Les Lionnes pauvres
Théâtre completTome 4 (p. 15-40).
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LES LIONNES PAUVRES.




ACTE PREMIER


Un salon très-élégant, chez Séraphine ; portes latérales ; fenêtre au fond ; cheminée au premier plan, à droite, porte sous tenture, à gauche.


Scène première

VICTOIRE, THÉRÈSE.
Thérèse, entrant.

Madame n’est pas chez elle ?

Victoire.

Non, Madame, mais je ne pense pas qu’elle tarde à rentrer.

Thérèse.

En tout cas, M. Pommeau n’est pas à son étude, aujourd’hui dimanche.

Victoire.

Le voici précisément qui sort de son cabinet.

Elle sort. — Pommeau entre.



Scène II

POMMEAU, THÉRÈSE.
Thérèse.

Bonjour, mon ami ; je viens sans façon attendre mon mari chez vous.

Pommeau.

Nous le verrons donc, cet homme invisible !

Thérèse.

Il ne faut pas lui en vouloir, il est si occupé !

Pommeau.

Tant mieux ! Pour un avocat qui travaille, il y en a tant qui chôment !

Thérèse.

Séraphine est sortie ?

Pommeau.

Oui… elle est au manège.

Thérèse.

Au manège ?

Pommeau.

Elle prend aujourd’hui sa première leçon d’équitation… par ordonnance du médecin.

Thérèse.

Elle est malade ?

Pommeau.

Non, grâce au ciel ! mais il paraît que sa santé demande…

Thérèse.

De l’amusement ?

Pommeau.

Il y a bien quelque chose comme ça, et je t’avoue que son médecin m’a tout l’air d’un directeur de conscience ; mais je n’ai pas chicané l’ordonnance… Qu’elle monte à cheval, je n’y vois pas grand inconvénient, pourvu qu’elle ne tombe pas.

Thérèse.

Elle n’est pas seule à ce manège ?…

Pommeau.

Non pas ! elles sont là une douzaine de clientes du même médecin, et madame de Villiers est venue la prendre dans sa voiture.

Thérèse.

Madame de Villiers ?

Pommeau.

Une nouvelle amie dont elle a fait dernièrement connaissance au bal… bonne petite femme, du reste.

Thérèse.

Qui a voiture ?

Pommeau.

Oui : le mari est dans les affaires ; ce sont des gens de plaisir et de bonne compagnie. Voilà notre amazone.



Scène III

POMMEAU, SÉRAPHINE, THÉRÈSE.
Séraphine, en habit de cheval.

Bonjour, Thérèse ; bonjour, monsieur Pommeau… C’est moi, sans fracture, rassurez-vous !

Thérèse.

Deux mois de ce régime-là, et nous vous sauverons, j’espère…

Séraphine.

Vous croyez plaisanter ? j’étais triste hier comme un bonnet de nuit, demandez à M. Pommeau ; le cheval m’a secouée et me voilà gaie comme pinson ! Il me tarde d’être à jeudi.

Pommeau.

À jeudi, pourquoi ? Ah ! oui ! le bal de madame Hulin…

Thérèse.

Vous êtes invités aussi ?

Pommeau.

Oui, son frère nous a fait envoyer une invitation.

Séraphine.

Quel charmant jeune homme que ce M. Bordognon !… En voilà un qui monte bien à cheval !

Thérèse.

Et qui a des chevaux.

Séraphine.

Il est bien heureux ! J’adore les chevaux, moi ! (À Pommeau.) Au fait, dimanche prochain nous allons aux courses de La Marche, avec Eulalie et son mari…

Thérèse.

Eulalie ?

Séraphine.

Madame de Villiers.

Thérèse.

Vous en êtes déjà au nom de baptême ?

Séraphine, à Pommeau.

Nous allons en poste. Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ?

Pommeau.

Mais je ne suis pas assez lié avec tes amis pour accepter une place…

Séraphine.

Pas du tout : c’est un pique-nique ; nous frétons la voiture à frais communs ; ne froncez pas le sourcil, c’est une affaire de vingt-cinq francs pour nous deux… Il faut avoir vu cela, monsieur Pommeau ; d’ailleurs, on ne nous rencontre jamais ensemble, et j’ai l’air d’une abandonnée.

Pommeau.

Soit, j’irai.

Séraphine.

