Les Lettres d’Amabed/Lettre 5 d’Adaté

Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 449-451).


CINQUIÈME LETTRE
D’ADATÉ AU GRAND BRAME SHASTASID.


De quels termes oserai-je me servir pour t’exprimer mon nouveau malheur ? Comment la pudeur pourra-t-elle parler de la honte ? Birma a vu le crime, et il l’a souffert ! Que deviendrai-je ? La fosse où j’étais enterrée est bien moins horrible que mon état.

Le P. Fa tutto est entré ce matin dans ma chambre, tout parfumé, et couvert d’une simarre de soie légère. J’étais dans mon lit. « Victoire ! m’a-t-il dit, l’ordre de délivrer votre mari est signé. » À ces mots, les transports de la joie se sont emparés de tous mes sens ; je l’ai nommé mon protecteur, mon père ; il s’est penché vers moi : il m’a embrassée. J’ai cru d’abord que c’était une caresse innocente, un témoignage chaste de ses bontés pour moi ; mais, dans le même instant, écartant ma couverture, dépouillant sa simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une colombe, me pressant du poids de son corps, ôtant de ses bras nerveux tout mouvement à mes faibles bras, arrêtant sur mes lèvres ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammé, invincible, inexorable… quel moment ! et pourquoi ne suis-je pas morte !

Déra, presque nue, est venue à mon secours ; mais lorsque rien ne pouvait plus me secourir qu’un coup de tonnerre : ô Providence de Birma ! il n’a point tonné, et le détestable Fa tutto a fait pleuvoir dans mon sein la brûlante rosée de son crime. Non, Drugha[1] elle-même, avec ses dix bras célestes, n’aurait pu déranger ce Mosasor[2] indomptable.

Ma chère Déra le tirait de toutes ses forces ; mais figurez-vous un passereau qui becquèterait le bout des plumes d’un vautour acharné sur une tourterelle : c’est l’image du P. Fa tutto, de Déra, et de la pauvre Adaté.

Pour se venger des importunités de Déra, il la saisit elle-même, la renverse d’une main en me retenant de l’autre ; il la traite comme il m’a traitée, sans miséricorde ; ensuite il sort fièrement comme un maître qui a châtié deux esclaves, et nous dit : « Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous ferez les mutines. »

Nous sommes restées, Déra et moi, un quart d’heure sans oser dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin Déra s’est écriée : « Ah ! ma chère maîtresse, quel homme ! tous les gens de son espèce sont-ils aussi cruels que lui ? »

Pour moi, je ne pensais qu’au malheureux Amabed. On m’a promis de me le rendre, et on ne me le rend point. Me tuer, c’était l’abandonner ; ainsi je ne me suis pas tuée.

Je ne m’étais nourrie depuis un jour que de ma douleur. On ne nous a point apporté à manger à l’heure accoutumée. Déra s’en étonnait, et s’en plaignait. Il me paraissait bien honteux de manger après ce qui nous était arrivé : cependant nous avions un appétit dévorant ; rien ne venait, et après nous être pâmées de douleur nous nous évanouissions de faim.

Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux, une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain ; et, pour comble d’outrage, une bouteille de vin sans eau. C’est le tour le plus sanglant qu’on puisse jouer à deux femmes comme nous, après tout ce que nous avions souffert ; mais que faire ? je me suis mise à genoux : « Ô Birma ! ô Vistnou ! ô Brama ! vous savez que l’âme n’est point souillée de ce qui entre dans le corps ; si vous m’avez donné une âme, pardonnez-lui la nécessité funeste où est mon corps de n’être pas réduit aux légumes ; je sais que c’est un péché horrible de manger du poulet ; mais on nous y force. Puissent tant de crimes retomber sur la tête du P. Fa tutto ! Qu’il soit, après sa mort, changé en une jeune malheureuse Indienne ; que je sois changée en dominicain ; que je lui rende tous les maux qu’il m’a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui qu’il ne l’a été pour moi ! Ne sois point scandalisé ; pardonne, vertueux Shastasid ! nous nous sommes mises à table : qu’il est dur d’avoir des plaisirs qu’on se reproche !

Postcrit. Immédiatement après dîner, j’écris au modérateur de Goa, qu’on appelle le corrégidor[3]. Je lui demande la liberté d’Amabed et la mienne ; je l’instruis de tous les crimes du P. Fa tutto. Ma chère Déra dit qu’elle lui fera parvenir ma lettre par cet alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d’estime. Nous verrons ce que cette démarche hardie pourra produire.


  1. Voyez la note 2 de la page 436.
  2. Ce Mosasor est l’un des principaux anges rebelles qui combattirent contre l’Éternel, comme le rapporte l’Autorashasta, le plus ancien livre des brachmanes ; et c’est là probablement l’origine de la guerre des Titans et de toutes les fables imaginées depuis sur ce modèle. (Note de Voltaire.)
  3. Littéralement correcteur. C’est le premier juge de la province.