Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 41-64).
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ACTE DEUXIÈME


Un Cabinet d’avocat. — Porte au fond, entre deux bibliothèques. — Porte au premier plan à droite, bureau chargé de dossiers et de journaux, à gauche, devant la cheminée. — Une table à droite, également couverte de papiers.


Scène première

BORDOGNON, adossé à la cheminée, et LÉON, assis à la table.
Léon.

Voilà mon reçu.

Bordognon.

Un reçu pour quelques méchants écus que je te prête ? Ai-je l’air d’un portier, d’un huissier, d’un marchand d’encre enfin ? (Déchirant le papier, puis se flairant les doigts.) Pouah !… tu me rendras le tout ensemble à loisir ; si je m’en vais avant toi, je te donne quittance pour vacation à mes obsèques ; si, au contraire, tu pars le premier, adieu les emprunts ! autant de gagné… Soit dit en plaisantant, mon cher Léon.

Léon.

Je l’entends bien ainsi.

Bordognon, prenant un chapeau sur le bureau.

Je ne te demande pas des nouvelles de ta femme, je l’ai vue hier chez madame Séraphine… dont je raffole toujours, comme tu Sais.

(Il se lève.)
Léon.

Thérèse va bien, merci… Tu me quittes ?

(Il se lève.)
Bordognon.

Tel que tu me vois, je vais donner congé à ma propriétaire.

Léon.

Est-ce que ta maison n’est plus à toi, par hasard ?

Bordognon.

Nigaud ! à la propriétaire de mon cœur : elle veut m’augmenter, je résilie.

Léon.

Tu as donc quelque chose en vue ?

Bordognon.

Eh ! je compte bien ne pas rester sur le pavé.

Léon.

Peut-on te demander sur quelle fortunée mortelle tu as jeté ton dévolu ?

Bordognon.

Sans indiscrétion ? non.

Léon.

Ce ne serait point sur madame Pommeau ?

Bordognon.

Si on te le demande, tu répondras que tu ne sais pas.

Léon.

Mais, je te répondrai à toi que je tiens à le savoir, vu qu’il me serait désagréable que tu portasses le trouble dans un ménage dont le repos importe au mien.

Bordognon.

J’en voudrais au front du révérend Pommeau, ce traînard de la vieille bourgeoisie, ce spécimen de la vertu campé dans notre siècle comme une image sur un tombeau ? Fi ! tu me connais mal !… Seulement, soit dit pour ta gouverne, si ton repos dépend des faits et gestes de dame Séraphinette, tu ne dois pas être tranquille.

Léon.

Frédéric, je t’en prie…

Bordognon.

Laisse-moi donc la paix avec tes airs pudiques !… Si je devenais son amant, je ne jurerais pas que je fusse le second, mais je te jure bien que je ne serais pas le premier.

Léon.

D’où le sais-tu ? de pareilles imputations ne s’avancent pas sans preuves…

Bordognon.

Les preuves ? elles sautent aux yeux. Son luxe est un aveu, sa garde-robe un dossier, et je ne voudrais qu’une seule de ses toilettes pour la faire pendre, si l’on pendait pour ça ! Bref, Séraphine, puisque Séraphine il y a, appartient à cette catégorie de Parisiennes mariées, que j’appelle, moi, les lionnes pauvres !

Léon.

Les lionnes pauvres ?

Bordognon.

Oui, mon cher.

Léon, s’asseyant sur le bord de la table.

Quand tu désireras que je te comprenne, tu t’expliqueras.

Bordognon.

Tout de suite !… Qu’est-ce qu’une lionne dans cet argot qu’on nomme le langage du monde ?

Léon.

Une femme à la mode, une élégante.

Bordognon.

Et, à ton sens, une femme à la mode, c’est ?…

Léon.

Un de ces dandys femelles qu’on rencontre invariablement où il est de bon ton de se montrer, aux courses, au bois de Boulogne, aux premières représentations, partout enfin où les sots tâchent de persuader qu’ils ont trop d’argent aux envieux qui n’en ont pas assez.

