Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 93-120).
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ACTE QUATRIÈME


Même décor qu’au premier acte. — Des dentelles, des cachemires sur les meubles, des cartons à terre, un coffret à bijoux sur la cheminée.


Scène première

VICTOIRE, SÉRAPHINE.
Séraphine.

Midi ! c’est à deux heures qu’elle vient, cette madame Charlot ?

Victoire.

Oui, madame, heure militaire… On dirait qu’elle a servi, cette vieille moustache.

Séraphine.

Les bijoux sont là ?

Victoire.

Tous dans le coffret.

Séraphine.

Que vont-ils nous prêter là-dessus, à ce mont-de-piété ?

Victoire.

Dame ! vous savez : le tiers de ce que ça vaut.

Séraphine.

Nous sommes loin de compte, alors !… Que pourrait-on ajouter ? Ah ! ma montre, ma chaîne !… Les boucles d’oreilles sont là dedans, (Elle montre le coffret.) n’est-ce pas ?

Victoire.

Oui, madame…

Séraphine.

Que mettre encore, ma pauvre Victoire !

Victoire.

Et l’argenterie ?

Séraphine.

J’y pensais, mais M. Pommeau s’apercevra…

Victoire.

Bah ! nous laisserons six couverts. Mais j’y pense, à mon tour, nous avons du monde à dîner demain.

Séraphine.

C’est vrai ! comment faire ?

Victoire.

Vous serez malade. Je vais chercher ça.

Séraphine.

Va !

Victoire, sortant.

Un vrai pillage, quoi !

Séraphine, seule.

Quelle journée ! et il faut encore que j’écrive à M. Lecarnier.

Elle commence à écrire sur la cheminée, debout.
Victoire, avec une boîte d’argenterie, couverts, etc.

Voilà, madame !

Séraphine.

Les couteaux de dessert y sont !…

Victoire.

Dans leur boîte ! (Regardant autour.) Il n’y a plus rien ?

Séraphine.

Nous devons bien en avoir pour dix mille francs, à présent. Faisons les paquets ! — C’est une bonne idée que tu m’as donnée là, d’aller au Mont-de-Piété.

Victoire.

Pardi, madame !… vendre en deux heures ! vous auriez été égorgée… tandis qu’on vous prêtera autant et vous avez la chance de retrouver vos objets.

Séraphine.

Elle consentira peut-être à reprendre ses fournitures en payement.

Victoire.

Madame Charlot ? ça m’étonnerait bien : vous pouvez toujours le lui proposer.

On sonne.
Séraphine, effrayée.

On sonne… si c’était M. Pommeau ?

Victoire.

Il est à son étude.

Séraphine.

Mais il rentre parfois dans la journée, puis… il avait un air tout singulier, ce matin.

Victoire.

En tout cas, madame, ce ne peut pas être lui… Il a sa clef.

Séraphine.

C’est vrai ! Va ouvrir, et dis que je n’y suis pas. (Victoire sort, Séraphine retourne à la cheminée.) À l’autre, maintenant ! Comment vais-je lui tourner ça ? Bah ! (Écrivant.) « Votre femme sait tout. Adieu ! Séraphine. (Pliant et cachetant) Na ! le voilà averti et congédié. — Cette Thérèse était-elle assez laide, hier soir !

Victoire, rentrant.

M. Frédéric, Madame.

Séraphine.

Je t’avais défendu…

Victoire.

Il sait que vous y êtes et prétend qu’il a à vous parler…

Séraphine.

Mais ce désordre…

Victoire, couvrant les paquets avec le tapis même de la table sur laquelle ils sont.

Le voilà en ordre !

Séraphine.

Fais-le entrer… Je vais le recevoir de la belle façon !

Victoire.

Pauvre jeune homme… il m’a donné cent francs.

Séraphine.

Tant mieux pour toi… Jette ça à la poste.

Elle lui donne la lettre, Victoire ouvre la porte à Bordognon et sort après qu’il est entré.



Scène II

BORDOGNON, SÉRAPHINE.
Bordognon.

