Le Mal de la chair



Parmi ceux qui la sollicitèrent, dès qu’elle fut veuve et décidée à vivre librement, selon les ordres de son cœur ou de ses instincts, Marie-Anne n’en retint que deux. Eux seuls lui plaisaient. Comme de juste, ils offraient les contrastes les plus satisfaisants, Guillaume étant grand, fort, vigoureux, d’intelligence lourde et vulgaire ; Philippe, enthousiaste, éloquent, mais d’aspect malingre et peu engageant. Tous deux l’aimaient en toute sincérité, elle le savait, et cette similitude d’amour, autant que l’opposition de leurs mérites et de leurs défauts, la laissaient dans une indécision pénible.

À la fin, elle les emmena chez elle, à la campagne, leur promettant de s’y résoudre en faveur de l’un ou de l’autre. Dans la liberté des relations et dans la vérité de la nature ne serait-elle pas plus à même de connaître l’état réel de ses sentiments ?

Ils se prêtèrent complaisamment à l’épreuve imposée, chacun se montrant tel qu’il était, sans chercher à s’embellir de dons factices, car ils redoutaient la clairvoyance de son jugement. D’ailleurs, ils l’aimaient d’une passion si violente qu’ils devenaient incapables de la moindre habileté.

La vie fut délicieuse et diverse. Suivant son humeur, Marie-Anne appelait l’un ou l’autre auprès d’elle. En général, elle gardait Guillaume dans l’intimité. de son boudoir, aux heures chaudes du jour, ou durant les soirs d’orage. Il la brûlait alors de son désir puissant. Entre sa chair et la sienne, il y avait un échange de caresses invisibles et de contacts impalpables. Il la suppliait. Plusieurs fois, il tenta de la prendre de force. Elle sortait de là brisée, inassouvie, décidée à lui appartenir.

Mais Philippe l’entrainait dehors, vers la douceur et vers la splendeur des choses. Et c’était un enchantement. Le soleil qui meurt, la lune qui rêve, tous les oiseaux et tous les arbres, tous les bruits et tous les parfums, il en disposait comme de philtres magiques. Tout ce qu’il y a de beau palpitait en sa voix troublante. Tout ce qu’il y a de mystérieux murmurait en ses silences. Elle se sentait plus grande, et plus belle, et plus harmonieuse. Et par lui, plus que par Guillaume peut-être, elle avait de l’amour une sensation directe et réelle.

Elle ne se déterminait point cependant. Lequel choisir ? Qui préférait-elle ? Elle n’en savait rien. Impatients, malheureux, ils la pressaient de questions :

— Est-ce nous que vous aimez ? est-ce lui ? Si c’est lui, dites-le, l’incertitude n’est plus supportable.

Ils en arrivèrent à beaucoup souffrir tous les trois. Les deux hommes se haïssaient mortellement. Elle ne trouvait auprès d’eux que reproches et plaintes amères.

Un jour, elle leur dit :

— J’ai pris ma résolution. Ce soir, nous nous réunirons, et je parlerai.


Ils vinrent, le soir, pâles d’angoisse, silencieux. Chacun attendait ses paroles comme un arrêt de vie ou de mort. Elle dit :

— Lequel des deux est-ce que j’aime ? je ne le sais pas plus qu’en arrivant ici. Quand je suis avec l’un de vous, c’est lui que j’aime, et, quand je suis seule, c’est tour à tour vous deux qui m’attirez sans que je puisse discerner celui qui m’attire davantage. Et c’est ainsi que j’ai acquis la conviction certaine, définitive, que je ne me déciderai jamais. Vous m’êtes, l’un et l’autre, indispensables. Alors, pourquoi l’un plus que l’autre ?… ou, plutôt, pourquoi l’un et pas l’autre ?

Ils ne comprenaient pas. Elle s’expliqua nettement.

— Eh bien, oui, j’y vois clair en moi, je connais ma nature, mes besoins, mes rêves, et je ne doute pas que, si je me donne à l’un de vous, je n’en arrive aussi à me donner à l’autre. Or, j’ai horreur du mensonge. L’hypocrisie m’exaspère. Je vous aime trop pour vous tromper. Voilà pourquoi je vous avertis en toute franchise que j’ai décidé de vous appartenir à tous les deux. Ma détermination est irrévocable, pour cette seule raison que toute autre serait vaine. Acceptez-vous ?

