LES
ITALIENS D'AUJOURD'HUI

I.
PROVINCES DU NORD. — LA VIE PROVINCIALE.

Elle est agréable à voir, après l’affreux Mont-Cenis, la grande plaine lombarde. Les barbares, au temps lointain, subirent son irrésistible séduction. Je crois qu’elle était alors ce qu’elle est aujourd’hui : toujours ensemencée, toujours fertile, toujours verte, et divinement irriguée. Quelle fraîcheur sort de ce3 petits canaux, qui enveloppent le promeneur de leurs mailles bleues ! Ils traversent les routes, coupent les champs, se rapprochent, s’écartent, tombent dans un grand fossé qui porte plus loin l’eau fécondante, jamais lasse de courir, jamais perdue. Grâce à eux, les prés donnent quatre et cinq coupes de foin, les rizières se chargent d’épis, les luzernes ont l’air de maquis en fleur, et les champs de maïs de plantations de cannes à sucre. Toute cette terre est merveilleusement riche. Et cependant la population est pauvre.

Il y a là un problème étonnant : on le rencontre presque partout en Italie. En passant d’une ville à l’autre, sans même s’arrêter, ni interroger, on ne peut s’empêcher de remarquer le contraste entre le sol qui donne tout, ou pourrait tout donner en abondance, et le paysan, trop souvent misérable, rongé par la pellagre comme dans la Lombardie, ou réduit à émigrer, comme dans la Calabre. Les villages, sur la route, n’ont pas la mine joyeuse et nette des nôtres, ou de ceux de la Suisse. De loin, sur le sommet d’une colline, leurs toits de tuiles étincelans de soleil, ils ont une silhouette attirante. Tandis que le train court à toute vitesse, on se prend à songer : « Oh ! ce curieux pays ! cet assemblage fantastique de pignons montant à l’assaut, ces ruelles aperçues comme des éclairs, ce château qui domine la vallée, tout ce coin inconnu, où personne ne s’arrête, que ce serait amusant à visiter ; que je voudrais ! .. » J’en ai visité plusieurs, des plus ignorés, des plus moyen-âge. Et, de près, c’était si triste, si complètement misérable, que l’impression pittoresque, un instant souveraine, s’effaçait et tombait devant la pitié pour les hommes.

Car ce monde de pauvres gens est un monde de travailleurs opiniâtres. Je ne sais rien de plus erroné que ce préjugé qui consiste à nous représenter les Italiens comme un peuple de lazzaroni étendus au soleil, en haillons de couleur, et tendant la main quand l’étranger passe. Regardez ceux-ci, qui creusent les rigoles des rivières, le long de la voie ; ceux-ci encore qui brisent les mottes de l’immense guéret où, demain, ils sèmeront le blé d’hiver ; ceux-là qui, vingt ensemble, hommes et femmes, pendent aux solives d’une ferme, à l’extérieur, les épis roux du maïs, les fusées de gran turco, dont on fera la polenta. S’arrêtent-ils ? Ont-ils l’air de paysans d’opéra ? J’ai traversé leurs bandes, dans les grands domaines, au pied des monts ; je les ai retrouvés dans la campagne romaine, autour de Naples, à Reggio de Calabre ; en Sicile, un Français, chef des vignerons du duc d’Aumale, m’a affirmé qu’ils étaient plus laborieux, plus durs à la fatigue et plus patiens que les nôtres ; d’autres m’ont dit, parlant des Romagnes que je n’ai pas visitées : « Il y a là les premiers remueurs de terre du monde ; » partout, et chaque fois que j’ai parcouru l’Italie, le même témoignage s’est élevé en faveur de cette race forte et malheureuse. Il lui a manqué le romancier, le poète, qui racontât avec amour les souffrances et le courage de ces humbles, les villages à moitié abandonnés pendant les mois d’hiver et de printemps, la vie, avec ses drames ignorés, des bandes campées dans l’agro romano, sous la conduite du caporale, et ce qui se dit, le soir, dans les huttes où des bergers nomades fabriquent le fromage de brebis. Sans cela, le paysan italien aurait sa belle place, entre le moujik de nos rêves et l’obstiné tâcheron des terres françaises. Et la question se pose plus pressante : d’où lui vient cette misère ? Pour répondre, il faudrait prendre chaque province à part et étudier les causes locales, — régime de culture, division de la propriété, climat, salubrité, hygiène, différences profondes de races et de tempéramens, — qui permettent au paysan de l’Emilie ou de la Toscane, par exemple, d’élever une famille en demeurant fidèle au sol, et rendent aux autres leur condition si précaire. J’en indiquerai sans doute plusieurs, çà et là. Mais la grande raison de ce malaise se trouve dans l’excès de l’impôt dont la campagne est grevée.

« N’est-ce pas lamentable ? me disait un agriculteur du nord italien. Quelle prospérité, quel esprit d’entreprise, quel progrès voulez-vous attendre d’un pays où le sol est imposé à 33 pour 100 du revenu net ? Et je ne parle pas des maisons, pour lesquelles, grâce aux évaluations fantaisistes du fisc, nous payons quelquefois jusqu’à 50 pour 100 et 60 pour 100 du revenu réel. Le comte Iacini a pu écrire en toute vérité que l’État, les provinces, les communes, n’imposent pas la terre, mais qu’ils la dépouillent. »

Joignez à cela l’usure, encore très répandue, malgré la création des banques populaires, l’insuffisance et la mauvaise qualité de la nourriture qui engendre, dans le nord, l’affreuse maladie de la pellagra, le déplorable état d’une foule d’habitations rurales, que le propriétaire n’a pas les moyens ou l’humanité de réparer,.et, sans plus insister sur les causes, vous comprendrez comment le socialisme a trouvé ses premiers adeptes, en Italie, dans les classes agricoles. Le paysan n’avait pas souhaité le renversement des régimes anciens ; il n’avait pas été en lamé par la propagande républicaine des mazziniens ; il est demeuré très indifférent à ses droits politiques ; mais, depuis vingt ans, il écoute de plus en plus les prédicateurs des doctrines socialistes, ceux qui lui tiennent ce langage, approprié à son éducation rudimentaire : — « Tu n’as rien ; ils ont tout : prends leur place. » — La Lombardie, la Vénétie, l’Emilie, les Romagnes, comptent des groupes ruraux très fortement imbus de socialisme. Le mal se répand. Des désordres annuels le manifestent sur un point ou sur l’autre. Et ce ne sont pas les journaux, peu lus par ces populations ignorantes, qui contribuent le plus à cette propagande, ni même les discours avoués des chefs, comme les députés Costa et Maffei : les vrais, les plus dangereux agens du socialisme rural, ce sont les instituteurs primaires[1].

Malgré cette part disproportionnée qu’ils prélèvent sur le produit du sol, ni l’État, ni les provinces, ni les communes ne sont riches. Il n’est pas nécessaire d’être économiste pour l’observer. Un sous-secrétaire d’État au ministère de l’instruction publique déclarait récemment, devant les électeurs de Gallarate, que 348 communes, appartenant à 31 provinces, payaient irrégulièrement leurs maîtres d’école, et se trouvaient en retard vis-à-vis de 1,045 de ces intéressans créanciers. C’est là un lait officiel. Mais la vie quotidienne en offre mille autres qui ne sont pas moins significatifs. Je me souviens qu’il y a deux ans, un employé des télégraphes italiens m’avait payé un mandat en or. Je lui en avais fait mon compliment, dont il avait souri. Cette fois, j’ai eu moins de chance. Je n’ai vu de pièces d’or que celles que j’ai données. La pièce d’argent de 5 lires est introuvable, celles de 2 lires et de 1 lire n’abondent pas, et, souvent, dans les petits pays, on vous proposera, si vous changez un billet, de vous le payer en billon. Dix francs de sous ! je les ai dû accepter, après avoir cherché mieux. C’est très lourd ! Et si vous demandez la raison de cette rareté de la monnaie d’appoint, on vous répondra, comme on m’a répondu : « Una piccola combinazione, monsieur. Écoutez bien, Voici la spéculation imaginée par un certain nombre de nos compatriotes. Ils récoltent les écus de 5 lires, les pièces blanches de 1 et de 2 lires, les mettent en sacs, et leur font passer la frontière, souvent en contrebande. Or, dès que les lires italiennes ont franchi les Alpes, elles deviennent des francs, c’est-à-dire qu’elles gagnent de 3 à 4 pour 100 sur notre marché. Il ne reste plus à l’heureux collectionneur qu’à tirer une lettre de change sur la France ou la Suisse pour se faire un gentil revenu, qui ne lui a rien coûté… Grâce à ce procédé, pour une bonne part du moins, notre voisine l’Helvétie s’est trouvée en possession, — elle a terminé son inventaire récemment, — de 80 millions de notre argent. Vous en avez bien davantage. »

On pourrait multiplier les exemples. À quoi bon ? Les Italiens avouent volontiers leur pauvreté. La comparaison entre la France riche et l’Italie qui ne l’est pas leur est sans cesse présente : elle est même pour beaucoup dans le sentiment de jalousie, — bien plutôt que d’inimitié, — dont certains sont animés vis-à-vis de nous. Ils se sentent arrêtés ou gênés dans leurs entreprises, dans leurs grands travaux d’intérêt général, par le manque de capitaux. Et cette blessure d’amour-propre est avivée, chez eux, par la conscience très justifiée de leur mérite.

On ne peut pas séjourner, à plusieurs reprises, en Italie, sans être frappé, en effet, de la somme considérable de travail et d’intelligence qui s’y dépense, des projets de toute nature qui s’y agitent, de la valeur des hommes qu’on y rencontre. Et l’on vient à songer : « Une Italie qui arme et qui s’épuise pour armer est loin d’être, comme on l’a dit, une quantité négligeable. Mais une Italie qui se recueillerait et épargnerait serait bien redoutable. Tout est prêt chez elle pour un essor. Il lui manque l’argent. Si elle savait ! » Milan, le jour des morts. — La cathédrale a été décorée, pour la fête d’hier, de la parure des grands jours, qu’on n’a point enlevée encore. Tout le long de la nef principale et dans les bras du transept, des tableaux drapés de rouge sont pendus entre les colonnes. Ils représentent les actes de la vie de saint Charles Borromée, archevêque de Milan. La hauteur où ils sont placés ne permet guère de juger le mérite de la peinture. Mais ils obstruent les ogives, et l’immense vaisseau, déjà pauvre de lumière, en est devenu tout sombre. Il y a foule aux messes du matin, une foule composée d’autant d’hommes que de femmes, et simple, et familière en sa dévotion, beaucoup plus que les fidèles de nos pays français. On ne voit pas de ces rangs symétriques de bancs ou de chaises, les premiers réservés aux abonnés payans, les autres, en arrière, laissés aux pauvres. Mais chacun va prendre sa chaise dans un gros tas dressé à l’entrée du transept, et se place à sa guise. Un employé de l’église en distribue aussi quelques-unes, çà et là. Il est en livrée courte, comme un valet de chambre, ce qui m’a paru un progrès, et ne demande aucune rétribution, ce qui en est sûrement un autre. Les groupes sont très curieux. Je vois une dame en toilette de ville, élégante, son mari en pardessus clair, entourés de menu peuple et ne cherchant pas à s’en dégager. Devant eux, les serrant, les pressant du bord de leurs manteaux troués, deux bergers crépus, très graves, très sales, très durs de traits ; à gauche, une demi-douzaine de jeunes filles, assises sur les talons et dont les châles traînans font une vague mouvante, car elles se penchent souvent pour causer, à voix très basse, sans cesser d’être attentives, par le fond de l’âme, à l’office qu’elles suivent ; derrière, une rangée de femmes de la campagne, éclatantes de rouge et de jaune. Tout ce monde se coudoie plus volontiers que chez nous, et l’esprit démocratique de l’Italie se révèle dans ce coin du Duomo, comme ailleurs.

Je sors. Un matin gris. Le tramway qui conduit au cimitero monumentale est assiégé. Aux deux bouts de la rue, tout un peuple est en marche vers le même point, très loin au-delà des portes. Mais des milliers de vivans sont peu de chose dans ce champ des morts, le plus grand que j’aie vu en Italie, et, quand ils se sont répandus, en passant sous les arcades noires et blanches de l’entrée, dans les allées droites, parallèles, bordées de monumens et d’arbustes, ils disparaissent presque, ils n’enlèvent rien à la tristesse du lieu ni du temps. Les Milanais sont très fiers de leur cimetière, comme les Génois et les Messinois du leur. Il a dû coûter beaucoup de millions, tant à la commune qu’aux particuliers. Cependant, s’il y avait un concours, entre ces promenades funèbres, — car il y a du square et du jardin d’agrément dans les cimetières italiens, — Milan, je crois, n’aurait pas le prix. La situation du campo santo de Messine, sur la pente des montagnes siciliennes, dominant le détroit et la mer, ses arbres magnifiques, ses escaliers fleuris, lui donneraient un avantage signalé ; d’autre part, les chapelles privées m’ont paru plus nombreuses et plus riches à Gênes. Il y a là une profusion, une prodigalité de marbre incroyable. Nulle part on ne rencontre la pierre assouplie, condamnée à rendre plus de scènes de famille, plus de robes à queue et à volans, dont la soie est prodigieusement imitée, plus de dentelles, plus de jeunes gens en redingote et en chapeaux hauts de forme, venant prier et pleurer, avec leur mère, devant le lit de mort ou devant le tombeau du père. Le marbre n’a jamais été domestiqué à ce point. Mais c’est bien partout, à Milan comme à Messine, comme à Gênes, la même inspiration réaliste.

Je passe dans les allées où sont les tombes des gens de moyenne condition. Des fleurs, des rosiers, des chèvrefeuilles taillés, comme chez nous, des veilleuses en verres de couleur, posées sur un long pied, et qui ne doivent pas toutes brûler toute l’année ; mais toujours le buste en plâtre, en pierre dure, en bronze, avec des lunettes, si le défunt en portait, ou la photographie encadrée, protégée par une glace. Ces cimetières italiens sont comme un grand album des générations disparues. On y retrouve les ancêtres avec leurs modes, leurs rides, leurs verrues ou leur sourire. Beaucoup de vivans même y sont représentés dans l’attitude de la douleur. Telle veuve remariée, alourdie par l’âge, peut s’y revoir encore dans sa beauté d’il y a vingt ans et dans le charme attendrissant de son premier chagrin. Et ces curieuses inscriptions, que j’avais déjà rencontrées ailleurs, et où l’héritier reconnaissant fait un mérite au défunt de son copieux héritage : « À Pierre V.., qui, par son esprit des affaires, son honnêteté, son travail, sut augmenter la fortune des siens. » Je pourrais citer dix variations sur le même thème. À côté, des idées charmantes, comme sur cette tombe d’enfant, où la main d’une mère, bien sûr, n’a gravé qu’une ligne : « Au revoir, maman ! » ou encore d’étranges énergies humaines qui s’étalent au jour, par exemple, dans les lettres de papier d’or, collées sur un ruban noir, et qui pendent là-bas, aux deux bras d’une croix. Je l’avais remarquée de loin, cette draperie de deuil, large et roide, dont les bouts se perdaient au milieu des gerbes de chrysanthèmes. J’approchai. Deux femmes agenouillées, immobiles, contemplaient le sable tout fraîchement remué, et, sur la banderole, il y avait : « À ma fille assassinée ! » Cette indication de la cause, ce réveil de passion vengeresse ne sont-ils pas suggestifs ? Et tout cela ne révèle-t-il pas, chez ce peuple très positif, une âme autrement orientée que la nôtre, moins portée à idéaliser l’image de ceux qui nous sont enlevés, et qui cherche la ressemblance absolue, la reconstitution d’une dernière scène de la vie, quand nous ne voulons plus voir qu’une figure immatérielle, embellie et transfigurée par la mort, et telle qu’un artiste de génie pourrait seul la deviner et la rendre ?