Je suis indiscret comme l’aurore, Madame ; mais les persiennes de la chambre à coucher étaient ouvertes, j’ai supposé qu’il faisait jour chez vous, et je tenais à déposer à vos petits pieds cette loge du Gymnase.

Séraphine.

Pour ce soir ?… Je ne pensais guère au théâtre, je l’avoue. J’ai mille choses à faire, et même vous arrivez dans un moment… Si vous en avez l’emploi ailleurs, de cette loge ?…

Bordognon.

Ailleurs, elle ne serait plus à son adresse.

Séraphine.

Je consulterai donc mon mari.

Bordognon.

Comme vous le gâtez !

Séraphine.

Et en cas d’empêchement, il vous renverrait le coupon avant quatre heures. — Merci toujours, quoi qu’il arrive… Et à ces soir… peut-être.

Elle fait la révérence.
Bordognon, à part.

Elle est froide ! Voilà ce qui s’appelle expédier les gens !… (Haut.) Ma sœur compte bientôt donner un concert. Si vous aimez la musique…

Séraphine.

Beaucoup.

Bordognon.

Moi, je ne la crains pas, comme disait Charles X ; mais, c’est notre ami Léon qui doit l’adorer : on ne joue pas d’argent au piano, et le baccarat l’a traité hier comme un nègre.

Séraphine, jouant l’indifférence.

M. Lecarnier a beaucoup perdu ?

Bordognon.

On dit que oui… et dès qu’on perd, on perd trop… sans compter que le camarade est, il paraît, dans ses petits souliers. Il cherchait hier au bal une somme de dix mille francs qu’il n’a pas trouvée sur le tapis vert…

Séraphine.

Mais que vous avez trouvée, vous ?

Bordognon.

Oh ! moi, j’ai une veine !… et, à ce propos, madame, permettez-moi de réclamer la discrétion que vous avez perdue.

Séraphine, s’asseyant sur le canapé à droite.

Demandez, monsieur !

Bordognon, accoudé au dossier du canapé.

Je vous ai dit que je vous étonnerais par mon hypocrisie… Je vous demande votre amitié.

Séraphine.

Vous l’avez déjà.

Bordognon.

Mais il y a des grades dans l’amitié ; je voudrais passer tout de suite colonel.

Séraphine.

Permettez : l’avancement est à l’ancienneté.

Bordognon.

Qu’à cela ne tienne ; il y a longtemps que je vous aime.

Séraphine.

D’amitié ?… Vous étiez moins rassurant, ce me semble, hier au bal.

Bordognon.

Terrain neutre que celui-là, madame, où la galanterie est de politesse et circule avec les rafraîchissements.

Séraphine.

Vous vous rafraîchissiez beaucoup !

Bordognon.

Je plaisantais. Je suis sérieux ce matin !

Séraphine.

La nuit porte conseil.

Bordognon.

Précisément, j’ai fait un rêve.

Séraphine.

Comme dans les tragédies. — Je suis à votre merci, j’écoute.

Elle lui fait place sur le canapé.
Bordognon.

Eh bien, madame, j’ai rêvé la chose la plus rare, la plus charmante, la plus enviable, la moins enviée, la plus impossible, la plus facile… l’amitié d’une femme !… Ce commerce des cœurs qui a toutes les délicatesses de l’amour et qui n’en a pas les perfidies, une confiance absolue qui n’exclut point un grain de coquetterie, un dévouement complet sans despotisme et sans jalousie, une communauté où chacun n’apporte que ce qu’il a de meilleur ; en un mot une liaison sans remords pour la femme, sans lassitude pour l’homme.

Séraphine.

Un joli rêve, en effet.

Bordognon.

Qui deviendrait une réalité, si on osait se livrer.

Séraphine.

On se contenterait vraiment de ce rôle d’ami ?

Bordognon.

Que lui laisserait-on à envier ?

Séraphine.

Tout ce qu’on lui refuserait.

Bordognon.

Puisqu’on ne demande rien !

Séraphine.

Mais serait-on toujours aussi réservé ?

Bordognon.