Je vous demande la permission d’ôter mon amazone, et je suis à vous.



Scène IV

POMMEAU, THÉRÈSE.
Pommeau, après un silence, avec embarras.

Elle s’amuse… c’est de son âge.

Thérèse.
.

Sans aucun doute.

Pommeau.

Dans tout cela, il n’y a rien que de très innocent.

Thérèse.

Certes.

Pommeau.

Et je t’assure qu’elle ne dépense pas au delà de nos moyens.

Thérèse.

Bien sûr ?

Pommeau.

Entre nous, j’imite les Italiens : je rogne sur ma toilette pour parer la madone. Puis, Séraphine a été élevée par une mère industrieuse qui lui a appris à faire beaucoup avec peu. Aussi tu n’imagines pas quels prodiges d’industrie elle opère dans notre intérieur ; tu ne te doutes pas des bons marchés inouïs, des occasions incroyables qu’on rencontre à Paris, pour peu qu’on ait la patience de chercher. — Cette quête, il est vrai, demande bien du temps, et tu as un enfant qui réclame tout le tien, tandis que Séraphine…

Thérèse.

Je vois qu’une moitié de sa vie se passe à composer son luxe, l’autre moitié à l’étaler ; qu’en reste-t-il, mon ami ?

Pommeau.

Je ne suis pas exigeant.

Thérèse.

Mais je puis l’être pour vous, moi qui vous aime, moi dont la fortune, dont le bonheur, dont toute la vie en somme est votre ouvrage !

Pommeau.

Thérèse !

Thérèse.

Ah ! tant pis ! Vous m’avez donné le droit de me regarder comme votre fille et de m’inquiéter à mon tour de votre bonheur !

Pommeau.

Mais il n’y a pas d’homme au monde plus heureux que moi, et je dois à Séraphine quelques années d’un contentement si parfait qu’il suffit au reste de mes jours. J’étais entré dans le notariat sans fortune, mais avec la perspective de tous les clercs de notaire, celle d’un riche mariage qui un jour me payerait une charge. De loin cette routine n’avait rien qui m’effrayât ; je ne me savais pas romanesque : je l’étais, il paraît, car lorsque j’en vins au faire et au prendre, le cœur me faillit ! D’ambition, je n’en avais jamais eu que par boutades ; je fis donc mon deuil du bâton de maréchal et me vouai, avec la résignation d’un caporal anglais, au grade de maître clerc à perpétuité. Puis il me vint une fille sous forme de pupille : cette affection me conduisit doucement au delà de la cinquantaine, et je ne m’aperçus que j’étais resté garçon que le jour où je te mariai. Ce jour-là, je me trouvai bien seul et bien inutile ; mon existence n’avait plus de but. Je rencontrai Séraphine ; sa mère, malade, allait bientôt la laisser sans appui, sans ressources. J’avais quatre-vingt mille francs de mon mince patrimoine et de mes économies ; je n’étais plus jeune, mais je n’étais pas vieux ; elle consentit à m’épouser, et je recommençai à vivre.

Thérèse.

Je vous trouve changé.

Pommeau.

Je vieillis !

Thérèse.

Non, vous travaillez trop… parce que Séraphine dépense trop, et voilà ce que je tiendrais à lui faire comprendre.

Pommeau.

Garde-t’en bien, mon enfant : rien ne me serait aussi douloureux qu’une ombre de mésintelligence entre elle et toi.

Thérèse.

Vous lui faites injure : elle n’est pas femme à mal prendre des observations amicales : la tête est légère, mais le cœur est bon, et lorsqu’elle réfléchira à ce qu’un seul de ses chiffons vous coûte à gagner…

Pommeau.

Non ; elle se priverait, j’en suis certain, et je ne le veux pas… Je ne me fais pas d’illusion : elle ne peut avoir pour moi que de l’amitié et de la reconnaissance ; je veux au moins qu’elle en ait beaucoup. — Voilà pourquoi je lui tolère certaines allures qui jurent un peu avec ma position…

Thérèse.

Comme vous l’aimez !

Pommeau.

Oui, je t’aime bien aussi.

Entre Séraphine.



Scène V

Les Mêmes, SÉRAPHINE.
Séraphine, entrant, à Thérèse.

Votre toilette pour jeudi est-elle prête ?

Thérèse.