Quelques monumens, d’une richesse extrême, dans l’allée principale. L’un d’eux, surtout, un grand monument de bronze, provoque l’admiration des promeneurs. Il a été élevé à la mémoire d’une jeune femme de race noble, morte récemment. Elle est là, couchée sur un lit large et bas, nue jusqu’à la moitié du corps, et très belle de traits. La tête, un peu inclinée sur l’oreiller, porte l’empreinte d’une paix nouvelle, inconnue à la vie, et derrière, esquissée dans le panneau qui se redresse en forme de muraille, une procession d’anges, les ailes déployées, emporte l’âme dans la lumière. Cette œuvre, du sculpteur Enrico Butti, est une de celles, bien rares, qui sortent du pur métier. Autour d’elle, les groupes, incessamment renouvelés, ne se composent guère que de bourgeois et d’artisans. Ceux-ci ont l’air d’être en habits de travail. Les femmes, sans chapeau ni bonnet, pour la plupart, portent le châle long, qui ondule avec tant de grâce, sur toutes les rues et les routes d’Italie ; les hommes sont en veston ou en jaquette. Il est remarquable que l’ouvrier italien n’a pas son « vêtement du dimanche, » comme l’ouvrier français. Du moins, je n’ai jamais observé de différence appréciable, à ce point de vue, entre la foule du lundi et celle de la veille. Les paysannes, au contraire, ne s’arrêtent point, ou s’arrêtent peu, à regarder la statue de bronze. Elles continuent et s’éloignent, graves, par petites bandes du même village, récitant tout haut le rosaire, qui pend sur leur tablier aux couleurs vives. Elles n’ont plus entièrement le costume d’autrefois, celui qu’on voit dans les livres et aux étalages des marchands de photographies. Hélas ! il faut aller plus loin, pour rencontrer ces merveilles de goût populaire, ces ensembles d’une harmonie puissante, que la peinture a fixés dans nos yeux et qu’on s’attend à voir surgir, au détour du premier chemin, dès qu’on descend les Alpes. Cherchez le gilet à triple étage, les brayes blanches et le chapeau galonné du paludier du bourg de Batz ; cherchez les bergères de la Suisse ; cherchez les coiffes carrées, la guimpe échancrée, le tablier à rayures des Napolitaines ! Graziella n’a plus guère de sœurs. Je n’ai vu qu’une fois plusieurs milliers d’Italiens habillés comme dans les estampes : au fond des Calabres, un jour de fête de la Madone.

Mais ni les vieux monumens, ni les vieux costumes ne tombent d’un seul coup. Il reste partout en Italie, avec une préférence marquée pour les étoffes aux teintes vives, une pièce ou deux du vêtement ancien, un accessoire, un bijou. Et, dans la campagne de Milan, c’est le grand peigne irradié que les femmes posent derrière leur tête, sur leurs cheveux roulés : un système d’épingles d’argent, aplaties au sommet, faisant le demi-cercle, ou, si vous le prêterez, deux douzaines de petites cuillères disposées en éventail.

En sortant du campo santo, j’allai passer une heure chez un de ces sculpteurs dont plusieurs, Enrico Butti, Ernesto Bazzaro, Barcaglia, Barsaghi, qui vient de mourir, ont acquis une réputation considérable. Il me montra une foule d’œuvres ou de maquettes, la plupart destinées à des tombes, et dénotant une souplesse de main très grande, une entente consommée de la vérité plastique. Cependant quelque chose y manquait, presque toujours. En parcourant les ateliers avec cet homme aimable et fin, plus près de l’artiste, assurément, que de l’ouvrier, je revoyais sans cesse l’immortelle jeune fille, debout près de la tombe d’Henri Regnault. Et plus tard, je me suis demandé si le génie italien, momentanément affaibli, mais qui reprendra vigueur, n’avait pas été de tout temps plus réaliste que le nôtre. Même aux siècles où le plus merveilleux idéal soulevait les âmes, les artistes italiens se sont-ils beaucoup écartés du portrait anobli, je veux bien, divin par le sourire ou par les attributs, mais portrait cependant ? Comme les Romains, leurs pères très pratiques, ne se sont-ils pas montrés défians de ces deux genres, où l’imagination n’a plus de guide qu’elle-même, l’allégorie et la légende ? Ont-ils jamais habité entre ciel et terre, dans le pays d’enchantement où les races du nord se sont promenées, inquiètes et ravies, durant tout le moyen âge ? Raphaël a-t-il tant rêvé ? Le grand Buonarotti, qui savait ce que c’était, aurait peut-être dit non.


— Je viens de voir le roi et la reine, de très près, et pendant plusieurs heures. Les souverains devaient présider, devant quelques centaines d’invités, la fête d’inauguration d’un institut des aveugles, nouvellement élevé dans la via Vivaio. Les bâtimens, entièrement neufs, construits grâce aux libéralités testamentaires d’un Milanais, ouvrent sur une rue étroite, dans un quartier populaire. Ils sont très vastes, très gais de couleur, inutilement, hélas ! et de cette belle ordonnance comprenant, de toute nécessité, des portiques, des corniches, des cloîtres intérieurs, de larges escaliers, à laquelle les Italiens sacrifient souvent le confortable. Ce n’est pas le cas. Les aveugles seront bien chez eux. On entre dans une cour fermée d’une grille, puis, par un vestibule orné de colonnes, dans une longue salle de réunions et de fêtes, décorée jusqu’aux voûtes de fraîches peintures murales. Les ateliers d’hommes et de femmes sont disposés tout autour.

Le roi arrive le premier, de Monza, dans un landau à deux chevaux, très ordinaire. Il est en redingote et en chapeau de soie. À peine les présentations faites, sur son ordre, tout le monde se couvre, et le roi se met à causer familièrement avec les autorités de Milan et les administrateurs du nouvel institut, au milieu du vestibule où s’engouffre l’air froid du dehors. Je ne remarque point d’empressement excessif parmi ceux qui l’entourent. Il parle à chacun, par phrases très courtes, d’une voix basse, avec un haussement fréquent du menton. L’attitude est toute militaire, et l’on devine, à le voir, qu’il aime à causer debout, la poitrine cambrée, faisant deux ou trois pas, de temps à autre, habitude qu’il conserve dans les réceptions à la cour, et dont les tout jeunes diplomates ne se sont jamais plaints. La moustache est terrible, moins cependant que sur les pièces de monnaie, mais le regard, un peu étonnant de fixité, n’a rien de dur. Le roi Humbert a beaucoup gagné en popularité depuis le choléra de Naples, et il le sent.

Dix minutes plus tard, un mouvement se produit dans la foule massée le long de la grille, et une voiture à quatre chevaux, supérieurement attelée en poste, tourne devant le perron. La reine descend, et passe au bras du roi, entre deux haies d’invités. Elle porte un collet Médicis en velours noir, un chapeau de velours noir à grandes plumes, et une robe bleu sombre. Les deux haies s’inclinent. La reine sourit, et son sourire est célèbre, comme on sait. Elle a aussi de longs cils dorés, qui rendent son regard charmant. Une dame d’honneur la suit. Et les deux souverains commencent à tenir ce rôle officiel que la pratique peut rendre aisé, mais non pas réjouissant.

Ils écoutent le discours d’un monsieur vénérable, de la musique, un compliment d’aveugle, d’autre musique. Puis il leur faut faire la visite complète du nouvel institut, et subir des explications sur bien des choses qui s’expliquent toutes seules. Je les suis avec la foule des invités, qui se heurte aux angles des portes, encombre les corridors, et remplit d’avance les salles où leurs majestés doivent passer. Elle est curieuse, cette foule silencieuse et empressée. Évidemment elle représente une partie de la haute société milanaise. Partout, autour de moi, un joli murmure distingué de paroles italiennes, des sourires discrets, des présentations cérémonieuses, de fins visages de jeunes filles et de jeunes femmes, avec ces yeux si vite changeans, toujours un peu humides au coin. Mais presque pas de toilettes : des fourreaux gris, mauves, bleus, des chapeaux du matin. À Paris, pour un prince nègre, on aurait assiégé Worth et Redtern. Ici, on est venu très simplement. La plupart des hommes ne portent même que le chapeau rond. Cependant il serait imprudent de conclure trop vite, car, aux réceptions du soir, tout change comme par enchantement, et Milan est peut-être, avec Rome, la ville d’Italie où l’on voit, sous le feu des torchères et des lustres, le plus grand luxe de toilettes et de bijoux.

Une autre chose étonne encore : l’absence presque absolue d’uniformes, de barrières et de police. Le plumet blanc d’un aide-de-camp se promène çà et là parmi les groupes ; un questurino, sanglé dans sa tunique, demande le passage pour le roi et la reine ; mais la personne des souverains ne semble pas gardée. On les approche, on les enveloppe comme dans un salon où tous les invités seraient connus et présentés. La reine s’arrête dans les salles d’étude, demande à cette jeune fille aveugle d’écrire le nom de Marguerite de Savoie, à cette autre de lire dans un livre aux caractères en relief, admire les ouvrages de couture ou de broderie d’une troisième. Elle connaît vraiment très bien son difficile métier de reine. On ne saurait mieux, ni plus obligeamment interroger, remercier, paraître s’intéresser à tout. Et cette visite souriante à de pauvres filles intimidées émeut comme un acte de charité et comme une chose très bien faite, surtout quand on peut suivre cette petite distribution de questions, — pareille à une distribution de récompenses, — posées d’une voix bien timbrée, et la mimique expressive et naturelle de ces doigts d’Italienne, qui parlent aussi clairement que les » lèvres. Pendant ce temps, le roi cause, résigné, avec plusieurs personnages, et souvent avec l’abbé Vitali, un prêtre de cœur et de savoir, paraît-il, directeur de l’institut charitable, le même qui a composé les vers de la cantate exécutée tout à l’heure :


Il tuo spirito, o regina eccelsa et buona,
È ovunque, e dolce il nome tuo risuona,
Ma dove piu gentil corre il tuo core
È dove sta il dolore.

Ton esprit, ô reine grande et bonne,
Est partout, et doucement ton nom résonne,
Mais là où le plus volontiers court ton cœur,
C’est où se trouve la douleur.


Tout le monde italien vit sur ce pied de diplomatie familière. Quelqu’un m’a raconté qu’à Gênes, pendant les fêtes du centenaire de Colomb, le canot à vapeur du roi était entouré d’un grand nombre de barques, montées par des curieux de toute espèce et de tout rang, et que, bien souvent, des inconnus, des gens du petit peuple, venaient toucher l’épaule ou le bras du roi, et disaient : Buona sera, maestà !

Je suis parti avant que la cérémonie fût achevée. Sur les degrés du vestibule, un laquais de la cour, en livrée rouge, s’entretenait gravement avec le premier postillon, immobile sur son cheval, fier de sa veste rouge à brandebourgs, de sa culotte safran, de ses bottes de poste, de son fouet orné de poils de blaireau qu’il tenait appuyé sur sa cuisse, et tous deux, par momens, sans tourner la tête, jetaient un regard protecteur sur le fretin pendu aux grilles.

À cent pas de là, le faubourg avait sa physionomie ordinaire. Des haillons séchaient aux fenêtres hautes, des femmes bavardaient sur les seuils, plus nombreuses là où le soleil chauffait encore. Seulement les questurini indiquaient aux marchands de figues d’Inde des détours par les petits vicoli, pour que la grande voie fût libre.

Je n’étais pas encore rentré chez moi, quand la voiture de la reine passa, les quatre chevaux piaffant et secouant leurs grelots. Tous les fiacres s’arrêtèrent, et se rangèrent le long des maisons ; presque tous les boutiquiers, les paveurs, les cochers, levèrent leur chapeau : mais personne ne cria. Comme je m’en étonnais : « Ici nous sommes monarchistes, me dit un ami, mais pas courtisans. »

Les Milanais ont, d’ailleurs, une très haute idée de leur ville, « la capitale morale de l’Italie, » ville artiste, ville musicienne, ville d’édition comme Turin, ville de grand commerce comme Gênes, ville grandissante et riche, prétend-on, mais qui a le capital prudent, et ne l’engage pas, pour le moment. C’est qu’elle a failli se laisser prendre et avoir son krach des maisons, comme la capitale. Il y a eu la même rage de construction, vers la même époque. Mais on a su mieux s’arrêter, et le quartier nouveau n’a pas l’aspect lamentable de ces pauvres prati di caslello. Il est même fort joli. Si vous voulez le visiter, tournez le dos à la façade du dôme, allez tout droit : le vaste boulevard qui s’ouvre, la via Dante, est taillé dans les vieilles rues et bordé de palais nouveaux, jusqu’au théâtre dal Verme. Plus loin même, d’énormes îlots sont bâtis ou se bâtissent. Le château des Sforza, en partie démoli, va livrer les abords de l’ancienne place d’armes aux constructeurs de l’avenir, et le pavillon central, enveloppé d’arbres et de jardins, restera seul avec ses remparts crénelés, au milieu d’une enceinte immense d’habitations modernes. Le travail se poursuit, lentement et prudemment, comme je le disais, mais rien n’est plus curieux que la partie déjà remplie du programme édilitaire, cette via Dante, élevée dans un jour de spéculation hardie. Combien a-t-elle coûté de millions ? Je n’en sais rien. La municipalité de Milan avait promis un prix de 10,000 francs à qui ferait la plus belle maison, et, moins pour le prix que pour l’honneur de gagner la couronne murale, les architectes se sont mis en frais d’imagination et les propriétaires en frais de maçonnerie. Les uns poussant les autres, la lutte est devenue épique, et, comme chacun de ces vastes palais devait avoir un nombre égal d’étages, on l’a vue tout de suite se circonscrire et devenir un concours de façades. Tous les genres de portes et de fenêtres, toutes les variétés de balcons, tous les types de cariatides, de modillons et de consoles, tous les enduits, les revètemens, les moulures, les médaillons, les chapiteaux et les chapeaux de cheminée s’y rencontrent, et voisinent drôlement. Il y a des façades peintes en grisaille renaissance. Il y en a une couverte de peinture, — à l’huile, je crois bien, — incontestablement moderne : sur un sofa, d’où s’élance un palmier aux feuilles retombantes, un monsieur en habit rouge, face à la rue, parait attendre la réponse d’une jeune femme, en robe de bal blanche, qui regarde vers le château des Sforza. Que voulez-vous, tous les détails ne sont pas heureux, on devait s’y attendre, mais l’ensemble de ces palais, formant une des plus larges rues de Milan, ne manque pas de grandeur. Les tons légers des badigeons et des stucs s’harmonisent et se fondent. Par un rayon de soleil, toutes ces choses fraîches et neuves ont l’air de rire entre elles. Ajoutez à cela que les loyers ne sont pas élevés. Je me suis informé, et l’on m’a dit qu’un premier, composé de dix à douze pièces, se louait de 2 à 3,000 francs.

Malgré cela, les locataires ne se disputent pas encore les appartenions de la belle rue Dante. Je vois d’assez nombreux écriteaux pendus aux balcons ouvragés : Si loca ; affittasi piano nobile. Ils disparaîtront avec le temps. Mais je crois qu’un second concours, s’il était proposé, ne serait plus accueilli avec le même enthousiasme.

J’oubliais de dire que la municipalité, devant ce débordement d’architecture, embarrassée sans doute, n’a pu se déterminer à décerner le prix : ce qui est au moins d’une administration économe.