Le jour où on cesserait de l’être, le pacte serait rompu. Voulez-vous essayer ?

Séraphine.

Puisque j’ai perdu la discrétion, il faut bien que je m’exécute.

Elle lui tend les mains.
Bordognon, les lui prenant.

C’est juré ?

Séraphine.

C’est juré !

Bordognon.

J’entre en fonction !

Séraphine.

Si tôt !

Bordognon.

J’ai appris hier que ma petite amie se trouve dans un grand embarras.

Séraphine, à part.

Ah ! non… trop tôt… (Haut.) Quel embarras ?

Bordognon.

On manque déjà de confiance ? Bah ! je romps la glace tout brutalement. Vous avez à payer ce matin un billet de dix mille francs.

Séraphine.

Moi !… qui vous a dit ?…

Bordognon.

Suffit que je le sache.

Séraphine.

Soyez franc à votre tour. La somme que M. Lecarnier cherchait hier, vous vous êtes imaginé qu’elle était pour moi.

Bordognon.

Franchement, oui !

Séraphine, se levant et traversant majestueusement la scène.

Eh bien, vous vous êtes trompé ; je n’ai pas de dettes, et, si j’en avais, je vous prie de croire que M. Lecarnier n’aurait aucune espèce de titre à les payer !

Bordognon, à part, toujours assis.

Elle tient diablement à mon estime ! Bordognon, mon ami, tu es plus avancé que tu ne le croyais ! (Haut, se levant.) Je suis doublement charmé de m’être trompé, madame… Mais je ne tiens pas mes preuves pour faites et je vous préviens que je guette une occasion de les faire.

Séraphine.

Je vous en dispense.



Scène III

BORDOGNON, VICTOIRE, SÉRAPHINE.
Victoire.

Madame, il y a là quelqu’un qui demande à vous parler.

Séraphine, froidement.

Je suis désolée, monsieur…

Bordognon.

Comment donc, on ne se gêne pas avec ses amis.

Il salue. — Fausse sortie.
Séraphine, vivement.

Monsieur Frédéric…

Bordognon.

Madame !…

Séraphine, après une hésitation.

Sans rancune !

Elle lui tend la main.
Bordognon.

Au contraire, madame !… je reste votre ami quand même… (À part, sur le seuil.) Et de plus en plus. Ô amitié, amitié !…

Il sort.



Scène IV

VICTOIRE, SÉRAPHINE.
Victoire.

C’est la marchande à la toilette, madame.

Séraphine.

Emportons tous ces paquets, qu’elle ne les voie pas.

Victoire, jetant les paquets à la volée dans la chambre à côté.

Madame a peur qu’on ne sache qu’elle va au mont-de-piété ?… C’est pourtant un endroit fréquenté par la meilleure société…

Séraphine.

D’ailleurs, tu as beau dire, peut-être consentira-t-elle à reprendre ses fournitures en payement.

Victoire, à la porte du pan coupé de gauche.

Entrez, vous !…



Scène V

Les Mêmes, MADAME CHARLOT.
Madame Charlot.

C’est moi, madame ; je viens pour le papier, vous savez…

Séraphine.

Ma chère madame Charlot, vous voyez une femme au désespoir ; je ne me trouve pas en mesure de vous payer aujourd’hui : je me vois donc dans l’obligation ou de vous renouveler mon billet…

Madame Charlot.

Passons à autre chose…

Séraphine.

Ou de vous prier d’accepter en échange de ce que je vous dois les fournitures même que vous m’avez faites.

Madame Charlot.

Siminia siminibus ! De l’homéopathie, c’est bon pour le corps, mais pas pour la poche… je n’en use pas… La marchandise, voyez-vous, c’est comme la fausse monnaie, quand c’est passé, ça ne se reprend plus…

Séraphine.

Ma chère madame !

Madame Charlot.

Les affaires sont les affaires.

Séraphine.

Donnez-moi jusqu’à demain…

Madame Charlot.

Pas jusqu’à ce soir ! Je vous l’ai dit et ce n’est pas une carotte de marchande ; aussi vrai que je m’appelle Rosine, j’ai moi-même une échéance ; et laisser protester sa signature, madame Charlot, vous ne le voudriez pas.