Il y a beau temps… de l’année dernière.

Pommeau, à Séraphine

Tu entends ?

Séraphine, à Pommeau

Non, je n’entends pas… À Thérèse La mienne sera tout uniment un chef-d’œuvre. Figurez-vous…

Pommeau.

Vous avez à causer fanfreluches, Mesdames, je vous laisse.

Séraphine.

Vous n’êtes pas de trop.

Pommeau.

J’ai un petit travail à finir dans mon cabinet… au revoir…

Il sort.



Scène VI

SÉRAPHINE, à la glace ; THÉRÈSE.
Thérèse, s’asseyant à gauche.

Votre mari travaille donc le dimanche, maintenant ?

Séraphine, se rapprochant.

Que voulez-vous qu’il fasse tout le long de sa journée ?… (S’asseyant.) Figurez-vous, ma chère, une toilette à faire enrager madame Hulin et toutes ses collègues, les notaresses, un tas de mijaurées que je ne puis pas voir en peinture… c’est le mot, car elles sont peintes !

Thérèse.

De quelle étoffe sera votre robe ?

Séraphine.

Oh ! la robe, n’en parlons pas ; c’est la moindre des choses.

Thérèse.

Vous m’effrayez… est-ce que vous aurez des dentelles ?

Séraphine.

C’est mon secret ; jeudi, vous en aurez le mot.

Thérèse.

Prenez garde d’être trop belle pour la situation de votre mari.

Séraphine.

Est-ce qu’on sait que c’est mon mari ?

Thérèse.

Il suffit, ce me semble, qu’il le soit.

Séraphine.

M. Pommeau vous a dit que nous comptions sur vous et sur Léon… sur votre mari, veux-je dire, samedi, pour dîner ?

Thérèse.

Non, vous avez du monde ?

Séraphine.

Dix personnes, en vous comptant, pas plus. Notre salle à manger n’est pas grande, et j’aime qu’on soit à l’aise chez moi. Nous étrennerons le service dont j’ai dernièrement fait emplette, vous savez ?

Thérèse.

Votre trouvaille du mois passé.

Séraphine.

Trouvaille, vous l’avez dit ! Un service de table complet, tout neuf ; linge, porcelaines, cristaux, et, voyez le hasard ! tout cela précisément marqué à mon chiffre !

Thérèse.

Bienheureux hasard, en effet !

Séraphine.

Et j’en ai été quitte pour quelques centaines d’écus.

Thérèse.

Il n’y a que vous pour ces découvertes-là.

Séraphine.

Moi ! je suis venue trop tard… J’aurais découvert l’Amérique, si elle eût été à vendre…

Thérèse, souriant.

Et vous l’auriez eue pour rien.

Séraphine.

C’est qu’à Paris, voyez-vous, il en est des occasions comme des fraises dans les bois : la première en fait lever mille autres, et il n’y a plus qu’à se baisser pour en prendre.

Thérèse, se levant.

Vous vous fatiguerez.

Séraphine, étourdiment.

Aussi me reposé-je, maintenant que j’ai mes dentelles.

Thérèse.

Je vous y prends !… Vous en aurez donc ?

Séraphine.

Je ne m’en dédis pas, puisque le mot est lâché. Un point d’Angleterre, haut de ça ! Six volants et le corsage, provenant du naufrage de certaine demoiselle fort lancée…

Thérèse.

Quoi ! vous ne craignez pas de ramasser les épaves d’une…

Séraphine.

Pourquoi non ?… en faisant blanchir. D’ailleurs, à peine si elles ont été portées… Qu’avez-vous à répondre ?

Thérèse.

Qu’elles l’auraient toujours été trop pour moi.

Séraphine.

Vous êtes fière !…

Thérèse.

Dégoûtée, peut-être. J’aime à me sentir chez moi dans mes habits, complétement chez moi.

Séraphine.

Je le comprends, mais je ne sais pas résister à une tentation, moi ! Et quand on est venu m’offrir ces dentelles…

Thérèse.

Vous me parliez d’une vente…

Séraphine, embarrassée.

Je m’étais arrangée de façon à les examiner d’abord… je n’achète pas chat en poche.

Thérèse.

Quelle folie !…

Séraphine.

Ne me grondez pas, ne le dites pas à M. Pommeau…

Thérèse.