— Je me trouve ici en pleine période électorale. Les murs sont couverts d’affiches où des comités « pour la paix, » d’autres qui sont pour la guerre, et qui ne le disent pas, des groupes de vétérans reduci des guerres de l’indépendance, des sociétés ouvrières ou rurales, recommandent leurs candidats à l’électeur qui passe. Les afficheurs ne respectent rien, ni les maisons particulières, ni les monumens publics. Ils collent partout : sur les colonnes neuves, à l’intérieur des passages, dans les péristyles des mairies, sur des parois lisses ou sculptées, peu leur importe : « Ça s’enlève si bien avec une brosse et de l’eau chaude ! » me disait un Italien. Et en effet, j’ai vu fonctionner la brosse jusque dans les belles galeries Humbert Ier, à Naples. Les réunions publiques se multiplient également, avec des succès divers, mais sans désordres graves. Je ne crois pas qu’il y ait un pays où l’on parle plus de politique, avec plus de passion apparente et de scepticisme peut-être au fond. Vous entrez dans un restaurant. À côté de vous, se trouvent deux messieurs, l’un qui déjeune, l’autre, debout devant la table, le cigare allumé, un de ces longs cigares noirs, qui ont une paille au milieu. Ils causent politique, généralement ils discutent une candidature locale. Rien n’est plus facile que de les suivre, car ils parlent tout haut, pour la salle entière. Au début, une ou deux phrases sententieuses, dans les tonalités grises, appuyées d’un carissimo. Ce sont des gens qui se sont vus au moins deux fois. La réponse vient, plus vive. Le monsieur debout reprend avec force : Permesso ! La questione è questa… Et alors, avec une véhémence extraordinaire, des gestes fougueux et justes, des expressions de visage qu’un avocat d’assises ne démentirait pas, il plaide, il s’emporte. La riposte trouve à peine sa place. Elle est courte, comme il convient à un homme qui déjeune, mais d’une belle passion. Voilà deux adversaires bien ardens. On se demande comment cela va finir, et si la griserie des mots, la présence de ce public, n’entraîneront pas trop loin l’un des deux. Rassurez-vous. Après un quart d’heure, tout à coup, celui qui était debout tend la main à l’autre : « Au revoir, cher. Je suis attendu, une petite affaire. » Il est très calme. Son cigare ne s’est point éteint. Il sort de l’air le plus tranquille. L’autre commence le second service. Personne n’est ému dans la salle.

On découvre alors que ces passionnés à la surface ont gardé leur sang-froid, sous des apparences qui l’excluaient : qu’ils ont raisonné leurs effets, et déduit logiquement leurs idées. Ils ont essayé, qu’on me pardonne le mot, de « se mettre dedans » l’un l’autre. Ils n’ont pas réussi. Mais ils n’en sont pas moins bons amis et assez près de s’entendre, car aucun principe sérieux ne les divise : il n’y a entre eux que des préférences personnelles et des intérêts du moment.

Cette petite scène, presque quotidienne, aide à comprendre la vivacité des discours et le calme de la rue. Elle explique la fluidité des partis italiens, impossibles à classer, grossis ou diminués inopinément, aux dépens les uns des autres, et qui fait penser à des vases communiquans, séparés, si l’on veut, par un voile de gaze.


— J’ai lu, nécessairement, d’innombrables professions de foi, comptes-rendus de réunions électorales, harangues et lettres aux électeurs. Tout le monde sait que les Italiens ont conservé, dans la langue littéraire, la période ancienne, large et sonore. Plusieurs y sont passés maîtres, de Amicis, par exemple, dans le roman, et bon nombre de candidats à la députation dans leurs discours : si bien qu’on peut lire le premier ou écouter les seconds pendant plus de cinq minutes, sans rencontrer un point. Ils sont dominés par la longue tradition latine, dont nous nous sommes dégagés, par leur tempérament, tout de logique et de mesure, qui trouve, dans l’ampleur des developpemens, le moyen de présenter l’idée avec les ornemens, les commentaires, les objections et les réserves qu’il faut. Nous enfermons nos pensées en quelques mots, nets, vibrans, excessifs quelquefois. Ils préfèrent élargir l’enceinte, en y ménageant beaucoup d’incidentes, comme autant de portes de sortie : c’est tout ce que je veux dire de la forme.

Quant au fond, trois choses m’ont surtout frappé : d’abord l’Italien, — j’entends la masse du public, — me semble beaucoup plus capable de théorie et d’abstraction que le Français. Lisez les brochures politiques, si nombreuses au-delà des monts : les considérations générales y occupent une place prépondérante. Nous ne supporterions jamais tant de doctrine sans anecdote. Écoutez les discours, vous serez étonné de cette note philosophique, moins fréquente, mais bien plus singulière dans la bouche d’un candidat et devant une assemblée d’électeurs. Voici, par exemple, un des hommes les plus célèbres de l’Italie actuelle, orateur, économiste, directeur d’une revue, député, M. Ruggiero Bonghi. Il se présente devant le corps électoral de Lucera. Quel désastre il eût éprouvé, s’il avait dit à des Français ce qu’il a pu dire à des Italiens : « Le caractère est chose intellectuelle et civile ; il consiste avant tout à se bien pénétrer l’esprit et le cœur de l’idée et de l’amour du bien public, sans aucune vue intéressée ; le caractère consiste à conserver libre son jugement, et à ne se laisser emporter ni par la passion, ni par l’intérêt ; le caractère veut, jusqu’à un certain point, qu’on se rende indépendant de soi-même ; le caractère… » Il y en a encore douze lignes de journal. Et il a été élu ! Ailleurs, à Cesena, dans les Romagnes, le docteur Antonio-Alfredo Comandini déclare que : « Le déclin de la vie italienne doit être attribué à la prédominance des intérêts matériels sur les idées. Que celles-ci se traduisent donc en fonctions positives, par l’abandon du système négatif, source de luttes stériles et de continuelles désillusions. » Ses auditeurs l’ont-ils compris ? Probablement, puisqu’ils l’ont nommé. Et il avait poussé l’audace littéraire, dans un discours politique, jusqu’à citer un peu plus loin le vingt-septième chant de l’Enfer de Dante !

Un second point, très remarquable dans les discours de nos voisins, c’est l’allusion continuelle à la France. Elle se retrouve partout. Et généralement elle n’est pas hostile. Souvent même, elle revêt une forme sympathique. « Je souhaite, dit un candidat milanais, que nos relations avec la France s’améliorent ; je souhaite que ceux-là s’y emploient surtout, qui n’ont point oublié Magenta et Solférino. » « Ce n’est point à nous de discuter les idées de revanche que nourrissent les Français, dit un autre, à nous qui devons tant à la France, et lui sommes unis par des liens de fraternité nationale. » Je sais qu’on rencontre des paroles moins bienveillantes. Je sais qu’on peut aussi, pour une part, attribuer ces avances à des raisons d’intérêt très évidentes. Cela est vrai, les Italiens l’avouent : ils souffrent singulièrement de la rupture des traités de commerce, et leur grande ambition serait de rentrer dans les bonnes grâces économiques de la France. Mais cette définition de l’état d’âme des Italiens, vis-à-vis de nous, serait à la fois trop simple et injuste. Si on l’analysait suivant la méthode de la chimie, j’imagine qu’on trouverait à peu près les résultats suivans :


Souvenir des guerres depuis François Ier jusqu’à Napoléon (hostile) 10
Affinités naturelles de race, tendances latines (favorables) 15
Reconnaissance envers la France pour les services rendus (favorable). 5
Souvenir laissé par l’expédition tunisienne et les attaques de la presse française, jeux de mots, épigrammes (hostile) 25
Désir de reprendre les relations commerciales (favorable) 30
Préjugés relatifs à la triple alliance (hostiles) 15
Total 100

Les proportions varient sans doute d’un homme à l’autre ; l’équilibre est rompu, presque toujours légèrement, dans le sens de l’amour ou dans celui de l’aversion : les élémens ne varient guère. Ils forment le composé le plus extraordinaire qui soit, de sorte que nous avons, en Italie, des ennemis politiques qui sont d’ardens admirateurs du caractère et du génie français, et des avocats très convaincus de la nécessité d’un rapprochement commercial avec la France, et de la nécessité de maintenir, en même temps, les alliances germaniques. L’esprit est d’un côté, le cœur est souvent de l’autre, et les conversations, quand elles s’engagent sur de tels sujets, prennent un air de paradoxe, un peu étrange d’abord, et dont je reparlerai.

Enfin les aspirans à la députation n’ont garde d’oublier la grosse question italienne, la question financière, et la façon dont ils la traitent vaut bien un examen rapide. Leurs discours se divisent généralement de cette manière : les partis italiens, les conditions économiques du pays, les finances, les lois sociales, les alliances, l’avenir. Sur ce dernier point, tout le monde est d’accord : l’avenir, c’est toujours ce qui arrivera si l’on suit nos conseils, la liberté, la prospérité, le progrès, la splendeur nationale. Mais que les méthodes sont différentes et les avis partagés sur la route à suivre ! Jusqu’à présent, un très petit nombre d’hommes politiques avaient osé recommander, en Italie, la réduction des dépenses militaires, conseiller le recueillement, et laissé entendre, sans le dire, qu’on devait relâcher, sinon rompre tout à fait, le lien pesant qui attache le pays aux deux empires du centre de l’Europe. Aux dernières élections, cette opinion, déjà plus répandue, a trouvé plusieurs interprètes, dont le plus éloquent et le plus autorisé me semble avoir été M. Giuseppe Colombo, député de Milan et ancien ministre du trésor dans le cabinet Rudini. M. Colombo appartient au groupe des conservateurs libéraux. J’ai eu l’honneur de le rencontrer. Cinquante ans environ, grand et mince, les traits réguliers, les yeux enfoncés sous des sourcils saillans, la barbe entière et grisonnante, taillée en pointe, la physionomie grave et énergique, la parole facile. En le voyant, en l’écoutant, je pensais que, chez nous, à la chambre, il fût devenu un chef de parti. En Italie, j’ignore ce qu’il en est, mais le discours qu’il a adressé aux électeurs de son collège, et qui a été un événement dans la péninsule, m’a paru d’un homme très informé, très courageux et très patriote. Je ne veux en citer que de courtes phrases, dont l’intérêt n’a pas diminué : « Je crois, a-t-il dit, que si nous ne résolvons pas absolument et immédiatement la question financière en Italie, nous courons au-devant d’un avenir peu réjouissant. » D’où vient le péril ? De deux grandes causes, les dépenses militaires excessives et les garanties onéreuses données aux chemins de fer italiens. Le déficit est aujourd’hui de 75 millions. Il sera, en 1900, de 190 millions, si l’on ne change pas de méthode. Or, il n’y a pas deux remèdes. « Le manque de capitaux laisse improductive une grande partie du sol national. L’Italie, alma parens frugum, n’arrive pas même à produire le blé dont elle a besoin, restant ainsi de plus d’un milliard en arrière de la France. » Est-ce dans de telles conditions qu’on peut augmenter les impôts ? Est-il possible de songer à grossir les charges des contribuables, « quand l’impôt foncier, avec ses surtaxes, absorbe un tiers du revenu, quand l’impôt sur les maisons monte, en certains cas, jusqu’à 80 pour 100, et que l’impôt sur les valeurs mobilières s’élève à 13, 20 pour 100 ? » Il faut donc économiser. Il le faut. « Deux, trois, quatre ministres tomberont, mais fatalement le jour viendra où le gouvernement, quel que soit l’homme qui le dirige, s’y trouvera contraint. » Il y a des économies à faire sur plusieurs chapitres, notamment sur les travaux publics et sur la dotation du personnel. Qu’on supprime certains « de ces contrôles trop nombreux dans l’administration italienne, tout entière fondée sur la défiance. » Qu’on simplifie les rouages administratifs. « L’administration locale compte 69 préfectures, 137 sous-préfectures, 58 commissariats et 69 intendances ; la magistrature remplit 4 cours de cassation, 23 cours d’appel et 161 tribunaux ; nous avons 21 universités et 11 instituts d’instruction supérieure. Rien qu’entre Plaisance et Bologne, c’est-à-dire sur un parcours de 135 kilomètres, qui se fait en deux heures un quart, et pour un peu plus d’un demi-million d’habitans, il y a 5 préfectures, 8 sous-préfectures, 5 intendances, 3 cours d’appel, 3 universités, 3 instituts des beaux-arts, une école d’ingénieurs et une académie scientifique. Croyez-vous qu’il n’y ait rien à faire pour simplifier cette organisation, qui nous coûte 60 millions ? Nous sommes esclaves des habitudes, hostiles aux grandes réformes ; nous ne comprenons pas qu’après avoir fondu ensemble tous les petits États, qui formaient l’Italie avant 1859, nous avons le devoir de faire l’Italie nouvelle, de constituer l’administration sur une base rationnelle, en tenant compte des divisions naturelles du pays, en proscrivant l’ingérence de l’État dans les affaires locales, sauf dans le cas où celles-ci sont liées aux intérêts généraux de la nation. » Mais la grande économie, il faut résolument la demander au budget de la guerre. « Le pays n’aperçoit pas, dit le député de Milan, que la mesure actuelle de nos armemens soit une conséquence nécessaire de nos alliances ; car l’Autriche fait partie de la triple alliance, comme nous, elle est même plus exposée peut-être, et elle sait concilier les exigences de sa politique étrangère avec ses ressources ; elle dépense relativement moins que nous, si l’on tient compte de sa population et de son budget de recettes… Chacun fait ce qu’il peut, et nul ne pourra nous demander d’égaler, dans leurs armemens, les nations plus riches que nous, et de nous ruiner davantage, chaque année, par un sentiment d’amour-propre mal entendu… Non, nous ne pouvons pas suivre longtemps l’Europe dans cette grande folie, qui enlève régulièrement quatre millions de jeunes gens et cinq milliards d’argent à la richesse des peuples. Espérons que l’Europe s’assagira. Mais commençons d’abord par nous montrer sages, nous qui avons tant besoin de bras et de capitaux pour cultiver nos champs, pour éviter cette honte, tandis que nous nous armons jusqu’aux dents, d’aller demander, nous nation agricole, à la Russie, à la Hongrie, à l’Amérique, le blé que nous ne savons pas produire. »

La réponse, — car c’en est une, — au discours de M. Colombo, a été le discours prononcé à Rome par M. Giolitti. Venant d’un premier ministre, elle ne pouvait être qu’optimiste. Elle l’a été franchement, largement. M. Giolitti a nié que le déficit fût de 75 millions, — j’ai toujours admiré la souplesse des mathématiques d’État, — il a défendu le budget de l’armée, défendu les alliances menacées de bien loin, cependant, et fait du progrès de l’Italie ce tableau éloquent : « En Italie, depuis 1861, nous avons construit 11,264 kilomètres de chemin de fer, 2,450 kilomètres de tramways à vapeur, 30,000 kilomètres de routes ; l’État a dépensé plus de 200 millions en travaux maritimes extraordinaires et 65 millions en améliorations ; nous avons puissamment fortifié nos frontières autrefois ouvertes ; nous avons pourvu à l’armement des troupes ; nous avons entièrement créé une marine de guerre, qui est aujourd’hui la troisième du monde ; nous avons transformé nos grandes villes au point de vue hygiénique ; nous avons donné des bâtimens aux écoles, des casernes aux soldats, et commencé la réforme des prisons. Dans la même période de temps, sur le territoire actuel du royaume, la population s’est accrue de 5 millions d’habitans ; les écoles primaires, qui avaient moins de 1 million d’élèves, en ont aujourd’hui 2 millions et demi : le rendement des postes était de 12 millions, il est maintenant de 44 millions ; les bureaux télégraphiques étaient au nombre de 355, nous en avons à présent 4,500. Le commerce international, entrées et sorties, se chiffrait par 5 millions de lires, il s’est élevé à 14 millions ; le cabotage a passé de 8 millions à 33 millions de tonnes ; la consommation du charbon de terre de 446,000 à 4,350,000 tonnes. Le patrimoine des œuvres pies a augmenté de 800 millions ; les sociétés de secours mutuel, jadis au nombre de 440, sont devenues 5,000 ; les sociétés coopératives de production et de consommation, tout à fait inconnues en Italie, sont aujourd’hui 1,300 ; les dépôts d’épargne qui s’élevaient, en 1872, à 465 millions, s’élèvent aujourd’hui à 1,789 millions. »

Malgré tout, comme je restais sous l’impression de certains des argumens de M. Colombo, je m’en ouvris à mon ami le marquis B., dans le parc d’une de ses villas, aux environs de Bologne. Nous nous promenions sous les platanes et les ormes, qui font comme un îlot de verdure, au milieu de la plaine labourée, plate, où fuient des rangées basses de petits mûriers. Je revois encore cette brume dorée de l’extrême automne, mortelle aux choses, et qui verse sur la campagne un peu du grand silence des jours de neige. C’était si doux, et j’avais une si profonde joie de retrouver cet esprit de haute race, de l’interroger, pour écouter sa réponse toujours prompte, fine et raisonnée, que je parlai presque par hasard, et sans changer de ton, de mes souvenirs de Milan. Mais lui le prit autrement. À peine avais-je fait allusion à ces conseils de « recueillement » et de sagesse bourgeoise, qu’il parut secoué d’un frisson. Une flamme d’émotion vive passa dans son regard. « Vous y croyez ? me dit-il. Comment pouvez-vous ajouter toi à ces prophéties lugubres ? Le déficit ! En vérité, ne dirait-on pas que les finances italiennes vont sombrer, parce que nous avons quelque 20 millions de déficit ? Mais rappelez-vous donc que nous en avons eu un de 500 millions, que le change était à 20 pour 100, que les armées autrichiennes tenaient la Vénétie, et que nous sommes sortis de cette crise-là, comme nous sortirons de celle-ci, à notre honneur ! » Un peu plus tard, je déjeunais à Rome, avec un député appartenant, par sa naissance, à l’aristocratie italienne, mais assez voisin, par les tendances de son esprit, des groupes avancés de la chambre, homme avisé, brillant, qui fit de la diplomatie dangereuse, et parvint à s’en tirer, auprès du Négus d’Abyssinie. La même question vint, je ne sais comment, entre nous. Il avança légèrement la main, les doigts repliés se détendant un à un, comme pour présenter l’argument :

— Je sais, fit-il, et tout le monde sait en Italie, que nous dépensons un peu trop. Mon Dieu, les nations qui nous entourent n’en font-elles pas autant, plus ou moins ?

