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XVII


Ils se sont battus deux semaines, avant d’être écrasés. Ils se sont battus avec les outils de leur labeur, le fléau du batteur de blé, la houe du laboureur, le mancheron de la charrue, des crocs, le marteau du forgeron et des vieilles armes hors d’usage. Ils ont frappé comme sur l’enclume. Ils ont présenté leur poitrine à peine couverte du sayon de laine à la pique des chevaliers couverts d’armure. Ils ont lutté sept mille contre l’armée des seigneurs réveillés de leur torpeur, contre cette noblesse qui retrouvait sa vaillance à tailler dans le vilain. Deux semaines ils ont semé les effrois et seule la tache du sang qu’ils ont répandu demeure au livre de l’Histoire, alors que les meurtres de la Contre-Jacquerie furent si horribles, qu’en moins de dix jours vingt mille cadavres de Jacques jonchèrent le pays plat.

Furieux de leurs craintes, ivres de sang, avides de pillage, les nobles se vengèrent, impitoyables, torturant quiconque tombait sous leur main. Les Jacques avaient tué des femmes et des enfants, leurs maîtres laissèrent des villages entiers où ne resta plus une âme. Meaux, devant qui tomba le dernier espoir des Jacques, se vit brûlée entièrement, ses églises souillées.

Et tandis que le 11 juillet 1358, Étienne Marcel, dans une lettre aux bonnes villes de France et de Flandre, désavouait ce peuple abattu qu’il avait soulevé, il flétrissait néanmoins la réaction sauvage, et le dauphin accordait des lettres de rémission à presque toutes les villes rebelles.

Ce fut contre les Jacques que le jeune sire de Coucy Enguerrand VII fit ses premières armes. Avec le comte Phébus, beau-frère de Charles le Mauvais, le sire de Grailly, le captal de Buch, il se lança en bête fauve déchaînée à travers le pays plat. Et l’on dirait, à lire les pages de l’Histoire, qu’un peu plus tard, prise d’un vague remords de justice, la Providence avait voulu venger les Jacques outragés et crucifiés. Le comte Phébus meurt subitement, le captal de Buch devient insensé. Enguerrand VII de Coucy périt chez les Turcs, Charles le Mauvais est brûlé vif après quinze jours de souffrances horribles. Quant à Étienne Marcel, le dauphin, qui se sut trahi par lui, le faisait assassiner aux portes de Paris.

Le 13 juin de cette année 1358, dans la maison de maître Nicole Flamand finissaient de déjeuner le maître du logis, Philippe de Haume, Alyse et Georget encore un peu pâle, mais guéri. Barbe allait et venait, mangeant à leur table tout en servant et surtout contemplant avec attendrissement les deux jeunes gens qui se souriaient.

On heurta le marteau de la porte, Barbe s’en fut ouvrir. C’était Conrad, un Conrad maigri, abattu. Sans un mot de bonjour, il dit :

— C’est fini !

Il vint tomber sur un siège et resta un instant, la tête dans ses mains. Un silence désespéré régnait dans la pièce. Au bout d’un moment, Conrad releva la tête, il avait pleuré.

— Notre Karlot, dit-il, est tombé entre leurs mains. Ils l’ont fait périr en lui enfonçant au front, par dérision de sa royauté, une couronne de fer rougie au feu. Mais ils n’ont obtenu de lui ni un gémissement, ni un cri de grâce. Notre roi Karlot est mort en martyr.

— Las ! fit Barbe épouvantée.

Très pâle, maître Nicole Flamand inclina la tête. Des larmes lourdes tombaient des yeux de l’aveugle. Alyse et Georget s’étaient levés, et instinctivement se serraient l’un contre l’autre, leurs mains unies.

— Et nos amis ? demanda maître Nicole, depuis le trépas de Frappe-Fort, je ne sais rien.

Au sortir d’un combat, Frappe-Fort avait bu un verre d’eau glacée. Une congestion l’emportait quelques heures plus tard.

— Après, répondit Conrad, ce fut la débandade. Rouge Le Bâtard ne put les rallier. Désespéré, il est reparti combattre l’Anglais, m’a-t-il dit.

— Et Guillaume ? interrogea Georget, est-il sauvé, ami Conrad, et Guillemette, comme vous me l’aviez promis ?

— Nul n’ira les chercher où ils sont, ne crains rien pour eux, Georget.

— Oh ! merci, Conrad, mais les autres ? L’Agnelet ?

— Tué.

— Grégoire ?

— Il s’en est allé avec Rouge Le Bâtard. Quant à la vieille Alyse, elle est morte au combat, comme nous revenions de brûler le nid de quelques moines un peu trop gras. Étendue sur le chemin, Louvette se coucha sur elle, mordant ceux qui voulaient l’arracher de ce corps qu’elle essayait peut-être de réchauffer. Le lendemain je suis revenu, il y avait deux cadavres, celui de la bête couvrant celui de la vieille serve. J’ai creusé une grande fosse pour les y coucher toutes les deux.

Alyse sanglotait à ce récit. Georget l’enlaçant tendrement, la fit asseoir.

— Alyse, ma douce sœur, ils seront vengés un jour, je le jure.

— Mais je ne veux pas que tu meures ! s’écria la jeune fille.

Et tous eurent un sourire à travers leur émoi.

— J’étais venu, maître Nicole, dit Conrad en se levant, pour vous prévenir. Vous êtes accusé d’avoir excité à crime et pillage les manants du fief de Coucy. Je vous offre, à tous, l’asile inviolable des gens de ma tribu à laquelle je retourne. Laissez passer l’orage, dans peu de temps, vous pourrez revenir en votre logis. Acceptez-vous ?

— Pour eux, oui, dit maître Nicole Flamand désignant ses hôtes, pour moi non. Je ne veux point fuir devant mes actes, ils porteront leur poids.

— À la bonne heure ! fit une voix qui sonna clair.

— Frère Loys ! s’écrièrent-ils.

— Lui-même, mais on entre ici comme au moulin. Tenez votre seuil clos, au moins.

— Sainte Vierge, s’écria Barbe, n’aurais-je point fermé la porte ?

— Il me paraît, ma chère Barbe, je l’ai fermée derrière moi, demeurez là.

— D’où venez-vous, frère Loys ?

— D’ici et de là, pour retourner ailleurs. Je viens de voir sur les ruines de Prémontré les maçons rebâtir l’édifice. Tout est à refaire, Conrad.

— Hélas.

— Mais vous, maître Nicole, avez prononcé les mots qu’il fallait dire. Assez les abandonnent lâchement. Étienne Marcel, prévôt des marchands, vient de les désavouer publiquement, ils ne peuvent plus lui être d’aucun secours.

Philippe de Haume dit alors :

— Ne l’avais-je point prédit ? Que le sang versé retombe sur leurs mains !

Ils restèrent silencieux un moment.

— Je dois partir, dit Conrad, quiconque veut me suivre se prépare au départ. Demain matin ; au jour levant, je serai là.

À l’aube le lendemain, maître Nicole qui d’ailleurs, malgré qu’il se vit fort suspecté, ne fut point emprisonné, et Barbe entêtée à ne le point quitter, dirent adieu aux voyageurs. Dans la charrette de Grégoria, on fit monter l’aveugle, puis Alyse et Georget, en qui la jeunesse chantait la chanson ardente de la vie, le fils du laboureur, la fille du tailleur d’images.

L’avenir…

FIN






Fontenay-aux-Roses. — Imp. L. Bellenand. — 31.947.