Bordognon.

Pas mal. Ajoute une pointe d’excentricité, tu as la lionne ; supprime la fortune, tu as la lionne pauvre.

Léon.

Comment ! il n’y a pas d’autre différence entre les deux ?

Bordognon.

Pardon… il y a le caissier. Pour les premières, c’est le mari ; pour les autres, c’est l’amant. Bref, ces deux variétés fleurissent simultanément à tous les étages de la société, et duchesse ou bourgeoise, de dix à cent mille francs de rente, la lionne pauvre commence où la fortune du mari cesse d’être en rapport avec l’étalage de la femme. Tu as compris ? oui, bonjour !…

Léon, se levant et l’arrêtant.

Eh ! mon cher, il y a pour les femmes des moyens moins honteux de dépenser plus d’argent que ne leur en alloue le mari ; et l’anse du panier…

Bordognon.

En effet, l’anse du panier… c’est par elle qu’on entre en danse. Tant que la lionne en question est honnête, le mari paie dix centimes les petits pains d’un sou ; du jour où elle ne l’est plus, il paie un sou les petits pains de dix centimes. Elle a débuté par voler la communauté, elle l’achève en l’enrichissant.

Léon.

Je ne te croyais pas si fort !

Bordognon.

L’expérience, la pratique ! On fait ses classes au collège, on ne fait ses humanités que dans le monde ! — Moi, Frédéric Bordognon… Bordognon ! fils cadet d’un marchand d’huile, rue de la Verrerie, à l’enseigne des Trois Olives, si je te racontais mon odyssée galante ! J’ai rudoyé des femmes dont les laquais n’auraient pas salué mon père… Du train dont vont celles-là, l’adultère simple et sans tour de bâton deviendra une vertu !… Chez elles, pudeur, désintéressement, amour, autant de préjugés évanouis, neiges fondues sous les piétinements d’un luxe rapace et besoigneux, un dégel dans un égout !

Léon.

Fais-moi grâce de ton scepticisme de pacotille !

Il s’assied.
Bordognon.

De pacotille ! J’ai vu tout ça et j’ai trente-sept ans !

Léon.

Aussi, tu as la patte d’oie !

{{personnageD|Bordognon|c|touchant de sa canne la botte de Léon. Et toi donc ! — Mais ce qui m’étonne et qui m’étonnera toujours, c’est la bêtise de ces pauvres maris qui n’y voient que du feu. Explique-moi ça, toi ?

Léon.

Moi ! Pourquoi veux-tu que je sache mieux que toi ?

Bordognon.

Eh bien, si tu ne le sais pas, c’est moi qui vais te l’expliquer : X, Z et sa femme, fable… tirée de la Gazette des Tribunaux. Si tu la connais, tu m’arrêteras. Madame Z arrache de Z, son époux, à grand renfort de chatteries, une rivière de diamants faux, soit mille francs. Cinq ans plus tard, elle meurt. Z, après les cours instants donnés à cette perte douloureuse, songe à revendre sa rivière ; il court chez son bijoutier ; celui-ci examine et offre d’emblée trente mille francs. Différence vingt-neuf mille… Qui fut stupéfait à bon droit de la plus-value ? Z. ;… le mot de la transmutation ? les visites fréquentes de X chez Z., du vivant de la défunte, enfin la profession de X, agent de change, à preuve qu’il paye les différences ! — Qu’en dis-tu ?

Léon.

C’est possible, mais l’application de tes petites théories perverses à une amie intime de ma femme, qu’à ce titre seul tu devrais respecter…

Bordognon, le suivant.

Dis donc, mon camarade, m’est avis que je la respecte plus que toi.

Léon.

C’est-à-dire ?

Bordognon.

Que tu la défends comme un complice.

Léon.

Tu es fou !

Bordognon.

Pas si fou ! — Tiens ! ta situation est excellente ; ta femme a de l’ordre, tu n’es pas un mangeur, et pourtant tu es obligé à des emprunts, soit dit sans reproche. Donc tu nourris un vice caché.