— C’est vrai. Mais…

— Mais nous sommes moins riches qu’elles, oui, je l’avoue. Cependant, veuillez remarquer que notre sécurité peut-être et notre amour-propre assurément exigent que nous continuions à imiter nos voisins. Dites-moi, iriez-vous à une grande soirée en veston court, quand tous les invités seraient en habit ?

— Peut-être.

— Je suis bien sûr que non ! vous seriez moqué, vous n’iriez pas !

— Pardon, j’irais, si j’étais assuré d’y retourner le lendemain avec des revers de soie.

Il ne répondit pas.

Et je vis à ces deux signes, et à plusieurs autres, que les idées de M. Colombo avaient encore beaucoup de chemin à faire dans la haute société italienne.


Vicence. — Elle était bien jolie, ce soir-là, la petite ville de Vicence, où tant d’étrangers, qui ont tort, ne s’arrêtent pas. Elle avait cette silhouette ancienne, cet air de découpure romantique, que les villes italiennes prennent sous la lune, quand les ombres sont profondes sous les portiques, les passans plus rares, les dorures des enseignes effacées, et que les maisons neuves semblent se fondre en une masse brumeuse, pour mieux laisser voir les belles lignes de pierres grises, les torsades en saillie, les balcons de fer forgé et les toits avançans des vieux palais : mais rien n’était comparable à la place de Signori, presque entièrement bâtie par le Palladio, avec son Palais du conseil, si léger sur deux rangs d’arcades, son hôtel de ville, sa tour rouge, qu’on dirait apportée de Venise, et ses deux colonnes avec le lion ailé de saint Marc. Il y avait là un peu plus de lumière et d’animation qu’ailleurs. C’était le jour des élections. Dans les salles hautes du palazzo della ragione, on proclamait les résultats du vote, et les rumeurs ou les applaudissemens de la foule invisible se répandaient par momens dans l’espace à peu près désert, baigné de clarté molle, où nous nous promenions, le sénateur L., le poète Antonio Fogazzaro et moi.

Quiconque n’a pas goûté l’hospitalité italienne fera bien d’en essayer avant de porter un jugement sur nos voisins. Elle est particulièrement cordiale et empressée. Elle forme un des traits, et non des moins sympathiques, de leur caractère national. Les Italiens y mettent un point d’honneur. Comme me le disait un Florentin, ils se savent et ils se sentent les héritiers d’une très ancienne race, habituée à recevoir la visite des étrangers de toute nation, et puis ils tiennent extrêmement à faire connaître, admirer, aimer le coin de pays où ils habitent.

Oh ! cette affection pour le foyer, pour la ville natale, cet orgueil du passé local, ce culte religieux pour les grands hommes et les œuvres d’art des petits pays à peine mentionnés dans les guides, et rarement cités dans l’histoire, comme ils sont vivans, comme on les rencontre partout, comme ils sont puissans sur le cœur des hommes ! Voyez Fogazzaro. Il a écrit sept ou huit volumes de vers, de nouvelles, ou de romans. Il est illustre en Italie. Ses ouvrages ont été traduits en allemand, en anglais, en suédois, on hollandais, en russe. Son Daniele Cortis, touffu, éloquent, plein d’observation, peut être cité comme une des œuvres les plus remarquables de la littérature italienne contemporaine. Le Mystère d’un poète a paru en français, il y a quelques mois, chez Perrin. Eh bien, lui qui trouverait un monde plus littéraire, des admirateurs, des élémens nombreux de travail et de succès dans les grandes villes, il ne voyage guère, il demeure et veut demeurer à Vicence ou dans les environs de Vicence, parmi les Colli Berici d’où la vue est exquise sur les campagnes blondes. À le voir, grand et vigoureux, drapé dans son manteau brun, coiffé du chapeau à larges bords fendu au milieu, un bon sourire errant sous ses fortes moustaches grisonnantes, on le prendrait pour un gentilhomme campagnard. Il en a les goûts. On lui a proposé la députation, sans qu’il ait jamais consenti à laisser voter sur son nom. Mais les petites charges municipales lui plaisent. Il en remplit une demi-douzaine avec amour, préside des académies, administre les biens de la congrégation de charité, s’abandonne aux délices solitaires de la théorie de l’évolution, jusqu’à en négliger les lettres, et quand je m’étonne, il me cite tranquillement l’exemple de Renato Fucini, un écrivain de haute valeur comme lui, dont j’ai lu avec tant de plaisir les poésies toscanes et les lettres sur Naples, Fucini qui a commencé par être ingénieur à Florence, et s’est retiré au fond de sa province natale, du côté d’Empoli, avec un emploi d’inspecteur primaire. « Il y est très heureux, me dit Fogazzaro. Giosuè Carducci est venu le voir récemment. » La campagne, le salut des concitoyens, la considération dans tout le municipe et quelquefois la visite d’un confrère célèbre d’une autre province italienne : voilà l’idéal de la vie pour toute une élite, là-bas.

À dîner, la famille du sénateur était réunie autour de lui. Ses deux fils et leurs femmes, sa fille et son gendre habitent le même palais. Le fils aîné s’occupe d’agriculture ; le second est assesseur d’un juge de paix, il a épousé une Vénitienne charmante, qui, même après plusieurs années, songe encore, avec une nuance de regret, aux larges horizons de la première patrie, aux ciels immenses reflétés par la lagune. Tout ce monde est très uni, simple et sérieux. L’hôte qui entre est reçu aussitôt dans une sorte d’intimité touchante. On l’accueille en ami de la veille. Quelle opinion a-t-il du pays italien et de la chère Vicence ? La première impression, au clair de lune, a-t-elle été bonne ? Aime-t-il les pinsons rôtis, sur canapé de mie de pain, qui sont un plat vénitien ? Que de belles choses il verra demain, au grand jour, si le temps est beau ! On parle aussi devant lui des élections dont quelques résultats sont déjà connus. Fréquemment un domestique apporte un télégramme ou un billet annonçant le succès ou l’échec d’un ami. Ce sont des explosions générales de joie ou de regret. Le sénateur prend son crayon, et, sur une page de carnet, il écrit la réponse, une phrase pesée, composée, jolie, qu’il lit à la famille avant de la remettre au valet de chambre : de vrais chefs-d’œuvre de ce style lapidaire, dont j’ai trouvé partout les Italiens friands. Ils dégustent un billet bien tourné, ils le reprennent, ils se donnent la satisfaction de le déclamer, afin d’en mieux saisir l’harmonie : « Que c’est bien dit ! » font-ils, et ils se passent la page blanche, les uns aux autres, comme une bonbonnière pleine.

Le sénateur excelle évidemment dans cet art délicat. C’est un lettré, un homme aimable et d’une activité incroyable. Voilà vingt ans qu’il est entré au sénat, où le roi l’a appelé dès la quarantième année accomplie, et je sais que bien peu de ses collègues peuvent se flatter d’être plus assidus ou plus laborieux que lui. Quand il est à Rome, on peut dire qu’il habite au sénat. Tout le monde le connaît et l’a vu, serré dans sa redingote, alerte, avec sa bonne figure encadrée de favoris blancs, comme en portait l’ancienne magistrature, le sourire résigné d’un homme qui a vécu, les yeux vivans d’un homme d’esprit, et, quand il sort, toujours coiffé d’un chapeau de soie, le dernier de Vicence, assure-t-il. Ce soir, il préside la table, assis à l’un des bouts. Il prend part à la conversation, même en limant ses billets.

Quelqu’un prononce, au hasard, le nom de Bædeker.

— Ah ! oui, le guide qui apprend si bien à traiter avec les gondoliers !

Et alors, il récite de mémoire, très sérieusement, ce passage exquis, en effet, du livre allemand : — « On lui dit (au gondolier) ce qu’on veut payer, en expliquant, au besoin, le nombre par des signes. S’il n’a pas l’air de vouloir s’accommoder des prix habituels, on s’en va sans plus de façon. Pour les courses à l’heure, on tire sa montre en disant : all’ ora. »

— Monsieur le sénateur, vous êtes, je crois, officier des Saints Maurice et Lazare ?

— Et grand officier de la couronne d’Italie.

— Vous n’avez pas d’insignes ?

— Mais non. Ma boutonnière est muette, et ma carte de visite aussi. Vous qui parlez si volontiers de l’amour-propre italien ! Nous ne portons pas nos décorations. Même à la cour, dans les réceptions ordinaires, les ordres nationaux ne s’exhibent pas.

— La distinction est de n’en pas porter, ajoute Fogazzaro.

Nous causons du sénat.

— Monsieur, me dit M. L., je considère comme un bien, pour mon pays, que ni les sénateurs, ni les députés, ne reçoivent de traitement. Nous n’avons d’autre avantage que le parcours gratuit sur les chemins de fer. Pour si peu, nous risquons moins de voir la politique devenir un métier. Il faut une certaine situation déjà, pour briguer une candidature, ou pour appartenir à l’une de ces catégories dans lesquelles le roi nomme les sénateurs. Et, le titre conquis, notre vie n’en est pas entièrement changée. Les avocats restent avocats, les médecins font toujours un peu de clientèle, les professeurs professent.

— Oui, le sénat est à Rome, mais les sénateurs sont en province.

— Pas tout à fait. Il est certain que le nombre des présens n’est point aussi considérable qu’avec un autre système. Au sénat surtout, il ne représente habituellement qu’une minorité variable, qui grossit aux rares jours d’orage, et s’amincit par les temps calmes. Cela n’est pas sans inconvéniens, mais quels sérieux avantages, en revanche ! Nous ne subissons pas l’influence prolongée des milieux politiques, dont vous avez raison de vous plaindre, en France. Moins éprouvés par le climat parlementaire, nous demeurons en contact fréquent avec les populations. Nous savons infiniment mieux l’état vrai de l’opinion, les besoins, les vœux des gens des campagnes et de nos concitoyens, tandis qu’avec des chambres permanentes et des députés ou sénateurs obligés de vivre toute l’année dans les capitales, l’opinion publique n’est qu’un argument, que tout le monde invoque, et dont personne n’est sûr.

La causerie s’était continuée, sur vingt sujets pareils, dans le salon d’en bas, sous le regard indulgent de deux portraits de famille dont les modèles, sans doute, avaient eu, en leur temps, le même esprit libre et sage, la même humeur accueillante. Pas un-mot ne l’avait ramenée vers cette question, toujours sous-entendue aujourd’hui, entre Italiens et Français, de nos relations internationales. Nous avions parlé comme des gens de dix ans plus jeunes, ou peut-être de dix ans plus vieux. Mais, au moment où j’allais me retirer, le sénateur me prit à part, et, espaçant les syllabes, souriant du piège qu’il me tendait avec un plaisir avoué :

— Mon cher monsieur, me dit-il, je vous prie de méditer sur un point. Étant mêlé à la politique, je suis tout excusé d’y faire allusion. Je constate donc que les relations commerciales avec la France nous sont très utiles, nécessaires même. On prétend que la triple alliance seule y met obstacle. Je vous le demande : est-ce vrai ? Croyez-vous sincèrement que cette chambre, aveuglément protectionniste, ne nous refuserait pas, même si nous n’étions pas alliés de l’Allemagne et de l’Autriche, un traitement qu’elle refuse à des nations tout à fait neutres ? La triple alliance n’a donc rien à faire ici. On doit la laisser de côté, comme un élément étranger, contre lequel nous ne pouvons rien d’ailleurs, et voir seulement s’il ne conviendrait pas, dans l’intérêt des deux peuples, de tenter un compromis économique, un arrangement, un rapprochement. Ne me répondez pas ! Non, pas ce soir ! Vous me donnerez votre sentiment demain, quand nous serons en route, à travers les Colli Berici, dans la belle lumière calme, dans la campagne sereine !

Nous les avons parcourus, en effet, les Colli Berici, et je comprends mieux, à présent, qu’il y eût tant d’ermites en ce pays, au temps jadis, clercs où laïques, de grande famille souvent, qui se bâtissaient une cabane de pierre, creusaient un puits, plantaient un olivier avec une douzaine de pieds de vigne, et vivaient là. Nous montons d’abord en voiture une longue route coudée, bordée, du côté de la ville, par un portique voûté. Il y a autant d’arches que de grains dans le rosaire, et, sur chacune, est inscrit le nom d’une famille de Vicence, bienfaitrice insigne dont la générosité assura la construction de l’œuvre. Après la dernière arche, au tournant de l’église de la Madonna del Monte, où mène cette voie triomphale, nous entrons dans le jardin d’une villa particulière, plantée sur le sommet du mamelon. Les allées suivent le bord sinueux du plateau. Elles traversent des touffes épaisses ou légères d’arbustes, elles ont des jours merveilleusement ménagés. Autour de nous, quelques hauteurs pareilles, couvertes de pampres et d’arbres fruitiers, jaunis par l’automne. Un villino les domine. Deux ifs l’encadrent de leurs plumets d’un vert sombre, bien droits sur un fût noir. On approche. La pente raide se découvre, tapissée de vignes, puis, tout en bas, au-delà d’un ruisseau, au-delà des bandes de prés traversés de lignes d’arbres, la ville toute rose, dans un voile de brume matinale, et le cercle lointain des Alpes, qui montent par étages, comme fleuries de bruyères à leur base, et blanches au ras du ciel.

— Venez maintenant, dit le sénateur, vous verrez une chose bien différente.

La chose bien différente, c’était, dans le couvent abandonné qui touche l’église, la cène de saint Grégoire le Grand, par Véronèse. Le tableau, qui rappelle la cène du même peintre, au Louvre, occupe tout le fond d’un ancien réfectoire, entièrement blanc et nu. Il a été lacéré, en 1848, par les soldats autrichiens, qui ont fait trente-deux morceaux de cette toile admirable, restaurée avec amour dans la suite. Une inscription, où perce l’émotion, l’espèce de tendresse des Italiens pour leurs trésors d’art, rappelle le vandalisme des étrangers. Un plan, qu’on peut voir dans une salle voisine, reproduit le tracé bizarre des coups de couteau et de sabre qui mutilèrent le chef d’œuvre.

— Ces temps-là étaient de tristes temps ! me dit M. L.

— Qui ne vous ont pas laissé de trop mauvais souvenirs, cependant ? Vous voici alliés.

— Que voulez-vous ! nous leur disions : « Passez les Alpes ! » Ils l’ont fait.

— Pas de bonne grâce.

— Nous l’avons oublié. Eux aussi : d’ailleurs, les actes de stupide destruction, comme celui-ci, n’ont pas été fréquens, ni pendant l’occupation, ni pendant la guerre, du côté des Autrichiens.