Des cachoteries ?…

Séraphine.

Vous savez, il est si bon, il aurait voulu mettre de sa bourse ; tandis que… j’avais deux ou trois bijoux de ma mère qui m’embarrassaient… et je les ai…

Thérèse.

Vendus !…

Séraphine.

De méchantes pierres montées à faire pitié…

Thérèse.

Ces méchantes pierres venaient de votre mère…

Séraphine.

Sans doute, mais puisqu’elles n’étaient plus de mode…

Thérèse.

Vous admettriez donc, vous étant morte, que vos enfants…

Séraphine.

Je n’en sais rien… Je n’ai pas d’enfants, moi !…

Thérèse.

Il n’y a point prescription ; n’en désirez-vous pas ?

Séraphine.

Dieu m’en garde ! c’est trop assujettissant !

Thérèse.

Si vous le pensez, ne le dites pas ! (On sonne — Séraphine remonte. — À part.) Ah ! je commence à craindre…

Bordognon, au dehors.

Ne dérangez pas M. Pommeau… madame Pommeau me suffit…

Séraphine.

Ah ! monsieur Bordognon !…



Scène VII

Les Mêmes, BORDOGNON, puis POMMEAU
Bordognon, à Séraphine.

Madame… (À Thérèse) Je comptais, en sortant d’ici, vous aller présenter mes devoirs. Léon ne vous a pas accompagnée, Madame ?

Thérèse.

Je l’attends.

Bordognon.

Je profiterai donc du rendez-vous. M. Pommeau est dans son cabinet, m’a-t-on dit ?… Quel abatteur de besogne ! Il eût fait le monde en six jours qu’il ne se fût pas, je gage, reposé le septième…

Pommeau, survenant.

Et vous auriez gagné, mon cher monsieur Frédéric.

Bordognon.

Je regrette vivement qu’on vous ait dérangé…

Pommeau.

Madame votre sœur est bien charmante d’avoir songé à nous, qui, en somme, n’avons pas l’honneur d’être connus d’elle.

Thérèse.

Madame Hulin compte sur beaucoup de monde ?

Bordognon.

Elle n’aura de monde que ce qu’elle en peut recevoir, Madame, et il n’y aura absolument que les domestiques dans l’antichambre.

Séraphine.

Ce ne sera pas un bal, alors !

Bordognon.

Un bal d’amis, simplement, et non une spéculation d’homme d’affaires.

Pommeau.

À la bonne heure ! J’admets que le patron fasse fête à ses amis, mais donner le bal à la clientèle, fi ! Il faut bien l’avouer, d’ailleurs, mon cher monsieur Frédéric, autrefois on dansait moins, chez les notaires…

Bordognon.

Ce qui explique qu’on y levait moins le pied, mon cher monsieur Pommeau ; mais la faute à qui ? à la femme ! Toujours la femme ! cherchez la femme !

Thérèse.

Vous aussi, de ces médisances à notre endroit ?

Pommeau.

Bah ! Propos de célibataire endurci.

Thérèse.

M. Frédéric ? Il sera la perle des maris, quoi qu’il en pense.

Bordognon.

Mais… j’en pense comme vous, madame. Malheureusement il y a une chose… il y en a même deux, qui m’empêcheront toujours de me marier.

Thérèse.

La première ?

Bordognon.

C’est le mariage… lequel est devenu une spéculation ruineuse depuis que les matrones des douze arrondissements font assaut de luxe et de gaspillage avec les demoiselles du treizième.

Thérèse.

Et la seconde !

Bordognon.

La seconde… c’est le mariage, lequel est devenu… Comment dirais-je ?

Thérèse.

Oh ! oh ! vous avez une sottise au bout de la langue.

Bordognon.

J’en ai peur.

Séraphine.

Tournez-la sept fois.

Bordognon.

J’ai beau la tourner et la retourner… (À Pommeau.) Parcourez-vous quelquefois dans le journal la liste des objets perdus ?…

Pommeau.

Et rapportés à la Préfecture ?… Je n’y manque jamais.

Bordognon.

Parmi ces objets, n’avez-vous pas été frappé du nombre de ceux qu’on égare en voiture ?

Pommeau.

Parfaitement…

Bordognon.

Et qui semblent, par leur dimension, leur importance ou leur espèce, défendus de tout oubli pour peu que leur propriétaire soit de sang-froid ?…

Pommeau.