Léon, embarrassé.

J’ai fait de fausses spéculations, là ! es-tu content ? garde-moi le secret.

Bordognon.

Merci ! ta confiance m’honore ! (Avec une feinte bonhomie.) Je me disais aussi, l’ami Léon n’est pas de ces innocents qui ont toujours la main à la poche et se croient aimés pour eux-mêmes… Car l’attrait de ce genre de bonnes fortunes, la supériorité de la lionne pauvre sur la femme galante, c’est que son bailleur de fonds peut se prendre et se prend toujours pour un Lovelace !

Léon.

Bailleur de fonds ! Comment te figures-tu donc que cela se passe ? Sur le comptoir ?

Bordognon.

Je l’ignore, mais tu es là pour me l’expliquer.

Léon.

Pourquoi veux-tu que je le sache mieux que toi, imbécile ?

Bordognon.

Alors, puisque tu ne sais rien, c’est encore Bordognon qui va t’expliquer la chose. Ah ! non, ça ne se passe pas sur le comptoir ! Toute liaison au début est une pastorale ; on aime ! Les petits cadeaux entretenant l’amitié, bonbons et bouquets pleuvent chez la bergère ; on aime ! Puis, on risque un bijou, deux bijoux… qu’à titre de souvenir agrée encore la belle… on aime ! mais, un jour, déficit au budget, et le pastor fido d’offrir certains joyaux toujours de mode, dont le monopole appartient à l’État. La pastourelle s’indigne, notre homme la persuade, grâce à un tas de balivernes usées, où le sophisme le dispute à l’absurde ; elle se rend et consent enfin à s’immoler… On aime ou on n’aime pas ; elle aime et elle accepte.

Léon, avec dépit.

Somme toute, il n’y a rien là qui ressemble à un marché.

Bordognon.

Attends donc ! La femme qui a commencé par accepter, finit par demander, et une fois sur cette pente, leur aventure devient un ménage, avec tous ses tiraillements, ses aigreurs ; l’amour s’en va, et de fil en aiguille, ils ne s’aperçoivent pas, l’une qu’elle reçoit de l’argent d’un homme qu’elle n’aime plus, l’autre qu’avec ses petits cadeaux ce n’est plus l’amitié qu’il entretient !

Léon, la tête basse.

C’est vrai ! mais le jour où il s’en aperçoit…

Bordognon.

Ah ! ah ! On dirait que je viens de te faire tomber les écailles des yeux… Je ne te demande rien. Défiance entière et réciproque, c’est la devise de l’amitié. Je vais donner mon congé. (À part.) J’emménagerai au terme ! (Haut.) Bonjour.

(Il sort.)



Scène II

LÉON, seul ; puis THÉRÈSE.
Léon.

Il fallait que cet écervelé vînt me remettre le doigt sur la plaie ! (Il s’assied à droite, Thérèse paraît.) Thérèse ! (À part.) Je ne puis plus la voir sans que mon cœur se serre !

Thérèse.

M. Frédéric est parti ; qu’avait-il à te dire ?

Léon.

Bonjour, tout uniment ; il passait devant la porte, il est monté me serrer la main.

Thérèse.

Il y a mis le temps !

Léon.

Est-ce qu’il en finit jamais ?

Thérèse.

Il ne manque pas d’esprit.

Léon.

Par malheur ! avec une langue comme la sienne l’esprit est dangereux à l’égal d’une arme chargée dans les mains d’un enfant.

Thérèse.

Il est obligeant d’ailleurs !

Léon, se levant.

Avec son obligeance il m’a fait perdre ma matinée. Nous n’irons pas au spectacle vendredi, n’est-ce pas ?

Thérèse.

J’ai déjà refusé, mais que ceci ne t’empêche pas de profiter de la loge, si le cœur t’en dit.

Léon.

Sans toi, à quoi bon ?

Thérèse.

Séraphine y sera, M. Pommeau aussi, et si la pièce ne suffit pas à te distraire…

Léon.