Une demi-heure plus tard nous visitions la villa de Nani, appelée ainsi à cause des figures grotesques de nains posées sur la balustrade, en bordure du chemin. Vrai type de villa italienne, l’habitation du maître est séparée de la maison des hôtes, long bâtiment où je croyais voir entrer quelque grande dame du dernier siècle, venue de France ou d’Angleterre, avec ses gens, ses caisses et ses carrosses. Toutes les chambres, tous les salons sont peints à fresque par Tiepolo : on y voit de la mythologie et des Chinois, des caricatures et des scènes tragiques d’une belle fraîcheur. Et la campagne est ravissante alentour. On l’aperçoit, par les larges baies vitrées, moins vaste que tout à l’heure, mais plus molle encore de lignes et d’une intimité dont le charme vous enveloppe. Par-dessus les bosquets de la villa, semés de statues blanches, des pentes de collines cultivées en vignes et en vergers, une vallée qui s’en va vers la gauche, et tourne avec une grâce de fleuve, et se perd entre d’autres collines, un air très pur, des gazons ravivés et des feuilles jaunies par l’automne, point de bruit, si ce n’est, par momens, un coup de fusil suivi du vol bondissant d’une grive ou d’une troupe d’étourneaux. Si les Italiens demeurent à peu près le même temps que nous à la campagne, — ils quittent la ville aux premières chaleurs et ne rentrent qu’en décembre, — ils y sont retenus par des raisons un peu différentes des nôtres. Leurs villas sont, moins que les châteaux de France, appropriées aux réunions nombreuses et bruyantes. La saison des chasses n’existe pas. La Saint-Hubert se fête au plus avec un salmis de merles ou un civet de lièvre. Mais il y a souvent un ami ou deux, et plus de lecture, plus de rêve, plus de promenades à pied, plus d’heures paresseusement dépensées à goûter, du bord d’une terrasse ou du milieu d’un salon orienté avec art, la poésie languissante d’un automne moins rapide que le nôtre. M. L. exprimait une idée pareille lorsqu’il me conduisit dans la maison de Fogazzaro, — tout près du domaine de Nani, sur la même arête de colline et devant le même horizon, — et qu’il me dit, montrant le cabinet du poète, meublé à la parisienne, encombré de bibelots, et percé de trois fenêtres ouvertes sur les Colli Berici : « Croyez-vous que ce soit Fogazzaro qui fait des vers ? Vous voyez bien que non : c’est la campagne qui chante ! »

L’excellent homme ne se crut pas quitte des devoirs de l’hospitalité pour m’avoir reçu la veille et accompagné le matin, il voulut me montrer tout Vicence, en détail. Je passerai sous silence le musée, — les guides en parlent, — la bibliothèque, où je trouvai deux bibliothécaires prêtres, à tournure monacale, très savans, paraît-il, bibliophiles passionnés, le théâtre olympique, où l’on jouait Œdipe roi, à la fin du XVIe siècle, les rues même, si curieuses, pour parler d’une œuvre toute moderne : l’école industrielle de Vicence. Elle a été fondée sur le modèle de nos écoles d’arts et métiers. L’Italie n’en possédait qu’une seule, à Fermo, dans les Marches, quand, il y a seize ans, un des industriels les plus riches du nord, un homme de bien, dont les tissages de laine occupent à Schio 5,000 ouvriers, M. Alexandre Rossi, résolut de doter sa province d’une institution qu’il était venu étudier en France, et qu’il jugeait indispensable au développement de l’industrie en Italie. Je me souviens avec quelle sorte de prédilection il s’exprimait, au cours d’une visite que j’eus la bonne chance de lui faire dans les montagnes de Schio, sur l’école de Vicence. Il a créé, il entretient beaucoup d’autres œuvres destinées à améliorer le sort de ses ouvriers. Aucune ne lui a coûté plus que celle-là, je ne dis pas seulement d’argent, mais d’efforts et de persévérance. Il n’entendait pas doter, en effet, une institution d’État, mais, fidèle à l’esprit décentralisateur et libéral qui anime tant de ses compatriotes, il voulait un établissement provincial, ayant une certaine autonomie, s’administrant lui-même ; il tenait à réserver au fondateur, à la province, à la commune, leur part très légitime d’influence et de direction, et à faire inscrire, dans la liste du personnel enseignant, le nom d’un aumônier, d’un direttore spirituale, comme ils disent là-bas. Après de nombreux pourparlers, il réussit. M. Rossi donnait près de 400,000 francs, le gouvernement, la province, la commune, s’engageaient à verser une somme annuelle, et les quatre puissances partageaient le pouvoir.

Il est dit, en effet, dans le décret qui reconnaît et organise l’école, que la junte de vigilance, ou conseil directif, sera composée du fondateur, M. Rossi, et d’un de ses délégués, d’un délégué du gouvernement, d’un délégué de la province et d’un délégué de la commune. Elle exerce de larges attributions, cette junte, elle administre l’école, vote le budget, délibère sur les modifications à apporter dans les programmes, nomme les professeurs et le directeur, sous réserve de l’approbation ministérielle, fixe les traitemens, et statue sur les cas disciplinaires. Le directeur reçoit 8,000 francs et le logement, les professeurs 4,000 francs. Les études, à la fois théoriques et pratiques, préparent des contremaîtres pour les usines de constructions mécaniques et les industries textiles, des mécaniciens pour les chemins de fer et la marine marchande. Après trois ans d’études, les élèves passent un examen de licence, et l’école s’occupe de les placer dans l’industrie italienne. Tout paraît bien entendu et bien réglé. Les bâtimens, que j’ai visités avec le directeur, M. Boccardo, fils de l’économiste connu, étaient d’une irréprochable propreté et abondamment aérés. On travaillait, dans les ateliers munis de machines dont plusieurs ont été construites sur place. Des jeunes gens, de quatorze à dix-sept ans, limaient, tournaient, foraient, menuisaient, et la discipline ressemblait à celle des régimens italiens, plus tolérante, plus paternelle que dans les pays du nord des Alpes.

L’école industrielle de Vicence est la plus prospère de la péninsule. Le nombre de ses élèves va sans cesse grandissant. Il était de 78 en 1889-1890, de 117 en 1890-1891, de 149 en 1891-1892, et de 160 au début de l’exercice 1892-1893. La seule institution du même genre qu’on puisse comparer avec elle est, comme je l’ai dit, l’école de Fermo. Il n’existe ailleurs que des écoles partielles, préparant à une seule profession, et d’une importance médiocre, par exemple l’école de plâtrerie de Doccia, près de Florence, l’école de dentelles de Rapullo, près de Gênes, et surtout celle de Murano, à Venise, où l’on sait que cette jolie industrie, si florissante autrefois, reprend vie et donne du pain à plusieurs centaines d’ouvrières.


En route. — J’ai souvent observé que les Italiens avaient moins de plaisir que nous à dire du mal de leur pays. C’est peut-être qu’ils en pensent un peu moins de bien. Quand on leur objecte un défaut grave, une infériorité certaine, ils glissent, ils avouent par leur simple silence. « Nous avons eu tant de peine à nous faire accepter comme une grande nation, me disait l’un d’eux, voulez-vous que nous allions nous diminuer nous-mêmes à vos yeux ? »

Deux voyageurs viennent de monter dans le wagon. L’un porte de la fourrure. L’autre n’en a jamais porté. Il a la mine efflanquée d’un homme qui court après la fortune, et doit appartenir aux provinces du Sud, dont il a le type maigre et ardent. Il ne s’est pas assis qu’il se plaint de la lenteur du train : « Mauvaise ligne ! Est-ce que cela marche ! Moi qui viens de France et d’Angleterre, j’ai été habitué à autre chose ! » Aussitôt, le voyageur qui lui fait face le prend de très haut avec lui : « Que dites-vous ? Ce train marche parfaitement. Nos lignes italiennes ne le cèdent en rien aux autres. Moi aussi, monsieur, je suis allé en France. Est-ce que les trains y sont rapides ? Paris-Lyon, peut-être, l’express du Nord, peut-être. Mais la moyenne, je vous défie de prouver qu’elle soit supérieure à la nôtre ! » Et, sans transition. « Il y a la plus complète sécurité à Rome et dans la campagne de Rome, monsieur ! Vous pouvez aller, venir, de jour, de nuit, sans danger. Puisque vous voyagez, affirmez donc la même chose de Paris ! »

Le Méridional s’est mis à regarder par la portière, et l’homme du Nord s’est tourné vers moi, pour me prendre à témoin de la rapidité du train. Je me suis plaint seulement des secousses produites par le mauvais état de la voie. Il a trouvé l’observation juste, et a continué la conversation. C’était un homme d’affaires, instruit des choses du présent et très assuré de l’avenir. J’ai craint qu’il ne fut également administrateur du réseau adriatique, et cela m’a gâté ses appréciations sur les chemins de fer. Mais j’ai goûté la façon dont il jugeait l’industrie italienne.

— Vous avez vu, me dit-il, l’affiche placardée dans nos gares, une femme aux fortes mamelles, qui porte une banderole avec cette inscription : Risorgimento industriale italiano ?

— Oui, monsieur.

— C’est une réclame pour une maison d’acide tartrique. Lorsqu’un commerçant commande un motif d’art pour orner ses factures ou ses prospectus, c’est presque toujours une femme à la puissante poitrine, habillée d’une robe aux plis soufflés par la bise. Souvent elle joue de la trompette. Vous avez pu constater que la déesse de l’acide tartrique n’en jouait pas. Et elle a raison. Je ne prends même pas très au sérieux ce « réveil industriel » d’une nation qui n’a jamais été célèbre par ses manufactures. Nous avons quelques établissemens industriels, fondés de longue date et prospères, le long de nos frontières du Nord et de l’Ouest. Nos soieries sont connues. Les meubles se sont toujours fabriqués avec succès dans la haute Italie. Mais les tentatives récentes pour implanter chez nous de nouvelles industries, malgré le bruit fait autour d’elles, n’ont pas toutes réussi. Loin de là. L’opinion même est devenue plus sage, sur ce point, et commence à comprendre que les transformations de cette nature ne se décrètent pas. Mon Dieu, je pourrais vous citer, parmi les entreprises qui paraissent heureusement commencées, la fabrique de wagons montée à Venise, une autre d’ustensiles de ménage et de cuisine en fer, établie à Sesto, près de Milan, et qui a dû porter une certaine atteinte au commerce parisien. Mais peut-on, de bonne foi, ranger dans ce nombre les fonderies et aciéries, travaillant pour l’État, comme celles de M. Armstrong à Pouzzoles ? Elles occupent un personnel considérable. C’est vrai. Mais elles ne sauraient constituer un « mouvement » ni un « réveil » industriel. Pour être franc, il faut avouer que l’ouvrier italien n’a pas encore la main faite, et que l’apprentissage sera long ; il faut savoir dire que le progrès industriel chez nous est encore peu de chose, et qu’il se développera très difficilement, parce que nous manquons du premier outil, de l’élément essentiel, jusqu’à présent : la houille.

Une demi-douzaine de personnes compétentes m’ont confirmé, dans la suite, cette appréciation d’un inconnu.


— Quand on parle aux Italiens de leur littérature, les femmes disent généralement : « Je ne lis que des romans français ; » les hommes en disent quelquefois autant, mais ils ajoutent : « Ce n’est pas surprenant si notre littérature est inférieure à la vôtre. Chez nous, toutes les intelligences, depuis quarante ans et plus, ont été tournées vers la politique. Les luttes pour l’unité italienne, puis pour l’organisation du royaume, ont enlevé à leur vocation véritable un bon nombre d’écrivains et de poètes. Mais déjà les œuvres originales éclosent plus nombreuses, et vous verrez qu’un jour prochain la littérature italienne aura sa place honorable parmi celles de l’Europe. »

Je le souhaite avec eux. Il suffit d’examiner la physionomie, le geste, le style oratoire de certains membres du parlement, pour se convaincre, en effet, qu’on se trouve en présence d’un artiste égaré dans ses voies. L’Italie a perdu, à faire son unité, plusieurs grands écrivains. Et, parmi les contemporains, pour ne citer qu’un nom, je me demande si l’on peut voir la tête de poète inspiré de M. Zanardelli, le président de la chambre, sans songer qu’il était né pour porter le luth.

D’autre part, il est vrai qu’au milieu d’un grand nombre de livres médiocres, d’imitations faibles et souvent maladroites d’ouvrages étrangers, les Italiens ont produit, ces dernières années, quelques œuvres d’un mérite réel, et pleines de promesses. Est-ce une école qui commence ? Peut-être. Nous connaissons les voyages de De Amicis, mais fort peu ses romans ou ses recueils de nouvelles, le Roman d’un maître d’école par exemple, ou ces deux livres pour les enfans, Cœur et Entre l’école et la maison, dont le premier surtout a obtenu en Italie un succès énorme, — j’ai entre les mains un exemplaire de la 136e édition. — De Amicis me semble cependant bien plus original, bien plus national sous ce nouvel aspect. Je laisse de côté tous les essais de romans du grand monde, du monde bourgeois ou du demi-monde, qui n’ont pas paru très heureux, jusqu’à présent, à l’exception du Daniele Cortis de Fogazzaro. Mais les Nouvelles du Val d’Aoste de Giuseppe Giacosa ; les récits de mœurs toscanes de Mario Pratesi, In provincia ; les Veillées de Néri de M. Renato Fucini, un autre Toscan ; l’Innocente de Gabriele d’Annunzio, un styliste éminent, né dans les Abruzzes, qui a tenté plusieurs voies littéraires ; surtout les nouvelles de Salvatore di Giacomo, de Mme Matilde Serao, de Verga, sur lesquels je reviendrai en parlant du sud italien, me paraissent des œuvres de haute valeur, toutes nées de cet amour de la province que je signalais tout à l’heure, et, à cause de cela, vivantes, vraies, colorées. Même pour un étranger, il est évident que les conteurs italiens ont trouvé là une veine féconde, d’une richesse inépuisable. S’ils savent s’y tenir, nous aurons des chefs-d’œuvre. Et tout les y porte : le succès, leur sentiment tendre et juste des souffrances populaires, le voisinage intime, presque le mélange des classes, dans une société demeurée moins orgueilleuse, au fond, et plus chrétienne que la nôtre, la variété des coutumes locales, des types, des races, et ce merveilleux élément de couleur et de poésie : les dialectes.

Nul ne s’y trompera, d’ailleurs. La tradition que la prose italienne semble très heureusement vouloir reprendre, les poètes de dialectes l’avaient conservée. Eux, ils n’ont jamais failli à leur vocation. Ils sont restés les plus Italiens des auteurs, inconnus en dehors de la province dont ils parlaient la langue, familiers, grossiers quelquefois, mais sans modèles au-delà des frontières, expression d’un petit peuple qui leur donnait la joie d’une adoration véritable, en compensation de la gloire impossible à atteindre. Si vous interrogez, leurs noms sortent de partout. En Piémont, c’est Arnulfo, mort il y a quelque temps déjà ; dans le dialecte de Milan, Ferdinando Fontana ; dans celui de Pise, — la patrie du bel italien, pourtant, — Neri Tanfucio (Renato Fucini) ; dans le patois de Rome, le célèbre Belli, qui écrivit de violentes satires contre Grégoire XVI et Pie IX, et finit en traduisant les hymnes du bréviaire romain ; dans le patois de Naples, un nombre incroyable de poètes et de chansonniers. Presque tous ont une préférence marquée pour le sonnet. Sous cette forme brève, faite pour le trait, il n’est guère de sujet qu’ils n’aient tenté. Mais le héros ne change pas. C’est le peuple qui parle, qui rit et se moque ou qui pleure ; c’est lui qui trouve des mots d’un imprévu, d’un esprit, d’une intensité de sens admirables. Il est le juge, il est le poète, il est celui qui passe, avec sa misère habituelle ou sa courte joie, dans le décor familier des rues ou des champs. Laissez-le dire. Sa verve est puissante, sa langue est pleine d’or et de scories comme un minerai. Il émeut les simples qui l’écoutent, et, sans le savoir, tandis que les écrivains de la langue littéraire copiaient tous les genres sans parvenir à trouver le leur, il a gardé, il a fait vivre, pour l’avenir prochain, la petite branche de houx sauvage qui portera la greffe et des fleurs inconnues.