Oui-da, mais je ne saisis pas…

Séraphine.

Eh bien ?

Bordognon et Pommeau se lèvent.
Bordognon.

Eh bien, voilà principalement pourquoi je ne me marie pas.

Thérèse.

Est-ce un logogriphe ?

Bordognon.

Ah ! madame !… On ne saura jamais ce qu’à deux francs l’heure il s’égare par jour à Paris de petits peignes et de carnets d’agents de change, de mouchoirs brodés et de trousses de médecins, de bracelets et de portefeuilles d’avocats…

Thérèse.

Je commence à comprendre… Mais je demande grâce pour les avocats.

Bordognon.

Je parle des stagiaires, Madame… Tenez ! pas plus tard qu’hier… — Mais je ne sais si je dois continuer.

Séraphine.

Est-ce que nous écoutons !…

Bordognon.

Eh bien ! monsieur Pommeau, pas plus tard qu’hier, je fumais mon cigare aux Champs-Élysées… quand débouche au grand trot un des plus fringants coupés de Brion, un vrai boudoir sur roulettes… que je connais pour l’avoir habité. À la hauteur du café anglais, l’essieu crie et se rompt…

Séraphine, se levant

À la hauteur du…

Bordognon.

Ah ! vous écoutez ? alors j’abrége. Je ne vous peindrai pas la fuite des deux coupables…

Séraphine.

Vous les avez reconnus… suivis, veux-je dire ?

Bordognon.

Non, je suis arrivé trop tard sur le théâtre de l’événement : ils avaient disparu, mais j’ai parfaitement vu le cocher retirer de sa caisse une serviette d’avocat…

Thérèse, se levant aussi.

Ils dînaient donc là-dedans ?

Pommeau.
.

Ce mot-là t’arrête, toi, fille, femme et pupille d’enfants de la balle ? Serviette, au Palais, signifie portefeuille.

Thérèse.

Je m’en souviendrai.

Séraphine, vivement à Bordognon. Est-ce que vous allez au Gymnase, vendredi prochain, monsieur Frédéric ?…

Bordognon.

Si vous le permettez, mesdames, nous irons. J’aurai une loge. (À Thérèse.) Après ? c’est tout.

Séraphine.

Ah ! j’aime tant les premières représentations ! C’est si difficile d’y avoir des places ! Nous irons, n’est-ce pas, monsieur Bordognon ? Tant pis pour Thérèse.

Pommeau.

Tu abuses, ma chère amie. (À Bordognon.) en tous cas, il est bien entendu…

Bordognon.

Laissez donc, monsieur Pommeau, qui est-ce qui paie à une première ? Les malheureux !… Est-ce convenu, mesdames ?

Thérèse.

Pour moi, je me récuse ; après une nuit passée au bal…

Pommeau.

Nous sommes gens de revue, d’ailleurs. (À Thérèse.) Tu nous quittes ? Tu n’attends pas Léon ?

Thérèse.

Non, il m’a prévenue, passé quatre heures, de ne plus compter sur lui.

Victoire ouvre la porte à gauche et fait un signe à Séraphine.
Pommeau.

Allons ! il est écrit que nous ne le verrons plus.

Séraphine M. Bordognon va vous offrir son bras jusqu’en bas.

Bordognon.

Vous me renvoyez, Madame ?

Séraphine.

Aujourd’hui, je ne suis visible que pour mon mari… j’appartiens à mes devoirs.

Bordognon, à part.

Le dimanche ! je repasserai dans la semaine. (À Thérèse, lui offrant le bras.) Madame…

Il sort avec Thérèse ; Pommeau les reconduit.
Victoire, bas à Séraphine.

Madame Charlot est la.

Séraphine, bas.

Tout à l’heure.

Pommeau, revenant.

Tu veux donc que nous fassions l’école buissonnière, aujourd’hui ?

Séraphine.

Pas du tout… Je l’ai renvoyé parce qu’il vous dérangeait…

Pommeau.

Si tu voulais, pourtant…

Séraphine.

Mais non ! J’ai à travailler aussi… j’ai ma robe à faire.

Pommeau.

Allons, je vais te gagner la garniture.

Il entre dans son cabinet. — Séraphine le suit jusqu’à la porte et donne un tour de clef. — Madame Charlot paraît.