Victoire.

Que dirait la Banque de France !

Séraphine.

Alors, rentrons dans la lettre du marché : il n’est qu’une heure et demie, j’ai jusqu’à deux heures.

Madame Charlot.

Comme je ne suppose pas qu’en trente minutes il vous pousse dix mille francs de dessous terre, vous ne trouverez pas mauvais que j’aille relancer le gérant à son bureau.

Séraphine.

Mais vous me perdez !

Madame Charlot.

Toujours rue du Sentier ?…

Séraphine.

Je vous en supplie…

Madame Charlot.

Ne vous faites donc pas de mal comme ça : vous en serez quitte pour une scène, c’est pour rien !

Séraphine.

Je vous jure que dans une demi-heure vous serez payée. Vous pouvez bien m’accorder ce délai…

Victoire.

Vous serez toujours à temps de vous adresser à M. Pommeau.

Madame Charlot.

Toujours des moyens de me lanterner ; je ne sors d’ici que pour aller trouver votre mari, je vous en préviens.

Victoire.

Eh bien ! ne sortez pas, et donnez-nous une demi-heure !

Madame Charlot.

Va donc pour vingt-cinq minutes, mais pas une seconde avec. Si, à deux heures sonnant, vous n’êtes pas là, je cours à l’étude

Séraphine.

Oui !

Victoire, à Séraphine.

Allons, madame, dépêchons !

Séraphine, bas à Victoire.

On peut la laisser seule ici ?

Victoire, de même à Séraphine.

Il n’y a plus rien à prendre ! (Haut, à madame charlot.) Vous, gardez la maison et si on sonne, n’ouvrez pas !

Elles sortent.



Scène VI

MADAME CHARLOT.

De la sensibilité dans notre état ? Et les affaires ? C’est égal, elle a une fière peur de son mari, la petite dame. Serait-ce un Harpagon ? Mais non, c’est trop cossu ici pour être la coquille d’un avare : de la moquette, de la soie, des rideaux, de bons meubles, bien conditionnés, à la dernière mode, pas un brin de camelotte… Je n’ai pas d’inquiétude à avoir ; il a de quoi, le cher homme !



Scène VII

POMMEAU, MADAME CHARLOT.
Pommeau.

Qu’est-ce que vous cherchez, madame ?

Madame Charlot, à part.

Le mari ! (Haut.) Je ne cherche rien, monsieur.

Pommeau.

Que faites-vous là toute seule ?

Madame Charlot.

Vous voyez, je regarde…

Pommeau.

Bref, qui demandez-vous ?

Madame Charlot.

Personne, j’attends…

Pommeau.

Vous attendez qui ?

Madame Charlot.

Madame votre épouse qui m’a donné rendez-vous pour une petite affaire. Je suis venue avant l’heure, elle était sortie, et la soubrette a été la prévenir de mon arrivée.

Pommeau.

Est-ce une affaire où je puisse la remplacer ?

Madame Charlot, regardant la pendule.

Pas pour le quart d’heure.

Pommeau.

Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ?

Madame Charlot.

L’honneur est tout pour moi, monsieur…

Elle donne une carte.
Pommeau, lisant.

Madame Charlot, marchande à la toilette, rue Saint-Roch.

Madame Charlot.

Pour vous servir.

Pommeau.

Ce n’est pas chez vous que ma femme à l’habitude de se fournir, j’imagine…

Madame Charlot.

Pourquoi non ? L’enseigne ne fait pas le marchand, et j’en sais de plus huppées…

Pommeau.

Tant pis pour celles-là.

Madame Charlot.

Tous les commerces se valent, monsieur ; histoire d’acheter bon marché pour revendre cher… D’ailleurs, on n’est pas fille de duchesse, et l’outil est toujours bon qui nourrit son maître.

Pommeau.

Je vous demande la permission de passer dans mon cabinet, madame : je ne suis pas fils de duchesse non plus, et j’ai un travail…

Madame Charlot.