À présent beaucoup y reviennent, à cette étude de la vie populaire, de la vie italienne. Quelques-uns l’abordent avec le souvenir trop persistant de leurs lectures réalistes ou de leur éducation classique. Mais l’amour est là, l’amour qui crée les vraies œuvres. Ils aiment ce dont ils parlent, ils commencent à comprendre que tout l’artifice de l’imagination ne vaut pas un mot profond sorti de l’âme, et, par momens, quand on lit certaines nouvelles, observées, sobres, familières, on a le sentiment, qui ne trompe jamais, d’une chose que tout le monde a pu voir, mais qu’un Italien seul a pu écrire. Les poètes sont moins rares encore, en dehors des dialectes. La langue italienne se prête si bien aux vers ! Elle a tant de rimes en a et o ! Elle est si chantante ! Je crois qu’il y a peu de jeunes gens, munis de la licence classique, licenza liceale, qui n’aient tourné une sérénade, un sonnet ou une élégie. Un grand nombre persévèrent, — ce qui prouve une vocation, — jusqu’après trente ans, souvent même jusqu’à la vieillesse. J’ai connu des hommes mûrs et rangés, qui vivaient à l’ombre de leurs citronniers, et écrivaient sur l’amour des vers fougueux ou tendres, qu’ils imprimaient eux-mêmes, et pour leurs seuls amis, sur des machines à eux, sans aucun souci de gloire, mettant une couverture noire quand la pensée du recueil était triste, et reliant en parchemin blanc les inspirations des jours meilleurs. D’autres essaient d’envahir les revues, toujours prudentes en face des lignes rimées. Je dirais que l’Italie du Nord, et particulièrement la Vénétie, est féconde en poètes, si Naples n’était pas là, qui pourrait réclamer. « Ils sont soixante-deux dans la seule Vérone, » m’assurait en riant mon ami F… « Le souvenir des amans immortels les poursuit. Trente a Giovanni Prati ; Trieste possède Gazzoletti et Francesco dall’Ongaro, — remarquez-vous cette revendication de Trente et de Trieste ? — Vous connaissez assurément Luigi Carrera de Venise et le fameux Giacomo Zanella, prêtre de Vicence, dont les vers ont une réputation dans toutes les provinces ? »

Oui, je connais Zanella, et même plusieurs de ses émules. J’avoue que je les goûte médiocrement, sauf M. Gior Marradi. Mais j’ai lu Mlle Ada Negri, une toute jeune et toute moderne poétesse, et j’ai été ravi.

Elle doit avoir vingt-deux ans. Elle est née à Lodi, et ç’a été une pauvre enfant, élevée par une mère veuve et misérable. À dix-huit ans, elle était envoyée comme maîtresse d’école primaire à Motta-Visconti, un bourg sur les rives plates du Tessin, toute seule, sans appui, sans avenir probable, ayant peu lu, faute de livres, mais convaincue de son génie, orgueilleuse, irritée contre la vie, et décidée à ne point se laisser vaincre par elle. Deux ans plus tard, Ada Negri publiait son premier volume de vers : Fatalità. Elle avait pris son inspiration tout près d’elle, dans sa misère, dans son enfance oubliée, méconnue, traversée. Le cri de révolte qu’elle jetait fut entendu, comme tous les cris de passion vraie. Elle eut immédiatement des partisans, des amis, des articles, des demandes de collaboration. L’éditeur Trêves écoula en très peu de temps la première édition de Fatalità. Et le succès, je vous assure, était bien mérité. Ada Negri est un poète. Elle parle une langue étonnante de force. Elle a je ne sais quelle manière audacieuse et chaste de dire. Elle n’est point ignorante, et elle reste jeune fille. On devine que cette révoltée se consolera. Mais elle restera poète, et, je le crois, tout à fait à part, dans la littérature contemporaine de son pays. Lisez Birichino di Strada (gamin de la rue), Popolana, Buon di Miseria, Nenia materna (chanson maternelle), et vous serez ému par ces vers ardens, souffrans, avides de vivre, avides d’amour. Voici une petite pièce, une des plus tristes : Autopsia.

« Maigre docteur qui, les yeux fixes, avec une cruelle — et dure convoitise, — tailles et tourmentes ma chair nue, — du tranchant froid de ton scalpel.

« Écoute, sais-tu qui j’ai été ? Je défie la morsure — sans pitié de la lame, — ici, dans l’affreuse salle, — je te raconterai mon passé.

« J’ai grandi sur les cailloux des routes, jamais — je n’ai eu maison ni parens ; — sans chaussures, les habits en désordre, sans nom, j’ai erré — à la suite des nuages et du vent.

« J’ai connu les nuits sans sommeil et l’inquiet — souci du lendemain, — l’inutile prière et le désespoir secret, — et les jours sans pain.

« J’ai connu toutes les fatigues extrêmes, — et les misères obscures. — J’ai passé au milieu des visages sombres et ennemis, — partagée entre les larmes et la crainte.

« Et finalement, un jour, sur un lit, — blanc d’hôpital, — un ange noir a étendu sur moi, — son aile aux ongles courbes.

« Et je suis morte ainsi, entends-tu, seule, — comme un chien perdu, — je suis morte ainsi sans une parole — d’espoir ou de salut.

« Comme elle brille ; comme elle est noire et épaisse, — ma chevelure qui coule ! — sans un baiser d’amour elle sera ensevelie, — sous la terre froide.

« Comme il est virginal, et blanc, et flexible, — mon corps, et comme il est léger ! — À présent tu le déflores de l’avide — baiser de ton couteau !

« Va donc ! Taille, déchire, coupe, tranche… — qu’importe ? je suis matière vile ! — Cherche dans mes entrailles, cherche l’horrible — mystère de la faim !

« Descends avec ton scalpel, jusqu’au fond — de moi-même, et arrache le cœur, — cherche-le dans mon cœur, cherche le sublime — mystère de douleur.

« Toute nue ainsi, sous tes yeux, — je souffre encore, sais-tu ? — De mes prunelles vitreuses, je te regarde, — et tu ne m’oublieras plus.

« Car, sur mes lèvres, comme un dernier — souffle de passion, — frémit un râle sourd — de malédiction. »

Après le grand succès qu’elle a obtenu en Italie, Mlle Ada Negri vient d’être nommée à l’une des écoles normales de Milan. On me dit qu’elle prépare un poème. Hélas ! quand on est si jeune et vraiment poète ! Se peut-il ?


— Un grand éditeur, — ils sont presque tous du nord, — me disait : « Les villes où on lit le plus sont Turin, Milan et Trieste. Très lettrée, Trieste l’irredenta. L’Allemagne achète aussi passablement nos ouvrages italiens. Quand un volume a du mérite, j’en vends cinq cents exemplaires en Allemagne et cinquante en France. »

Aux devantures des librairies, et dans les catalogues, j’ai rencontré maintes fois des traductions de M. Zola, dont les Italiens font volontiers observer l’origine italienne. La faveur du public s’est tout autrement répartie entre les diverses œuvres du romancier, en-deçà et au-delà des Alpes. Ici, tandis que l’Assommoir, Pot-Bouille, la Terre, n’ont que deux, trois, cinq éditions, une Page d’amour atteint quatorze éditions. Préférence esthétique ? Je ne le crois pas. J’inclinerais plutôt à penser que le titre a fait la fortune du livre, chez un peuple où l’amour, — le mot et la chose, — tient tant de place, et qui possède, pour exprimer l’idée de beauté, six noms pour un. Après une Page d’amour, nos voisins ont beaucoup lu la Débâcle. L’attrait était d’un autre genre. Ils ne me semblent guère, — à quelques exceptions près, apprécier les différences de style, même les plus grosses. J’ai entendu plusieurs hommes et plusieurs femmes dans des salons, parler avec attendrissement de M. Guy de Maupassant, et, presque dans les mêmes termes, de M. Fortuné du Boisgobey.

Autre signe. Nous avons quelques journaux qui publient des « petites correspondances, » mais combien pâles, en comparaison de celles que je rencontre ici, à la quatrième page d’un grand nombre de feuilles, et des plus sérieuses ! Je prends au hasard.

La passion se révèle et grandit :

« Belle Florentine, j’ai cru comprendre le signe de votre éventail. Si j’ai deviné, mettez-vous à la fenêtre, demain, même heure.

« Merci ! J’espère recevoir de bonnes nouvelles. Courage, mon ange, mon trésor, mon repos !

« La santé de maman empêche encore mon retour. Cependant, quand je songe, le regard plongé dans l’azur profond du ciel, à chaque étoile qui franchit les monts, à chaque souffle de la brise, je confie le salut de mon cœur, pour vous, ô très sympathique (simpaticona).

« Heureux et sûr de votre amour ! Je vivrais mille ans que je vous aimerais mille ans, idéal de mon cœur, unique reine absolue, toute ma pensée, toute mon âme ! Mille baisers petits, moyens et grands (bacini, baci e bacioni). Je t’adore ! »

Malheureusement, un soupçon se glisse :

« Étoile adorée ! vous vous amusez beaucoup ? Pourtant, je vis pour vous seule ! Ecrivez au moins. Ce long retard me fait pressentir de tristes nouvelles. Mon Dieu ! quelle peur ! Je me défie d’un officier… J’ai d’affreuses prévisions ! »

Il y a aussi l’ultimatum, parfois en forme brutale.

« Bien peu de gentillesse dans votre façon d’agir. Si vous êtes décidée à ne pas m’écrire, dites-le, parce que vous ne recevrez plus mes correspondances. Rappelez-vous que je n’ai jamais prié le sexe faible. »

Il y a enfin le congé ! « Dieu le pardonne l’abandon où tu me laisses ! Hier, je te l’ai dit, du haut du balcon. Adieu ! Tu m’as cruellement trompé ! »

Qui sait ? Peut-être était-ce le même désabusé, assagi par l’expérience, qui faisait annoncer, dans la Tribuna du 21 octobre : « Trompé en amour, je désire épouser une jeune fille, une veuve, même d’âge, avec une petite dot. »


Padoue. — J’ai toujours aimé Padoue et Bologne à cause de leurs arcades. J’aime aussi, à Padoue, dans la basilique, la chapelle de saint Antoine, où sont les hauts reliefs de marbre blanc les plus éloquens que j’aie vus. J’allais donc les revoir, cette Suicidée de Sansovino, cette résurrection de l’enfant rendu à la mère, quand je fus distrait par un placard affiché sur les piliers des galeries. C’était un appel d’un comité quelconque, pour élever une statue à la mémoire d’un héros dont le nom m’échappe. On y rappelait, au début, que le héros s’était acquis une gloire immortelle parmi les hommes, en prenant part aux expéditions de Garibaldi, et, vers la fin, on le montrait jouissant dans les cieux de la félicité des saints. Assurément, dans la pensée des rédacteurs, la qualité de garibaldien n’était pas la moindre vertu qui eût mérité au défunt le bonheur éternel. Ils disaient « garibaldien » avec onction, comme on aurait dit chez nous « membre des conférences de saint Vincent de Paul. » N us n’aurions pas trouvé ces rapprochemens-là. L’âme italienne est pleine de contrastes, pour nous inexplicables. Quelque chose nous empêchera toujours de la comprendre tout à fait : notre extrême logique, notre inaptitude naturelle à la combinazione. N’est-ce pas à Bologne que j’ai vu la statue de l’Aumônier de Garibaldi ? Ouvrez les journaux les moins religieux, vous y lirez, à côté de l’indication du lever et du coucher du soleil : « Ave Maria de l’aurore, 5 h. 15 M. ; Ave Maria du soir, 5 h. 22 s. »


— Les étudians de l’Université ne sont pas rentrés. Je ne rencontre, dans le joli cloître intérieur où sont sculptés, peints et dorés, les blasons des anciens élèves nobles d’autrefois, que des ouvriers en train de réparer le pavage, un appariteur qui voudrait bien me montrer la chaire de Galilée, — une espèce de tour d’approche, en bois blanc, que je connaissais, — et le recteur de cette année, M. Charles Ferraris. Peut-être sait-on que les recteurs des universités italiennes sont pris dans le corps professoral et élus par lui, pour un an. C’est là une idée libérale, et qui n’est pas sans avantages. M. Ferraris m’emmène dans son cabinet. Je trouve en lui un homme obligeant et distingué. Il appartient à la Faculté de droit, où il occupe la chaire de statistique. Voici la seconde année qu’il remplit les fonctions de recteur, ayant été maintenu dans sa charge comme l’ont été plusieurs de ses prédécesseurs. Il regrette que nos Facultés françaises n’aient pas toutes un annuaire pareil à celui qu’il me remet, et qui donne les détails les plus circonstanciés : la liste des professeurs et administrateurs de l’université, celle des ouvrages publiés par eux dans l’année, l’horaire de chaque faculté ou école, les résultats des examens subis, le nom et la patrie de tous les étudians inscrits. « J’envoie à un grand nombre d’écoles supérieures notre annuaire, me dit-il, et j’en reçois assez peu en retour, particulièrement de la France. » Cette grosse brochure laisse une fort belle idée de la prospérité de l’Université de Padoue. Le nombre des étudians, qui était d’un millier en 1884, est monté, en 1891, à 1,315. Je vois que l’énumération des travaux de droit, de médecine, de lettres, de sciences naturelles et mathématiques, de pharmacie, composés par les professeurs, n’occupe pas moins de 30 pages du recueil. Je constate, en outre, comme je l’avais fait à Bologne il y a deux ans, la très large admission de cours libres, professés par des privat-docent. Malheureusement, je ne pourrai en entendre aucun : « L’Université ouvre habituellement ses portes le 20 octobre, me dit M. Ferraris. Les examens occupent une quinzaine, et les leçons commencent dans les premiers jours de novembre. Cette année, à cause des élections, — beaucoup de nos étudians sont électeurs, — la rentrée de toutes les universités est retardée. Le discours d’ouverture aura lieu le 26 novembre, et les cours ne reprendront que le 2 décembre. »

Un mois de perdu à cause des élections !

L’Université de Padoue n’a rien à redouter, évidemment, du projet déjà mainte fois agité, aujourd’hui présenté au parlement et dont on s’entretient jusqu’au fond des provinces. On en veut aux petites universités, ou mieux aux facultés isolées que d’anciennes et glorieuses traditions, plutôt que des services réels, maintiennent encore debout. Question budgétaire avant tout. Le président de la commission, M. Luca Beltrami, qui est député de Milan, faisait remarquer, dans un discours à ses électeurs, que certaines universités n’ont que cent ou même cinquante étudians, qu’on peut citer des facultés qui comptent huit étudians partagés en quatre sections et jusqu’à sept étudians pour six cours. On trouve même, paraît-il, une école d’ingénieurs ayant juste cinq élèves. Qu’allez-vous devenir, pauvre Sienne, que les étudians appellent Siena gentile, et vous, Urbino… et vous, Macerata… et vous, Camerino… et vous, Ferrare ?… Petites villes, le temps des ducs est passé ! L’ombre a perdu de sa poésie. Les hommes ne montent plus sur des mules les sentiers qui mènent à vos rues tournantes. Toutes vos richesses d’art ne retiennent plus les cœurs. Ils ont encore un peu la curiosité du passé. Mais l’amour profond qui attachait les pères aux murs des vieilles cités, aux rues familières, à la maison de famille, s’en va diminuant chez les fils d’aujourd’hui. Nos âmes se sont répandues par le monde. Elles ne reviendront plus au nid. Elles le laisseront tomber avec un soupir, sans le bien défendre, parce qu’elles l’ont quitté, et que la douceur du chez-soi ne se retrouve plus entière après un seul adieu. Que fera-t-on de ces cloîtres où la jeunesse riait ou rêvait, la jeunesse maintenant ensevelie, oubliée, dont les rêves ni les rires ne renaîtront jamais ? Mettra-t-on des soldats à dormir où vos maîtres enseignaient la science de votre temps ? Les couvens ne suffisent plus à les loger. Peut-être sera-ce la ruine pure et simple. Et cela vaudrait mieux. Il y a du respect à laisser mourir les choses saintes.

Pourtant un ami m’a dit : « Les gouvernemens autoritaires ont de grands défauts, mais ils ont le pouvoir de réformer. Les gouvernemens parlementaires dépendent des députés, qui dépendent de leurs électeurs, qui sont eux-mêmes menés par leurs passions locales et par leurs intérêts. Vous verrez que nous ne supprimerons ni les universités, ni les sous-préfectures, ni les écoles d’ingénieurs inutiles. »

Il a peut-être raison, pour un temps.