De Charybde en Scylla ! — Jolie distraction que la conversation de ce patriarche de la basoche, doublé de pédagogue.

Thérèse, l’arrêtant.

Sans t’en apercevoir, mon ami, tu deviens dur pour mon tuteur : c’est assez de le négliger comme tu le fais ; ménage-le, je t’en prie. L’habitude innocente de railler les meilleures gens fait qu’à son insu on ne les accueille plus avec le même respect, qui, peu à peu, se perd dans leur entourage. Séraphine, lorsqu’elle l’épousa, avait pour lui des attentions délicates qu’elle n’a plus aujourd’hui, et je ne voudrais pas que ton exemple entrât pour quelque chose dans les airs souvent trop cavaliers qu’elle affecte avec lui !

Léon.

Qu’elle agisse comme elle l’entend, ce n’est pas mon affaire, et je ne sais pourquoi depuis quelque temps tu affectes toi-même de me poser en agent responsable des fantaisies de madame Pommeau.

(Il s’assied à droite.)
Thérèse.

J’ai tort, je le veux bien, mais je tiens tant au bonheur de ce digne homme à qui je dois le nôtre que j’en suis plus inquiète qu’il n’en est jaloux. Il est si bon !

Léon.

Un ange ! c’est convenu.

Thérèse, après un silence.

Un cœur simple et tendre, un esprit droit et sûr, une loyauté royale, n’est-ce pas, pour nous qui l’avons vu à l’œuvre, de quoi racheter quelques travers naïfs ?… Mon cher Léon, les méchantes gens n’ont pas de ridicules.

Léon.

Te voilà partie !

Thérèse, se rapprochant de lui.

Eh bien, oui, tu oublies trop souvent, je tiens à te le répéter, que ce patriarche de la basoche, comme il te plaît de l’appeler, t’a tendu la main à tes débuts, m’a élevée, nourrie, tenu lieu de tout ce que j’ai perdu, et mariée enfin, mariée à toi que j’aimais et que sans lui sans doute je n’aurais pu épouser. Le jour où j’entrai sous sa tutelle, j’étais presque pauvre ; le jour où j’en sortis, j’étais presque riche. Cet homme, que le soin d’intérêts étrangers laissa toujours indifférent aux siens, n’est guère plus opulent aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans ; mais le jour de notre contrat, mon ami, je t’apportais deux cent mille francs, et comme je me récriais : « Ils sont à toi, ma fille, dit-il en m’embrassant, bien à toi… car tout seul et pour moi, je ne les eusse jamais gagnés ! » Quelques-uns de ses ridicules ont pu te frapper depuis, mais à ce moment-là tu ne les voyais pas, car tu avais aussi des larmes dans les yeux !

Léon.

Pourquoi me rappeler des obligations…

Thérèse.

Si je te les rappelle, c’est qu’il ne s’en souvient pas.

Léon, se levant.

Je m’en souviens, moi ! mais l’heure me presse, j’ai affaire au Palais ; avais-tu quelque chose à me demander ?

Thérèse, avec embarras.

Le mois finit demain, j’ai les gages des domestiques…

Léon.

Tu n’as plus d’argent ?

Thérèse.

Plus un sou.

Léon, ouvrant son bureau.

De l’argent ! je n’en ai pas.

Thérèse.

Forges-en ! Les femmes n’entrent pas dans ces détails-là.

Léon.

Ton fils me coûte des sommes folles…

Thérèse.

C’est de l’argent placé, celui-là, mon ami.

Léon, lui donnant une poignée de billets.

Tiens ! Est-ce assez ?

Thérèse.

C’est trop !

Léon, avec tendresse.

Prends toujours, je ne veux pas non plus que tu… mais veille, je t’en conjure, veille de près.

Thérèse.

Rapporte-t’en à moi ! Remarque d’ailleurs que loin d’excéder le chiffre des années précédentes…

Léon, cherchant sur son bureau.

Allons, bon ! voilà que je ne trouve plus ma serviette !

Thérèse.

Ton portefeuille !

Léon.

