LES
ITALIENS D'AUJOURD'HUI

II.[1]
LES MAISONS DE ROME ET LA CAMPAGNE DE ROME.

Il ne faudrait pas visiter Rome. Il faudrait l’habiter, la contempler à ses heures de suprême beauté, lui dire des mots d’amour dont une ville a l’air de sourire comme une femme. Et ce sont là des momens rares, imprévus, que les guides sont impuissans à préparer, et dont la douceur prend l’âme, tout au fond. Tenez, vous revenez, par exemple, un soir, d’une course lointaine à quelque ruine, avec la lassitude de l’histoire, des notes érudites, de tout l’appareil destiné à soulever notre admiration et qui la tue le plus souvent ; vous revenez, c’est le crépuscule. Les vapeurs montent de la vaste plaine, et sont rouges au couchant. Vous suivez une rue sombre, et vous levez les yeux. Devant vous, la colline est en pleine lumière, barrée de hautes façades jaunes, groupe étage de palais dont chacun est une merveille de grandeur, dont l’ensemble est un chef-d’œuvre de fantaisie, et que tache çà et là un petit cyprès noir ou la gerbe d’un palmier. Vous vous retournez : derrière, il n’y a plus que des ombres bleues, des toits de maisons qui ne sont que de longues lignes d’azur, des courbes infiniment pures de coupoles, s’enlevant sur le ciel qui est léger, couleur d’or pâle, pareil aux auréoles byzantines. La rue est silencieuse. Rome fait peu de bruit. Oh ! comme alors on subit l’ensorcellement de cette ville unique, comme on comprend les peintres, ou les âmes fatiguées et rêveuses, qui sont venues à Rome pour trois semaines, et ne l’ont plus quittée !

Vraiment, j’ai senti, à la revoir, que j’aimais Rome pour la première fois. Mais dire pourquoi et de quels élémens cet amour est formé, je ne le saurais pas. Il y entre, comme dans tous les amours, une part d’inexplicable.


Je crois que l’accueil des Romains n’y est pas étranger. Ils ont une hospitalité naturelle, à la fois familière et réservée, que donne la longue habitude de recevoir. Chez les grands surtout, on rencontre une sorte de sentiment très particulière. Ils ne font aucune différence entre les étrangers. Italiens du nord ou du midi. Allemands, Français, Espagnols, Russes ; Anglais, sont égaux devant la belle indifférence accueillante du Romain. Ils peuvent venir. On comprendra leur langue, leur nature, leur esprit ; on saura suffisamment l’histoire contemporaine de leur pays pour les entretenir de la patrie absente ; on ouvrira devant eux, avec la même bonne grâce, les salons qui sont des galeries et les galeries qui sont des musées, et chacun pourra se croire à peine sorti de chez soi, dans ce monde où tous les mondes passent. Cette égalité de traitement cache peut-être un fond d’orgueil hérité des anciens maîtres de la terre, une conviction de supériorité que les luttes des peuples plus jeunes, leurs succès, leurs conquêtes, les vicissitudes des fortunes particulières, la fortune même de Rome, ne sauraient atteindre et intéressent à peine. Elle est agréable cependant ; et, bien qu’elle n’en soit pas un, elle flatte comme un hommage.

Rien n’étonne, au surplus, comme de rencontrer des gens qui ne sont étonnés de rien. J’imagine que nous sommes un peu, pour des Romains, comme des caravanes chargées de leur apporter non plus le tribut en argent, mais les nouvelles, une idée des affaires et du train du monde. Vous croyez leur apprendre quelque chose. Mais ils en savaient déjà la moitié, ou bien ils s’en doutaient. Les caravanes précédentes les avaient préparés. Ils avaient, avant vous, vu des buzzurri de votre nation, ou d’une autre, grâce auxquels ils étaient renseignés. Aucune ville n’étant plus traversée que la leur, ils auraient une notion de tout sans même voyager. Et ils voyagent pour la plupart. Et ils ont tous des amis ou des parens dans les capitales, tous des revues, des journaux, et le don de divination, qui vient d’une longue pratique des hommes.

J’arrive, vers dix heures du soir, chez la princesse A… Trois salons de suite, déserts, merveilleusement meublés et tapissés d’objets d’art. Dans le quatrième, la princesse est assise et travaille, vêtue de sombre, blonde, belle d’une beauté régulière et douce : c’est une Italienne, d’une de ces grandes races un peu tristes pour qui les Italiens pourraient avoir inventé leur joli mot de morbidezza. Son mari lit une revue, à demi couché sur un canapé. Il se lève, vient à moi, me présente, et reprend l’entretien commencé ailleurs, avec cette aisance, cette souplesse d’esprit et de mouvement qui se transmet très bien et s’acquiert très peu. Nous causons de vingt questions. Il a sur chacune des idées, et, ce qui est plus rare, des lectures à citer. « Vous connaissez cet ouvrage allemand ? me dit-il. Vous feriez bien de consulter le volume d’un Anglais, lord D.., un de mes amis. Très curieux. » Il n’ignore ni la dernière pièce, ni le dernier roman, ni la dernière mode de France. Elle non plus. Et je suis sûr qu’ils en savent autant sur l’Angleterre, l’Autriche ou l’Allemagne. Elle parle peu, sensément, avec une sorte de dignité nonchalante. Un mot drôle fait venir à ses lèvres un sourire très fin, très vite effacé. La jolie tête blonde reste le plus souvent immobile, penchée, et le reflet de la lampe ne bouge pas sur le collier à gros grains d’or ciselé.

Un familier de la maison survient, un personnage des Calabres ou d’ailleurs, un buzzurro. Il est éperdument provincial auprès d’eux. À un moment, il a parlé de l’Italie, « cette jeune nation. » Le prince A.., d’un geste languissant, a repiqué son épingle de cravate, et, les yeux encore baissés : « Oui, toute jeune, a-t-il dit, avec beaucoup de siècles sur les épaules. »

Ce sentiment de la gloire de la Rome antique se retrouve dans toutes les classes de la société. Il me paraît l’emporter de beaucoup, au moins dans le cœur des Romains proprement dits, sur la vanité qu’ils tirent de la Rome moderne. Un employé de bureau me disait : « La grandeur de Rome a fait la grandeur de la malaria. On exagère celle-ci, à cause de l’autre. » J’ai rencontré, tout à l’heure, au coin d’une ruelle, deux gamins en culottes et en chemise, les pieds nus. Le plus âgé n’avait pas douze ans. Chacun tenait à la main un bout de bois pointu, en guise de poignard, et cherchait à toucher l’autre. Je me suis arrêté pour les regarder, ce qui les a singulièrement animés. Après un moment de lutte indécise, le plus grand s’est écrié : « Tu vas voir que je suis un Romain de Rome ! Romano di Roma. » Et il a porté à son adversaire un coup droit qui a déchiré la manche à la hauteur de l’épaule. Non loin de là, dans l’angle d’une porte, une vieille, dont la jeunesse avait peut-être été disputée au couteau, riait silencieusement.

L’ancienne population a été débordée par une invasion d’étrangers. Rome comptait, en 1870, 226,000 habitans ; elle en a près de 400,000, dit-on, d’où il suit que sur quatre passans, deux seulement, en moyenne, sont Romains. Ceux-ci ont cependant conservé leur manière d’être et beaucoup de leurs usages. Dans la ville transformée ils continuent à parler le patois de Rome, à habiter les vieux quartiers ; ils sont, à la manière des ancêtres, intelligens, amis d’un travail coupé de nombreux repos, très enclins à compter, pour vivre, sur la générosité des grands, à considérer comme des droits quiritaires les sinécures des administrations publiques ou particulières, casaniers, un peu rudes d’apparence, mais d’apparence seulement, dans le gouvernement domestique, assez jaloux, et passionnés pour les petits tours à la campagne, où l’on ne dépense guère. Les femmes portent encore le corset de couleur vive. Les hommes des domaines seigneuriaux, des tenute lointaines, viennent, à certains jours, visiter ceux des faubourgs, et faire leurs provisions. Les bouchers, pour tenir écartés les flancs ouverts des moutons et des veaux, se servent de roseaux verts souvent garnis de feuilles. Personne ne se préoccupe beaucoup du lendemain. Tout se fait avec une lenteur diplomatique, col tempo. Si vous traversez, le soir, vers cinq heures, la place Colonna, vous la verrez pleine de gens qui sont là par la force d’une tradition immémoriale, causant, par groupes, des affaires de la cité ou des leurs propres. Les plus grosses entreprises rurales, comme les petites, se discutent là, sous les murs du palais Chigi. Parfois un vigoureux gaillard, au teint brun, met la main dans sa poche, la retire à moitié seulement, comble de blé qu’il laisse retomber assez vite, pour que le public ne soit pas au courant de la chose. C’est une vente de semences qui se conclut. Et vous pourrez observer, à la même heure et de la même place, que la coutume romaine de se promener au Corso, dans cette rue médiocre, longue et sans échappée, est demeurée triomphante, malgré la via Nazionale et les quartiers nouveaux.

Non, la transformation de Rome n’est pas le fait des Romains. Ils n’auraient pas conçu ce plan régulateur, hardi jusqu’à la brutalité, qui s’inquiète assez peu des églises et des souvenirs. Ils n’auraient pas détruit le pont Saint-Ange, comme on le fait en ce moment. S’ils l’avaient démoli, et qu’ils eussent trouvé des arches du moyen âge, que le Bernin avait seulement couvertes d’un revêtement et couronnées de statues, ils se seraient arrêtés. Et, s’ils avaient soupçonné, par-dessous les arches moyen âge, le troisième pont, d’époque romaine, que les travaux viennent de mettre à nu, ils en auraient dégagé un morceau seulement, pour avoir une ruine de plus. Ils étaient, au fond du cœur, et ils sont encore pour le système de la rue respectueuse, qui tourne le monument et s’incline à sa manière devant lui. Mais ils ne protesteront pas, et se serviront du pont neuf. Parmi les habitudes qu’ils ont conservées de leur antique lignée, figure celle d’assister aux révolutions, non pas impassibles, mais avec une résignation de connaisseurs.


J’ai rencontré chez lui le commandeur G… M. .. Il était dans son cabinet de travail. Mais il m’a fait entrer dans une petite pièce à côté, un salotto quelconque. — À quoi bon laisser entrevoir qu’on rédige un rapport, qu’on a des correspondances, des dossiers, des livres ouverts sous la main ? — Il est donc sorti, pour me recevoir du sanctuaire des affaires privées, et je lui ai dit :

— Mon cher commandeur, expliquez-moi le krach des maisons de Rome.

Il s’est approché d’une fenêtre étroite, ouvrant sur un paysage vaste, sur les prati di Castello, le Vatican et le Monte-Mario qui les dominent, le commencement de la plaine du Tibre fuyant à droite.

— À la distance où nous sommes, m’a-t-il dit, vous voyez que ce quartier a l’air presque entièrement bâti et habité. Il ne diffère pas beaucoup d’aspect des quartiers plus proches. Cependant il est à moitié ruiné et à moitié désert.

Il se retourna du côté opposé, et, d’un geste, indiquant le mur peint en blanc, avec des encadremens légers, dans un goût vaguement pompéien :

— De ce côté également, vers la gare, sur les collines du Viminale et du Pincio, vous constaterez des ruines semblables. Elles nous font très grande honte, à nous Romains, et nous ne voulons donner suite à aucun projet d’exposition universelle à Rome, avant qu’elles aient disparu. Est-ce qu’on prétend convoquer le monde entier pour lui donner le spectacle de ces ruines toutes neuves ?

« Nous avons voulu faire trop grand et trop vite. Ç’a été une première faute, faute de direction celle-là, qui en a déterminé d’autres, innombrables. La vieille Rome n’est pas maniable comme une ville moderne. Le sol miné, percé, plein de substructions de plusieurs âges, l’abondance des monumens encore debout, la fréquence des pentes, les habitudes d’un peuple ancien, qui ne se modifient pas en un jour, étaient autant d’obstacles avec lesquelles il aurait fallu compter. On aurait pu transformer Rome lentement. Mon Dieu, ce n’est pas là une idée sacrilège, ni nouvelle. Le premier empire l’avait eue. Vers la fin du régime pontifical, Mgr de Mérode avait commencé à l’appliquer. Il représentait l’élément progressiste, quand le cardinal Antonelli incarnait la tradition. On peut l’appeler l’initiateur des grands travaux romains. Nous lui devons la construction de la gare, celle de la caserne de Macao, et surtout la via Nazionale, qui eût été plus belle, s’il avait pu l’achever. Il l’avait conduite jusqu’auprès du Quirinal. Elle devait, de là, passer, sur un viaduc, au-dessus du Forum de Trajan, et, par une large courbe, déboucher sur la place de Venise, dans l’axe du Corso. C’eût été très beau, très harmonieux. Mais Mgr de Mérode avait de plus vastes plans. Il y avait travaillé avec Lamoricière. Il les étudiait encore lorsque les Italiens étaient déjà maîtres de Rome, et les discutait avec le baron Haussmann, réfugié chez nous pendant la guerre franco-allemande. M. Haussmann s’y prêtait volontiers. On raconte même qu’un jour, pour résumer son avis, il aurait dit, en désignant les vastes terrains, non encore construits, qui s’étendaient autour de la gare : « Voyez-vous, monseigneur, votre Vatican, vos musées, vos galeries, c’est beau, mais c’est froid. Je voudrais faire prendre l’air à vos statues, et tracer par ici un bois de Boulogne sacré.

« Le mot n’était pas joli seulement : il était sage. Beaucoup de Romains estiment, comme moi, qu’il eût été politique de ne pas chercher à déplacer brusquement le centre de Rome, d’arrêter par un bois de Boulogne, sacré ou non, le progrès de la ville vers ces régions lointaines, trop vastes, difficiles à couvrir, pour diriger tout l’effort des constructeurs vers les prati di Castello, pour faire sortir de terre un quartier nouveau, compact, entre le Tibre et le Vatican.

« Nous n’en sommes plus à ces rêves. La via Nazionale, au lieu de dépasser le Quirinal, a servi à le dégager. Elle a été violemment détournée pour venir en zigzag, avec des pentes terribles, tomber à angle droit sur le Corso. On a projeté , puis entrepris des travaux gigantesques, tous à la fois. Après les premières années d’occupation, quand la conquête a été consommée par la résidence de la cour à Rome, quand on a vu la population s’augmenter rapidement, on a été pris d’une fièvre d’audace : on a entrepris de canaliser le Tibre, ce qui nous a coûté plus de 150 millions ; on a décrété que la Rome nouvelle surpasserait l’ancienne et l’absorberait, qu’elle serait une grande ville moderne et une place de guerre ; on a publié ce fameux plan régulateur qui rendra Rome méconnaissable, et l’a rendue déjà, — au prix de sacrifices que je ne veux pas énumérer, — bien différente de ce qu’elle était.

« La première faute, faute de direction, je le répète, a donc été de prétendre improviser une capitale. On a, sans l’avoir cherché sans doute, provoqué toutes les spéculations et affolé les esprits. Les Italiens ont cru que Rome ne s’arrêterait plus de grandir. La ville éternelle est devenue un marché ouvert, et, les premières maisons bâties ayant donné de beaux bénéfices, tout le monde a voulu bâtir, non-seulement les capitalistes, mais de simples brasseurs d’affaires, des gens qui ne possédaient qu’une redingote et des relations. Si bien que nous avons vu un de ces « instantanés, » un entrepreneur de dixième ordre, faire une superbe faillite de 40 millions.

« Ah ! les beaux jours de folie ! De 1883 à 1887, nous avons vécu en pleine féerie. Les terrains vagues des nouveaux quartiers, les jardins, les vignes mêlées d’arbres fruitiers, les délicieuses vigne si chères aux Romains, s’achetaient au poids de l’or. Des princes dépeçaient eux-mêmes leurs palais et leurs parcs. Les banques de spéculation poussaient comme des champignons à l’ombre de nos grandes banques d’État. Il suffisait d’être connu de quelque employé supérieur, pour passer au guichet. Le candidat à la propriété foncière, sans argent, achetait un lot, une area fabbricabile. Il empruntait pour payer, et signait un billet à trois mois, renouvelable, qui était escompté en Italie, et, généralement, passait en France. La banque prenait hypothèque sur le terrain. On creusait les fondations. La banque reprêtait, pour construire le premier étage, et, l’étage bâti, prenait une nouvelle hypothèque, et ainsi de suite, jusqu’au pignon. Vous devinez si les murs montaient de tous côtés !