— J’admire l’âme, la pitié singulière et touchante que les Italiens ont su enfermer dans ces quatre lignes, gravées sur un palais de Padoue : « Fazioni e vendette, — qui trassero Dante, — 1306, — Dai Carrara da Giotto, — Ebbe men duro esilio. — Les factions et les vengeances, — traînèrent ici Dante, — en 1306, — Grâce aux Carrara de Giotto, — il eut un moins rude exil. »


— Je sors d’un grand dîner. Parmi les convives, deux officiers, des anciens, qui ont fait campagne avec les Français. On a parlé de la France avec une sorte de regret poli, où il y avait plus de souvenir poétique que d’amour, plus de retour vers la jeunesse que d’élan de cœur vers la compagne d’autrefois. Une conversation de divorcé, que son second mariage n’a pas comblé. On m’a su gré de ne pas insister. D’une façon générale, si les Italiens disent rarement du mal de leur pays, ils n’admettent pas que vous en disiez ; s’ils font allusion aux services rendus par la France, vous les gênez en appuyant ; s’ils se lancent, comme cela peut arriver, dans un éloge excessif de leur pays, ils vous prennent pour un imbécile si vous les croyez. Quand un militaire vous dit : « La France nous a été d’un grand secours à Solférino ! » répondez : « Comme vous avez été braves en Afrique ! » Vous aurez tous deux raison, et vous serez bons amis.


Bologne. — Le sénateur m’avait donné une lettre pour le lieutenant-général Dezza. Je prends une voiture, et je me fais conduire au commandement du 6e corps d’armée, avec deux de mes amis, l’un Bolonais, l’autre Français et capitaine d’infanterie. Un soldat nous introduit au premier, dans un salon d’attente, et va prévenir le général. Au bout de cinq minutes, nous sommes reçus dans le cabinet de travail où l’officier général est debout, très grand, très large d’épaules, la moustache et la barbiche blanches, vêtu de la petite tenue : tunique noire à col rabattu marqué d’un U (Umberto), sans décoration, culotte grise à double bande rouge et bottes à l’écuyère. Mon ami de Bologne nous présente, et expose notre désir de visiter une caserne italienne. La physionomie du général se détend aussitôt. Il nous parle en français : « Messieurs, dit-il, vous ne pourrez pas dire au moins que votre visite a été préparée. Je vais vous donner un mot pour le colonel. Une caserne d’infanterie, n’est-ce pas ? — Oui, général. » Et nous repartons pour l’ancien couvent de Servi di Maria, où loge aujourd’hui le 27e de ligne, près de ce cloître ajouré, vous vous souvenez, dont les colonnes font une ombre si fine sur la rue.

Le régiment arrive de l’exercice. Beaucoup d’officiers dans le couloir peint à l’huile, noir en bas, jaune dans le haut, « ce qui est beaucoup mieux, me souffle mon compagnon français, que nos badigeonnages à la chaux et au noir de fumée. » Le lieutenant de service, l’écharpe de soie bleue en sautoir, nous mène dans le cabinet du colonel, près de l’entrée, à gauche. Il est presque luxueux, ce cabinet, avec de jolies tentures, des rideaux aux fenêtres, quelques objets d’art. Et le colonel, cavalière Pittaluga, est un homme des plus aimables. Il a le type de l’homme de guerre, maigre et alerte, et les yeux bleus. « Messieurs, nous dit-il, j’ai été reçu, en Corse, de la façon la plus courtoise. J’ai visité des casernes aussi. Et je tâcherai de vous rendre ce qu’on a fait pour moi. Je vous conduirai. Venez. » Nous passons dans la salle de réunion des officiers, où je n’aperçois que des journaux militaires, — la bibliothèque est à la division, — puis, dans une salle à manger où sont dressés huit couverts. « Cela n’existe pas dans tous les régimens, nous dit le colonel. J’ai voulu que mes officiers pussent prendre leurs repas à la caserne, avec moi, si cela leur convenait, et à des prix très modestes… Veuillez faire apporter des vermout, » ajoute-t-il en s’adressant au lieutenant de service. Le vermout di Torino apporté, le colonel fève son verre, et, comme il est Italien, c’est-à-dire habile à nuancer les choses : « À la confraternité des armes ! » dit-il. Et un bon sourire tempère et adoucit la réserve obligée des mots. Nous entrons dans la salle d’escrime, un peu petite, mais peinte par des soldats qui ont du goût et de l’invention. Ils ont représenté sur les murs une foule de motifs militaires originaux, bien enlevés, en ouvriers teintés d’artistes qu’ils sont. Le colonel nous dit n’avoir jamais besoin de recourir à la main-d’œuvre civile pour les aménagemens intérieurs de la caserne. Les cuisines paraissent bien tenues. Dans le réfectoire des sous-officiers, attenant à leur salle de réunion, quatre tables, dont une pour l’état-major. L’ordinaire n’est pas le même qu’en France : les sous-officiers ont, le matin, la soupe, un plat de viande et du fromage ; le soir, la soupe, deux plats et un dessert, du vin en outre à chaque repas, et paient 1 fr. 05 par jour. Les hommes, qui reçoivent 250 grammes de viande le matin, ne mangent le soir que des pâtes, avec la soupe. Ils semblent d’ailleurs bien portans. Mais combien leur physionomie diffère de celle du troupier français ! Je les regardais, dans les cours, dans les corridors, dans les appartemens que nous traversions. Tandis que les officiers causaient, corrects, irréprochables de tenue, eux n’avaient pas même l’air de s’apercevoir d’une visite, évidemment peu commune. Pas de ces mines gouailleuses qu’auraient eues nos fantassins en croisant l’étranger, pas de ces rires derrière les portes, pas d’appels à haute voix, pas de ces plaisanteries lancées comme par hasard, d’une fenêtre à l’autre, et que le respect dû aux grands chefs n’arrête guère. On devinait des hommes doux, dociles, portés à la mélancolie. La plupart semblaient de tout jeunes gens, ayant peu de barbe. Au passage du colonel, ils se rangeaient et saluaient, tranquillement, posément, et, lui disparu, n’éprouvaient pas ce besoin de mouvement et de paroles, que provoque, chez les Français, une contrainte de cinq minutes. Les officiers les traitent doucement. « Quelle belle mission ! nous dit le colonel, en montant l’escalier qui conduit aux chambres, celle de mon grade surtout : avoir la charge d’un régiment, s’occuper du corps et de l’esprit de ses hommes ! Je ne sais rien de plus intéressant, ni de plus grand. » Il disait cela en homme convaincu, et simplement. À l’entrée de la chambre de la 6e compagnie, un vieux capitaine, entendant monter les visiteurs, s’avance, la main au képi. Il est de ceux, — nous en connaissons tous de pareils, — qui ont mis toute leur vie, toutes leurs pensées dans le métier, passionnés, méticuleux et presque toujours excellens avec des allures terribles. Le colonel lui serre la main. « Voyez-vous, messieurs, j’ai de si bons capitaines, que je leur laisse la plus entière liberté pour a l’arrimage » des effets. Ce que vous verrez ici est du goût de celui-ci. » Et le vieux salue de nouveau, très touché. Décidément, voilà un colonel très fort. La chambre de la 6e est propre, comme toute la caserne. Les lits ne sont pas très nombreux, car les effectifs sont restreints. Ils sont en fer, en forme d’X, et se plient pendant le jour, dans le sens de la largeur. Mon ami, qui est spécialiste, constate que « l’arrimage » de la 6e est excellent. Les vêtemens que les soldats rangent sur la planche, comme dans nos casernes, ne dépassent pas l’alignement, ni d’un côté ni de l’autre. Par-dessus, le sac en poil, notre vieux sac, que les peintres ont dû regretter ; par-dessous, le bidon en forme de tonnelet. Mais les vêtemens, pour chaque homme, sont en moins grand nombre que dans nos casernes. Le pain, que nous goûtons, est un peu inférieur à celui de nos troupes, et les magasins, où sont les effets de mobilisation, ne semblent pas renfermer un approvisionnement considérable. Peut-être que nous n’avons pas tout vu.

Au moment où nous prenons congé du colonel, celui-ci nous montre, ouvrant sur le couloir d’entrée, trois portes bardées de 1er. « Vous devinez, n’est-ce pas ? nous dit-il. En prenant possession de ce casernement, j’ai trouvé des inscriptions au-dessus de chacune : chambre de discipline, prison, etc. Je n’admets pas cela. Il ne faut pas que le soldat, en arrivant à la caserne, ait l’impression qu’il arrive dans une geôle, ou du moins dans un lieu où il sera malheureux et puni. Et, le jour même, j’ai tout effacé de ma main. »

Nous nous retirons, somme toute, avec une bonne impression, qui serait profitable à certains, dont l’opinion toute faite se refuse à étudier les progrès militaires accomplis chez nos voisins, et qui continuent de parler de l’armée italienne avec une grande légèreté.


— Quand nous avions demandé de quels points de l’Italie venaient les soldats du 27e d’infanterie : « de Livourne, d’Udine et de Messine, » nous avait-on répondu. Or Livourne appartient à la haute Italie, Udine à la moyenne et Messine à la basse. Tous les corps italiens, sauf les vingt-deux bataillons d’Alpins, exclusivement composés d’habitans des frontières nord, se recrutent ainsi, dans un ou deux districts des trois grandes zones territoriales. Dans le même régiment, dans la même compagnie, les hommes de provinces différentes se rencontrent, et vivent trois années côte à côte. Et non-seulement les soldats de l’armée active, mais les réserves devraient se grouper d’après le même principe. En cas de mobilisation, on verrait des Siciliens obligés de rejoindre leur drapeau en Lombardie et des Piémontais se rendre en Calabre. La raison d’un système aussi gros d’inconvéniens apparaît évidente : le recrutement a été organisé pour fondre ces élémens si divers, et toutes les objections n’ont pu prévaloir contre la volonté d’achever, par l’armée, l’unité italienne. A-t-on réussi ?

Il est hors de doute que la fusion est commencée. Les rivalités ne sont plus ce qu’elles étaient. Les frontières intérieures de l’ancienne Italie s’effacent de jour en jour. Mais l’œuvre est loin d’être terminée. Si vous interrogez un passant quelconque sur sa nationalité, même en vous servant des mots les plus généraux, comme celui de pays ou de patrie, il vous répondra : « Je suis Piémontais, Vénitien, Calabrais, Sicilien. » Il ne répondra pas : « Je suis Italien. » À propos de mariages, de politique, de commerce, vous entendrez sans cesse l’habitant d’un ancien duché ou d’un ancien royaume parler sans ménagement de la province voisine. Un Napolitain vous dira, par exemple, comme l’un d’eux me l’a dit : « Je n’aime pas aller à Rome. Ces Romains nous reçoivent comme des étrangers. » Mais les différences sont surtout sensibles, et je ne crains pas d’affirmer, qu’un reste d’animosité est encore vivant, entre gens du nord et gens du sud, entre le nord industriel et riche et le midi pauvre, entre le nord réfléchi et le midi bavard, entre le Milanais qui a sa villa au bord du Lac Majeur, et le Palermitain qui possède un fiel électoral dans un district montagneux de Sicile. Voici quelques mots recueillis çà et là, et qui m’ont frappé.

Un riche commerçant du nord me disait : « L’idée de Napoléon avait du bon : royaume de la haute Italie, royaume de la basse Italie. En tout cas, ce sont deux territoires qui ne devraient pas avoir les mêmes institutions. »

Un Piémontais : « Nous sommes un pays trop long, monsieur. Jamais la tête et la queue ne se toucheront. Si on les y force, la tête mordra la queue. »

Un autre : « Savez-vous, monsieur, un des principaux obstacles que rencontre la propagande républicaine dans notre pays ? C’est qu’un homme qui prêcherait une révolution serait nécessairement d’une province. Et cela suffirait pour qu’il fût peu écouté dans les autres. Voyez-vous un habitant des Marches prêchant un Calabrais ? » Un Florentin : « Vous êtes, en France, bien plus centralisés que nous. Cependant, nous trouvons que nous le sommes déjà beaucoup trop. Dans le grand monde et dans toutes les provinces, ici même, et à Rome, et à Naples, et à Palerme, quand on ne parle pas français, on parle patois. L’italien est plutôt négligé. Nous nous servons de ce procédé lent et doux, en manière de protestation indirecte contre l’excessive unité que plusieurs voudraient nous imposer. M. Crispi songeait à fonder une académie des dialectes à Rome. Le temps lui a manqué pour réaliser cette idée originale. Mais il avait le sentiment de la vitalité des langues provinciales. Et, soyez-en sûr, il y a dans cette persistance du dialecte, parmi les gens du monde surtout, un sentiment d’orgueil et d’indépendance très profonds. »

Or, tous ceux qui me parlaient de la sorte étaient des partisans de l’unité italienne. Ils me le faisaient observer, et ils ajoutaient que, si l’unité politique est une bonne chose, les nuances de vie et d’humeur, les traditions locales, la dignité du municipe en sont une autre.


— Ce soir, j’errais dans un vieux quartier de Bologne. La rue était étroite entre deux rangs d’arcades sombres, où les promeneurs passaient invisibles. Je suivais la raie de lumière. À un détour, j’entends des cris. Une sorte de bandit déguenillé, en chapeau pointu, sort d’un vicolo, traînant un enfant qui résiste et crie au secours ! Soccorso ! soccorso ! Il est tragique, le petit. Il a les bras étendus, la tête vers la galerie noire où il a vu des ombres se mouvoir. Ses yeux luisent, agrandis par la peur : Soccorso ! soccorso ! L’homme l’entraîne. Au bout d’une trentaine de mètres, la lutte continuant, une demi-douzaine de gens du peuple sont sortis je ne sais d’où, et ont paru sur la chaussée. L’un d’eux, que son manteau couvrait des épaules aux pieds, a saisi le bras libre de l’enfant, et, avec beaucoup de sang-froid, bien que sa bouche eût un frémissement de colère, il a dit au vaurien qui emmenait le petit : « Arrête-toi, et explique-toi. » L’autre l’a regardé en dessous, une demi-minute, sans rien dire. Puis, sentant qu’il n’était pas de force, il a commencé une espèce de plaidoirie. Après trois ou quatre phrases, l’homme au manteau a tiré l’enfant à lui, et l’a mis en liberté. Le petit s’est sauvé à toutes jambes, fou de terreur. Les deux hommes se sont de nouveau regardés, puis se sont écartés, l’un de l’autre.

En France, nous aurions commencé par arracher l’enfant à l’oppresseur, au nom des immortels principes. Et, presque sûrement, les hommes se seraient ensuite battus, sans explication.