Tu ne l’as pas vu ?…

Thérèse.

Tu sais bien que je n’entre jamais ici.

Léon.

Ce n’est pas toi que j’accuse ; mais tes domestiques ont la manie de toujours toucher à ce qui m’appartient. Mes dossiers qui sont dedans ! — Je leur ai défendu cent fois de déranger mes papiers, c’est comme si je chantais ! qu’ils mettent de l’ordre chez toi, ma chère amie, mais qu’ils respectent le désordre de mon cabinet.

Thérèse.

Mais, je te répète…

Léon, bouleversant tout.

Il ne s’est pas envolé pourtant, ce portefeuille ! Plaidez donc, maintenant ! me voilà joli garçon !

Thérèse.

Veux-tu que je sonne ? peut-être que Joseph…

Léon, frappé d’une idée, vivement.

Non !… ce n’est pas la peine ; plus tard… je n’ai pas le temps !

Thérèse.

Ces papiers indispensables…

Léon.

Que veux-tu ? je m’en passerai… À tantôt !

Thérèse.

Mais en cherchant bien…

Léon, sortant brusquement.

C’est bon ! c’est bon ! te dis-je ! Il se retrouvera.

Il sort. — Thérèse, restée seule, se met à chercher avec une sorte de fureur pendant quelques secondes, s’arrêtant, allant et venant en silence.



Scène III

POMMEAU, THÉRÈSE.
Pommeau.

C’est moi, ma chère enfant ; le patron m’a donné congé en me gratifiant d’un billet pour l’exposition des fleurs. Le père Thomas, l’invalide de l’étude, a couru prévenir Séraphine, et je viens te prendre avec la permission de ton mari… Qu’est-ce que tu cherches donc avec cette fureur ? un coupon de rentes de cent mille francs ?

Thérèse.

Rien ! (À elle-même.) C’est impossible ! je suis folle ! Il est dans la chambre…

Se dirigeant vers la porte de droite.
Pommeau.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Thérèse, montrant les billets qu’elle tient à la main.

Un de ces billets que je croyais égaré.

Pommeau.

Peste ! maître Léon est généreux ! On voit bien que le gaillard gagne des mille et des cents.

Thérèse, sur la porte.

Ce n’est pas ce qu’il dit.

Pommeau.

Il a dû encaisser quarante mille francs cette année et haut la main !

Thérèse, redescendant en scène.

Quarante mille francs !

Pommeau.

Et haut la main !

Thérèse.

Je ne l’aurais pas cru.

Pommeau.

Est-ce qu’il est gêné ?

Thérèse.
, pensive.

Il ne joue pas, ses goûts sont aussi simples que les miens, et, vous l’avouerai-je ? j’éprouve autant d’embarras maintenant à lui demander de l’argent qu’un mauvais débiteur à en emprunter. Lui, si exact autrefois, renvoie, rudoie, ne règle ses fournisseurs que de guerre lasse, et je le dis à vous mon ami, j’ai surpris l’autre jour certain papier timbré…

Pommeau.

Un commandement, est-ce possible ? Ne te mets pas martel en tête et compte sur moi… Il n’y a qu’un pas d’ici à la Bourse !

Thérèse.

À la Bourse ? Il n’y met jamais le pied.

Pommeau.

Je le verrai, je l’interrogerai, et je saurai, je te le promets, de quoi il retourne.

Thérèse, vivement.

Oui, je vous en prie, que j’en aie le cœur net, et eût-il perdu toute notre fortune, je me tiendrai encore trop riche, s’il me reste.

Pommeau.

De quel ton tu me dis cela !… quel feu ! toujours la même.

Thérèse.

Prenez un journal, je vais prendre un châle, un chapeau…

Pommeau s’assied et prend un journal sur la table à droite.



Scène IV

THÉRÈSE, POMMEAU, JOSEPH, une lettre pliée en quatre à la main.
Thérèse, à Joseph.

Que voulez-vous ?

Joseph C’est une facture dont on vient toucher le montant, madame.

Il la lui donne.
Thérèse.

