Les Jeunes Croyances/I/Nous sommes deux enfants

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 32-34).



XIII




Nous sommes deux enfants et nous sommes deux âmes ;
Nos cœurs sont enlacés ; nous enlaçons nos mains,
Toi, femme aux pleurs bénis, forte parmi les femmes,
Moi, sérieux, déjà penché sur les humains.

Nous vivons ; nous chantons ; nous faisons notre aumône,
Et nous ne demandons qu’à nous aimer, ma sœur,
Et dans la route où nulle étoile ne rayonne
Nous foulons sous nos pieds les débris du bonheur !


Quoi ! si jeunes ? si tôt ? Oui, les méchants, ma fille,
Ont toujours sur les bons versé leur âcre fiel…
Mais moi qui suis tout seul, seul même en ma famille,
Je croyais avoir droit aux clémences du ciel !

Je croyais avoir droit aux clémences des hommes,
Puisqu’ils ont ici-bas leur libre volonté ;
Je pensais que plusieurs, sachant ce que nous sommes,
Nous donneraient un peu d’amour, par charité.

Eh bien, non, tous ont vu notre dure souffrance,
Ils nous ont entendu sangloter et gémir :
Ils ont passé, riant dans leur indifférence,
Ou de notre douleur se faisant un plaisir !

Ta porte s’est fermée, et pour moi s’est rouverte !
Sans cela, pèlerin privé de tout secours,
On m’eût retrouvé mort dans ma route déserte,
Car mon fardeau me pèse, et je marche toujours.


Toi, tu repris la main loyale de ton frère,
Tu vins rendre une joie au pauvre paria ;
En échange il t’offrit sa saignante misère,
Et l’espoir sur nos fronts pour un moment brilla.

Aujourd’hui, tout s’éteint. — La noire multitude
Nous insulte et s’en va ! Nous, pleins d’un vaste amour,
Nous traversons la nuit, sinistre solitude,
Tristes, mais grands et fiers, et meilleurs chaque jour !

2 septembre 1866.