« Il s’en élevait tant que le nombre des logemens tendait à dépasser celui des locataires. Un commencement de malaise se manifesta. Il s’accrut des rivalités, vraies ou prétendues, entre la banque nationale et la banque romaine. Le bruit courait qu’elles ne s’entendaient pas comme deux sœurs. Mais enfin, nous nous en serions tirés, avec des prorogations et un krach modeste, comme toutes les nations s’en permettent, de temps à autre : la politique agressive de M. Crispi perdit tout. La France s’inquiéta. Vos banques devinrent réservées, puis décidément inhospitalières, et six ou sept cents millions de billets, ne trouvant plus de crédit, retombèrent sur la place de Rome.

« Ce fut la fin. Les banques de circonstance, voyant les sources tarir, refusèrent de prêter. Les entrepreneurs refusèrent, et pour cause, de rembourser. Les maçons descendirent des échafaudages, la truelle encore pleine. Les peintres s’arrêtèrent au milieu d’un filet. Les faillites de particuliers et de sociétés éclatèrent comme un chapelet de mines reliées entre elles. La panique s’en mêla. En vain, pour conjurer la crise, M. Crispi obligea-t-il la banque nationale à faire aux établissemens menacés une avance de 50 millions. Le désastre ne put être écarté. Les sociétés de crédit liquidèrent. À la place de l’argent qu’elles avaient dispersé, elles ne retrouvèrent que des immeubles, la plupart à moitié bâtis, les autres difficiles à louer parce que toute une armée d’employés, de directeurs et d’ouvriers avaient quitté Rome. Mais elles-mêmes étaient débitrices de grosses sommes envers la banque nationale. Elles passèrent leur actif à leur principale créancier», qui possède de ce chef, aujourd’hui encore, une partie notable des nouveaux quartiers. Voilà l’histoire. »

— Elle est simple en ce qui concerne les spéculateurs ordinaires. Mais comment expliquez-vous que de grands personnages, qui possédaient d’immenses fortunes, aient pu sombrer de la même façon ?

— Vous faites allusion à des princes ? Ne nommons pas… Tout le monde sait… Mais, en effet, monsieur, c’est une chose très étonnante, d’autant plus que le patriciat romain, surtout le monde noir, ne prodigue pas l’argent en réceptions, vit simplement, et, s’il n’a pas de dettes anciennes, venues d’héritage, offre l’exemple de ces belles fortunes, sans fissures, qui paraissent à l’abri même d’une imprudence. Malheureusement ici l’imprudence fut énorme, difficile à concevoir. Celui auquel vous pensez, comme j’y pense moi-même, avait surtout une fortune territoriale. S’il se fût contenté de vendre ses terrains, il aurait gagné. Mais il voulut jouer à lui seul le rôle d’une société. Il emprunta pour prêter aux entrepreneurs, et ne prit pas même hypothèque. N’étant pas payé, il renouvela ses engagemens, et laissa les intérêts s’accumuler. Au bout de peu d’années, les quelques millions empruntés au début étaient devenus 30 millions, et la faillite générale le surprit avec cette dette énorme, des débiteurs insolvables et sans garantie, et des terres hypothéquées, dépréciées par la crise.

— Et le pape ? Est-il vrai que le saint-siège ait engagé et perdu des capitaux dans l’affaire ?

— Oui et non. La chose a été exagérée et surtout mal expliquée. Je crois la bien connaître. Vous saurez donc qu’un prélat romain, Mgr Folchi, administrait les finances du saint-siège, avec une commission de trois cardinaux, n’ayant que voix consultative. Peu à peu, il s’abstint de conférer avec la commission, et, sachant l’activité de Léon XIII et le plaisir qu’il éprouve à faire le plus de choses possible par lui-même, se borna à prendre l’avis du pape, quand il en était besoin. Or, au moment où Rome s’abandonnait aux spéculations que je vous ai racontées, et cherchait partout des prêteurs, on représenta, de divers côtés, au saint-père, qu’au lieu de placer en Angleterre ses capitaux de réserve, il ferait mieux et plus patriotiquement, il rendrait service au peuple de Rome, en achetant des actions de plusieurs compagnies romaines. Les valeurs se tenaient alors assez bien. Le pape suivit le conseil. Plus tard, la noblesse, engagée dans les affaires de terrains et de constructions, lui demanda de lui emprunter. C’est une tradition très ancienne et très naturelle des pontifes romains, d’aider de leurs deniers les familles princières. Le pape prêta donc, d’abord en prenant hypothèque. Puis on se relâcha des précautions nécessaires. Mgr Folchi, et c’est la grave erreur qu’on lui reproche, consentit à recevoir en nantissement des titres de ces mêmes sociétés, qui devaient ou crouler, ou perdre la moitié de leur valeur, quelques mois plus tard. Ces générosités accompagnées d’imprudences causèrent de gros embarras au saint-siège. On a dit qu’il avait perdu ainsi vingt millions. Cela eût été possible, s’il avait fallu réaliser de suite l’actif de créances et de gages. Mais une liquidation patiente donnera des résultats infiniment moins mauvais. Toutefois, vous ne serez pas étonné d’apprendre que l’ancienne commission de trois cardinaux a été rétablie, et qu’elle a aujourd’hui, en matière de finances, voix délibérative.

Le commandeur m’avait répondu sur un ton de conversation aisée, avec une sorte de dilettantisme où je devinais le plaisir de jouer avec les mots et les souvenirs, de couvrir et de découvrir les personnes. Quand il en fut rendu à ce point, il changea brusquement de physionomie, et me dit, me regardant, avec une petite flamme dans les yeux :

— Maintenant, allez voir. Mais ne soyez pas injuste. Rappelez-vous qu’au début tout au moins de cette entreprise inachevée, il y a eu un enthousiasme, un désir d’embellissement, une illusion peut-être sur la grandeur future de Rome, qui peut servir d’excuse à plus d’une faute, et qu’au surplus nous n’avons pas le monopole des affaires qui tombent !


J’allai donc voir, et j’avoue que j’avais été très prévenu, contre les nouveaux quartiers, par plusieurs de mes amis qui les avaient visités. Mes premières promenades me conduisirent, par mille détours voulus, du Pincio à la gare, de la gare à Sainte-Marie-Majeure, de Sainte-Marie-Majeure à Saint-Jean de Latran et au-delà, hors les murs. Voici, rapidement, l’impression qu’elles m’ont laissée.

En-deçà de la porte Pinciana, un grand nombre de maisons ont été construites sur l’emplacement de l’ancienne villa Ludovisi, dont on a conservé le casino, orné de fresques du Guerchin. Le prince Buoncompagni s’est fait bâtir un palais entouré de jardins moins vastes que les anciens, mais très beaux encore. Partout aux environs, les rues larges, bien tracées, manquent de ces merveilleuses apparitions de palmiers en gerbes et de chênes verts ondes, qui ravissent le regard quand on monte vers les collines de l’ancienne Rome. Elles sont bordées de palais, la plupart loués par étages, carrés, d’une blancheur neuve, ou, plus souvent encore, peints en jaune pâle. Via Sardegna, via Ludovisi, via Buoncompagni, via Sallustiana, le style est le même. On croirait reconnaître partout le même architecte hanté par les modèles de la renaissance. Et l’aspect est celui d’une ville d’hier, sans monumens, — car les 200 mètres de façade du ministère des finances n’en constituent pas un, — et qui pourrait également se rencontrer en Europe, en Amérique, ou dans l’enceinte d’une exposition universelle de n’importe où. Certaines gens s’en déclarent révoltés. Ils ont une puissance d’indignation que je n’ai pas. Toutes ces maisons peuvent être plus ou moins bien distribuées ? Que nous importe ? Nous ne les habitons pas. Elles jurent avec les anciens quartiers ? Ceux-ci n’ont-ils pas été neufs autrefois, et voisins de constructions antérieures ? Il me semble qu’à moins d’avoir sans cesse présente l’image de la colonne Trajane ou du Panthéon, — qui n’est pas d’Agrippa, — on peut voir, sans mauvaise humeur, ces rues, pleines d’air et d’éclat, à défaut de passé. Si l’architecture manque un peu d’invention, les pentes se chargent de rompre l’uniformité. Elles mettent des jours entre une corniche et l’autre, font saillir les angles, étagent les terrasses. Le goût des lignes et de la proportion est partout remarquable. Et la pâleur ardente des façades qui grimpent est d’un effet charmant, sur le ciel italien. D’ailleurs, très peu de maisons fermées, ici, et beaucoup de boutiques ouvertes. Nous sommes dans un bon coin des quartiers neufs.

Rue du Vingt-Septembre, en face du ministère des finances, par une échappée, j’aperçois une première bâtisse inachevée, abandonnée, lamentable avec ses murs inégaux et noircis au sommet. Dans la rue du prince Humbert, très longue et parallèle au chemin de fer, plusieurs maisons sans boiseries aux fenêtres, ou avec des boiseries, mais toutes les vitres brisées. Deux ou trois sont barricadées à l’intérieur. En travers de chaque baie, on voit des planches croisées et clouées. Je m’informe. « Vous supposez bien, monsieur, que tant d’appartemens déserts tentent les gens qui n’en ont pas. Un pauvre diable ouvre une porte, visite l’immeuble, le trouve à son goût. Il appelle sa famille. On s’installe. Personne ne veille. Les voisins sont indulgens. Cela dure un peu de temps. Puis un agent des finances vient à passer. « Oh ! oh ! un étage loué ! Imposons vite ! » La feuille d’impôts est envoyée diligemment au propriétaire, deux fois sur quatre à la direction de la banque nationale, qui s’étonne d’avoir des locataires sans le savoir, prend des informations, requiert les carabiniers, et encloue tous les huis. Voilà l’explication des planches en croix et des portes condamnées. »

À mesure que j’avance vers Saint-Jean de Latran, les îlots bâtis ne perdent pas leur aspect monumental, mais la population devient plus pauvre et plus dense, et des signes évidens révèlent la construction hâtive, à bon marché. Sur la place Victor-Emmanuel, une rangée d’énormes colonnes, imitation de marbre, formant portique et soutenant cinq ou six étages, montrent à nu le simple appareil de briques dont elles furent faites. Le revêtement de stuc est tombé par endroits. Des bras de fer entourent le haut des fûts : un décor en ruine. Et le même spectacle se prolonge. Et le même palais renaissance, plus simple, mais non moins vaste, tantôt ouvert, tantôt fermé, nous poursuit jusqu’à l’extrémité de la ville, jusqu’à la basilique, omnium urbis et orhis ecclesiarum mater et caput. Là, il se dresse isolé, au milieu de terrains invendus et vides. Une nuée de locataires peuple les chambres. Des haillons sèchent à toutes les fenêtres, et le vent qui souffle secoue ces guirlandes de misère.

Heureusement, du haut des marches de Saint Jean, on découvre aussi la campagne romaine. Elle était, un matin surtout que je m’étais égaré jusque-là, d’une harmonie de lumière que les mots ne peuvent rendre. Il n’y avait pas d’arbres, pas de plans distincts marqués par des obstacles, mais de belles lignes de plaine nue, légèrement bossuée, d’un vert qui devenait blond en s’éloignant, pour se fondre insensiblement dans les teintes d’azur des montagnes d’horizon, que couronnait une frange de neige éclatante. Au-dessus, le ciel partout très pur, d’argent d’abord, au ras des neiges, puis d’un bleu lavé, pailleté d’étincelles blanches, et très loin de ces tons violens que l’imagination populaire prête au ciel italien.

Je demeurai si longtemps là, en haut des marches de Saint-Jean, qu’un mal m’en prit, qui ne m’a pas quitté. Ce n’était pas la fièvre. C’était l’amour de la campagne romaine, que de trop rares étrangers vont voir. Il ne me vint que par degrés. Il me conduisit d’abord à visiter les faubourgs au-delà des portes, et me donna l’occasion de compléter l’enquête sommaire que j’avais faite. Car si vous voulez vous rendre un compte exact des effets désastreux de la crise édilitaire, ne parcourez pas seulement les quartiers dont j’ai parlé, et ceux des prati di Castello, pleins d’édifices plus grands encore et de fondrières lamentables ; allez vers la porta Salaria, franchissez les murs et quelque cent mètres de route. Alors vous jugerez de ce que fut cette folie de spéculation : de tous côtés, des casernes ouvrières délaissées, l’une à peine sortie de terre, l’autre élevée jusqu’au premier, jusqu’au second, jusqu’au troisième étage. Des escaliers tournent en l’air, dans des tourelles à demi écroulées. L’eau tombe directement sur les plafonds, émiette les plâtres, coule en traînées jaunes et noires sur les murs. Des lattes disjointes se détachent et pendent. Les rues de cette cité morte n’ont que des noms et de l’herbe. On ne voit pas trace de voirie. Quelquefois un rez-de-chaussée est habité par une famille pauvre : le reste de la maison se pourrit lentement, on ne met plus même d’écriteaux « à louer, » on sait bien qu’on ne louera pas. J’entre dans un porche d’au moins cinq mètres de voûte, devant lequel trois enfans jouent à la morra. Ce n’est qu’un atelier de forgeron. Quelque voisin, embarrassé de sa charrette, l’a mise au fond, les brancards en l’air. Je vais plus loin : un charmant petit hôtel, loué, par exception, bâti à la lisière de l’Agro immense, et, — voyez ce détail qui montre bien la prodigieuse puissance d’illusion de certaines heures, — le couloir d’entrée est peint à fresque ; les murs sont couverts de paysages et d’amours joufflus ; un lion de pierre taillée, assis sur un socle, au pied de l’escalier, regarde la très chétive ménagère d’un des locataires, qui vient d’entrer devant moi, et qui monte, un paquet de linge sous le bras. L’hôtel est loué à de pauvres gens.

Tout cela se relèvera-t-il ? Verra-t-on le bouquet de lauriers verts au faîte des murs terminés ? Peut-être, avec le temps, dans certains autres quartiers, mais pas dans celui-ci. Pour occuper tous les logemens vides de Rome, il ne faudrait rien moins que l’armée de 50,000 ouvriers, entrepreneurs, travailleurs et spéculateurs de toute sorte, que la crise a chassés, et que rien ne rappelle encore.


Mais ce ne sont pas seulement des ruines, anciennes ou nouvelles, que l’on rencontre en parcourant les environs de Rome. Dans mes premières promenades, sans m’écarter beaucoup de la ville, deux choses encore m’ont paru dignes d’attention : les fortifications nouvelles, et l’équipage des charretiers qui transportent le vin des châteaux romains.

Les charretiers sont de noblesse, puisque leurs armes ont été dessinées par Raphaël : je veux dire leur voiture et leur soffietto.

La voiture est étroite et longue, d’un modèle beaucoup plus fin qu’à Bercy. On peut l’acheter toute faite. Mais le soffietto se trouve. Un charretier qui se respecte va dans les bois de la campagne, souvent dans les maquis de l’hôpital San-Spirito, qui sont un peu à tout le monde, — étant le désert même et le plus beau modèle d’abandon qui soit, — et tourne, retourne, bat les buissons, jusqu’à ce qu’il ait rencontré un tronc de bois dur, ayant cinq ou six branches écartées qui partent du même point, et forment comme une niche : un arbre qui fait la main. S’ils ont découvert cette jolie charpente d’une seule pièce, ils la coupent, taillent la base en pointe, et l’enfoncent au côté gauche de leur charrette, en avant de la roue. Puis, ils requièrent un spécialiste, qui tend, en avant des cinq doigts levés, sur des cercles mobiles, une capote d’étoffe blanche, ornée de festons de laine bleus, rouges, jaunes, verts, suivant les goûts, et de pompons, et de franges multicolores. Voilà le conducteur à l’abri du vent et de la rosée dangereuse des matins. Mais que l’équipage soit complet ainsi, oh ! non, il s’en faut encore de deux grands points. Que serait un charretier romain, je vous le demande, sans ses vingt-quatre sonnettes, choisies une à une, combinées pour donner des quartes et des tierces savantes, et pendues en demi-cercle autour du soffietto ? Pourrait-il dormir ? Serait-ce une joie d’aller sur les routes sans musique ? Le peuple romain reconnaîtrait-il son serviteur et son ami, lui que des siècles ont habitué à ne point séparer la profession d’avec sa sonnaille ? Il en faut donc vingt-quatre : pas une de moins. Et la dernière difficulté sera alors de suspendre, sous la barre des essieux, un tonnelet vide, le bigoncio, dont les vibrations seront d’accord avec la musique d’en haut. Le tonnelet sert dans le cas où l’un des barils, couchés en file sur la voiture, viendrait à couler en chemin. Mais presque toujours il se balance inutile, heurté, ronflant, faisant sa partie de basse. Il importe de ne pas le prendre au hasard, et ces artistes de charretiers savent ce qu’il en coûte pour avoir un tonnelet ben accordato.