À votre aise, monsieur, ne vous gênez pas pour moi. (Deux heures sonnent.) Monsieur !

Pommeau, revenant sur ses pas.

Madame ?

Madame Charlot.

J’avais promis d’attendre jusqu’à deux heures, vous êtes témoin que j’ai attendu. Parlons français maintenant. Il s’agit d’un billet que votre femme m’a souscrit.

Pommeau.

Un billet ?

Madame Charlot.

De dix mille francs, monsieur…

Pommeau.

Dix mille francs ?

Madame Charlot.

C’est en règle et échu, comme vous allez voir. Voici d’abord le mémoire, on est bien aise de se renseigner sur les fournitures… Soyez assez aimable pour poser l’œil là-dessus, le temps que je déniche l’autre papier.

Pommeau, parcourant le mémoire.

Douze cents francs un manteau ! C’est une abomination, Madame.

Madame Charlot.

Possible ! c’est le prix.

Pommeau.

Pour vous, soit ; ce n’est pas le prix pour moi ; je consens à payer, mais non à me laisser voler.

Madame Charlot.

Voler !

Pommeau.

Effrontément.

Madame Charlot, cherchant toujours son billet.

Et les risques, donc !

Pommeau.

Laissez votre billet où il est, Madame, je n’en ai que faire. Quant à ce mémoire, je le garde ; je le ferai d’abord vérifier par ma femme, puis examiner et régler par experts. Alors seulement j’aurai l’honneur de vous payer, mais sur le pied que ces messieurs indiqueront.

Madame Charlot.

Je ne danse pas sur ce pied-là : j’ai un billet, je veux de l’argent.

Pommeau.

Votre billet, madame, ceci soit dit pour votre instruction, est nul, absolument nul…

Madame Charlot.

Tout ce qu’il y a de plus nul, oui, monsieur, je connais mon code sur le bout du doigt. Mais le point a été plaidé plusieurs fois et j’ai toujours gagné mes procès ; à m’en faire un, vous ne gagneriez qu’un scandale.

Pommeau.

Et ce point de droit, c’est ?…

Madame Charlot.

Ce n’est pas de droit, monsieur, c’est d’appréciation. Je possède le langage de la chose, vous voyez. La dette d’une femme mariée est exigible pour peu que la somme soit en rapport avec la fortune du mari.

Pommeau.

Eh bien, madame ?

Madame Charlot.

Eh bien, mon cher monsieur, vous avez trente mille livres de rente, par conséquent j’étais fondée à créditer votre épouse de dix mille. Vous êtes du métier, qu’avez-vous à répondre ?

Pommeau.

Un seul mot : je n’ai pas trente mille livres de rente. Quand on les a, on n’est pas clerc de notaire.

Madame Charlot.

Turlututu ! je prouverai devant le tribunal que vous les avez, ou du moins que vous les dépensez.

Pommeau.

Je les dépense ?

Madame Charlot.

Certainement.

Pommeau.

Moi ?

Madame Charlot.

Ou votre femme, ce qui revient au même, et puisque vous aimez les experts, nous en pourrons prendre. Sans aller plus loin, j’obtiendrais un jugement rien que sur ce mobilier-ci.

Pommeau.

Mais, madame, tout ceci est d’occasion..

Madame Charlot.

Je les connais ces occasions-là, j’en vends ! Vous m’avez surprise en train d’inventorier par manière de passe-temps. À combien vous revient cette garniture de cheminée, s’il vous plaît ? Cinq cents francs, n’est-ce pas ? J’en offre mille écus.

Pommeau.

Mille écus !

Madame Charlot.

Argent sur table, et j’y gagne ! Et ces rideaux à quarante francs le mètre, et cette double moquette, et ce damas de soie… Tout cela d’ailleurs est en rapport avec le train que vous menez ; dîner tous les samedis, bals, spectacles, toilettes de madame qui ne sort pas à pied… vous ne vous attendiez guère à me trouver si bien au courant ? Je suis prudente… je ne m’avance qu’à bonnes enseignes, et sur mon livre de crédit on pourrait jauger, à un sou près, les maris de toutes mes clientes. (Silence.) Vous vous taisez maintenant, atteint et convaincu de trente mille livres de rente !

