Les Deux mères



Il suffit que ma carte d’état-major fasse mention d’un château, pour que je me détourne de mon chemin dans l’espoir de découvrir quelqu’une de ces vieilles demeures où dort le passé ; mais ce mot d’Etennemare m’attirait en outre par le souvenir d’un nommé Louis d’Etennemare que j’avais connu au lycée et qui nous semblait fort différent de nous tous. En quoi différait-il de nous ? Aucun n’aurait su le dire, mais les enfants n’ont pas besoin de faits ni de preuves pour accepter les jugements que leur suggèrent leurs instincts. Une double curiosité me poussa donc. Elle fut amplement satisfaite.

De la route de Veules, on aperçoit, sur la lisière d’un bois, le petit château d’Etennemare. Il est en briques, composé d’un corps de logis bas et long et de deux ailes importantes. Une cour d’honneur, parée et ornée de balustrades en pierre, le précède et lui donne un petit air solennel. J’admirais l’harmonie de ses proportions, quand j’entendis un bruit de pas, derrière moi. Quelqu’un s’en venait vers la grille. Je reconnus mon ancien camarade. Il me reconnut aussi.

Il avait peu changé, ayant toujours ces regards vagues, ces allures déconcertantes, enfin ce quelque chose de singulier qui nous étonnait autrefois.

— Si cela t’intéresse, me dit-il après quelques minutes où nous refîmes connaissance, entre un moment, j’ai là quelques bibelots qui t’amuseront.

De fait, toutes les pièces qu’il occupait, c’est-à-dire tout le corps de logis principal, étaient remplies de meubles anciens, et décorées d’assiettes, de cuivres, d’armes, qui révélaient un collectionneur patient et documenté. Mais, par contre, des fauteuils et des rideaux d’un vert criard, d’abominables imitations de tapisseries, ornaient l’aile droite. Louis me dit :

— Voici la chambre de ma mère.

Dans un autre genre, l’aile gauche était d’un goût aussi détestable. D’horribles tableaux d’amateur pendaient aux murs et les vieilles boiseries elles-mêmes étaient souillées par des peintures et des dessins. Louis me dit :

— C’est la chambre de ma mère.

— Comment, m’écriai-je, mais tout à l’heure…

Sans paraître m’entendre, il me fit visiter d’autres pièces et d’autres étages, où se montraient les mêmes dissonances et les mêmes contrastes ; puis il me demanda :

— À propos, tu restes à déjeuner, n’est-ce pas ?

Il donna des ordres et, après un tour dans le parc, nous gagnâmes la salle à manger. Deux dames d’un certain âge nous y attendaient. Louis me présenta d’abord à l’une d’elles, une grande femme prétentieuse attifée de soie bleue et de rubans jaunes.

— Madame Lieuvain, ma mère.

Ensuite, il me désigna l’autre, une petite femme ronde, remuante, la figure encombrée de boucles d’un blond trop ardent.

— Madame Saint-Léger, ma mère.

Était-il fou ? Se moquait-il de moi ? ou bien, à l’égard de l’une ou de l’autre, ce nom de mère était-il simplement une de ces appellations affectueuses que l’on a pour une tante ou une vieille amie ? Quoi qu’il en soit, à peine à table, les deux mères se mirent à disputer entre elles sans la moindre vergogne. C’étaient des pointes ironiques, des reproches, des blâmes, une petite guerre ininterrompue à propos de choses si insignifiantes qu’il me serait impossible d’en citer une seule. J’étais fort gêné, et, après quelques essais timides pour entamer la conversation, j’avais résolu de garder le silence. Quant à Louis, très calme d’abord, il s’interposait de temps en temps avec une indifférence résignée, disant à l’une ou à l’autre :

— Allons, maman, tais-toi.. sois raisonnable… laisse-la dire…

Mais tout à coup, à la fin du repas, comme les deux mégères s’oubliaient jusqu’à proférer des injures, il se leva, pris d’une rage subite, saisit Mme Lieuvain par le bras et la poussa vers la porte de droite en criant :

— Toi, maman, fais-moi le plaisir de déguerpir.

Puis ce fut le tour de Mme Saint-Léger d’être expédiée sans plus de cérémonie.

— Et toi, maman, file de ce côté.