De la poésie pure, vous le voyez. Comment s’est-il trouvé un édile pour la persécuter ! Cependant rien n’est plus vrai. Les charretiers ont eu un ennemi, ou plutôt leurs sonnettes. On finirait peut-être par le découvrir, en cherchant bien, dans les listes du sénat. Cet homme irrespectueux des usages était, il y a quelques années, assesseur de police. Habitait-il une rue sur le passage des porteurs de vin ? Il défendit absolument les campanelle, sous prétexte qu’elles faisaient du bruit. Vous pensez l’émoi de la corporation. Autant valait la tuer. Elle se réunit. Elle mobilisa toutes ses relations. Quelques hommes courageux et haut placés prirent la défense du soffietto contre l’édit, et portèrent la question devant le conseil municipal de Rome. D’abord le cruel assesseur ne voulut rien entendre. Puis, sur le conseil de gens avisés, il accorda dix-huit sonnettes.

C’était bien peu. C’était trop peu. Aussi les charretiers, diplomates à leur manière, à la façon romaine, qui est faite de patience et du sentiment de la fragilité des choses, accrochent-ils, de temps à autre, une sonnette illégale. On en a dix-neuf ; on en a vingt. Ne le dites pas, je vous en prie, à vos amis d’Italie, mais je crois bien, une fois, en avoir compté vingt-quatre.

Les fortifications m’ont inspiré un intérêt d’un autre ordre, et des plus respectueux. Je me suis toujours tenu à distance, n’ayant aucune compétence, ni aucun désir de m’en voir attribuer une par le gouvernement italien. Je ne sais donc que ce qu’un profane peut entendre et peut voir.

Or, il suffit de sortir des rues de Rome pour se rendre compte que cette place constitue, dès aujourd’hui, un camp retranché. Le plan avait été conçu dès les premières années de l’entrée des Italiens à Rome. Mais les travaux n’ont commencé qu’en 1877.

Ces travaux sont de deux sortes : un mur d’enceinte à l’ouest, et une ceinture complète de forts et de batteries avancés, distans, en moyenne, de 4 à 6 kilomètres de la place Colonna. La simple inspection d’une carte explique ce système de défense. Rome se trouve, en effet, plus exposée du côté de la mer, non-seulement parce qu’un débarquement pourrait jeter une armée sur cette rive du Tibre, mais aussi en raison de la nature du sol, qui est tourmenté, boisé, difficile à battre sur une grande étendue. Les six forts placés là, sur la rive droite du Tibre (Trionfale, Casal Braschi, Boccea, Aurelia antica Bravetta, Portuense), sont donc soutenus, en arrière, par un retranchement encore inachevé, qui commence au nord, près du Monte-Mario, enveloppe, à petite distance, le Vatican et le Transtévère, et doit rejoindre le Tibre à sa sortie de la ville. On peut avoir une idée de cet ouvrage en allant se promener sur le Monte-Mario. J’ai admiré, pour ma part, la profondeur du fossé et la belle pierre travertine dont les deux parois sont faites.

Sur la rive gauche, au contraire, le sol découvert et plus égal laisse toute leur action aux feux croisés de l’artillerie. Les Italiens, c’est-à-dire le génie, aidé, le plus souvent, par des équipes de forçats, y ont élevé huit forts, à deux kilomètres environ l’un de l’autre, et trois batteries supplémentaires, l’une au nord-est, sur la voie Nomentane, deux au sud-est, battant la via Appia et la via Tuscolana. Tout cela, parait-il, est du dernier bon goût militaire : casemates partout, de quoi abriter deux bataillons sur chaque point, télégraphe, téléphone, puits, dépôts de vivres. Quand les chemins de communication auront tous été construits, — ce qui ne tardera pas sans doute, — Rome aura un système de fortifications complet et redoutable.

Ce sont donc ces promenades aux quartiers nouveaux, puis dans les faubourgs, puis hors les murs, à la suite des charretiers romains, qui m’ont conduit à aimer de plus en plus la campagne romaine, à étudier la question de l’Agro, et à me passionner pour elle.

Car il existe une question de l’Agro, une des plus anciennes à la fois et des plus actuelles qui puissent préoccuper un Romain et intéresser un étranger.

Je dois dire d’abord ce que c’est que l’Agro romano. Je ne le savais pas bien, et peut-être quelques personnes sont-elles encore mal renseignées, comme je l’étais moi-même, sur ce point de géographie. Dans l’acception la moins large et la plus exacte du mot, c’est le vaste haut plateau, élevé de 30 ou 40 mètres en moyenne au-dessus du niveau de la mer, qui enveloppe la ville et décrit autour d’elle une sorte de triangle. Le plus long côté, 90 kilomètres, s’étend sur la Méditerranée, de Santa-Severa, au nord, à Astura, près de Porto d’Anzio. Le second côté va de Santa-Severa jusqu’au pied des Apennins d’où descend l’Aniene. Le troisième rejoint la mer, laissant à gauche les montagnes d’Albano. Ainsi dessiné, ce territoire correspond à peu près à celui de la commune de Rome, la plus grande de toute l’Italie, qui comprend 212,000 hectares. La ville éternelle est posée au milieu de cette immense étendue presque déserte, sans la moindre cité rivale, « seule comme le lion, » disent les Italiens[2].

Rien n’est plus hasardeux qu’une statistique de l’Agro. Hommes et bêtes y sont migrateurs. Cependant les comices agricoles assurent que l’Agro nourrit environ 6,000 bœufs et taureaux, 18,000 vaches, 7,000 chevaux et jumens, 12,000 chèvres et 320,000 brebis. Le gros bétail ne quitte pas la campagne, mais les brebis descendent en automne, des hauts pâturages de montagnes, et y remontent quand arrive l’été. Elles constituent la principale richesse des domaines, et forment, le plus généralement, des troupeaux de plusieurs milliers de têtes. Leur fromage frais, la ricotta, fait les délices des Romains ; leur fromage dur, formaggio pecorino rappelle la patrie absente aux matelots des deux marines.

Le personnel chargé de la conduite et du soin de ces bandes d’animaux n’est pas considérable. Mais il est fort intéressant, à cause de ses mœurs et de sa hiérarchie traditionnelle. Vous avez peut-être rencontré, dans les quartiers extrêmes de Rome, ou même de bonne heure, traversant le Corso, un cavalier vigoureux, brun, coiffé d’un grand chapeau mou, les épaules couvertes d’un manteau noir à doublure verte, très ample, qui tombe jusqu’au milieu des bottes, et tenant à la main une lance de bois ferré. C’est le buttero de la campagne, le gardeur de chevaux ou de vaches, l’errant qui passe sa vie à poursuivre ses bêtes égarées, les fait changer de pâturages, et travaille leur lait. Il est aussi bon cavalier que les hommes de Buffalo-Bill, avec lesquels il a lutté à Rome, dans un tournoi mémorable, si bien que le « colonel » lui-même, admirant ses rivaux, prononça leur éloge en ces termes : « Moins de légèreté, autant de solidité, intrépidité égale, bonne connaissance de leur métier avec des intermittences de bordées terribles : vos butteri de la campagne romaine sont des cow-boys. » Tous les chefs ont plusieurs chevaux à leur disposition. Ils portent des titres qui existaient déjà sans doute quand ceux de comte et de baron n’existaient pas. Le chef de la vacherie s’appelle le massaro ; celui de la bergerie, le vergaro. Ils ont sous leurs ordres un nombre d’hommes qui varie assez peu, au moins dans les grandes exploitations. Ainsi, pour le service d’une masseria de 4,000 brebis, on compte qu’il faut de 26 à 30 personnes. Le minorente, chef des buffles, et le sous-chef, le vece, ont également une vingtaine d’employés au-dessous d’eux…

Les buffles ! ç’a été longtemps un de mes rêves de les voir de près, non pas du chemin de fer, ou lorsqu’ils passent enjugués, hébétés, dans une rue de Rome, tirant un fardeau trop lourd pour des bœufs, mais en liberté, dans les pacages de l’Agro. Je l’ai réalisé, et je dirai comment. Mais cela devient difficile. Ils ont beaucoup diminué dans la campagne romaine. Elle en possédait 5,000 ou 6,000, il y a vingt ans. Sont-ils beaucoup plus de 2,000 aujourd’hui ? On dit que non. Et cependant ces étranges animaux rendent des services qu’on ne saurait demandera des espèces voisines. Je ne parle pas seulement du fromage blanc que donnent les bufflesses, uova di bufale, qui se vend merveilleusement, ni du transport des pierres, — ce sont des buffles qui ont apporté à Rome les assises colossales du monument à la mémoire de Victor-Emmanuel, — mais d’une autre spécialité, qui les rend très utiles dans les pays de marais. Ils descendent dans les fossés bourbeux des Marais-Pontins et autres étangs de la côte, broutant les herbes palustres que la lenteur du courant a laissé foisonner, et puis, parfois, quand tout le troupeau est enfermé entre les bords étroits du fossé, les gardiens à cheval montent sur les berges, piquent les derniers, affolent les autres, pourchassent la bande effarée et galopante jusqu’à la mer prochaine, et arrachent ainsi le reste des plantes parasites.

Il ne faut pas croire, d’ailleurs, comme on le fait trop souvent, que la campagne romaine soit entièrement livrée à l’industrie pastorale. Elle est partout plus ou moins cultivée. Dans chacune de ces tenute, dont un grand nombre comptent de 500 à 2,000 hectares[3], une partie, la plus petite, reconnue susceptible de culture, reçoit la semence du blé ou de l’avoine. On ne la fume pas. À côté des maquis, des marais, des pâturages permanens, il y a des pâturages soumis à la rotazione agraria. Tantôt ils sont labourés tous les quatre ans, donnent une récolte, et redeviennent jachères ; tantôt on épuise jusqu’au bout leur force productrice, on les sème deux fois, trois fois, quatre fois de suite, pour les laisser reposer pendant un temps égal. De toute manière, la nature reprend ses droits. L’herbe repousse, et la poésie sauvage avec elle. Nulle part autant que là vous ne trouverez, au printemps, l’asphodèle, le narcisse, la centaurée, des chardons d’une infinie variété, ou, dans les endroits bas, les orchis, les renoncules, les joncs à fleurs et l’iris jaune.

À côté des bergers, il faut donc les laboureurs, les semeurs, les moissonneurs de blé. L’Agro ne les possède pas, n’ayant pas de villages. Il les appelle du dehors, aux époques voulues. Ceux-ci arrivent par bandes, des montagnes de la Sabine, des Abruzzes des Romagnes, sous la conduite d’un chef, le caporale, qui les a engagés, et a traité, de son côté, avec le fermier du domaine seigneurial. Ils viennent pour labourer et émietter la terre pour la semer, ils sont payés un franc ou 1 fr. 50 par jour et non nourris, logés comme on peut, souvent très mal, et, après un mois, ils repartent. Une autre troupe de ces travailleurs vagabonds se charge de la moisson, en juin. Mais c’est l’été, la saison mortelle. Il importe de couper vite et de mettre à l’abri la récolte de plusieurs centaines d’hectares, surtout de ne pas vivre trop longtemps en contact avec la terre surchauffée. Les hommes se divisent en gavette de trois moissonneurs et un lieur de gerbes. Ils moissonnent pendant onze jours, pas un de plus. Si la besogne n’est pas achevée, d’autres gavette la finissent. Ils reçoivent 25 francs pour eux quatre et pour toute la durée de l’engagement, mais, en outre, un kilogramme de pain par jour, un litre de vin, du fromage et des entrailles de porc ou autre viande. Après le onzième jour, tout le monde s’enfuit, et, à moins que de nouveaux arrivans ne prolongent d’une ou deux semaines la vie intense de ce coin de l’Agro, la tenuta demeure presque déserte. Les brebis et leurs gardiens sont partis pour les hauts pâturages de la Sabine. Il ne reste que les gardiens du gros bétail, en nombre infime, tous robustes, qu’une longue sélection a plus ou moins protégés contre le climat. Et la campagne brûlée, torride, bourdonnante du vol d’innombrables insectes qui s’acharnent contre les troupeaux, reste vide et désolée jusqu’à la fin d’août, protégée contre le retour des hommes par sa terrible et très ancienne maîtresse et reine : la fièvre.

On a écrit bien des volumes, en Italie, sur cette question de la malaria. Elle est l’objet d’études incessantes de la part des célébrités médicales, et de discussions sans cesse renaissantes. Elle offre mille points de controverse. Elle se pose, non-seulement pour le territoire de Rome, mais pour un grand nombre de localités italiennes, dont quelques-unes sont fameuses. D’après la carte de la malaria en Italie, publiée par le bureau central du sénat, 6 provinces seulement sur 69 sont complètement indemnes du fléau, ou, si l’on veut une indication plus détaillée et plus exacte, 2,677 communes sur un total de 8,257[4].

En ce qui concerne Rome, l’insalubrité de l’air, aux époques de grande chaleur, a été certainement exagérée. Même dans les mois de juillet, août et septembre, le nombre des victimes de la fièvre pernicieuse, parmi les habitans de Rome, est très faible. Il ne s’élève, et ne donne naissance au préjugé populaire, que lorsqu’on y fait entrer les malades qui ont pris ailleurs le germe du mal, et sont venus se faire soigner à l’hôpital San-Spirito. On l’a établi, et on a bien fait[5]. Malheureusement la réputation de l’Agro n’est pas de même imméritée. La campagne autour de Rome n’est pas sans doute également malsaine. La fièvre y sévit avec une intensité qui varie très sensiblement selon les années et selon les lieux. Les parties basses qui avoisinent la mer, presque toujours coupées de marais, sont les plus dangereuses. La mer même, sur le bord, offre un péril égal, et l’on a constaté qu’un homme qui s’endort dans un bateau à l’ancre, à un kilomètre des côtes, a les plus grandes chances d’être saisi, au réveil, d’un accès de malaria. Mais l’intérieur des terres, jusqu’aux montagnes de la Sabine, est tout entier plus ou moins menacé, et les dernières statistiques publiées donnent cette moyenne alarmante : rive droite du Tibre, pour 100 habitans, 23 cas annuels de malaria ; rive gauche, 33 pour 100[6]. C’est là, non pas le seul, mais l’un des plus grands obstacles à la culture, la cause de la dépopulation de l’Agro, le perpétuel souci des gouvernemens qui se sont succédé à Rome.

Depuis combien de temps en est-il ainsi ? j’ai posé la question à plusieurs personnes compétentes, et j’ai été charmé de l’érudition latine de chacune d’elles. En pleine ville ou dans une course à travers champs, sans livre et sans notes, elles citaient de mémoire des auteurs variés. Seulement, elles ne s’entendaient pas : « Monsieur, me disait l’une, — avec une vivacité de débit que provoque toujours, chez les Romains, cette question grave de la malaria, — l’Agro n’était pas autrefois tel que vous le voyez. D’innombrables maisons de plaisance le couvraient, et les ruines en subsistent. Elle était donc habitée. Elle était saine. Les écrivains nous en donnent cent preuves. Cicéron, monsieur, in Verrem, proclame l’admirable fertilité de Tusculum, des collines d’Albano, de Civita-Lavinia. Strabon, dans sa Géographie ; Pline le naturaliste, dans son Histoire naturelle, vantent les fruits de Tibur. Tite-Live est prodigue d’éloges pour les terres situées le long du Tibre. Il n’y a pas jusqu’aux territoires de Corneto et de Gastro qui n’aient leurs bonnes pages dans les livres anciens. Vous voyez ! ce sont les barbares, les nazioni boreali, qui sont cause de tout. »

Le lendemain, je rencontrais un grand fermier de la campagne romaine, humaniste, lui aussi, qui répondait : « Les barbares ? Sans doute, ils ont détruit. Mais ils n’ont détruit que ce qui existait. Or les ruines qui nous restent, en petit nombre, sont des ruines de palais avec pavés de mosaïque et peintures murales. Où sont celles des maisons de paysans, de villages ? Nulle part. La campagne n’a jamais été colonisée comme le reste de l’Italie. On y venait au printemps, pour trois mois. Les patriciens et les affranchis n’y passaient pas l’été, croyez-moi, ni eux, ni personne autre que les esclaves. La fièvre y régnait. Ce n’est pas douteux. Combien trouve-t-on d’inscriptions votives à la déesse de la fièvre, à la fièvre sainte, à la grande fièvre (febri divœ, febri sanctœ, febri magnœ) ? Et combien de fois les Romains ne font-ils pas allusion à ces pestes qui désolaient l’Agro ? Les pestes n’étaient autre chose que la malaria, subitement aggravée par la chaleur de certains étés. Rien n’a donc changé, monsieur. Les traditions sont constantes, et le prouvent ! »

On devine que le premier était partisan des réformes agraires, et que le second ne l’était pas. Leurs citations anciennes servaient des intérêts prochains. Et je revins vite au présent, comme ils faisaient eux-mêmes, au fond de leur pensée.

