La Clef rouge



Oh ! la haine ! une fois dans ma vie je l’ai vue de près, la vraie, celle qui se tait, attend des années pour s’assouvir, et jouit implacablement des vengeances monstrueuses qu’elle élabore.

Toute mon enfance est liée au souvenir de deux camarades, Hubert de Pleucadine et Rodolphe d’Arvan. Ensemble nous fîmes nos études, ensemble notre droit à Paris. Nous n’avions pas de secrets entre nous, et j’aimais autant le pâle et débile Hubert que le vigoureux et puissant Rodolphe.

Puis l’existence nous sépara. Ils retournèrent dans leur pays, au fond du Morbihan ; nos lettres, d’abord fréquentes, s’espacèrent, et je n’entendis plus parler d’eux.

C’est l’an dernier, au cours d’un voyage en Bretagne, que je les revis. Ils habitent deux manoirs voisins, le long de la lande de Lanvaux, deux vieux manoirs à murs crénelés et à douves profondes. Chacun d’eux vit seul, mais tous les jours ils se retrouvent chez l’un ou chez l’autre à l’heure du souper, et passent leurs soirées ensemble.

Le diner eût lieu chez Hubert, dans une haute salle dont la cheminée bâillait tragiquement. On mangea, on but et l’on parla beaucoup. Or, au café, je dis :

— Voyons, Hubert, j’ai lu, il y a quelques années, l’annonce du mariage d’un Pleucadine… Était-ce toi ?

Un lourd silence pesa. Les coudes sur la table, Hubert serrait entre ses poings sa mince figure blanche. Puis il eut un petit sourire froid, et ce fut d’une voix presque indifférente, et où cependant je percevais parfois une sorte de tremblement, qu’il me répondit :

« — C’était moi. J’ai aimé une seule fois dans la vie, et celle que j’ai aimée consentit à devenir ma femme. Nous fûmes très heureux, Édith et moi… Tu te souviens, Rodolphe, combien nous fûmes heureux ? Elle était si belle et je l’aimais tellement. Elle m’aimait beaucoup aussi d’abord, d’un amour frais et ingénu, et sa pureté faisait que j’osais à peine la toucher, comme si chacun de mes baisers se fût adressé à une vierge.

« Or, écoute bien, je dus m’absenter pendant six mois. Et quand je revins, elle me prit à part, et voici l’étrange langage qu’elle me tint :

« — Hubert, je ne t’aime plus.

« Elle dit cela posément, les yeux dans mes yeux, et, sans pitié, elle ajouta :

« — J’en aime un autre, un autre auquel j’appartiens, tu entends, un autre qui est mon amant.

« Était-elle folle ? Son regard avait quelque chose d’inquiétant et sa voix était bizarre, et je sentais qu’elle parlait malgré elle, sous l’influence d’une force intérieure et toute puissante. J’eus envie de la tuer, puis j’éclatai en sanglots, et vraiment je ne croyais pas que ce fût vrai, non, je ne pouvais le croire. Mais elle écarta mes mains et me dit méchamment :

« — Ce n’est pas l’heure de pleurer. Il faut examiner ce que nous avons à faire. Je comprends que tu perdes la tête. Moi, voici des jours, des semaines que je réfléchis, et je sais tout au moins deux choses : la première, que je ne veux plus vivre avec toi, et la seconde, que je veux vivre avec lui. Seulement, comme je respecte ton nom et qu’il ne faut pas que ton honneur soit entaché ni que toute ta vie soit perdue à cause de moi, voici ce que je te propose.