Elle est au nom de monsieur ; répondez qu’il est sorti.

Joseph C’est qu’on est déjà venu.

Pommeau, assis, à demi voix.

Tu ne manques pas d’argent ? Paye en ce cas ; il ne faut pas que les marchands aient à revenir.

Thérèse.

C’est vrai ! (Ouvrant, à part.) Une note de modiste !

Lisant à part pendant que Pommeau parcourt le journal.
Chapeau satin grenat, brodé acier, forme camargo 80 francs.
Plumes, rose et grenat 40
Ornement : poignard acier 30

Total 150 francs.

Il y a erreur d’adresse.

Joseph Pour ça, non, madame, j’étais là quand monsieur a dit de repasser.

Thérèse, atterrée.

Ah ! — Il y a cent cinquante francs à prendre.

Elle lui remet un billet ; le domestique sort.



Scène V

POMMEAU, THÉRÈSE.
Pommeau.

Cent cinquante francs !… quoi donc ?

Thérèse.

Un chapeau !

Pommeau.

Un chapeau ?

Thérèse.

Oh ! je sentais bien que je ne me trompais pas !

Pommeau.

Ce n’est pas pour toi ?

Thérèse.

Pour moi ? je porte des chapeaux de quarante francs, moi ! je regarde à m’acheter une robe, épargnant sou à sou, vivant comme une recluse, marchandant avec le besoin comme une autre avec le plaisir, pour que mon mari gaspille avec des maîtresses une fortune qui est celle de son fils en somme… de son fils, dont il exploite le nom pour m’aveugler, et dont il ose impudemment se servir comme d’un paravent à ses débauches !

Pommeau.

Thérèse, je ne t’ai jamais vu ainsi…

Thérèse.

Vous me demandiez ce que je cherchais tout à l’heure ? Eh bien, c’était son portefeuille ! Ce portefeuille oublié en voiture, avant-hier, vous vous souvenez, n’est-ce pas ? c’était le sien.

Pommeau.

Le sien ?

Thérèse.

Si je n’en étais sûre… (Montrant la note.) je n’en voudrais pas d’autre preuve.

Pommeau.

Tu perds la tête ! Léon est à ses affaires et non à ces sottises. D’ailleurs, il n’y a pas qu’un portefeuille au monde.

Thérèse.

Et cette note, encore une fois, cette note ? Je m’explique à présent qu’il soit gêné ! Puis, à quoi bon tenter de me donner le change ? Il était en train de bousculer tout, grondant, m’accusant, n’écoutant rien, quand soudain il s’arrête, change de ton, se calme, et disparaît plus vite cent fois que s’il l’eût trouvé… Il sait bien où il l’a laissé, allez ! il n’y a que mon bonheur de perdu ! Oh ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je le soupçonnais !

Pommeau.

Mais à quoi le soupçonnais-tu ?

Thérèse.

Est-ce qu’on sait ! à tout !… Ah ! je suis bien aise de le savoir ! Imbécile, qui me privais pour défrayer les exigences d’une coquine ! Dupe, qu’on décorait du beau nom de victime ! Va, brûle tes nuits à combiner des expédients d’avare, file comme une mercenaire le manteau de ton fils, pour que son joyeux père en fasse un couvre-pied au lit de sa maîtresse !

Pommeau.

Ma fille, point de ces colères que tu regretterais plus tard ; réfléchis.

Thérèse.

C’est tout réfléchi. Supposez vous-même, vous qui vous reprochez comme un vol fait au bien-être d’une autre dix minutes de loisir, vous qui ne vivez que pour elle et par elle, supposez que vous vissiez rouler au bras de quelque infâme… Vous me comprenez, vous !… Mais il ne me retrouvera plus ici ! Je ne veux pas le voir ! que celle qui m’a chassée de son cœur prenne aussi ma place dans sa maison. La malheureuse ! le partage lui suffisait à elle !

Pommeau.

Mais tu n’es plus seule et…

Thérèse.