Il ne suffit pas, en effet, de soigner les malades atteints de malaria. La médecine s’en occupe. Elle expérimente une foule de remèdes. En dehors de la quinine, le plus efficace de tous, accepté avec répugnance cependant et combattu en certaines régions par le préjugé populaire, elle essaie l’emploi de l’arsenic, conseille une nourriture fortifiante, suivant le dicton un peu ironique de la Toscane : La cura della malaria sta nella pentola, et recommande même d’anciennes médications de bonne femme, auxquelles elle reconnaît une efficacité remarquable, celle-ci, par exemple, dont la recette a une saveur profonde. Prenez un citron frais, coupez-le en tranches minces, en conservant l’écorce, et mettez-le à bouillir avec trois verres d’eau, dans une marmite de terre, mais une marmite qui n’ait jamais servi à aucun autre usage. Quand le liquide sera réduit des deux tiers, passez-le à travers un linge, pressez le résidu, et laissez refroidir une nuit entière. La science n’explique pas comment la liqueur a besoin d’une nuit complète de repos pour devenir souverainement active. Mais elle le constate après les générations d’ignorans qui lui ont livré le secret. Les fièvres les plus rebelles sont souvent vaincues par ce consommé de citron, dont, à défaut de l’autre, les plus pauvres ne manqueront jamais en pays italien[7].

Mais le vrai remède serait l’assainissement de l’Agro. Bien qu’on discute encore sur le principe de la malaria et sur la manière dont elle se propage, il paraît hors de doute qu’elle est produite par l’humidité du sol et qu’elle se développe dès que la température dépasse 20 degrés. Or toute la campagne romaine est humide. Les sources y abondent. L’ingénieur Canevari en a compté dix mille. La plupart sont sans écoulement, et, pas plus que l’eau de pluie, ne peuvent être absorbées par la terre. Car, au-dessous de l’humus, plus ou moins profond, l’Agro est pavé d’une couche de lave ancienne, résistante aux infiltrations. Voilà autant de marais, souvent invisibles, auxquels viennent s’ajouter les grands marais d’Ostie et de Maccarese, de plusieurs milliers d’hectares, dont le vent de mer emporte les exhalaisons jusqu’au pied des montagnes[8].

Assainir l’Agro ! Ce n’est pas d’hier qu’on demande le dessèchement des marais, le drainage des terres basses, la colonisation de l’immense plateau, la culture intensive du sol, qui devient moins dangereux à remuer, dit-on, quand il est labouré tous les ans, la plantation de grands arbres qui boivent l’eau par leurs racines et laissent passer le vent sous leurs branches, l’ormeau, le pin, le laurier, l’eucalyptus. Depuis des siècles, l’idéal n’a pas changé. Et il semble que tous les moyens aient été employés, les uns après les autres, avec un égal insuccès. Les Romains, les papes, les Français pendant la conquête, le gouvernement italien depuis sa prise de possession de Rome, ont essayé de lutter contre le fléau. On ne connaît pas moins de soixante-dix-neuf dispositions législatives sur cette question, antérieures aux lois de 1878 et de 1883 aujourd’hui appliquées.

Plusieurs sont curieuses. Une première chose à noter, c’est que les papes ont aperçu et déclaré de très bonne heure que le système des latifundia, le peu de division du sol, était un des grands obstacles aux améliorations, et qu’ils ont cependant refusé toujours, malgré les plaintes de leurs sujets, malgré l’égoïsme et l’inertie des barons, de toucher au principe de propriété et de faire une loi agraire. Comme l’a dit l’un d’eux, une loi de partage « ne serait pas seulement violente, mais très injuste et plus préjudiciable que la tolérance même de possessions trop étendues et groupées en trop peu de mains[9]. » Ils ne peuvent donc user que de moyens indirects. Sixte IV, renouvelant des prescriptions plus anciennes, permet à tous et à chacun d’ensemencer un tiers des terres incultes, quel qu’en soit le tenancier, monastère, chapitre, noble, personne privée ou publique, à la seule condition de l’avertir et de lui payer une redevance. La campagne reprend vie pour quelques années. De grandes étendues se couvrent de moissons. Mais à peine le pontife disparu, les propriétaires tentent de s’affranchir de cette sorte d’expropriation temporaire. Ils défendent le transport des grains récoltés sur leur domaine, et les rachètent à vil prix. Jules II les menace d’excommunication. Clément VIII maintient les édits en vigueur, et fixe la quotité des fermages dus par les occupans. Pie VI, qui a desséché une moitié des Marais-Pontins, entreprend un nouveau cadastre de l’Agro. Pie VII, changeant de méthode, frappe d’un impôt spécial toutes les terres cultivables situées dans le rayon d’un mille de Rome et qui seraient laissées en jachères, et donne une prime à tout propriétaire qui, dans la même zone, aura planté son terrain ou l’aura destiné à la culture régulière[10]. Ni ces deux procédés, ni tant d’autres efforts n’ayant amené une transformation durable, Pie IX essaie au moins d’encourager les tenanciers à reboiser la campagne. Il ouvre un crédit de 10,000 écus à son ministre de l’agriculture. Tout propriétaire ou fermier recevra, pour cent plus nouvellement plantés, 20 écus ; pour cent oliviers, citronniers ou orangers, 15 écus ; pour cent ormeaux ou châtaigniers, 10 écus. Plus d’un million d’arbres sont plantés en vertu de cette loi. Mais qu’est-ce qu’un million d’arbres dans la campagne prodigieuse de Rome ? Le même pape prend une autre initiative, celle-là d’une vraie hardiesse et d’un haut intérêt. Il veut affranchir l’Agro des servitudes intolérables qui le grèvent. Une foule de droits, dont l’origine est le plus souvent impossible à établir, droits de passage, d’abreuvoir, de glanage, de pacage dans les prés et dans les bois, restreignent, en effet, au profit de la communauté des habitans, le droit du propriétaire, et s’opposent à tout progrès. On peut lire, par exemple, dans de très savans rapports adressés à une congrégation de cardinaux[11], que les trois cinquièmes du territoire de Nepi sont soumis à la servitude du pâturage ; qu’à Viterbe, sur 20,000 rubbia de terre, 12,000 sont grevés de la même charge. Les communes sont maîtresses de l’herbe. Elles font trois parts de ces immenses pâturages, dont la propriété nominale appartient cependant à des particuliers : l’une est laissée aux bœufs de labour ; la seconde produira du foin qui sera vendu aux enchères, au profit de la commune ; la troisième est abandonnée à qui voudra y jeter ses troupeaux, moyennant une indemnité, toujours pour la commune. Le malheureux possesseur du sol en est réduit à recueillir seulement le produit des parcelles labourées, qu’il ne peut même pas multiplier, pour ne pas nuire à la communauté. Aussi, des décisions pontificales, spéciales à certaines communes et bientôt changées en loi générale, permettent-elles de racheter, soit en argent, soit en nature, les servitudes de pacage. Le territoire de l’Agro a été presque entièrement libéré, en conséquence de cette loi.

Le gouvernement italien s’empare de Rome. À peine y est-il entré, qu’il est obligé de s’occuper de la même question. L’opinion publique l’y pousse. Plusieurs de ses partisans ont affirmé, dit, écrit, — injustement, je crois, — que les papes n’avaient presque rien fait pour la campagne romaine. On attend du régime nouveau une solution que l’ancien n’a pas donnée. Une commission est nommée, dès 1870, pour préparer une loi d’ensemble sur l’amélioration de l’Agro romano. Autour d’elle, une foule d’intérêts et de passions s’agitent. Chacun lui propose sa panacée. Les opinions les plus extraordinaires se font jour, celle, par exemple, de décréter la création de quatre grands villages de 1,000 habitans, celle de faire cultiver la campagne romaine par des hommes de couleur. Elle continue, sans se troubler, son enquête, sous la direction d’un homme de haute valeur, l’ancien syndic de Florence, M. Ubaldino Peruzzi, et les conclusions de ses longs travaux, discutées et modifiées par les chambres, deviennent enfin les deux lois du 11 décembre 1878 et du 8 juillet 1883.

La première de ces lois était relative au bonificamento idraulico. Elle prescrivait d’abord, et mettait à la charge de l’État, les grands travaux de dessèchement des marais d’Ostie et de Maccarese, de l’île sacrée, de la vallée de l’Almone, du lac des Tartares. Puis elle confiait à quatre-vingt-neuf syndicats obligatoires de propriétaires, — consorzi, — le soin de creuser des canaux, de les relier entre eux, d’entourer les cultures de fossés, et d’assurer l’écoulement de toutes les eaux stagnantes. A-t-elle été observée ? a-t-elle produit d’heureux effets ? On peut répondre affirmativement. Les travaux, concédés par l’État à des compagnies, ont été partout entrepris. S’ils ne sont pas tous achevés, par exemple ceux d’Ostie et de Maccarese, s’ils ont dévoré plus des 4 millions jugés suffisans et votés au début, ce sont là des surprises très communes quand on s’attaque à la terre et à l’eau. Les propriétaires, de leur côté, ont exécuté, au moins en grande partie, les travaux de la première catégorie, c’est-à-dire de canalisation, qui leur étaient imposés. Il leur reste à diviser et à drainer leurs champs, à combler, à niveler un nombre immense de mares et de petits marécages. Mais il est facile de prévoir qu’ils en viendront à bout dans un court délai, si l’administration se montre tenace.

Peut-on dire la même chose de la loi du 8 juillet 1883, plus importante encore, et qui ne tendait à rien moins qu’à transformer la culture et l’aspect de l’Agro ? L’ambition était grande. Dans les six mois, les propriétaires de tous les domaines situés dans un rayon de 10 kilomètres, à compter de la borne milliaire du Forum, — D’où le nom populaire de loi des 10 kilomètres, — devaient soumettre à une commission spéciale les améliorations qu’ils se proposaient de faire, déclarer la quantité de terrain qui serait désormais régulièrement cultivée, celle qu’ils planteraient en bois et en vignes, les routes et les fossés en projet, le plan des maisons, des granges ou des étables à construire.

Faute d’entente, ou faute d’exécution des travaux convenus, les terres seraient expropriées par l’État, moyennant une indemnité préalable, vendues aux enchères par fractions, et les nouveaux acquéreurs s’obligeraient à remplir les engagemens qu’avaient négligés les anciens.

L’émoi causé par la promulgation de la loi fut considérable. Les dispositions sévères que je viens de résumer n’intéressaient pas moins de cent dix-huit domaines, d’une contenance de plus de 20,000 hectares. Leur application devait entraîner une dépense de plus de 3 millions, à la charge des possesseurs du sol, soit en moyenne, d’après les calculs de la commission, 144 francs de frais par hectare, sur la rive droite du Tibre et 201 francs sur la rive gauche. Encore prétendait-on ces évaluations beaucoup trop faibles.

L’accueil ne pouvait être empressé. Il ne le fut pas. Au bout de six mois, deux propriétaires avaient refusé catégoriquement de s’entendre avec la commission ; vingt-cinq avaient accepté ses propositions ; la majorité n’avait rien répondu, ce qui est extrêmement italien. Mais l’administration aussi était italienne : elle prit son temps, elle en donna aux autres, elle n’alla pas brutalement jusqu’à épuiser ses droits, et une longue lutte s’établit entre elle qui voulait réformer, et les intéressés qui cherchaient, par tous les moyens, à maintenir l’ancien état de choses.

J’arrive tout de suite à la situation présente. Depuis 1883, qu’a-t-on obtenu ? Le voici : à la fin de 1891, un seul propriétaire se trouvait parfaitement en règle avec la loi de la bonifica, le cavalier Bertone, un Piémontais, qui a acheté les Capannelle, domaine de 100 hectares, presque entièrement situé en dehors de la zone des 10 kilomètres, et y a fait exécuter quand même de grands travaux. Viennent ensuite dix tenute, représentant 1,800 hectares, et qui sont reconnues à peu près en règle : Caffarella et Capo di Bove au prince Torlonia ; Tor di Quinto, au prince Borghèse ; Tor Sapienza au prince Lancelotti ; Tre Fontane aux pères trappistes ; Tor Marancio au comte de Mérode ; Quadrato à l’œuvre pie Pichi Lunati ; Ponte di Nona au cavalier Bertone ; Marranella à M. Joseph Anconi ; Valca et Valchetta aux frères Piacentini ; Torre nuova au prince don Paul Borghèse.

Dans seize autres domaines, l’administration relevait des améliorations partielles, qui devenaient insignifiantes dans vingt domaines classés à la suite. Enfin, soixante-sept domaines, d’une superficie de 11,000 hectares, n’avaient pas encore senti le moindre effet de la loi de 1883[12]. Et rien ne semble avoir changé depuis ces documens, publiés l’an dernier. Je me suis informé : on m’a seulement assuré que l’un des acquéreurs d’une des deux seules terres expropriées en vertu de la loi avait renoncé à son acquisition et restitué le domaine à l’État, son vendeur, ne pouvant, disait-il, exécuter le programme des trop coûteuses améliorations imposées par le cahier des charges.

Enfin, l’une des idées souvent émises par les promoteurs des réformes était que l’usage des belles eaux de montagne, amenées à Rome par les aqueducs, pourrait être de grande importance et raréfier les cas de malaria dans les fermes de la campagne. On a fait de très méritoires efforts en ce sens. La commune a mis à la disposition des propriétaires de la rive gauche du Tibre 2,000 mètres cubes d’acqua Marcia. On a établi 35 kilomètres de conduites d’eau, onze centres de distribution, près de Sainte-Agnès, à Tor di Schiavi sur la voie Prenestine, à l’osteria dei Spiriti, sur la nouvelle voie Appienne, à Capo di Bove, etc. L’expérience a, de plus, démontré que partout où l’acqua Marcia remplaçait les eaux de puits, les chances d’immunité augmentaient. Cependant, sur 2,000 mètres cubes offerts aux intéressés, 300 seulement ont été vendus par la commune.

Les résultats ne sont donc pas nuls, comme certains l’ont prétendu, mais ils sont encore médiocres. Les lois sur la bonifica de la campagne romaine n’ont pas opéré la transformation rapide qu’on attendait d’elles. À qui la faute ? aux propriétaires ? aux fermiers ? à la loi elle-même qui serait mal faite ? Faut-il corriger celle-ci ? Suffit-il de prolonger l’expérience, et ne jugeons-nous pas trop hâtivement, dix ans après qu’elles ont été promulguées, une série de mesures destinées à changer des choses presque immuables : des traditions rurales et des préjugés populaires ?