« Et elle me fit cette incroyable, cette stupéfiante proposition :

« — Je vais mourir… comprends bien, je ferai semblant de mourir… si tu t’y prêtes et que tu n’oublies aucune des précautions que je t’indiquerai, nul ne s’apercevra de la supercherie. Le caveau de notre famille est spacieux, à l’écart. Le soir même, tu en enverras la clef à celui dont tu trouveras le nom, après ma mort, écrit sur un papier, dans ce tiroir…

« Voilà ce qu’elle me proposa, mon cher. En vérité, cela pouvait-il naître ailleurs que dans un cerveau de femme ! et fallait-il qu’il fût détraqué par la passion ! Édith, la gracieuse et tendre vierge, prononcer de telles paroles, et avec une telle volonté, un tel acharnement féroce ! Et je sentais qu’elle avait combiné tout cela amoureusement, comme une chose possible, d’où son bonheur dépendait, une chose que je n’avais pas le droit de refuser… sans quoi… sans quoi elle s’en irait, en plein jour, et vivrait avec lui, et se donnerait à lui, devant tous. Et rien ne l’aurait arrêtée, rien, j’en eus la conviction irrésistible. Alors… alors, j’ai accepté. »

Je le regardai avec étonnement. Il était très calme. Il bourra sa pipe, l’alluma et reprit d’un ton léger.

« — Ma foi, oui, j’ai accepté. Que veux-tu ! il n’y avait pas à choisir… elle serait partie, la mâtine, autant qu’elle partit à l’insu de tous. C’était le seul moyen que cela restât entre nous, entre elle, moi et lui. Et elle mourut. Elle mourut d’un transport au cerveau. Par égard pour mon désespoir, on me laissa la veiller seul, l’envelopper dans son suaire, l’enfermer dans son cercueil. Et tout cela ne manquait pas de nous amuser. Nous riions beaucoup, elle et moi. Ce petit jeu nous semblait comique. Sur l’honneur, je n’eus pas une parole de reproche et mon adieu fut exempt de colère.

« — Je te pardonne, lui dis-je.

« Et je clouai le cercueil consciencieusement. sans oublier un clou.

« L’enterrement eut lieu. Ce fut très triste, tu te souviens, Rodolphe. Ma douleur frappa tout le monde, une douleur muette, sans larmes. On la descendit au sépulcre. Moi-même je refermai la porte et j’emportai la clef dans ma poche.

« Telle est l’histoire de mon mariage. »

Il se leva et se mit à marcher en sifflotant, comme si l’aventure était terminée.

— Eh bien ? lui dis-je, un peu anxieux.

— Eh bien, quoi ?

— Mais la clef…

— Quelle clef ?

Il eut l’air de réfléchir, puis s’écria :

— Ah ! oui, la clef du tombeau… ma foi, j’avoue que j’ai été fort embarrassé. Figure-toi que je n’ai jamais pu mettre la main sur le papier où ma femme avait inscrit le nom de son amant. Avait-elle oublié cette formalité ? avais-je mal compris ? J’étais fort en peine… à qui envoyer cette maudite clef ? Je pensais du moins que la chose avait été entendue entre eux, et tous les jours j’attendais que le monsieur vint me réclamer sa maîtresse. Personne n’est venu…

Dans le grand silence, une sorte de râle passa. Je regardai Rodolphe. Il était blanc comme un linceul, et ses lèvres balbutiaient des mots inachevés. Alors j’eus l’intuition brusque de l’épouvantable vérité. Mais était-ce possible, mon Dieu, était-ce possible ? Hubert, cependant, s’était approché de lui et, doucement, lui disait :

— Qu’y a-t-il, mon bon Rodolphe ? Ah ! c’est vrai, je ne l’avais pas raconté cela. J’ai eu peur de te chagriner, tu l’aimais bien. aussi… et tu as été si gentil avec moi, me consolant, venant chaque jour mêler tes larmes aux miennes…

Il le couvrait de ses yeux de sauvage, son petit corps débile penché sur le colosse terrassé. Et il prononça :

— Écoute, Rodolphe, j’ai un service à te demander. Jusqu’ici, j’ai eu la constante de conserver la clef, mais vraiment ce dépôt me gêne… et puis j’ai attendu assez longtemps… Garde-là, veux-tu ?

Il écarta les plis de sa chemise. À son cou, au bout d’une chaîne, contre la peau, pendait une petite clef, toute rouillée, couleur de sang…