-ce pas, vous m’aiderez tous à découvrir le complice ? Que je le rembourse, que je lui crache au visage, à ce réprouvé, à ce trafiquant d’adultère, et après vous verrez si j’ai peur ! (Il tombe assis. — Après un silence.) Bonsoir, Léon, je ne vous avais pas vu ! (Thérèse s’approche, de manière à lui cacher Léon.) Oh ! ces corrupteurs de femmes… Dans une heure j’ai appris à la connaître mieux que je ne l’eusse fait en un siècle ! Natures ignobles que celles-là ! prostituées de l’orgueil, les dernières de toutes ! pour elles, c’est à la misère que commence l’opprobre !… Tu vas me faire préparer une chambre, n’est-ce pas, pour cette nuit ? Je te demande pardon. Mais où aller ? Je n’ai plus que toi, et je tombe d’épuisement.

Thérèse, avec effroi.

Ici !

Pommeau.

Au fait, comment se fait-il que vous ayez appris ?…

Thérèse, vivement.

Par Victoire !

Pommeau.

On l’a donc vue ?

Thérèse.

Joseph l’a rencontrée… le domestique…

Pommeau.

À la bonne heure ; car il n’y avait personne à la maison. Tel que tu me vois, j’ai voulu encore une fois passer sous ses fenêtres !… Pas de lumière !… la peur m’a pris, je craignais un malheur ! Je frappe, j’entre, le portier m’arrête : « Madame est au spectacle ! » Je n’ai pas été surpris, rien ne m’étonne plus. Marchant devant moi alors, je suis arrivé au quai, et m’arrêtant sur un pont, je ne sais plus lequel… l’eau coulait dessous avec un grand bruit… Je regardais… un instant vint où je fermai les yeux, ma prière était faite… En boutonnant mon habit, je sentis par bonheur cette liasse d’argent. (Il tire un paquet de billets de banque.) Je me souvins, et voilà comment je suis ici.

Thérèse, l’entourant de ses bras.

Mon ami…

Bordognon.

Voyons, mon cher monsieur Pommeau… il faut prendre le dessus… la honte est personnelle comme la faute.

Pommeau.

C’était ma femme, monsieur !

Bordognon.

Elle ne l’a plus été du jour où elle a failli, et à votre place je la répudierais, sans poursuivre davantage une réparation que vous n’obtiendrez pas.

Pommeau.

C’est ce que nous verrons… Il m’est venu une idée entre mille, et celle-là m’est restée ! Bien des choses échappent d’abord, qui reviennent plus tard. Cette voiture versée dans les Champs-Élysées, vous vous rappelez, cette femme qui s’enfuyait… Pendant votre récit, avez-vous remarqué dans quel trouble elle était ? Mon esprit me reporte à mille circonstances. Je la vois, c’était elle !

Bordognon.

Qu’allez-vous vous figurer là ?

Pommeau.

C’était elle !

Thérèse, à part.

Je tremble !

Pommeau.

Thérèse, sur ton honneur, tu ne te doutais de rien ?

Thérèse.

Moi ?

Pommeau.

Et vous, Léon ?

Bordognon.

Demain, mon cher monsieur Pommeau, demain.

Pommeau, à Thérèse.

Il faudra me chercher une chambre dans le voisinage ; que je ne te quitte plus. Pour aujourd’hui…

Bordognon.

Je vous emmène… J’ai ma voiture en bas, chez moi une chambre d’ami toujours prête, et nous épargnerons à madame un dérangement…

Pommeau.

Est-ce que je te dérange ?

Thérèse.

C’est que…

Pommeau.

Tu n’as pas un coin à me donner ? Ce fauteuil me suffira. Pour une seule nuit ! Tu baisses les yeux ?… (Bas, à Thérèse.) Est-ce Léon qui s’oppose ? (À Léon.) Ne me séparez pas d’elle, mon ami, mon fils… (Il ouvre les bras comme pour se jeter dans ceux de Léon ; Thérèse, par un mouvement instinctif l’arrête. Pommeau regarde autour de lui, passe sa main sur son visage, les yeux fixés sur Léon, puis :) Ah ! bandit, c’était toi !

Il s’élance le bras levé ; Bordognon et Thérèse se jettent entre lui et Léon.

Thérèse.

C’est mon mari !

Bordognon.

Épargnez-la. Elle est innocente, elle !

Pommeau, jetant les liasses de billets de banque aux pieds de Léon.

Ramasse ! ramassez, vous dis-je, ou…

Thérèse.

Mon père !

Pommeau.

Il spoliait ma fille, pour suborner ma femme !

Léon, avec un mouvement violent.

Monsieur ! (Thérèse se tourne vers lui en couvrant Pommeau ; Léon baisse la tête. — Thérèse conduit Pommeau à un fauteuil et reste debout auprès de lui.) Je vous ai mortellement outragé ! un duel fût-il possible de vous à moi, je ne l’accepterais pas… Je me charge seul de la réparation que je vous dois ; elle vous suffira, je l’espère.

Bordognon.

Et ton fils ?

Léon.

Il lui restera sa mère.

Il fait un pas pour sortir.
Thérèse, se jetant devant la porte.

Tu ne sortiras pas ! Je ne veux pas que tu sortes…

Bordognon.

Monsieur… levez donc les yeux…

Il lui montre Thérèse qui pleure en silence, puis qui vient s’agenouiller près de lui.

Pommeau.

Je ne me souvenais pas que tu peux lui pardonner, toi ! Ton honneur n’est pas atteint… Ainsi va le monde. (Il la relève.) Dis donc à ton mari que le sang ne lave rien, et que sa mort ne ferait qu’ajouter un crime à un autre. D’ailleurs, toute expiation est complète où il y a une victime, et je sens là qu’il y en aura une.

Léon, très ému.

Monsieur !…

Pommeau, plus ferme.

Je ne vous parle pas. (À Thérèse.) Quant à cet argent…

Thérèse.

Je vous jure de le lui porter moi-même !

Pommeau.

À elle ?…

Thérèse.

À elle ! c’est moi qui le lui donne.

Pommeau, prenant Thérèse dans ses bras.

Ô cœur d’ange ! Il n’y a que les femmes pour avoir de ces miséricordes !… Ne lui fais pas de reproches, à quoi bon ! Et quand je n’y serai plus, si tu le peux, veille de loin sur elle, en souvenir du vieux père Pommeau, qui vous a tant chéries !… Adieu…

Il s’en va en trébuchant vers la porte.
Bordognon.

Pauvre homme ! il en mourra !…

Thérèse, suppliante, à Bordognon.

Monsieur !….

Bordognon.

Soyez tranquille, madame, je ne le quitte pas !…

Il prend Pommeau sous le bras et sort avec lui.


FIN DES LIONNES PAUVRES