J’ai posé ces questions à de nombreuses personnes, et j’ai obtenu des réponses très nettes et contradictoires. En cherchant à les grouper, il m’a semblé qu’on pouvait les ramener à trois, celle du mercante di campagna, celle du grand propriétaire, et l’autre, la plus difficile à définir, l’opinion de quelques possesseurs du sol et de beaucoup d’hommes politiques, de plusieurs socialistes qui donnent à leur pensée une couleur révolutionnaire et d’une foule d’intéressés pacifiques, d’humble condition, qui voient de près les choses de la campagne romaine, et se rendent parfaitement compte des progrès à réaliser, sans avoir le loisir ou l’instruction suffisante pour en étudier les moyens. Voici donc les trois discours types que j’ai entendus, au moins dix fois chacun :

Le mercante di campagna. « La loi de 1883 est une loi absurde, monsieur. Qui nous l’a imposée ? Des Toscans, des Lombards, des Piémontais, des Méridionaux, des gens sans compétence, habitués à voir un certain système de culture, et qui trouvaient tout simple de le décréter applicable à la campagne romaine. Leur culture intensive ressemble à un vaccin : tout le monde doit la subir. Malheureusement, ils ne savaient pas le premier mot des conditions spéciales qui nous sont faites par le climat et par la nature du sol. Ils nous demandent de planter de la vigne ? Mais la vigne exige des soins assidus. La campagne est inhabitable pendant trois mois, et le plus clair de notre expérience, c’est que le raisin sèche, et que la vigne périt. Ils exigent encore le défrichement des prairies naturelles, que nous devons remplacer par du blé, de l’avoine. Qu’arrive-t-il ? C’est que, très souvent, la couche de terre n’a qu’une épaisseur à peine suffisante pour l’herbe : si vous la défoncez, la moindre pluie l’entraînera, le rocher affleurera, et vous n’aurez pas de blé, mais vous n’aurez plus de prairie, ni aucun moyen d’en avoir jamais. Croyez-moi, monsieur, faites ce que ne font pas ceux qui parlent tant de la campagne romaine : allez la voir. Vous constaterez qu’elle n’est nullement ce désert affreux qu’on prétend, qu’elle est cultivée, non comme la Toscane ou la Lombardie, sans doute, mais aussi bien qu’elle peut l’être. Il y avait quelque chose à faire pour l’écoulement des eaux. On l’a fait. Tout ce qu’on essaiera au-delà n’est ni sensé, ni utile. »

Le grand propriétaire. « Très facile de prêcher la réforme de L’Agro, monsieur, quand on n’y possède rien. Les opinions sur l’agriculture, à Rome, font partie des credos politiques. Tout bon radical, tout politicien qui n’a pas un pied d’olivier hors des murs, qui ne va jamais dans la campagne, et ne la connaît que pour l’avoir traversée en chemin de fer, est un partisan décidé du bonificamento. Pour nous autres, c’est différent : la question est moins simple à résoudre. Nous retirons 5 pour 100 de nos terres, aménagées comme elles le sont aujourd’hui, comme elles n’ont pas cessé de l’être depuis des siècles. On nous demande de remplacer nos prairies, qui se louent fort bien, par des champs de blé. Mais le défrichement est coûteux. Le blé se vend très mal, et il a été constaté en plusieurs points, notamment dans le lit desséché, « bonifié, » du lac Fucino, qu’il épuisait rapidement notre sol. On nous offre donc simplement de perdre de l’argent. Il n’y a pas de quoi se montrer enthousiaste. Qu’on nous dégrève, qu’on nous aide, et nous nous prêterons aux expériences des théoriciens, tout en demeurant sceptiques. Car on a beaucoup exagéré cette insalubrité… »

L’un de ceux qui me tenaient ce discours, dans le salon d’un des grands cercles de Rome, arrivait d’une course dans la campagne. Il s’interrompit pour demander, sans prendre garde au rapprochement : — Garçon, un verre de vermout et de quina… beaucoup de quina.

Le partisan des réformes. — « Il faut avoir la franchise d’avouer que les auteurs de la loi de 1883 ont commis des erreurs. Ils n’ont pas tenu compte, par exemple, de ce fait que certains points de la campagne sont incultivables. Leurs dix kilomètres ne signifient rien, et le collège des ingénieurs agronomes a rédigé récemment, et s’occupe de faire discuter une loi nouvelle qui changerait cette zone irrationnelle en un grand éventail ayant Rome pour base, et pour côtés les voies Casilina et Ardeatina. Les imperfections pourront se corriger. Mais ce qui est nécessaire, monsieur, c’est que nous ayons une loi sur la bonifica de l’Agro, et une loi appliquée. Les Italiens émigrent par véritables armées tous les ans, et nous avons à nos portes un désert capable de nourrir des centaines de mille d’habitans. Est-ce tolérable ? Faut-il que l’égoïsme de quelques-uns soit un obstacle perpétuel à l’assainissement de la campagne, à sa mise en culture, à l’agrandissement de Rome, car Rome demeurera une petite ville tant qu’elle restera ainsi enserrée par la fièvre ? Et que nous oppose-t-on ? Que le blé ruine les terres de l’Agro ? Je le crois, quand on sème indéfiniment du grain dans une terre qui n’est jamais fumée ! Que les propriétaires ne sont pas assez riches pour supporter de pareilles dépenses ? qu’ils ne trouvent à emprunter qu’à 8 et 10 pour 100 ? Je l’admets. Nous voulons précisément la création d’une grande société agricole, qui sera obligée, par ses statuts, de prêter à un taux raisonnable. Les propriétaires de tout l’Agro seront alors mis en demeure d’exécuter les travaux jugés nécessaires par la loi. On leur dira : « Faites, ou cédez-nous la place. Rome ne peut plus souffrir cette campagne indigne d’elle, et qui tue ses enfans. » La société achètera les terres qu’on refusera d’améliorer, les morcellera, prêtera aux cultivateurs qui viendront là, émigrant à l’intérieur au lieu d’aller chercher fortune au loin, et leur permettra d’acquérir lentement, par annuités, la propriété du sol. Vous verrez des villes se bâtir dans les lieux les plus sains, et les hommes y monter le soir, des plaines. Vous ne rencontrerez plus ces étendues désolées, inutiles, ni à côté ces bandes de travailleurs traités comme des bêtes… Allez dans la campagne, monsieur, voyez de vos yeux cette misère des choses et des hommes. Vous comprendrez pourquoi plus de trente mille pétitionnaires ont demandé au parlement de décréter la bonifica, tous saisirez mieux la gravité de cette question. Car, je vous le dis, les esprits sont très excités, et les possesseurs de l’Agro entêtés à ne rien entendre, provoqueront à la fin un terrible soulèvement d’opinion. »

Je me rappelle l’ardeur communicative avec laquelle plusieurs me parlaient de la sorte, et ces yeux noirs devenus brillans de passion, et le ton prophétique des derniers mots, toujours menaçans. Gens du peuple, géomètres, employés des computisterie princières, députés appartenant à des groupes avancés de la chambre, s’exprimaient avec une vigueur égale. Les partisans du statu quo n’étaient pas moins affirmatifs. Je suivis l’unique indication commune de leurs discours : j’allai voir. Et ce furent des jours délicieux que ceux que je passai dans l’Agro, à l’est, au nord, à l’ouest de Rome, captivé de plus en plus par cette étrange centrée, et par tous les problèmes qu’elle soulève, et tous les rêves qu’elle éveille.

Je n’ai pas la prétention de l’avoir découverte. Mais je veux dire simplement ce qui peut paraître nouveau à un étranger, ce que j’ai observé, entendu ou cru deviner, dans ces courses multipliées, Et pour cela j’en choisis quatre, à travers des domaines très dissemblables, dans des régions opposées de la campagne.

Au nord de Rome. — Je sors de Rome avec un ami, par la porte du Peuple. La voiture s’engage dans la vieille voie Flaminia. Et tout de suite, autour de nous, la campagne prend cette ampleur de lignes et cet air d’abandon qui la font si belle. Point de détails jolis, pas de coins d’ombre, de cascades, ou même de ces groupes d’arbres aux feuilles fines, joie du pays toscan, mais une succession de vastes espaces bossues, verts, mêlés de plaques de pouzzolane au premier plan, bleuissans dans le lointain, cernés de montagnes dont les neiges ont des teintes changeantes avec les heures. Le travail de l’homme y laisse à peine une trace. Comme l’épervier qui le parcourt en tous sens, le regard ne s’y pose pas. Il erre, au milieu d’accidens toujours les mêmes, — une colline brusquement entaillée, rongée à sa base par un ruisseau boueux, une ruine au sommet d’un monticule, une enceinte de pieux longue de plusieurs milliers de mètres, enfermant un troupeau ; il reste suspendu, étonné de la monotone tristesse de chaque chose et de la grandeur claire de l’ensemble. C’est une impression très nouvelle, que je n’ai ressentie que là. Nous passons le Tibre sur le ponte Milvio. Dans une prairie qui sert de champ de courses, l’ancienne vacherie de Tor di Quinto, un long bâtiment jaune, à toits rouges, est devenue l’école de perfectionnement pour la cavalerie. Je ne vois pas de cavalier. Mais je vois partout, dans le regain vigoureux, des pâquerettes à dessous roses, grandes comme des marguerites de juin. Et cela est si doux en décembre ! D’ailleurs, en quelle saison sommes-nous ? L’air est chaud, le Tibre jaune se tord parmi l’herbe abondante des rives, et les plus ont des aigrettes d’étincelles, sur ces rochers de gauche qu’on nomme les pierres du Poussin.

Nous arrivons à la hauteur de deux domaines situés sur la limite de la zone de bonifica et concédés en emphytéose perpétuelle à mon compagnon M. P… Le premier Valchetta, appartient au chapitre de Saint-Pierre, le second. Prima Porta, au chapitre de Saint-Laurent. Un homme nous attend à cheval. Il nous précède. Nous quittons la route dans une petite carriole qu’il a amenée, et, tout de suite, l’aspect de la campagne révèle un agriculteur entendu et actif. Le long du chemin, montant entre deux haies d’épines, s’étendent des champs de luzerne qui donnent cinq coupes, de mai à septembre, des prés pleins de haut trèfle, des guérets préparés pour une plantation de betteraves, — culture encore nouvelle dans l’Agro, — puis un bois de jeunes pins, d’une belle venue, planté au pied du plateau rocheux où la ferme est posée. La ferme ressemble à beaucoup de celles que nous connaissons en France, mais l’éperon de terre qui la porte partage par le milieu une étroite vallée, et cette vallée est celle où se livra la bataille des trois cents Fabius contre les Véiens. Pendant que je regarde, penché entre deux romarins, ce ruisseau fameux du Cremere, bien menu dans les prés que je domine et qui fuient comme deux routes vertes, le vieux fermier m’a cueilli un bouquet de roses. Il l’attache au tablier de la voiture, et me conduit vers l’étable, — une rareté dans la campagne, — où sont renfermées, pendant la nuit, cinquante vaches de race suisse, dont le fait se vend à Rome. Je lis sur une ardoise, à l’entrée, le produit de la traite de la veille, trois cents litres, et, au-dessus des crèches, dans l’étable parfaitement aménagée et digne d’une ferme-école, une série de noms expressifs : Galantina, — Invidiosa, — Sfacciata, — Bellabocca, — Monachella. Les quatre cents autres bêtes laitières, de race romaine, vivent jour et nuit dehors. Elles sont à demi sauvages, et, pour les traire, à onze heures du soir, les gardiens s’en vont à travers la campagne, montés sur une charrette traînée par des bœufs.

Par les prés sans route et très montueux, nous nous dirigeons vers Prima Porta. La terre, partout fumée au moyen du parcage des moutons, est couverte d’une épaisse couche d’herbe. Au sommet des courbes seulement, et le long de certaines pentes rapides, je vois, çà et là, des plaques pelées, où la pierre affleure. « Des essais de culture, me dit M. P… Le sol, que nous avons défoncé, pour obéir à la loi, a été emporté par les pluies. Rien ne poussera plus ici. Vous pouvez juger si la loi est universellement applicable. »

Nous voyageons longtemps, sans rencontrer personne, dans les vallonnemens sans fin des pâturages, que couronnent çà et là des taillis aux formes incertaines et baveuses, comme des coulures de rouille. Et comme nous avons quitté la ville assez tard, le crépuscule s’annonce. Le Tibre lointain luit par endroits, et les champs de blé bleuissent. Un vol d’étourneaux passe, lancé vers un groupe d’arbres connu d’eux seuls et perdu dans l’immensité. Une tristesse plus grande descend avec l’ombre. Nous sommes au bas d’une croupe énorme, d’un vert olive. « La cabane des bergers, » me dit mon compagnon en étendant la main. Au sommet, une grande cabane ronde, au toit conique, s’enlève sur le ciel doré. Des palissades d’osier font une ligne noire à sa base. Nous approchons. Je vois que la couverture de la maison est en branchages et en roseaux, et qu’une croix de bois, avec la lance et l’échelle, pointe tout en haut. L’arrivée de la carriole a fait sortir trois hommes. Ils saluent. En vieux s’avance, son chapeau pointu à la main : Buona sera ! et nous introduit dans la demeure dont il est le chef. La hutte que les bergers romains se sont bâtie est spacieuse et commode. Elle doit durer deux ou trois ans, après lesquels le campement sera choisi ailleurs. C’est ici la vraie vie pastorale. D’un côté, les bergers ont leurs couchettes, sur deux rangs, l’un presque au ras du sol, le second à quatre pieds de terre ; de l’autre sont des tables où sèchent les derniers fromages fabriqués, et les chaudrons, les jattes, les instrumens de bois qui servent à la fabrication. Juste au milieu de cette chambre ronde, un trou assez profond, où brûlent les restes d’un fagot. Le vent qui traverse librement, d’une des portes à l’autre, active la flamme, et chasse la fumée. « Je crois que la soirée sera fraîche. Excellence, » dit le chef à mon compagnon, et il regarde en disant cela, les yeux à demi clos, une étoile bleue qui s’est levée au-dessus des brumes d’horizon. — « Est-ce que les brebis sont rentrées ? — Elles sont en route, Excellence. Je les ai entendues qui venaient de l’ouest. — Montre donc à mon ami les chaises que vous faites pendant les veillées d’hiver. » Et deux hommes apportent des sièges de bois rouge dont le dossier, le siège, les barreaux, sont sculptés au couteau, très finement. Les sujets varient peu : des croix, des calices, des ostensoirs à rayons inégaux, et des branches de laurier enveloppant le sujet principal, avec beaucoup de grâce et des courbes tracées de main d’artiste. M. P… m’explique que les vingt-six bergers habitant cette cabane la quittent vers la fin de juin, pour rentrer dans le village, là-bas, perdu dans les neiges de l’Apennin, et où sont les femmes, les enfans, les mères, les fiancées. « Ils se préparent longtemps d’avance à ce voyage, me dit-il, et se préoccupent de bien emporter tout ce qui est nécessaire pour eux et pour leurs bêtes. Aussi, deux ou trois jours avant la date fixée pour le départ de la tribu, ils abandonnent la maison où nous sommes, et vont camper à cent mètres en dehors, afin d’éprouver si rien ne leur manque. Alors ils emmènent leur troupeau, à petites étapes, vers les montagnes. »

Nous sortons. En dix minutes, la terre est devenue presque obscure, tandis que le ciel, lourd et tremblant de brume à l’horizon, reste pâle au-dessus de nous. Une rumeur sourde s’élève du vallon, et quelque chose de mouvant, comme une nappe de brouillard ondulante sous le vent, couvre les premières pentes de la colline. Ce sont les quatre mille brebis du domaine, en bande compacte. Je commence à distinguer les chiens blancs qui bondissent autour d’elles, et les bergers à pied qui les cernent, leurs manteaux bruns traînant dans l’herbe, et le chef à cheval qui les suit. Tous ensemble ils montent sans hâte, d’un mouvement continu, avec un bruit de cailloux roulés, comme une marée. Mon compagnon m’entraîne jusqu’aux palissades que j’avais remarquées en avant de la cabane : une série de petites ouvertures y sont pratiquées, de distance en distance, et permettent aux brebis de passer, une à une, devant autant de guérites en pieux, où les hommes viennent s’asseoir. La rapidité avec laquelle ils traient le lait de cet immense troupeau est merveilleuse. Vingt-six bergers se sont placés sur la longue ligne. Les bêtes enfermées dans un parc, derrière eux, se pressent aux vingt-six portes de l’enclos. Elles s’engagent dans un étroit couloir, sont arrêtées par une fourche de bois que l’homme leur jette au cou, traites en un instant et remplacées par d’autres. En moins d’une heure, tout le fait est recueilli.

Quand nous descendons la colline, la nuit est presque noire. Une épaisse vapeur nous enveloppe. Les étoiles voilées dorment au-dessus du Tibre. En trottant sur la pente herbeuse, le cheval fait un écart. C’est un jeune berger, un enfant de quatorze ans, le bonnet à la main, qui s’est mis sur notre passage. « Te voilà, petit ! Tu es en retard ! » Il répond sans embarras, d’une jolie voix fraîche qui s’en va, toute gaie, dans l’universel silence de l’Agro. Et quand il a repris sa route, M. P… me raconte l’histoire arrivée il y a deux mois. Le petit gardait quatre cents brebis, au bord du fleuve. L’idée lui vint de coiffer de son chapeau la tête d’un agneau. Il fit une bride avec des joncs, et lâcha la bête, encapuchonnée de noir, parmi le troupeau. Mais une panique terrible s’empara des brebis ; affolées à la vue de cet agneau coiffé qui courait après elles, elles se mirent à galoper autour du pâturage, et elles allaient se jeter dans le Tibre, quand le vergaro, apercevant de loin le danger, piqua des deux, du haut de la colline, et se jeta sur la rive juste à temps pour empêcher le malheur…

Et cette petite histoire se déroule, tandis que la carriole court sans bruit sur l’herbe, et que la nuit achève de tomber.


