Les Lettres d’Amabed/Lettre 12b d’Amabed
DOUZIÈME LETTRE
D’AMABED.
Aujourd’hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyé deux écuyers nous prier de venir dîner chez elle. Nous y sommes allés dans un équipage magnifique ; l’homme violet s’y est trouvé. J’ai su que c’est un des seigneurs, c’est-à-dire un des valets du vice-dieu qu’on appelle préférés, prelati. Rien n’est plus aimable, plus honnête que cette princesse de Piombino. Elle m’a placé à table à côté d’elle. Notre répugnance à manger des pigeons romains et des perdrix l’a fort surprise. Le préféré nous a dit que, puisque nous étions baptisés, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano ; que tous les vice-dieu en usaient ainsi ; que c’était la marque essentielle d’un véritable chrétien.
La belle Adaté a répondu avec sa naïveté ordinaire qu’elle n’était pas chrétienne, qu’elle avait été baptisée dans le Gange. « Eh ! mon Dieu ! madame, a dit le préféré, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu’importe ? Vous êtes des nôtres. Vous avez été convertie par le P. Fa tutto ; c’est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supériorité notre religion a sur la vôtre ! » Et aussitôt il a couvert nos assiettes d’ailes de gelinottes. La princesse a bu à notre santé et à notre salut. On nous a pressés avec tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si séduisant, qu’enfin, ensorcelés par le plaisir (j’en demande pardon à Brama), nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu’aux oreilles à notre retour pour effacer notre péché. On n’a pas douté que nous ne fussions chrétiens. « Il faut, disait la princesse, que ce P. Fa tutto soit un grand missionnaire ; j’ai envie de le prendre pour mon confesseur. » Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi.
De temps en temps la signora Adaté faisait entendre que nous venions pour être jugés par le vice-dieu, et qu’elle avait la plus grande envie de le voir. « Il n’y en a point, nous a dit la princesse ; il est mort[1], et on est occupé à présent à en faire un autre : dès qu’il sera fait on vous présentera à Sa Sainteté. Vous serez témoin de la plus auguste fête que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement. » Adaté a répondu avec esprit ; et la princesse s’est prise d’un grand goût pour elle.
Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui était, si j’ose le dire, supérieure à celle de Bénarès et de Maduré.
Après dîner, la princesse a fait atteler quatre chars dorés : elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux édifices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansé. Je comparais secrètement cette réception charmante avec le cul de basse-fosse où nous avions été renfermés dans Goa, et je comprenais à peine comment le même gouvernement, la même religion, pouvaient avoir tant de douceur et d’agrément dans Roume, et exercer au loin tant d’horreurs.
- ↑ Jules II étant mort dans la nuit du 20 au 21 février 1513, Léon X fut élu le 11 mars suivant.