Pommeau.

Madame !

Madame Charlot.

À moins qu’il ne vous semble préférable de plaider qu’un autre les a pour vous !

Pommeau, très troublé

Un autre !… Elle aussi !… Insolente !

Madame Charlot.

Oh ! je n’y tiens pas ! mais en tous cas, ce que je peux vous assurer, mon cher monsieur, c’est que madame a des dettes, si elle n’a pas autre chose, beaucoup de dettes, car je maintiens mon chiffre de trente mille, et je m’y connais, vous savez.

Pommeau.

Au fait, pourquoi pas ? Pourquoi n’aurait-elle pas trouvé ailleurs le crédit qu’elle a trouvé chez vous ?

Madame Charlot.

Oui, je vous le demande.

Pommeau.

L’explication est toute simple : elle a des dettes ; elle est criblée de dettes, la pauvre enfant !… il n’y a que demi-mal ! Vous serez payée, madame, intégralement payée. Je vais vous donner un bon de la somme sur mon patron.

Il s’assied devant la table et semble chercher quelque chose.
Madame Charlot.

Ah ! votre écritoire… (Elle va la prendre sur la cheminée et la lui apporte pendant qu’il écrit. — À part.) Il a l’air enchanté !… Quel drôle de corps !

Pommeau, lui remettant le bon.

Allez, madame, allez.

Madame Charlot, lui remettant un papier.

Voilà le billet ! Votre servante. (À séraphine qui paraît et s’arrête en voyant madame Charlot avec son mari.) Désolée, ma petite dame, j’ai attendu jusqu’à deux heures… et vous savez, j’ai une échéance à trois… ça ne badine pas, les créanciers !

Elle sort.



Scène VIII

SÉRAPHINE, POMMEAU.
Pommeau s’avance lentement vers elle, lui présente le billet, et après un silence :

Je ne te ferai pas de reproches… je suis aussi coupable que toi.

Séraphine, à part.

Tiens !

Pommeau.

Je prêtais à ta jeunesse la raison de mon âge : au lieu de te donner des habitudes d’ordre, j’encourageais ton penchant à la dissipation ; je comptais que ton bon sens t’empêcherait de dépasser certaines limites. Il est arrivé ce que j’aurais dû prévoir. J’avais manqué de prudence, tu as manqué de confiance… La faute est à nous deux, et j’aurais mauvaise grâce à n’en pas assumer ma part. Passons donc l’éponge sur nos torts réciproques (Il déchire le billet.) et occupons-nous de l’avenir. Il ne nous reste plus qu’à liquider notre situation. Donne-moi la liste de tes créanciers.

Il s’assied et prend une plume.
Séraphine.

Mes créanciers ?… Je n’en ai pas d’autres.

Pommeau.

Je ne te tends pas de piège, mon enfant… ce qui vient de se passer ici ne doit pas se renouveler, tu le conçois… quel que soit le chiffre de tes dettes, ne crains pas de l’avouer, je suis préparé à tout.

Séraphine.

Mais je vous jure…

Pommeau.

Ne jure pas… Fussions-nous ruinés, tu n’entendras pas une plainte de moi… Je ne t’en veux pas… Je te le répète, je me mettrai au travail avec joie pour tâcher que tu ne souffres pas trop de tes folies.

Séraphine.

Si j’avais des dettes, je vous le dirais, je vous assure, mais je n’en ai pas.

Pommeau, très ému.

Tu n’en as pas ?…

Séraphine.

Je ne devais absolument que ces dix mille francs-là !

Pommeau.

Séraphine ! au nom du ciel ! sois sincère ! Tu ne sais pas de quelle conséquence pourrait être un mensonge !

Séraphine.

Pourquoi mentirais-je ? vous êtes si indulgent…

Pommeau.

Je ne conçois pas ton obstination…

Séraphine.

Ni moi la vôtre…

Pommeau.

Je t’en supplie…

Séraphine.