Santa-Maria. — Un matin gris et pluvieux, le 8 décembre. C’est la fête de la Purification et celle d’un village, Santa-Maria, bien loin, à vingt-quatre kilomètres de Rome. Je pars seul dans une voiture de louage. La pluie tombe serrée, glacée ; elle semble encore amaigrir le cheval, dont le poil mouillé laisse voir les os en mouvement. Oh ! la lente et triste route ! Des ruisseaux de boue jaune la barrent par endroits. Elle tourne, monte un peu, descend un peu, jamais beaucoup, à travers des pâturages que le nuage étreint et limite. Aucun horizon : rien que des lignes de barrières coupant des étendues d’herbes ; un troupeau de bœufs, çà et là, immobiles et stupides sous l’averse. Rien ne passe que nous. Rien ne fait de bruit que les roues écrasant la terre molle. Comme je vois bien que l’unique beauté de ce désert est, comme celle de la vie, dans ses lointains et dans son ciel ! L’auberge isolée, la pauvre osteria postée, à peu près toutes les lieues, au bord du chemin, est close contre le mauvais temps. Ils sont quelques-uns, à l’intérieur, qui racontent des histoires de cavales égarées, de brebis mortes, d’empiétemens de voisins, en buvant le vin de Tivoli. Mais le murmure des mots s’en va par la cheminée. Nous continuons à errer dans cette solitude rapetissée, dont le paysage a l’air de se déplacer avec nous, tant il reste le même, entre les murs de pluie aveuglante.

Enfin, vers onze heures, la silhouette d’un cavalier, enveloppé de son manteau, se dessine à droite du chemin. Il tient un second cheval par la bride. C’est le vergaro, le chef berger, envoyé au-devant de moi. Je saute à cheval. La voiture s’éloigne dans la brume, et nous nous avançons, à travers les blés nouveaux qui sont d’une grande beauté. « Combien d’hectares cultivés, ici, vergaro ? — Trois cent quarante sur dix-huit cents. » Des bandes de mouettes se lèvent sous les pieds des chevaux. Nous montons une colline au trot, par les rigoles d’assèchement, nous descendons une longue pente, toujours enveloppés de la même nappe de froment vert. Au bas, M. P… nous rejoint, sur un très joli cheval. Il est le fermier de cette tenuta comme de la précédente que j’ai visitée. On m’a dit à Rome qu’il était un des meilleurs agriculteurs de la campagne romaine. Et je suis confirmé dans cette idée en revoyant ici des terres bien aménagées, des blés d’espèces choisies, des prés, fumés d’après la même méthode qu’à Prima Porta, d’une abondance rare en herbe et en trèfle. Le relief du terrain n’est d’ailleurs plus le même. Il est ici beaucoup plus accidenté. En approchant des bâtimens de la ferme, les collines se tassent et s’emmêlent, séparées par des gorges. Plusieurs sont couvertes de bois, mais la plupart ne servent que de pâtures. Au sommet de l’une d’elles, dans le bleu léger des seconds plans italiens, — car le soleil a reparu, et les nuages sont en fuite, — j’aperçois des ruines cernant une crête, « Un village ruiné ? — Oui. — Comment ? — Les uns disent par la malaria. — Et les autres ? — Par le calcul de grands propriétaires, qui, autrefois, ont peu à peu tout acheté, et puis ont chassé l’habitant, afin d’être seuls maîtres : je ne sais pas au juste. C’est loin d’ici. »

Au moment où le vergaro me répond ainsi, nous descendons en pente douce, par un chemin exquis, bordé d’un côté de touffes magnifiques de laurier, de laurier des poètes, fusant en belles pointes serrées, noires, odorantes : un reste de bois sacré où les muses pourraient encore pleurer sans être vues. Je remarque que certaines branches sont effeuillées, et je demande à M. P… : « Qui donc a dépouillé vos lauriers ? — Des Allemands. — Qu’en font-ils ? — C’est un revenu du domaine et des domaines voisins. Je leur vends la feuille. Ils en emportent des quintaux, et s’en servent pour fabriquer le bleu de Prusse. »

Je ne m’attendais pas à cette réponse, ni à voir les feuilles des lauriers italiens prendre cette route. Nous entrons dans la cour de la ferme, par une porte monumentale, et nous descendons de cheval, en effet, à côté d’un tas de ballots de feuilles ficelés, prêts à être expédiés. On me montre une bergerie où sont des moutons de race pure, achetés à notre bergerie nationale de Rambouillet, et qui donnent de si beaux produits, croisés avec la race du pays, qu’un propriétaire voisin, à peine a-t-il pu juger les heureux résultats obtenus par l’initiative de M. P.., a télégraphié à Rambouillet, pour avoir des béliers et des brebis semblables. « Oui, monsieur, me dit avec conviction mon hôte : il a télégraphié, il s’en est remis complètement à la loyauté du directeur, et, telle est l’honorabilité de vos grands établissemens français, qu’il a reçu des animaux aussi parfaits que ceux que j’avais été choisir moi-même ! »

Mais, sans trop l’avouer, — car on me prend un peu pour un agronome, et c’est toujours dommage de détruire une illusion flatteuse, — je trouve un bien plus vif plaisir à flâner dans la cour où sont réunis les gens de la tenuta. Je ne vois guère que des hommes, vêtus de noir, quelques-uns portant le manteau, l’air assez dur, causant par groupes. Ils viennent d’entendre la grand’ messe, chantée à l’occasion de la fête patronale, dans la très vieille église accolée à l’espèce de château qui forme le fond. Parfois un groupe s’ébranle, et entre dans un bâtiment long et bas, l’aile droite de la cour. J’entre à mon tour. Ils boivent et fument dans une des pièces occupées par cet industriel indispensable et presque toujours florissant de la campagne romaine : le cantinier. Chaque ferme est une véritable ville qui doit se suffire à elle-même et suffire aux environs habités, s’il y en a. Elle est l’unique ressource, le centre d’approvisionnemens. Le cantinier de Santa-Maria, un Suisse dont le visage rose fait un singulier contraste avec les visages barbus et bronzés de ses cliens, vend de la charcuterie, de l’épicerie, du vin, des étoffes, tout ce qu’on veut. Je lui achète une boîte de cigarettes égyptiennes, que je distribue, à la grande joie des barbes noires, qui s’écartent pour sourire. J’apprends qu’il fait de bonnes affaires, environ 50,000 francs par an, et qu’il paie une redevance de 500 francs par mois.

Une soutane rouge, deux soutanes rouges traversent la cour. Ce sont des élèves du collège austro-hongrois, amenés à la fête de Santa-Maria par leurs supérieurs, auxquels le domaine appartient. Je suis ici dans un patrimoine ecclésiastique, concédé par je ne sais plus quel pape, pour l’entretien d’un séminaire autrichien à Rome. Le passage des clercs indique que les dignitaires du collège vont eux-mêmes bientôt sortir de l’église, et que le dîner va sonner. Je n’ai que le temps de parcourir le jardin, situé de l’autre côté de la cantine.

Mon Dieu, que ce doit être joli au printemps, ce jardin abrité, en partie planté d’orangers et de mandariniers ! Même en hiver il a son charme. On devine la forme des arbres grêles qui n’ont plus de feuilles, et où seront les fleurs, et combien la vue sera douce sur les moissons déjà hautes ; les citronniers, plus délicats, paraît-il, sont défendus contre la gelée, le long du mur, par un toit de roseaux. Je soulève cette couverture mobile, et le parfum qui s’échappe me rappelle la Sicile, Palerme, la Conque d’or…

La cloche sonne. La cour est déjà à moitié déserte. Nous nous mettons à table dans une salle du premier étage, blanchie à la chaux, dans le manoir du fond. Je ne crois pas, de ma vie, avoir vu un plus étonnant mélange de convives. Il y a, autour de la table couverte de linge blanc, ornée de pommes, de poires et de racines de fenouil, il y a le supérieur et l’administrateur du domaine, qui sont Autrichiens, et portent la soutane noire ; M. P… qui est Romain ; le cantinier, Suisse, en jaquette ; le curé de la terme ; le garde, en livrée bleue à passepoil rouge et bande d’argent au col ; le chef des cultures ; le chef bouvier ; le chef berger et son prédécesseur retraité ; enfin deux élèves, en soutanes rouges comme des cardinaux. C’est un usage ancien et louable, d’inviter ainsi les principaux employés du domaine à un banquet annuel. Ils sont respectueux, mais non intimidés, ni serviles. La conversation, partie en patois romain et partie en français, leur échappe à moitié. Ils mangent royalement, en hommes très vigoureux, auxquels la vie à cheval donne un appétit formidable. Mais, quand ils parlent, ils ont tous de la repartie. Et le plus vivant, le plus curieux d’entre eux, est peut-être l’ancien chef berger, un vieillard de soixante-douze ans, large d’épaules et de poitrine, la trogne rouge et hâlée, la barbe à peine grisonnante et vrillée à la manière des barbes des statues grecques, les cheveux abondans et soulevés par grosses mèches. Il a toujours vécu parmi les bergers et les brebis du domaine, l’hiver et le printemps à Santa-Maria, l’été dans les montagnes. On l’eût tué, si on l’avait, à l’heure de la retraite, séparé de son troupeau, de ses camarades, de sa cabane. Alors on lui a permis, quoiqu’il ne soit plus le chef responsable, de rentrer à l’automne avec la masseria. Il passe encore sa journée à cheval, surveillant les hommes et les bêtes. « C’est que l’air est bon, à Santa-Maria, dit-il, en levant ses yeux jaunes. Je n’ai pas beaucoup de contemporains dans la campagne ! » Il raconte ensuite, interrogé par l’administrateur, et par petites phrases un peu honteuses, qu’il a été attaqué, il y a deux ans, à la tombée de la nuit, par le fameux Anzuini. Le brigand est entré, avec un autre, dans la cabane, où le vergaro se trouvait, ainsi que quatre de ses hommes. Il a mis le canon de son fusil près de l’oreille du vieux. — Qu’as-tu fait alors, mon pauvre ami ? — J’ai compris, répond en riant le berger, j’ai donné ce que j’avais, 170 francs. » Le lendemain matin, Anzuini opérait de la même manière du côté de Viterbe. Il avait franchi vingt lieues à pied dans la nuit.

Je dois ajouter, pour la tranquillité de ceux qui seraient tentés de visiter Santa-Maria, que le brigand a été pris. Le métier, avec le temps, est devenu difficile, et nos mères, qui nous racontent leur voyage de noces entre Rome et Naples, comme des expéditions aventureuses, ont été les dernières à pouvoir parler de la sorte sans mentir. Tout au plus vous dirait-on, si vous insistiez, qu’il existe encore deux ou trois brigands retirés des affaires, qui ont atteint l’honorariat en même temps que leurs juges éventuels. On vous nommera ces gens paisibles, revenus des habitudes un peu brusques de leur jeunesse, et qui se font payer précisément pour ne pas être tentés d’y retomber. Les voisins sont charmés de les entretenir dans la vertu. Le prince X… paie régulièrement une pension à Tiburce, vous vous souvenez, Tiburce de Viterbe. C’est du moins le bruit qui court. C’est même ce qu’a osé imprimer un patriote sicilien. M. Luigi Capuana, qui tient à venger la pauvre et charmante île des accusations déplacées du continent italien[13]. Quant au prince, j’imagine que, si quelqu’un avait l’ingénuité de l’interroger, il aurait un sourire énigmatique, tordrait la pointe de sa moustache brune, et ne répondrait pas. N’est-on pas libre de faire garder sa terre par les gardes qu’on veut ?


A l’est de Rome. — Je ne désignerai pas autrement le point que j’ai visité aujourd’hui, parce que j’ai de trop graves critiques à formuler. Il suffira qu’on sache que la terre dont il s’agit se trouve en dehors des dix kilomètres de rayon soumis à la loi du bonificamento, et appartient à un grand seigneur romain.

Quand nous sortons, mon guide et moi, de l’enceinte de la ferme, qui garde encore son aspect féodal, il est plus de midi. Le travail a repris. Au fond des granges, d’où s’envole une poussière blanche, des hommes, des femmes, égrènent le maïs, qui s’amoncelle en tas d’or à leurs pieds. Ils ont une apparence misérable et lasse. Le caporale, leur chef, l’exploiteur général de leur bande, une sorte de nain aux yeux vifs, va d’un grenier à l’autre. Ni quand il passe, ni quand nous passons, une seule tête ne se tourne avec un sourire, une seule bouche ne s’ouvre avec un mot de bienvenue ou de connaissance. À quoi bon ? Que sommes-nous pour eux ? Ils se sentent étrangers dans ce domaine, où personne que le caporale ne sait leur nom, ni le fermier général, ni le propriétaire, ni le garde, ni personne. Ils sont un simple troupeau de montagnards des Abruzzes, qu’un contrat d’embauchage a conduits ici pour la saison du maïs et des semences ; dans un mois ils retourneront chez eux ; l’an prochain, ils travailleront à l’autre bout de l’Agro. « Sont-ils nombreux sur la tenuta ? demandai-je au guide. — Environ quatre cents à cette époque-ci, monsieur, mais une quinzaine seulement en été. » C’est la condition habituelle des fermes de l’Agro. Le guide ajoute, devinant ma pensée : « Ils ne sont pas heureux. S’ils n’avaient pas de religion, ils se révolteraient. » Je le crois sans peine. Nous suivons une chaîne de collines, puis une vallée où un troupeau de vaches est parqué. Elles ont ces belles cornes écartées, longues et fines, et ce pelage gris, sans rayures, que les peintres n’ont jamais bien rendu. Autour d’elles, les prés sont pauvres. Ils montent devant nous, jusqu’à un mamelon très lointain, dont la courbe se dessine sur le ciel, avec une cabane de bergers au sommet. Nos chevaux prennent d’eux-mêmes le galop. Ils font sonner sous leurs pieds la pente ronde. Une vieille femme parait à la porte. Elle sourit au moins, celle-là ! « Voulez-vous un œuf frais ? — Volontiers. — Lavinia ? Lavinia ? » Une petite ébouriffée court chercher un œuf dans une cabane dressée pour les poules, à côté de celle des bergers, le tend à mon compagnon, qui prend une épingle, perce les deux bouts, boit le jaune et le blanc presque d’un trait, et jette sur l’herbe la coque entière. « À la romaine ! » dit-il.