Scène VIII

SÉRAPHINE, VICTOIRE, MADAME CHARLOT.
Madame Charlot, entrant par la petite porte.

Votre servante, Madame…

Séraphine.

Chut !… parlons bas !

Madame Charlot.

M. Pommeau est là ?… bien !… Voici vos dentelles… (Elle défait le carton et étale les dentelles.) De la toile d’araignée à prendre des duchesses. On n’a pas l’air de l’épouse à tout le monde avec ce papier à dragées-là, sur son devant d’autel

Séraphine.

La blanchisseuse a été bien longue…

Madame Charlot.

Oui, mais elles sont comme neuves.

Séraphine.

Superbes ! Regarde donc, Victoire…

Victoire.

Pardi ! c’est de l’Angleterre… on en a vu.

Madame Charlot.

Il paraît qu’elle a vu de tout, la bonne.

Victoire.

Je vous ai déjà dit qu’on m’appelle Victoire.

Madame Charlot.

Madame est contente ?

Séraphine.

Enchantée !

Madame Charlot.

Madame veut-elle que nous parlions du prix ?

Séraphine.

Trois mille francs ; c’est convenu.

Madame Charlot.

Qui font dix, avec les sept que madame me doit déjà, et dont le billet échoit vendredi prochain.

Séraphine.

Je ne l’ai pas oublié.

Victoire.

Si tout le monde était aussi exact que madame…

Madame Charlot.

Si je me permets de le lui rappeler, c’est que j’ai moi-même besoin de mes fonds ce jour-là.

Séraphine.

Vous avez préparé le nouveau billet ?

Madame Charlot.

Oui, madame.

Séraphine.

Donnez, que je signe.

Madame Charlot.

Mon Dieu ! c’est que… je suis obligée de demander à madame de me payer le tout ensemble.

Séraphine.

Le tout… vendredi ?…

Madame Charlot.

À deux heures !… car à trois j’ai moi-même un gros payement à faire et on ne nous donne pas le quart d’heure de grâce, à nous autres.

Séraphine.

Vendredi, Victoire !…

Victoire.

Dans cinq jours ?… en voilà de l’usure !

Elle remonte.
Madame Charlot.

Mettons qu’il n’y a rien de fait… j’ai le placement de ces objets-là, au comptant… Je donnais la préférence à madame, mais…

Séraphine, l’arrêtant.

Mais vous me mettez le couteau sur la gorge : on ne traite pas ainsi une cliente de trois ans !

Victoire, montrant le cabinet de Pommeau.

Chut !… plus bas donc, madame…

Séraphine.

Laisse donc… il travaille. (À madame Charlot.) Vous m’accorderez bien un délai pour cette dernière somme !

Madame Charlot.

Pourquoi faire ? Il faudra toujours déposer le bilan, n’est-ce pas ? Êtes-vous jeune, mon Dieu ! Ne pas connaître encore l’art de tirer des… quenottes à son mari ! Mais, croyez-moi donc, il ne criera pas plus pour une bonne molaire de dix mille que pour deux petites dents de l’œil à cinq mille pièce… Eh ! vite ! faites-moi d’une pierre deux coups, et vive la joie ! C’est encore lui qui vous devra des remerciements !

Victoire.

Comme ça, vous lui aurez du moins économisé du mauvais sang…

Séraphine.

Ma foi !

Elle signe.
Victoire.

Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir !

Madame Charlot.

Et où il y a du plaisir, il n’y a pas de gêne !…

Victoire, l’œil à la serrure du cabinet, à Séraphine.

Le voilà !… courez donc l’amuser, que madame s’en aille.

Séraphine.

À vendredi !… (Elle remonte. — À part.) Je ne suis pas superstitieuse, heureusement !

Elle entre dans le cabinet de Pommeau.



Scène IX

MADAME CHARLOT, VICTOIRE.
Madame Charlot.

Mariez-vous donc à Paris ! Tiens, Victoire, voilà pour toi !…

Elle lui donne vingt francs.
Victoire.

Quand la maîtresse fait des dettes, la bonne fait sa dot.

Madame Charlot, sur le seuil de la porte.

Eh bien ! quand tu te marieras, viens me trouver ; je loue des couronnes…

Victoire.

Merci ! je ne suis pas de Nanterre !