Ils la regardaient, interdits. Philippe sourit avec effort. Guillaume murmura :

— Vous êtes folle.

Marie-Anne s’écria :

— C’est votre amour-propre qui se révolte, car enfin votre unique désir devrait être de m’avoir. Que vous importe qu’un autre me possède aussi ! Vous préfèreriez donc me perdre ?

Philippe dit simplement :

— Je vous aime.

— Moi aussi, fit Guillaume.

Elle répliqua avec une grande douceur :

— Je vous aime également, mes amis, mais que voulez-vous ? Aucun des deux ne peut me donner, à lui seul, ce que je demande à la vie. Est-ce ma faute ? J’ai un certain nombre de besoins qui veulent être satisfaits. Pourquoi en sacrifierais-je une partie ? C’est cette partie-là qui assurerait la plénitude de mon bonheur.

Elle dit, rêveuse :

— Le mal vient de l’étrange conception qu’on se fait de l’amour. Cela représente toujours quelque chose d’exclusif. Comment peut-on s’imaginer qu’un être réunisse précisément toutes les qualités qui correspondent aux besoins d’un autre être ? Pour chacun de vous, je représente un idéal complet. Tant mieux, mais, en toute conscience, l’un ou l’autre croit-il représenter mon idéal à moi ? Non, vous n’êtes tous les deux qu’une face de l’amour. Guillaume, j’ai besoin d’entendre les jolies paroles que vous ne savez pas dire, j’ai besoin qu’on plaise à mon intelligence autant, peut-être plus, qu’à ma chair. Mais aussi j’ai besoin de caresses, d’étreintes fortes, et vous ne pourriez pas me les donner, Philippe.

Elle se tut. Guillaume marcha sur elle, les poings crispés, le visage en désordre.

— Je vous veux, Marie-Anne, je vous veux à moi seul… à moi tout seul…

Elle haussa les épaules ironiquement :

— À vous tout seul ! comme si vous étiez le résumé de toutes les perfections, n’est-ce pas ? Hélas ! mon pauvre Guillaume, j’ai envie de vos caresses, c’est bien vrai, et votre force me tente. Mais avec quelle joie je vous tromperais ensuite, avec quelle idée de revanche ! Ne vaut-il pas mieux agir franchement ?

Philippe s’était caché la tête entre les mains. Marie-Anne s’approcha de lui.

— Tu me comprends, toi, n’est-ce pas ?

Il répondit lentement :

— Oui, je te comprends : tu m’aimes…

Elle défaillit et balbutia :

— Ah ! je t’aime ?… Tu crois… oui… peut-être…

— Vous m’aimez, reprit-il, il faut bien que vous m’aimiez puisque vous voulez m’appartenir, alors que vous n’avez pas envie de moi. Vous n’attendez de ma part aucune joie physique, mais tout ce que je vous donne d’émotion noble, tout ce que je vous révèle de l’amour, vous voudriez, de temps à autre, le sentir dans une étreinte de moi, si faible soit-elle.

À son tour, elle se tenait courbée devant lui, la tête entre ses mains.

Il lui dit tendrement :

— Vous êtes une honnête créature, Marie-Anne ; vous m’aimez, mais il vous faut des caresses plus ardentes que les miennes, des bras qui vous serrent plus violemment. Ce n’est pas votre faute. C’est le mal de votre chair et vous me l’avouez loyalement. J’accepte. Nous souffrirons beaucoup tous les deux. Oui, affirma-t-il sur un geste de Guillaume, c’est vous et moi qui porterons tout le poids de cette souffrance, car nous sommes seuls capables de la sentir dans tout ce qu’elle a d’humiliant pour notre orgueil. N’importe ! j’accepte. Nous aurons sans doute de grandes récompenses.

Marie-Anne pleurait. Il lui découvrit le visage.

— Donne-moi tes lèvres, mon aimée.

Ils se baisèrent la bouche infiniment, puis Philippe se releva et dit à Guillaume, d’un ton de maître :

— Tiens, donne-lui de la joie maintenant… je te le permets.

Et il sortit.