Mon fils ? Oh ! je l’emmène ! qu’il ose me le disputer… mon fils !… le bel exemple à lui laisser sous les yeux !

Pommeau.

Je t’en supplie…

Thérèse.

Je n’écoute rien ! la séparation est accomplie ; s’il veut plaider, nous plaiderons ! à aucun prix je ne subirai cette complicité.

Pommeau.

Le bruit ne profite à personne, moins encore à ceux qui le font ; votre intérêt, votre avenir à tous, la carrière de Léon…

Thérèse.

Je m’en moque bien à présent !… Le grand mal, en effet, que cette fille dût se passer de chapeaux de cent cinquante francs !… une pièce à mettre au dossier que cette note… Lisez donc !

Elle la lui donne.
Pommeau.

On vient ! si c’était lui ?

Thérèse, tombant sur une chaise.

Vous la lirez tout haut !



Scène VI

Les Mêmes, SÉRAPHINE, avec le chapeau décrit dans la facture de la modiste.
Séraphine, à Pommeau.

Me voilà… partons-nous ? Vous ne direz pas que j’ai été longue à m’habiller cette fois ! Bonjour Thérèse. Vous n’êtes pas prête ? Dépêchez-vous ; dépêchez-vous donc !

Thérèse, les yeux baissés.

Oui.

Séraphine.

Nous arriverons pour la fermeture.

Thérèse, levant les yeux.

Allez-y sans moi… j’ai dit à votre mari…

Séraphine, se retournant vers la glace à gauche.

Songez donc ! aujourd’hui précisément, jour réservé.

Thérèse, dont l’œil ne quitte plus le chapeau de Séraphine depuis quelques secondes, se lève tout à coup en poussant un cri ; elle voit Pommeau à côté d’elle sur le point de lire la facture qu’il a dépliée ; elle la lui arrache violemment et lui dit d’une voix sourde :

Pas un mot à Léon… à personne ; je veux réfléchir.

Séraphine, à Thérèse.

Qu’est-ce que vous avez, ma chère amie ?

Pommeau.

Ne la fatigue pas… elle est un peu souffrante… la migraine. (À Thérèse.) Si tu m’en croyais, tu prendrais un châle, tu viendrais avec nous ; le grand air te soulagerait peut-être, et la distraction…

Séraphine, s’approchant.

Vous qui aimez tant les fleurs !

Thérèse, reculant jusqu’à Pommeau.

Je préfère rester.

Pommeau.

Un peu de courage…

Thérèse.

Du courage ! Je vous jure que j’en ai plus que vous ne croyez.

Séraphine.

C’est mon chapeau que vous regardez ?

Thérèse, vivement.

Non !

Séraphine.

Allons ! un effort, ma belle Thérèse !

Thérèse.

Je reste, vous dis-je. (Bas, à Pommeau.) Emmenez-là, j’ai besoin d’être seule, et pas un mot surtout !

Pommeau, bas à Thérèse.

Je te le promets. (À Séraphine.) On nous renvoie, mon minet.

Séraphine.

Adieu, Thérèse ! soignez-vous bien ! adieu !

Pommeau.

Embrasse-la donc !

Séraphine tend son front à Thérèse qui, sous le regard le Pommeau, l’effleure du bout des lèvres et reste immobile.
Séraphine.

À bientôt !

Pommeau, à Séraphine.

En route ! mauvaise troupe !… (Séraphine passe la première et sort. — Pommeau, sur la porte.) Ah ! mes gants que j’oubliais ! (À Thérèse, qui a repris la facture et la cache dès qu’il reparaît.) Voyons, ne te rends pas malade ! Sois raisonnable ! tance-le, gronde-le, mais pour cette fois point de scandale !…

Thérèse.

Ne craignez rien, mon ami.

Elle tombe dans ses bras en sanglotant.
Pommeau.

Et s’il y a du nouveau, écris, je suis là.


Thérèse.

Oui… merci ! (Il sort.) Qu’il ne sache jamais… Que je sois seule à souffrir !

Elle tombe sur une chaise près de la table, la tête dans ses mains.