Après cette scène étrange, nous restâmes bien pendant vingt minutes, l’un en face de l’autre, silencieux. Louis avait allumé sa pipe et fumait. Moi, je l’avoue, je m’en revenais pas de ma stupeur. Quels rapports y avait-il entre ces gens ? Quel drame extraordinaire ces trois existences cachaient-elles ? Pourquoi ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne portait-elle son nom à lui, d’Etennemare ? À la fin, ma curiosité fut trop vive. Je lui demandai :

— Laquelle est ta mère ?

Il me répondit :

— Je ne sais pas.

— Comment, tu ne sais pas ?

— Non, et elles non plus ne le savent pas, et personne ne le sait et personne au monde ne peut le savoir.

Il y eut encore un long silence. Je ne le troublai point, attendant la confidence inévitable maintenant. Et, en effet, sans préambules, sans phrases inutiles, il me fit soudain ce court et bizarre récit :

— Autrefois avant nous, habitait dans ce château un médecin qui, pour augmenter ses petits revenus, recevait l’été des pensionnaires. Il y a trente ans, des amis lui envoyèrent deux femmes, Mme Lieuvain et Mme Saint-Léger, toutes deux enceintes, toutes deux veuves depuis les premiers mois de leur grossesse.

Ces deux femmes ne se connaissaient pas. Elles se plurent ici et décidèrent d’y rester et d’y faire leurs couches. Ces couches eurent lieu en décembre, et, hasard plutôt contrariant pour le docteur, elles eurent lieu le même jour. Un autre, hasard fit que, ce jour-là, le docteur était seul, ayant envoyé ses domestiques en course. Il plaça donc les deux femmes en cette salle et s’occupa d’elles simultanément. Les choses se passèrent très bien, mais avec une rapidité extrême. À peine le docteur eut-il délivré Mme Lieuvain et déposé l’enfant dans une corbeille munie de langes, qu’il dut courir auprès de Mme Saint-Léger.

Il mit au monde, avec le même succès, le second enfant, le déposa à son tour et, rapidement, donna quelques soins encore aux deux malades. C’est alors… c’est alors qu’il revint auprès des deux garçons et qu’il s’aperçut que, dans sa précipitation, il les avait étendus l’un contre l’autre, sans que le moindre signe lui permit de les distinguer l’un de l’autre. Il aurait dû se taire, choisir au hasard… Qu’importe, après tout… Malheureusement, il eut la bêtise de s’écrier :

— Sacré nom, je ne m’y reconnais plus… lequel est-ce ?…

Les deux mères avaient entendu.

Le surlendemain, l’un des deux garçons mourait. L’autre, c’était moi. De qui étais-je le fils ?

Il se tut. Je ne sais pourquoi, je dus réprimer une certaine envie de rire. Je trouvais à cette aventure extraordinaire un côté plutôt comique. Il me sembla même que Louis en avait conscience, car sa voix et l’expression de son visage marquaient une sorte d’ironie : c’était si bête et si niais, c’était si bien un de ces coups stupides, une de ces niches puériles que le destin s’amuse à comploter avec une imagination d’homme ivre ! Louis conclut :

— Tu vois la suite : je n’ai pas de père, je m’appelle Louis tout court, né à Etennemare ; pourquoi porterais-je plutôt le nom de Saint-Léger que celui de Lieuvain ? Par contre, j’ai deux mères, ni l’une ni l’autre n’ayant pu se décider à m’abandonner, car, somme toute, si elles n’ont pas de preuves de leur maternité, aucune d’elles ne peut se dire : « Louis n’est pas mon fils. » Seulement, il en est résulté que, dans le doute, ni l’une ni l’autre ne m’a aimé comme une mère. À la mort du docteur, elles ont acheté cette maison, et j’ai été élevé entre ces deux femmes qui ne se connaissaient pas, qui n’avaient rien de commun et qui, naturellement, n’ont pas tardé à se haïr de toutes leurs forces.

Voilà ma vie, mon cher, est-ce assez idiot ? Il y a là deux femmes : l’une ne m’est absolument rien du tout, et je l’appelle ma mère, et l’autre est réellement ma mère, ma créatrice, et je n’ai pas plus d’affection pour elle que pour l’étrangère.. Au fond… au fond… je les déteste toutes les deux… et pourtant l’une est ma mère… mais laquelle ?