Nous repartons. Nous descendons la pente rapide, vers un champ de guéret immense, qui fume sous le soleil. Au premier tiers, enveloppés d’une brume dorée, qui luit comme une auréole autour d’eux, une bande d’une centaine de paysans, nous tournant le dos, s’avancent lentement, brisant les mottes à coups de pelle et de pioches. Aucun n’est inactif. L’éclair des lames court, ininterrompu, d’un bout de la ligne à l’autre. Les femmes sont vêtues de rouge, les hommes d’étoffes sombres. L’un d’eux, tout jeune, porte un pigeon blanc sur l’épaule, et la bête frémit de l’aile, sans prendre son vol, toutes les fois que son maître se baisse, entraîné par le rythme de la pelle qui retombe. Seuls, deux chefs de culture, grands, chaussés de bottes, ne travaillent pas, et surveillent, appuyés sur leur bâton, le troupeau humain. Que voulez-vous ? il y a peut-être de l’injustice à penser cela : mais, malgré soi, un tel spectacle ramène le souvenir vers les temps antiques où, sous la conduite d’esclaves préférés, les esclaves cultivaient les latifundia de l’Agro, La différence est petite. Je demande à mon guide : « Où habitent ces gens ? — Ceux-ci assez loin, les autres, venus pour un temps moins long, plus loin encore. — Combien faut-il pour visiter les deux campemens ? — Une heure. — En avant ! »

Derrière le bataillon des rudes casseurs de mottes, dont pas un ne se détourne, nous passons, nos chevaux posant sans bruit leurs pieds sur la terre molle. Sauf cette ligne brisée de petits points noirs, qui diminue et s’efface, l’immense campagne est déserte. Déserts les fronts de talus surgissant en tous sens, pareils à des falaises creusées par une crue furieuse et couronnées d’un peu de bois ; déserts les prés ; désertes les friches pierreuses, encaissées, que termine une arche romaine, isolée, couverte de lierre, mystérieuse comme la lettre unique d’une inscription effacée. Au-delà du pont, un grand marais à demi desséché, ou plutôt une terre très basse que contournent des ruisseaux et d’où s’élèvent encore des tiges brisées de maïs. Nous avançons très lentement. Et je vois monter en face de nous, un peu à droite, une sorte de colline dénudée, ovale, ayant la forme et la couleur d’une poire tapée dont la queue tremperait dans le marais. Des lignes de huttes s’y dressent, les premières presque confondues avec le sol, les plus hautes bien nettes sur le ciel. Voilà donc le village ! Nous pressons nos chevaux. Un premier pont fait de rondins à peine liés ensemble, jetés sur un canal fangeux, puis une pauvre île inculte, puis un second bras de ruisseau, dans lequel lavent une demi-douzaine de jeunes filles en haillons. Elles se relèvent un peu, toutes, sans lâcher leur poignée de linge. Mais pas une ne sourit. Pas même une étincelle de vie heureuse dans ces yeux de quinze ans, rien que le reproche de la misère découragée, le reproche injuste qui s’adresse à tout le monde, et qui fait mal. Je le sens qui nous suit, après que nous sommes passés. Et devant nous, sur le premier ourlet du raidillon où est posé le village, d’autres regards pareils, chargés de la même plainte, sont fixés sur nous. Un groupe de vieilles femmes et d’enfans, immobiles, assis, se chauffent au soleil. Nous pénétrons, sans être salués par personne, au milieu des rangées de huttes. Il y en a là soixante-quinze, formant quatre ou cinq rues, sur le plateau montant. Toutes se ressemblent : deux palissades de roseaux cueillis dans le marais, inclinés, attachés par le sommet à une perche transversale, une autre, en triangle, faisant le mur du fond, et une autre percée d’une porte en avant. C’est l’abri qu’un propriétaire, grand seigneur, touchant près de cent mille francs par an du chef de ce seul domaine, veut bien offrir à ses travailleurs. Nous sommes à quelques lieues de Rome, en pays de vieille civilisation, et voilà les huttes, dont aucun sauvage ne se contenterait, où vivent plus de trois cents personnes, hommes et femmes, neuf mois de l’année, où des mères accouchent, où des enfans naissent et grandissent. Je suis tellement surpris et ému de ce spectacle que je mets pied à terre pour mieux juger. J’entre, plié en deux, par un trou découpé dans une palissade, et je me relève en face d’une toute jeune et très belle créature, bronzée, aux longs yeux, du type classique le plus pur. Elle est enveloppée de fumée, car, dans un creux, au milieu de la cabane sans cheminée, des déchets de mais se consument au-dessous d’une marmite. La première chose que j’ai vue, c’est le grand cercle d’or qui pend à ses oreilles. Je l’interroge. Elle est originaire des montagnes de la Sabine ; elle est mariée depuis trois ans ; elle a deux enfans. où sont-ils, les petits ? Elle me montre un gamin en culotte, presque au fond de la hutte, à côté du lit qui occupe tout le fond : le lit, c’est-à-dire, sur je ne sais quel tréteau que j’aperçois mal à cause de la fumée, un amas de feuilles de maïs et d’herbes, recouvert d’un drap sale, et défendu contre le froid de la nuit par une natte de jonc ! Elle paraît très douce et résignée. Je cherche le second enfant. Elle se penche, avec un sourire, au-dessus d’une corbeille pendue aux roseaux, tout près de terre, à un mètre du foyer. Le reste du mobilier tiendrait dans le creux de la main : deux ou trois petits pots de terre, un couvert d’étain, un paquet d’herbes, sans doute contre la fièvre.

Je sors, le cœur serré. Je comprends mieux à présent la violence des passions qu’excite la question de l’Agro romano. Rien à faire ! est-il possible, en vérité, de soutenir une pareille thèse ! Oui, à Rome, dans un salon, on peut, sans rire, développer, comme je l’ai entendu faire, la théorie de la vie en plein air, louer la salubrité des systèmes de campement légers, pareils à la tente. Mais ici, quand on se rend compte de cette incurie totale du maître, quand on voit l’abandon où sont laissés ces pauvres ouvriers de la terre, l’absence de tout secours, de toute provision, de tout bienêtre, on se demande si les gens qui parlent de la sorte ont vu la campagne romaine, et on se dit que le jour où le socialisme aura eu raison de la longue patience des nomades de l’Agro, le jour où ils recommenceront, à leur manière, la guerre des esclaves, certains possesseurs égoïstes du sol romain ne récolteront que ce qu’ils auront semé.

Je déclare assez vivement mon opinion à l’homme qui fait route avec moi, au moment où nous quittons le village.

— Vous n’avez pas tout vu, me dit-il. Mais déjà vous pouvez juger du sort de nos paysans. On appelle cela les loger. Oui, ils ont la permission de cueillir des roseaux, ou bien on leur offre des maisons comme celle que vous allez voir…

Je reconnaissais, dans le ton bref de mon compagnon, cette sorte d’ironie, recouvrant une violence profonde, que j’avais observée maintes fois en interrogeant des Romains du peuple mêlés aux choses de la campagne. Le visage demeure impassible. Les yeux seuls en disent un peu plus long que les mots.

— Et personne ne donne l’exemple ?

— Quelques-uns. Il y a un prince Felice Borghese, qui a fait beaucoup de bien et de grandes dépenses à Fossa-Nova. Il y en a un ou deux autres. Mais la plupart se contentent de toucher leurs rentes par trimestre et d’avance, et se croient quittes envers tous, parce qu’on l’est envers eux… Prenez un peu à gauche, monsieur : la terre est trop humide.

En effet, nous devons tourner une pointe de marécage. Trois mulets nous croisent, chargés de déchets de maïs, qui serviront de bois aux paysans du domaine. Puis le sol se relève. Après un quart d’heure, nous rencontrons une sorte de sentier irrégulier, tracé par le pied des bêtes, dans la prairie. Il mène à une vaste construction, couverte en tuiles, au sommet d’une colline.

— L’habitation des travailleurs qui viennent ici pour peu de temps, aux époques de semailles ou de moisson, me dit mon guide.

Le bâtiment n’est qu’une grange, avec une cuisine au bout. Je fais ranger mon cheval le long du mur, et je me penche par l’ouverture d’une fenêtre. Il sort de là un relent de chambrée mêlé à de la fumée. Tout autour de la salle, un premier rang de lits par terre et un second à cinq pieds de hauteur, soutenu par une charpente légère. Chaque rang de lits est double. C’est une succession de litières de roseaux ou d’amas de paille géminés, que recouvrent tantôt un morceau de linge, tantôt un ancien jupon, trop vieux et trop usé pour être porté. Des hommes, des femmes, des ménages, des jeunes, des vieux, des malades, dorment là dans la plus complète promiscuité. Ce n’est plus l’abri insuffisant de tout à l’heure. C’est autre chose, l’entassement, l’étable où l’hygiène compte peu et où la moralité ne compte pas. Au fond, le même abandon.

Des femmes, ayant entendu du bruit, étaient sorties de la maison. Une grande vieille, ses cheveux gris retombant en mèches sur ses oreilles, les yeux terriblement enfoncés dans l’orbite, me regarda un moment, et dit :

Siete il medico ?

— Non, hélas ! je ne suis pas le médecin. Vous avez des malades ?

— Trois qui sont pris de fièvre. Il y a surtout une femme enceinte ; la fièvre ne l’a pas quittée depuis quatre jours.

Mon compagnon haussa les épaules d’un air de colère.

— Vous n’avez donc pas prévenu le caporale ? demanda-t-il.

— Pardon, répondit humblement la femme, mais le médecin n’est pas venu.

— Toujours la même chose, dit mon guide : pas averti, pas venu !

Je donnai un peu d’argent à ces pauvres, et nous partîmes.

Au retour, à cinq cents mètres de là, j’assiste à un spectacle superbe. Dans un champ qui va s’élargissant, comme une hache, quinze couples de bœufs gris labourent de front. Les quinze charrues sont exactement alignées, ouvrant et rejetant ensemble la terre d’un violet pourpre. Ce sont les mêmes instrumens que Virgile avait vus : un coin de fer et deux ailes de bois en avant d’une solive, une plate-forme ronde à l’arrière, traversée d’un bâton droit. Sur chaque plate-forme un laboureur est monté debout. D’une main il se tient au bâton, de l’autre il promène l’aiguillon sur le flanc de ses bêtes. Et ces belles formes primitives du labour, les bœufs énormes, la machine petite, l’homme immobile et digne, s’éloignent lentement, laissant la moitié du champ toute rayée et fumante. Alors, dans l’espace déjà parcouru, dans le sillage encore frémissant qu’elles abandonnent, une seizième charrue, conduite par un jeune homme de vingt ans, s’est élancée. Sans doute il nous avait aperçus. Notre présence excitait son amour-propre. Il était, ce jeune Romain, d’une élégance et d’une souplesse de mouvemens rares. On eût dit qu’il conduisait des chevaux, tant il traçait vite, trouant en tous sens la glèbe remuée, les canaux d’écoulement pour les pluies. Il paraissait courir à la surface, pour son plaisir, entraîné par ces grands animaux dressés exprès et qui tournaient, rasaient les arbres, revenaient sur nous, les cornes hautes, la peau plissée aux épaules d’un frisson rapide. Et cependant il suivait de l’œil une route de pentes invisibles pour nous. Et il souriait quelquefois, jouissant de montrer à ces deux barbares, arrêtés sur la crête prochaine, ce que peut faire un Romain avec son attelage, deux bœufs gris de la campagne de Rome.


Maccarese. — Voici une contrée malsaine, à l’ouest de Rome, au nord d’Ostie, près de la mer. La tenuta de Maccarese, que je vais voir, une des plus vastes de l’Agro romano, — 5,560 hectares, — fait partie de l’ancien campo salino, les marais salans où les Sabins prenaient le sel. Le voisinage et les infiltrations des eaux salées, l’impossibilité d’écouler naturellement les eaux de source et de pluie, — car, en certains endroits, le sol se trouve de trente centimètres au-dessous du niveau de la mer, — en rendent le séjour dangereux, l’été surtout, quand l’ardente chaleur aspire et répand dans l’air les miasmes des marais. D’après les statistiques d’un médecin de campagne établi dans la région, la moyenne des hommes atteints par la fièvre, annuellement, est la suivante : cultivateurs, ouvriers ruraux ne quittant pas la campagne, 95 pour 100 ; chefs de culture, ministres, intendans, mieux nourris et faisant de fréquens séjours à Rome, 40 pour 100 ; propriétaires établis à Rome, venant visiter leurs terres et évitant d’y coucher pendant la mauvaise saison, 15 pour 100. Il a bien fallu, en effet, que la municipalité établît des stations sanitaires de distance en distance. On soigne les fiévreux sur place. Seulement les médecins chargés de ce service sur vingt ou vingt-cinq domaines doivent nécessairement perdre un temps précieux pour leurs cliens, en se rendant de l’un chez l’autre. Quelques personnes regrettent l’ancien système. J’ignore s’il était meilleur. Il consistait à diriger tous les malades sur Rome, où ils étaient admis à l’hôpital San-Spirito. Du temps des papes, tout homme qui amenait un fiévreux recevait une prime de deux francs, et il paraît que, la charité s’en mêlant, peu de pauvres gens restaient à l’abandon. D’autres moyens, préventifs ceux-là, sont pris par la compagnie de chemin de ter qui exploite la ligne. Les employés, jusqu’à Grosseto, en Toscane, ne font, pendant l’été que vingt-quatre heures de service dans la campagne, et rentrent pour passer la journée du lendemain à Rome.

Un tel état de choses devait attirer l’attention des auteurs du projet pour l’amélioration de l’Agro. Ils ont hésité entre deux projets : combler les salines avec des terres rapportées, ou bien les épuiser à l’aide de pompes à vapeur. Cette dernière idée a prévalu, et je vais voir de près ce qu’elle a produit.

Je quitte Rome d’assez bonne heure, le matin, avec le fils d’un ancien ambassadeur de France à Rome et le prince Camille Rospigliosi, frère cadet de don Giuseppe qui nous attend là-bas. Tous deux ont été zouaves pontificaux. L’aîné, qui est brun, appartient au monde blanc ; le second, qui est blond, appartient au monde noir. Ils sont propriétaii es par indivis de la tenuta de Maccarese, possédée par leur famille depuis 1675, l’administrent eux-mêmes pour une grande partie, s’entendent fort bien, et sont des types accomplis de patriciens romains, en relations d’alliances et d’amitiés avec l’aristocratie européenne, parlant français, d’allure moderne, et de parfaite courtoisie. La ligne que nous suivons, celle de Civita-Vecchia, passe pour féconde en déraillemens. Il paraît que les levées fondent sous les pluies et l’action des eaux invisibles. Le fait est qu’en traversant le pont sur le Tibre, l’allure prodigieusement lente du train ouvre l’esprit à de vagues appréhensions. Rien de fâcheux cependant. Nous laissons à gauche la forêt d’eucalyptus de la célèbre abbaye des Trois-Fontaines, qui n’a pu, à elle seule, assainir la contrée, et préserve médiocrement ses propres habitans. L’aspect de la campagne, de ce côté, est d’une immense tristesse : des pâturages marécageux, à perte de vue, que tachent de vert sombre, çà et là, des touffes de buis. À droite, le terrain se relève un peu, et se vallonné. Ce sont des maquis plantés d’oliviers sauvages, de pistachiers, d’arbres de Judée, de cornouillers, d’arbousiers, de houx, de vingt sortes d’arbustes qu’enlacent des lianes à demi sèches, entre lesquelles je reconnais l’ombelle cotonneuse des viornes. Le principal seigneur et maître de ces maquis est l’hôpital San-Spirito. Vingt kilomètres à vol d’oiseau lui appartiennent. L’État pourrait trouver là un champ d’expérience à souhait, et montrer ce qu’il entend par colonisation, défrichement et assainissement des grands domaines. Les lois lui rendent la tentative parfaitement aisée : mais il se hâte peu d’en user. Très loin, et délicieuses de lignes, les montagnes bleues, couronnées de neiges, limitent la plaine et la vue.

Le train nous arrête à Maccarese, devant une station isolée dans cette campagne rase, et enveloppée de quelques bouquets d’eucalyptus. Cela ressemble à une foule de petites gares des lignes méridionales italiennes. Don Giuseppe vient à nous. Au-delà de l’enceinte de palissades, sept ou huit chevaux équipés nous attendent. Il fait un froid piquant. Nous nous couvrons chaudement, et nous montons à cheval, don Joseph, don Camille, le jeune baron Baude, deux butteri du domaine et moi. Nos bêtes sont de race romaine, nerveuses, habituées à deux allures seulement, le pas et le galop. On m’a gracieusement destiné une selle anglaise, et je le regrette presque, ayant de secrètes préférences pour l’énorme selle du pays, relevée en avant et en arrière, faite d’une peau légère et souple qui tient la jambe collée au cheval. La troupe franchit la voie du chemin de fer, et nous sommes dans la prairie sans route, vaste comme les pampas. Rien autre chose, dans ce désert, que des lignes de palissades, coupant la plaine à de rares intervalles, et des arbres lointains, formant des avenues tronquées, sans feuilles. Le jaune terreux des végétations mortes s’étend indéfini, un peu doré, aux renflures du sol, par le soleil levant. C’est d’une poésie sauvage et grande. Un renard part sous nos pieds, d’une touffe de buis, et nous apercevons, pendant plus d’une demi-lieue, l’éclair fauve de son pelage et sa queue soulevée par la course. Une barrière se présente. Un des butteri sans rien dire, éperonne son cheval, se lance au galop, pique, du bout de son bâton ferré, l’extrémité de la porte mobile, l’ouvre toute grande : nous passons, et les traverses de bois retombent d’elles-mêmes derrière nous.

Un premier canal, creusé en vertu de la loi sur la bonifica de l’Agro. La pente est si faible que l’eau paraît stagnante. Nous traversons le fossé sur un pont sans parapets. À droite un troupeau de jumens, à gauche un tronco de vaches romaines laitières. L’herbe est meilleure. Plus loin, dans cette partie sèche du domaine, commence un champ de blé parfaitement beau. Un jeune homme d’une vingtaine d’années le parcourt lentement, tapant du poing sur une caisse à biscuits en fer-blanc, qu’il porte pendue au cou. Il est payé vingt-cinq sous par jour pour effrayer les alouettes, et une foule de petites ailes grises battent autour de lui, montent un peu, s’en vont se poser plus loin, non effrayées, à peine écartées. J’aperçois aussi, très loin, à plus d’un kilomètre en avant, une masse brune.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une partie de notre troupeau de buffles, répond don Giuseppe, que j’ai fait rassembler pour vous.