Je ne puis pourtant pas inventer des dettes pour vous plaire !

Pommeau.

Oserais-tu l’attester sur la mémoire de ta mère ?

Séraphine.

Comme vous êtes solennel aujourd’hui !

Pommeau.

Tu n’oses pas… tu vois bien…

Séraphine.

Mais, sur la mémoire de ma mère… (Pommeau chancelle.) Qu’avez-vous ?

Elle s’élance vers lui.
Pommeau.

Ne me touche pas !… C’était donc vrai !

Séraphine, à part.

Thérèse a parlé.

Pommeau.

Ne nie rien ! Ne mens pas… Si j’avais jamais rien refusé à ses besoins, à ses caprices même ! J’ai usé mes jours à lui créer une aisance honorable ! Mes forces, mon temps, ma vie, je lui ai tout donné, et je n’ai recueilli, associé à mon nom qu’une fille perdue !…

Séraphine.

C’est rompu, je vous jure.

Pommeau.

Elle ne me comprend seulement pas !… Crois-tu que ce soit un vieillard jaloux qui te parle !… Si encore tu t’étais donnée, mon âge te serait une excuse, peut-être… Qui défraie ton luxe, dis ? Car, chose horrible, j’en suis à ne plus compter avec la chute, tant la faute disparaît devant l’énormité de la honte ! Tu n’es pas même la femme adultère, tu es la courtisane ; ce que tu as fait de moi, ce n’est pas un mari trompé, c’est le mari d’une femme entretenue, le complice de ses ignominies, le recéleur !… Je ne suis pas ridicule, je suis déshonoré ! (Séraphine se dirige vers la porte.) Où vas-tu ?

Séraphine, résolument.

Je m’en vais.

Pommeau, la prenant par le bras.

Pour traîner mon nom dans les ruisseaux ? Non pas ! je te garde ! Et puis, j’ai charge d’âme… Je n’ai pas le droit de fermer la porte à ton repentir possible… de te refuser le droit d’expier. — Son nom ?

Séraphine.

Vous ne le savez pas ?

Pommeau.

Serais-je encore là, si je le savais ! Son nom ?

Séraphine, près de parler.

Vous le voulez ? (Après réflexion.) Pourquoi ?

Pommeau.

Tu me le demandes ?

Séraphine.

Vous battre avec lui ? C’est impossible.

Pommeau.

Il refuserait ! — Qu’est-ce que vous réclamez, bonhomme ?… J’ai payé ! — Mais il faudra bien qu’il se batte, lorsque avec son argent je l’aurai souffleté. Combien je lui dois, je l’ignore, mais c’est toute ma fortune.

Séraphine.

Toute ?

Pommeau.

Qu’entre la ruine et moi il n’y ait plus de place pour un soupçon.

Séraphine, froidement.

Et nous ?

Pommeau.

Nous vivrons de mon travail.

Séraphine.

La misère, alors.

Pommeau.

La pauvreté, qui sera notre réhabilitation et ton rachat. Son nom ?… Son nom, qu’il n’accole pas plus longtemps le mien au tarif de ses bonnes fortunes ! Allons !… Parle !… (Il la prend par les poignets.) Parleras-tu, enfin ? tu te tais ?… mais tu ne comprends donc pas !… C’est la première condition du pardon… Voyons, parle, j’attends !… (La secouant violemment.) Qu’est-ce qui t’arrête ?

Séraphine, s’arrache à son étreinte et d’une voix sourde.

Je ne veux pas être pauvre.

Pommeau.

Ah ! je l’ai tirée du néant, et le pain dont je me contente n’est plus assez bon pour elle !

Séraphine.

Quand on n’est pas riche, on ne se marie pas.

Pommeau.

Misérable ! (Il lève le bras et s’arrêtant soudain.) Je la tuerais.

Il sort précipitamment.



Scène IX

SÉRAPHINE, VICTOIRE.
Victoire, entrant par la gauche.

Qu’est-ce qu’a donc monsieur, madame ?

Séraphine.

Est-ce que je sais ?… Viens m’habiller.