La Fiancée fidèle



La veille de son mariage, Gertrude resta seule au fond du petit manoir qu’elle habitait avec son père, médecin de campagne. Ce soir-là, des paysans avaient emmené le docteur auprès d’une malade qui agonisait, à quelques lieues de distance. Quant à la bonne qui les servait, elle attendait au bourg voisin la livraison de la robe nuptiale.

Un silence profond dormait autour de la vieille demeure qu’une ceinture d’eau environnait de mystère et de mélancolie. En entrant dans sa chambre, Gertrude vit le grand lit neuf où elle recevrait, le lendemain, la caresse de l’époux. Elle frissonna d’amour, Son cœur fondait en larmes de tendresse et de joie. Sa chair de belle fille ardente s’émut à l’espoir de la volupté…

Soudain, elle tressaillit. Un bruit, dehors, chuchotait.

— C’est lui… c’est mon Georges, pensa-t-elle.

Le soir, souvent, il détachait la barque du bord opposé, et il s’en venait, au pied des murailles, lui dire son amour. Elle laissait alors tomber ses mains dans l’ombre pour qu’il les baisât, et toute sa vie descendait en ces mains, et il lui semblait qu’elle les trempait dans des baisers.

Elle ouvrit la fenêtre. Parmi les roseaux et le reflet des étoiles, la barque glissait. Quand elle fut proche, Gertrude murmura :

— C’est vous, mon Georges ?

Elle lui tendit des mains déjà troublées. Mais un cri de terreur lui échappa. L’homme sautait de la barque, s’accrochait au mur, s’aidait du balcon et, la repoussant, bondissait dans la chambre. Ce n’était pas Georges !


LA FIANCÉE FIDÈLE

Il ferma la fenêtre derrière lui et marcha vers Gertrude. Elle le reconnut alors. C’était un grand diable de fermier, une sorte de brute à cheveux roux et à l’encolure puissante, qui la poursuivait, depuis un an, de son désir silencieux. Il rôdait souvent autour du manoir. Quand elle se promenait, des bruits de pas l’accompagnaient de l’autre côté des haies touffues. Il lui faisait peur avec ses regards de fou. La veille, pour la première fois, il avait voulu lui parler. Elle s’était enfuie. Il avait couru après elle, lui jetant des pierres dont l’une fouetta ses jupes.

Elle se sentit perdue. Elle essaya d’appeler à son secours. À quoi bon ? Ses cris s’éteignaient dans l’énorme silence. Elle joignit les mains, prête à s’agenouiller. Il sourit en ses poils rudes. Elle s’empara d’un flambeau de bronze et le brandit au-dessus de sa tête. Mais il fit quelques pas encore, les poings formidables, les traits tordus de rage. Et elle laissa tomber son arme.

Il n’y avait rien à faire. Elle comprit qu’à la moindre résistance, au moindre geste, il la tuerait. Elle en eut envie, de cette mort, comme du seul refuge. Mais la vie était en elle, irréductible à une telle lâcheté, ivre de force et de jeunesse. Et puis, elle en eut l’intuition brusque : morte ou vivante, que lui importait, à ce rustre, pourvu qu’il imprimât sa souillure ?

Elle le regarda. Elle vit la volonté de ses doigts velus, ployés au bout de ses paumes comme des tenailles, Elle vit la volonté de ses yeux en sang, de sa bouche de fauve. Il n’y avait rien à faire. Il était le maitre. Il fallait mourir ou se livrer. Elle pensa à Georges, à leur grand avenir de bonheur et d’amour. Était-il possible de renoncer à tout cela ? Elle attendit quelques secondes encore dans l’espoir fou d’un secours suprême, d’un miracle. Mais il tendait déjà vers elle ses doigts meurtriers. Alors, sans un mot, en un effort surhumain de résignation, elle s’étendit sur le lit.

L’homme se rua d’un bond. Gertrude colla contre ses yeux ses poings fermés, et elle ne fut plus, entre les mains irrésistibles, qu’une chose inerte et froide. Elle le sentit qui s’acharnait après les étoffes. Elle le sentit qui regardait la merveilleuse poitrine dont nul encore n’avait même deviné la blancheur. De honte, elle s’évanouit.


Des heures sonnèrent au loin. Quand elle revint à elle, la chambre était vide. Par la fenêtre ouverte, la nuit versait son ombre tiède. Elle entendit le trot d’un cheval, des portes s’ouvrir, son père rentrer. Puis, les choses retombèrent au silence, à la mort, et il lui sembla qu’elle-même faisait partie. de ce silence et de cette mort, et que son cerveau ne pensait plus, et que sa chair ne vivait plus.

Soudain elle s’aperçut qu’elle était baignée de larmes, et que ces larmes coulaient indéfiniment. Cependant elle n’avait point l’impression de pleurer et d’être la source de ces larmes. Elle se leva. Les larmes coulèrent le long de sa gorge et de ses bras, et de ses hanches, comme de la sueur. Et cela lui donna l’envie d’un acte précis. Elle marcha vers la fenêtre, franchit la barre d’appui, et se laissa glisser comme autrefois elle laissait glisser ses mains vers les baisers. L’eau fraîche baisa ses pieds, et ses jambes, et ses hanches, et sa poitrine, et tout son corps, et elle resta là longtemps, dans la fraicheur de la nuit, dans la fraicheur de l’aube.

Tout le jour, sa détresse fut affreuse. Elle sentait au fond d’elle une blessure irréparable. Une image obscène de l’homme s’interposait entre elle et le spectacle des choses, et lui voilait le regard aimant de son fiancé, la joie de son père, la gaieté de la petite église où les paysans avaient installé des fleurs en tapis et en guirlandes. Georges reçut sa main glacée. Au retour, sur le chemin qui borde l’étang, elle eut une crise de sanglots. Puis, jusqu’au déclin du jour, elle erra seule, parmi les plaines désertes.

Et, le soir, elle courut dans sa chambre et se jeta sur son lit avec des cris de désespoir. Et elle pleurait, elle pleurait de toutes ses forces, comme si elle eût voulu tremper les draps de ses larmes douloureuses.

— Gertrude.

Elle trembla d’anxiété.

— Gertrude.

C’était Georges. Il appelait au pied de la fenêtre. C’était Georges elle n’en douta pas.

Et ce fut immédiat, inexplicable, stupéfiant comme un miracle : une grande joie l’envahit, une joie ardente et irrésistible qui passa sur son âme. C’était Georges, l’époux adoré, le maître attendu.

Elle ouvrit et se pencha.

— C’est vous, mon Georges ?

Par un instinct confus, elle ne lui tendit pas ses mains à baiser. Il entra. Avec lui, avec la nuit délicieusement calme, entra tout le mystère de l’amour, de l’amour souverain qui lave les souillures, qui efface le passé, et pour qui l’avenir existe seul.

Elle comprit que l’acte de la veille n’avait aucune importance. Aurait-elle honte d’une petite déchirure à la main ! Qu’était-ce autre chose ? Toute femme qui se donne se donne pour la première fois. Le reste n’est que préjugé, habitude et bêtise. L’unique devoir consistait à épargner à Georges l’horrible vérité.

Mais que vaudrait un amour qui ne pourrait se résigner au mensonge ?

Elle fut infiniment heureuse. Elle se sentait aussi pure qu’autrefois. Georges s’avança. Elle palpita d’une émotion inconnue, toute rougissante de pudeur. Il la prit dans ses bras. Et il dut la supplier pour qu’elle consentît à lui abandonner sa bouche, sa bouche de vierge…