Trois cents animaux paissent, en effet, sur une étroite éminence couverte de brousse, cernés par deux hommes à cheval et plusieurs autres à pied. Nous pénétrons au milieu du troupeau, et, pour la première fois, je considère, de près et vivante, cette bête que j’avais vue seulement en gravure ou en rêve. L’impression n’est pas tout à fait celle que j’attendais. Au lieu de ces bêtes féroces, que l’imagination populaire calomnie, assurément, je trouve des vaches laitières, noires, à la tête jolie, aux yeux longs très doux et intelligens. Les cornes sont roulées près de l’oreille ; le cou est maigre ; le corps, trop gros, vêtu d’un cuir pelé, semble se remuer par plaques massives comme celui de l’éléphant. L’aspect général dénote un caractère timide. Il paraît cependant que les mères, à leur premier veau, deviennent méchantes, et que les vieux mâles sont redoutables quand ils prennent le maquis. Quelques mufles barbus de taureaux, qui se baissent au passage de nos chevaux, semblent confirmer la légende.

Tandis que nous sommes enveloppés par la masse mouvante des buffles, juste au sommet du tertre, don Camille Rospigliosi s’adresse au gardien chef, le minorente.

— Comment s’appelle cette vache qui s’en va ?

Scarpe fine e stivaletti (souliers fins et bottines).

— C’est un cri de vendeur dans les rues de Rome, dit don Camille s’adressant à moi. Et cette autre ?

Più sta e più va peggio (plus ça va, plus les choses empirent).

— Et la petite là-bas, qui porte la tête de côté ?

Fa la spia, ma falla bene (elle fait l’espion, mais elle le fait bien).

— Et la grande ici ?

C’è gran guerra, in alto mare (il y a grande guerre dans la haute mer).

— Vous remarquerez, ajoute don Camille, que nous sommes très près du rivage et que, par les gros temps, le bruit des vagues se répand sur tout Maccarese.

— Je comprends. Mais est-ce que vos trois cents buffles ont des noms ?

— Vous voulez dire les mille buffles du domaine ? Assurément. Ni le jour, ni la nuit, les hommes ne se trompent une seule fois. Et veuillez observer que ces noms sont des phrases coupées en deux hémistiches, et accentuées par deux fois à l’avant-dernière syllabe. Jamais une bufflesse de la campagne romaine ne s’appellera : « Étoile, » ou « Europe, » ou « la Noire. »

— Pourquoi ?

— Parce que la tradition le veut ainsi, parce qu’elles obéiraient moins bien à des noms moins sonores. Songez que ces bêtes sont remarquablement intelligentes. À la nuit, elles sont renfermées dans des enceintes de pieux que je vous montrerai tout à l’heure. Leurs petits sont mis à part dans une autre enceinte. À un moment qui varie suivant les domaines, à quatre heures du matin chez nous, les gardiens qui vont traire les bufflesses se placent entre les deux palissades, dans un espace découvert. Ils crient le nom de deux ou trois vaches en appuyant fortement sur les syllabes accentuées : C’è gran guerra in alto mare ! Ils répètent le cri plusieurs fois. Les bêtes entendent, fendent la foule des autres, et arrivent à la barrière. Les gardiens se tournent alors du côté des petits. Ils appellent les veaux, qui portent ordinairement le même nom que leurs mères. Les petits, dans l’oreille desquels on a corné aux premiers jours de leur naissance : C’è gran guerra in alto mare, ou crarpe fine e stivaletti, dressent la tête, se fraient un chemin parmi leurs compagnons. On ouvre alors les portes. Les mères et les fils se réunissent. Dès que ceux-ci ont pris un peu de lait, ils sont chassés à coups de bâton sur la nuque, et les hommes achèvent de traire la bufflesse qui, sans cela, ne donnerait pas son lait.

L’explication que je rapporte ici, tout étonnante qu’elle paraisse, n’est nullement fantaisiste. Elle m’a été fournie, dans les mêmes termes, non seulement à Maccarese, mais à Salerne et dans les Calabres, par des agriculteurs, inconnus les uns aux autres, et possédant des troupeaux de buffles.

En descendant du tertre, nous inclinons à droite, vers la mer. L’herbe devient plus rare. Des oiseaux d’eau, surtout des vanneaux, aux dessous d’ailes argentés, s’élèvent autour de nous. Leurs cris pénétrans et doux animent seuls la plaine triste. Le sol décline toujours. Nous arrivons devant une sorte de lac blanc, tacheté de touffes brunes. C’est un point desséché du marais de Maccarese. Deux cheminées dépassant les arbres d’un bois, devant nous, indiquent la place où sont établies les machines à vapeur qui épuisent l’eau, et la versent dans la mer. Aux époques de grandes pluies, les pompes travaillent nuit et jour. Si elles s’arrêtaient, le sol humide, couvert d’une croûte de sel, où nous marchons, disparaîtrait promptement sous un mètre d’eau. Les résultats obtenus, et qui coûtent soixante mille francs par an au gouvernement, sont donc toujours précaires. Ils permettent de cultiver ou d’ensemencer en herbes quelques parcelles. Le reste, le fond du Campo salino, devra être bien longtemps remué et travaillé avant de rapporter l’intérêt de pareilles dépenses.

Au sortir du marais, un bois de chênes centenaires, tordus, noueux, éclatés ou étêtés par l’orage et le temps, comme beaucoup de ceux qui composent les célèbres forêts des Marais-Pontins. Puis les prairies recommencent. Nous chargeons à fond de train, vers la ferme des buffles, qui ressemble aux cabanes des bergers de Prima-Porta, sauf que les murs cylindriques, portant la toiture de bruyère, sont ici construits en pierre. Le fait de la dernière traite s’y caille dans de grandes cuves. Les fromages fabriqués, pendus aux solives d’une grange voisine, fument dans l’atmosphère épaisse que répand un feu de branches vertes. Un second temps de galop nous amène, par des prés coupés d’arbres, devant un bois de plus presque centenaires. Nous apercevons tout à coup, à un détour, la futaie vénérable et sculpturale. Comme Puvis de Chavannes aurait bien rendu la poésie de ces belles lignes et de ces belles teintes simples : la plaine, d’un vert fatigué par les troupeaux, barrée subitement par ce mur de troncs magnifiques et sans branches, d’un rouge fauve, s’épanouissant ensemble à plus de vingt mètres du sol et se touchant par leurs couronnes sombres ; point de lumière tombant du ciel sur les mousses répandues à leur pied, mais des rayons venus de l’autre bord du bois, du côté de la mer, et jetant des plaques d’or sur les fûts à de grandes hauteurs, comme des lampes accrochées à des piliers de voûtes. La mer déferle à peu de distance, sur des plages d’une tristesse immense. Est-ce de là que viennent ces reflets immobiles, ou bien de petits marais invisibles, qui font miroir, et parent le bois de ces lunes de féerie ? Autrefois, une bande de forêt semblable formait un mur tout le long des côtes de l’Agro romano. Et peut-être servait-il à le protéger contre le vent malsain qui souffle de là. Les vieux Romains le disent. « Quels beaux arbres, don Camille ! — Plus beaux que bons ; l’humidité est si grande que le bois ne peut être employé pour la construction. Savez-vous que nous sommes ici presque au milieu du domaine, qui est surtout étendu en longueur ? — Combien avez-vous à droite ? — Six kilomètres. — Et à gauche ? — À peu près sept. »

Pour nous rendre à la ferme des vaches, nous suivons le bord d’une bande de 300 hectares de blé, formant un arc sans coupure autour du marais. Les vanneaux sont si nombreux et si peu sauvages que nous en tuerions sûrement, si nous avions eu la précaution d’emporter un fusil. Deux fois, nous donnons la chasse à d’énormes taureaux. L’un d’eux, marqué à la cuisse du chiffre du domaine et de la date 88, est le plus bel animal qu’on puisse voir. Son pelage, gris sur les flancs, devient noir au garrot. La tête est gris foncé. Nous le laissons furieux, arrêté par une barrière, creusant la terre de ses sabots, et nous entrons dans la terme. Un escalier extérieur conduit au premier étage dans une très longue salle. Au fond, autour du feu, un groupe nombreux de travailleurs, hommes et femmes, prenant leur repas. L’appartement sert de dortoir aussi. Mais ce n’est plus ce que j’ai vu ailleurs. Les lits sont placés dans des armoires fermées à clé, le long du mur. En ce moment, plusieurs armoires sont ouvertes. Je m’approche. À l’intérieur du volet de bois, près de l’oreiller, une bougie est fixée, sur un pied mobile. Elle est encadrée de deux cartes de géographie, sur lesquelles je lis : Imperium romanum. Le propriétaire, le paysan inconnu qui dort là, doit être un passionné liseur, car un peu au-dessus du drap, sur deux planchettes clouées au mur, dans l’ombre, je vois une double rangée de volumes. La bibliothèque d’un vacher romain ! Je regrette infiniment de ne pas en avoir pris le catalogue. Le temps pressait.

Au retour, comme j’interrogeais mon hôte sur la condition des travailleurs de la campagne, non pas de ceux que nous venions de visiter, mais des bandes de passage, si mal logées, si tristement abandonnées : « Dans l’état actuel de nos mœurs rurales, me dit-il, vous ne sauriez croire combien il est difficile de changer quoi que ce soit. Nous sommes dépendans de ces caporaux qui nous amènent les gens des Abruzzes. Ainsi, j’ai prié le mien d’engager les mêmes tâcherons qu’aux dernières saisons, afin de les connaître mieux, de les attacher de quelque manière au domaine. Il m’a demandé plus cher, parce que cela lui donnait plus de mal ! Comme amélioration, j’ai fait, bien que nous soyons en dehors des dix kilomètres, des logemens séparés pour les ménages. Il y aurait bien d’autres progrès à réaliser, mais nous sommes si lourdement grevés ! Qu’on nous exempte d’impôts pendant cinq ans, et nous transformerons les choses. »

Nous mettons enfin pied à terre devant le château de Maccarese, où nous devons déjeuner. Les butteri emmènent les chevaux. Des chiens de chasse, échappés du chenil, sautent autour de nous. On entend le marteau d’un maréchal-ferrant qui forge une roue de charrette, dans un coin des communs. La vie civilisée reparaît en la personne d’un vieux maître d’hôtel, qui nous précède dans l’énorme logis féodal, flanqué de deux tours carrées, et où un régiment en manœuvre logerait à l’aise. Par la fenêtre de l’appartement où la table est dressée, la vue erre sur une campagne verte illimitée, çà et là traversée d’une ligne d’arbres ou tachée d’un bouquet d’ormeaux, et qui ressemble, qui doit ressembler surtout au printemps, à la campagne anglaise.

Je désirais beaucoup connaître le rendement détaillé d’une exploitation rurale comme celle-là. Les deux princes Rospigliosi, qui sont des agriculteurs consommés et possèdent merveilleusement la comptabilité de leur tenuta, ont bien voulu me fournir des chiffres. Et voici ce que j’ai appris.

Le domaine de Maccarese, dont la contenance totale est de 5,560 hectares, comme je l’ai dit, est, pour une moitié, cultivé directement par les propriétaires, pour l’autre moitié affermé. À l’époque où il était entièrement loué, il rapportait 160,000 francs, d’où l’on devait déduire l’impôt foncier. Aujourd’hui, la partie cédée à bail, et qui comprend presque toutes les terres labourables ou du moins soumises à la culture, — 400 hectares, — produit 86,000 fr. Les huit cents bœufs et vaches et une centaine de chevaux qu’elle nourrit appartiennent aux princes ; le fermier possède seulement une masseria de 3,000 à 4,000 brebis. La réserve, directement administrée, et qui compte seulement 60 hectares de terre labourée, renfermait, au 30 septembre dernier, 1,050 buffles, 99 chevaux, 22 bœufs, 114 vaches et taureaux.

Or un troupeau de buffles comme celui-là rapporte environ 40,000 francs par an. Il avait donné, en novembre 1892, un produit net de 3,656 francs de fromage.

Le fait de vache ne peut se vendre qu’en hiver et au printemps. Il s’expédie à Rome au prix de 0 fr. 26 le litre, puis sur le domaine.

Quant aux impôts, toujours payés par les propriétaires, même pour les parties louées, ils ont prodigieusement augmenté.

En 1855, ils étaient, pour Maccarese, de 2,000 écus, soit 10,000 francs. Aujourd’hui, il faut additionner les impôts de l’État, ceux de la province, ceux de la commune, auxquels s’ajoutent les impôts sur les troupeaux, 5 francs pour un taureau, 3 fr. pour une vache, 1 fr. 50 pour un veau. Le compte total pour la terre de Maccarese est donc le suivant :

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Imposta governativa 32,406 fr. 42
— provinciale 1,370 44
— communale 3,206 68
Impôt sur les bestiaux 2,770 »
Total 39,753 fr. 54

En ajoutant à cette somme l’impôt de 3,000 francs environ, que paie le fermier pour ses troupeaux, on voit qu’un domaine qui a rapporté autrefois 160,000 francs, et qui ne serait pas affermé à ce prix, dans le temps de crise que traverse la campagne romaine, est grevé de plus de 42,000 francs d’impôts.

Au moment oh, le soir tombant, j’allais prendre congé de mes hôtes, — qui restaient à Maccarese, — pour revenir à Rome, deux chasseurs apparurent, chaussés de bottes de marais. Ils avaient passé la journée à parcourir le domaine, et rentraient, la carnassière pleine. Bien que l’un d’eux seulement fût connu des princes Rospigliosi, et que ni l’un ni l’autre n’eussent obtenu d’autorisation, ils furent accueillis avec beaucoup de bonne grâce, ce qui n’aurait peut-être pas eu lieu chez nous, et vinrent, sans aucune gêne, serrer la main des propriétaires. Car une loi, spéciale à l’Agro, permet à tout le monde de chasser sur les domaines publics ou privés.

Je pris bientôt après la route de la station, dans une petite voiture que conduisait un de nos cavaliers du matin. Chemin faisant, je lui demandai : « Avez-vous remarqué un changement dans l’air de Maccarese ? Est-il moins dangereux ? — Monsieur, il y a toujours des fièvres, mais les pernicieuses sont moins fréquentes. — À quoi attribuez-vous cela ? — Certains disent que les années sont meilleures, sans raison, comme cela s’est déjà vu. Moi je crois que ce sont les travaux de bonifica. Mais tout n’est pas achevé. La campagne est si grande, si grande ! »

Il promenait la main en demi-cercle. Et devant nous, à droite, à gauche, la plaine herbeuse fuyait, sans un obstacle, sans une ondulation. Le ciel, bleu pâle au-dessus de nous, rose à l’Occident, s’étendait clair encore sur cette rousseur infinie. Rien ne bougeait plus, pas un troupeau en vue, pas un oiseau. Rien ne troublait l’immense solitude. Une vapeur molle, aux senteurs d’herbes foulées, montait du sol. Et de place en place, loin, dans le brun de plus en plus profond des prairies, une étincelle, vite effacée, indiquait l’eau dormante.


RENE BAZIN.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Voyez Monografia della città di Roma et della campagna romana, publiée par le ministère de l’agriculture, vol. 1. Étude sur les conditions topographiques et physiques de Rome et de sa campagne.
  3. D’après l’étude extrêmement curieuse et savante que vient de publier M. Valenti dans le Giornale degli Economisti des mois de février et de mars 1893, la campagne compterait 388 fermes, appartenant à 200 propriétaires seulement. 312 tenute sont au-dessus de 100 hectares. La plus considérable en a 7,400.
  4. Voyez l’intéressant travail d’un jeune professeur italien, M. Nitti, la Législation sociale en Italie (Revue d’économie politique, 1892).
  5. Voyez Monografia della città di Roma e della campagna romana. Article de M. Guido Baccelli, vol. 1, la Malaria di Roma.
  6. Relazione monografica della zona soggetta alla legga sulla bonificazione agraria. Roma, tip. nazionale di Bertera, 1892.
  7. Voyez Annali di agricoltura, 1884, deuxième rapport Sulla preservazione dell’ uomo nei paesi di malaria, par le professeur Tommasi Crudeli.
  8. D’autres théories, très différentes, ont été émises, notamment par M. Tommasi Crudeli. J’accepte, sans avoir aucune compétence pour l’approuver ou la contredire, l’explication qui avait guidé les auteurs des lois de 1878 et de 1883.
  9. Motu proprio de Pie VII.
  10. Voyez Papes et paysans, par M. G. Ardant ; Paris, Gaume, 1891.
  11. I Papi e l’agricoltura nei domini della S. Sede, par M. Milella ; Roma, Pallotta, 1880. Les Riflessioni sull’ agro romano, qui terminent le volume, sont une remarquable dissertation, écrite avec beaucoup de compétence et d’esprit romain.
  12. Agro romano., Relazione monografica. etc.
  13. La Sicilia e il brigantaggio. Roma, Editore il Folchetto, 1899.