— Elle est curieuse, l’histoire de cette église de Saint-François, qui sera bientôt, la restauration achevée, l’un des plus purs exemplaires du style gothique italien. Je la connaissais bien, quoique les guides ne la mentionnent pas. Un de mes amis bolonais me l’avait fait visiter avec amour. Un autre m’y ramène, pour me montrer le progrès des travaux. Il me raconte, devant la façade de briques rouges, aux fenêtres encore bouchées, par quelle série d’aventures a passé le monument. Les Français de la révolution, vers 1796, en firent une douane. Même après la chute de l’empire, la profanation subsista, et ce ne fut qu’en 1840 que le pape Grégoire XVI, — qui gouvernait Bologne par un de ses légats, — fit restituer l’église aux franciscains mineurs conventuels. Ceux-ci entreprirent de la rouvrir, mais le goût très peu sûr des architectes du temps la rendit méconnaissable. Les colonnes furent chargées d’énormes revêtemens, d’affreuses chapelles en brisèrent les lignes, des peintures à la manière d’Épinal achevèrent de lui donner un air de grange enluminée. Le général Cialdini fut peut-être frappé de cette ressemblance, car, en 1866, il s’empara de l’église, et déclara qu’elle lui servirait de magasin militaire. Et elle demeura ainsi, lamentablement réparée, abandonnée violemment, chose oubliée, jusqu’en ces dernières années. Mais Bologne a ses artistes jaloux de l’honneur de leur ville. Quelques-uns parmi ses citoyens les plus distingués, le jeune comte Nerio Malvezzi, le comte Joseph Grabinski, M. Alfonso Rubbiani, entamèrent des négociations pour sauver et rendre au culte le pauvre édifice. Ils avaient de grands projets, et, chose digne d’être notée, ils furent tout de suite encouragés par un mouvement d’opinion. Après de longs efforts, ils parvinrent à obtenir que l’église Saint-François serait cédée à la municipalité de Bologne, qui en fit hommage, à son tour, au cardinal-archevêque. Alors, en 1886, les travaux de restauration commencèrent. On avait retrouvé les plans anciens. On voulait rétablir l’église dans sa belle harmonie d’autrefois. Il fallait démolir des chapelles, dégager les colonnes, gratter les murailles, refaire des fenêtres, placer des vitraux. Ce furent de simples particuliers, ceux que j’ai nommés et quelques autres, qui s’en chargèrent. Ils ont jusqu’à présent dépensé plus de 100,000 francs, donnés par des citoyens riches de Bologne. En 1888, la reine Marguerite, s’étant vivement intéressée à leur œuvre, obtint du gouvernement un secours de 20,000 francs. Aussitôt, les parrains de Saint-François achetèrent et firent démolir les vieux bâtimens des messageries, qui gâtaient un côté de l’abside. Et ils découvrirent, réparèrent, mirent en belle place, au bord de la rue, trois tombeaux merveilleux, à colonnettes précieuses, trouvés à demi détruits : ceux de trois grands glossateurs bolonais, Accurse, Odofredo et Rolandino de’ Romanzi. J’ai pénétré dans le chantier où des ouvriers achevaient de restaurer les chapiteaux si finement dessinés d’une des tombes. J’entends encore le ton ému de mon ami, disant aux ouvriers en blouse, montés sur l’échafaudage : « Voulez-vous bien permettre à un étranger, qui s’intéresse à l’art, de voir où nous en sommes, dans nos travaux de Saint-François ? »

Partout on peut rencontrer, plus ou moins, ce souci des monumens anciens. Les Italiens connaissent très bien leurs richesses d’art. Ils les aiment mieux que nous n’aimons les nôtres. Il y a chez eux un sentiment public, là où nous n’avons que des archéologues et une commission des monumens historiques.

Cette jalousie est très vieille en Italie. Du temps que le Conseil des dix gouvernait Venise, il avait rendu un décret relatif à l’art de la verrerie. On y trouve ce petit article : « Si un ouvrier transporte son art en pays étranger, au détriment de la république, il lui sera enjoint de revenir. S’il n’obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui tiennent de près. Si, malgré l’emprisonnement, il s’obstine à vouloir demeurer à l’étranger, on chargera un émissaire de le tuer. »

L’article finit toutefois par ces mots démens : « Après la mort de l’ouvrier, ses parens seront remis en liberté. »


Florence. — Comme on est déjà pris, à Florence, par cette vision des maisons jaunes, par cette nonchalance du paysage, des gens, des attitudes, des voix, par cette abondance de fleurs, toutes choses reposantes et exquises, et signes d’une contrée déjà méridionale ! J’ai retrouvé les petites marchandes au coin des rues, avec leurs paniers pleins d’œillets, de narcisses, d’héliotropes, de roses et d’une jolie variété de capucines à cœur noir. En cette saison tardive, pendant que les montagnes qui enveloppent la ville sont couvertes de neige, il y a une joie vive des yeux, pour une botte d’oseille qui passe. Mais la Florence des faubourgs est surtout belle de couleur. On n’y va guère, parce qu’on n’y trouve pas de monumens. Elle a sa poésie cependant. Les rues sont larges, pleines de poussière, bordées de maisons basses très blanches ou jaunes. Des verdures crues d’arbres verts pointent au-dessus des murs, dans les jardins fermés. Et puis, de temps à autre, ces boutiques de fruitiers que j’aime tant : une chambre étroite et profonde, toujours ouverte, une porte encadrée d’un feston de coloquintes d’or, des régimes de bananes pendus aux solives, des mannequins pleins de tomates, de noix, de raisins, d’oranges, de citrons, qui mêlent leur parfum à l’odeur de l’huile rance, une femme au milieu, assise, les épaules couvertes d’un châle rose, les yeux luisans dans la demi-ombre : tout au fond, l’étincelle d’une petite lampe brûlant devant une madone. Le matin, on voit s’arrêter là des charrettes longues, en forme de bateaux, peintes en rouge. Mon ami de France, l’officier, qui connaît bien l’Afrique, revient d’une course dans les quartiers suburbains. C’est la première fois qu’il voyage en Italie : « Oh ! me dit-il, il suffirait de cinq à six burnous, dans ces rues-là, pour se croire en Orient. Je comprends mieux pourquoi ils nous en veulent tant d’avoir pris Tunis. L’Orient commence ici ! »

L’expression est peut-être un peu forte. Mais la remarque est vraie. Elle explique un peu du charme, un peu des mœurs, un peu des choses et des hommes de ce pays, qui n’est pas tout latin.


— Je ne suis pas arrivé à temps pour la première représentation des Rantzau. J’assiste à la seconde. La grande salle de la Pergola est toute pleine. Le succès de Mascagni devient un peu une affaire nationale. On est venu, pour y applaudir, de toutes les provinces de l’Italie. Et il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un regard sur les loges et les fauteuils. Les types les plus variés s’y rencontrent. C’est d’abord le plus commun de tous, parmi les hommes, la face épaisse du Piémontais, le nez court et gros, la moustache dure, arquée, tombante au coin de la bouche. L’énergie, la rudesse même paraît en être la note dominante. Cependant, ce gros bonhomme qui cause avec son voisin, et qui peut être un industriel, un marchand, un député, un impresario indifféremment, a le sourire madré. Quand sa lourde main se lève, chose curieuse, le geste est délicat, très expressif. Et on se demande si cet énorme corps ne cache pas une âme fine, à ses heures. À côté, il y a des Florentins, gens de race, assurément, des têtes d’artistes riches et soignés, éminemment impressionnables, avec ce je ne sais quoi d’élégant et d’impénétrable qui caractérise tant de physionomies italiennes. J’aperçois aussi des Méridionaux, très noirs de cheveux, pâles, plus fiévreux de regard. Quelques-uns ont le masque court, la barbe en avant, très frisée, l’air astucieux, passionné, défiant. Encadrés, ils ressembleraient aux portraits des vieux condottieri qu’on voit dans les musées. Presque personne, malgré la solennité, ne porte le chapeau de soie. Mon voisin m’assure que le chapeau rond est préféré par une raison d’esthétique, les Italiens trouvant que le campanile noir dont nous nous coiffions détruit l’harmonie des lignes. Chez les femmes, le type de Junon ou de Minerve est le plus fréquent. Beaucoup de beaux yeux sombres et de traits réguliers, imposans. Les Dianes blondes sont plus rares, j’entends parmi les femmes du monde : elles courent les ruelles de Venise ou de Naples. Le rideau se lève. Mascagni n’a pas à se plaindre de la froideur du public. Je compte les rappels. Le jeune compositeur est rappelé sept fois au premier acte, six fois au second, quatorze fois au troisième et huit fois au quatrième. À chaque fois que les applaudissemens éclatent, les acteurs, — dont deux au moins sont très bons, — s’interrompent. L’un d’eux s’en va vers la coulisse, et revient avec Mascagni, qui, souriant et grave, salue, montre de sa main libre les interprètes, pour faire entendre qu’il reporte sur eux tout l’honneur du succès, et se retire à reculons, un peu gauche, derrière un portant. Il a, d’ailleurs, une large, heureuse et intelligente figure, ce jeune maestro, tout imberbe, la bouche longue et bien faite, le iront haut, sous une forêt de cheveux bouffans. On sent une nature naïve et libre, enivrée de sa gloire précoce, quelques-uns disent prématurée, bien qu’il ait un véritable talent. J’essaie de deviner quelle est la part de l’admiration sincère et celle de parti-pris, de la vanité nationale flattée, dans l’ovation presque continuelle qui lui est faite. Je crois bien que plusieurs de mes proches voisins, les plus bruyans, sont montés à froid. Mais je suis entouré de gens d’une autre race, acteurs admirables, lors même qu’ils n’ont pas besoin de jouer, et je ne sais pas.

L’un d’eux, dans un entr’acte, ami de cœur de Mascagni, me raconte l’histoire du compositeur. Elle commence, à la manière des biographies de beaucoup d’artistes, par la misère. Mascagni est Toscan, il est né à Livourne, une ville toute de commerce, dont j’ai vu les rues et le port sous un jour brumeux, qui ne m’a pas laissé de souvenirs. En 1884, après trois ans d’études au Conservatoire de Milan, pauvre d’argent, doué, paraît-il, d’un appétit formidable, il s’engageait, en qualité de sous-directeur, dans une troupe d’opérette, aux appointemens de 5 francs par jour. Il vécut deux ans de cette vie vagabonde, courant les petits théâtres, tantôt avec un imprésario, tantôt avec un autre. L’ennui l’en prit rapidement. Comme la plupart des Italiens, qui se marient très jeunes, il avait déjà pris femme. Il avait connu, aimé, épousé une chanteuse, honnête fille, pauvre comme lui. Et, vers la fin de 1885, ils s’établirent tous deux à Cerignola, une toute petite ville de Pouilles, près de Foggia. Mascagni s’y fit des amis. Il donna d’abord des leçons de piano, et commença un grand opéra, Guillaume Radcliff, qui n’est pas encore achevé. Puis, un jour, un grand événement se produisit à Cerignola. Le conseil municipal se réunit. Le maire arriva chez Mascagni : « Savez-vous jouer de tous les instrumens ? » demanda-t-il. — De tous, répondit Mascagni. — Depuis la clarinette jusqu’à la harpe ? — Naturellement. — Alors nous vous nommons directeur de l’orchestre municipal, à 100 francs par mois. »

La fortune faisait des avances à Mascagni. Mais la banque locale lui en faisait également. Et la situation de direttore della scuola orchestrale n’eût jamais suffi à donner au pauvre musicien ni la gloire, ni la plus chétive aisance, si M. Édouard Sonzogno, le riche éditeur de Milan, propriétaire du Secolo, et sorte de Mécène pour les artistes italiens, n’avait ouvert un concours d’opéra-comique. Mascagni résolut de concourir, et composa, sur un livret de son ami Taglioni, et d’après une nouvelle de Verga, la partition de Cavalleria rusticana. Il fut l’un des trois élus, et le seul dont l’œuvre, représentée à Rome en 1890, obtint un grand succès. Le reste, je veux dire le voyage de Cavalleria à travers l’Europe, est trop connu pour que j’en parle. Ce qui ne l’est pas, c’est que l’auteur de la nouvelle sicilienne, d’où le livret avait été tiré, voyant le triomphe inespéré de l’opéra de Mascagni, intenta un procès, qui vient d’être jugé, et que les droits du poète ont été estimés, par les tribunaux, à une somme énorme. « Bah ! me dit mon voisin, c’est M. Sonzogno qui paiera. » Je lui demande : « Quelle raison d’abandonner une veine si heureusement ouverte ? Cavalleria était sicilienne, nationale. Mais le sujet de Guillaume Radcliff ? Mais celui des Rantzau ? Croyez-vous qu’un Italien, même en musique, ne ferait pas mieux de s’inspirer de la poésie si abondante de la terre natale ? » Il allait me répondre. Nous étions en ce moment au foyer, ou plutôt sous le péristyle de la Pergola, encombré de monde. On causait bruyamment dans les groupes. Un air de joie, une émotion vraie animait tous ces visages d’Italiens et d’Italiennes : le plaisir, très rare, très désiré, non encore épuisé, de pouvoir fêter une œuvre nationale, un talent nouveau, et, qui sait, un continuateur peut être de Verdi vieillissant ? Une rumeur nous fit nous détourner. Mascagni, nu-tête, les bras passés dans les bras de deux de ses amis, jeunes comme lui, descendait en courant l’escalier étincelant de lumière. Ils riaient tous trois, sautant les marches comme des enfans. Et lui paraissait si heureux, il criait si naïvement sa jeune gloire, il était si bien le poète emporté dans le rêve de ses premiers succès, que j’ai fait comme tout le monde : j’ai applaudi de tout cœur.


Sienne. — Elle est difficile d’accès, Siena gentile. Il faut déjà l’aimer pour aller la chercher si lentement et si loin, dans ses collines où n’abordent que des trains omnibus. Mais comme elle récompense, comme elle fait oublier la route ! Ah ! la chère ville, qui vous prend le cœur à jamais ! Je l’ai vue un soir et un matin. Le matin, elle était curieuse et belle. J’ai visité, avec une émotion continue et renouvelée, sa cathédrale bigarrée, sa libreria aux murs couverts de chefs-d’œuvre, son musée, ses rues, sa grande place d’une forme unique, taillée, dit la légende, sur le modèle du manteau d’un pèlerin inconnu qui traversait la cité. Du haut de son campanile, elle apparaissait toute rouge dans le vert des collines, divisée en plusieurs quartiers dont chacun formait un labyrinthe, comme si on l’eût faite de gros coquillages marins, aux enroulemens réguliers, posés côte à côte. Mais la nuit, elle était extraordinaire et merveilleuse. Quiconque n’a pas vu Sienne au clair de lune ignore la beauté des ombres, et ce qu’elles ont en elles de puissance d’évocation et de rêve. Car les pierres ne parlent pas de même la nuit et le jour. La nuit, leur couleur s’efface, les détails d’ornementation disparaissent, les silhouettes se dressent seules en l’air, et avec elles la physionomie essentielle du passé. Le moyen âge est là, tout vivant. Rappelez-vous une de ces ruelles sombres et tournantes, autour de nos vieilles cathédrales ; multipliez à l’infini, sur des pentes rapides, les mouvemens imprévus de la rue, les contreforts lancés dans l’espace, les chimères qui surplombent, les portées d’ombre opaque, les raies de lumière bleue, les ponts jetés d’un palais à l’autre, les dentelles des cheminées à travers les étoiles, et vous aurez quelque idée de la vieille ville gibeline. Les gens ont l’air de se douter qu’ils traversent un pays fantastique, subitement restitué aux âges éteints. Ils vont sans bruit. Leurs boutiques ne font pas de lueur sur le pavé. Aucun bruit, aucune note éclatante de vie moderne n’interrompt le rêve ancien où l’on marche.

J’allais accompagné d’un jeune Italien, épris comme moi de la beauté de l’heure et du lieu. Je l’avais rencontré dans le train de Florence à Sienne. Il était très grand, très mince, avec une figure en lame, des yeux doux et fins ; il portait une toque de laine bleue, terminée en arrière par un bec, et sur le côté droit de laquelle était brodé, en lettres blanches : Siena. Étudiant à coup sûr. Longtemps je l’avais écouté causer avec un vieux Siennois, mon voisin. Le vieux se lamentait sur la splendeur disparue de l’université de Sienne. « De mon temps, disait-il, nous étions douze cents élèves. Quels professeurs, mon Dieu ! Que d’hommes fameux en toutes sciences ! Et ils demeuraient chez nous, ils s’attachaient à notre cité. Aujourd’hui, pour plusieurs, être envoyé à Sienne équivaut à un exil. » Et le tout jeune homme répondait avec une courtoisie déférente. Il savait, lui aussi, le nom des professeurs d’autrefois, la date de leur mort, ou les chaires nouvelles qu’ils occupaient ailleurs. À cinquante ans de distance, il était l’écho de cet amour tendre, de cette vénération érudite dont débordait l’âme de l’ancien. « Combien êtes-vous aujourd’hui ? lui demandai-je. — Environ trois cents, monsieur, une centaine pour le droit, et le reste pour la médecine. — Et vous appartenez ? — À la faculté de droit, répondit-il, en portant la main à sa coiffure. Nous avons repris les insignes des diverses facultés, après les fêtes du centenaire de Bologne. Le droit, vous le voyez, porte la toque azur ; celle de la médecine est rouge, celle des mathématiques verte, celle des lettres blanche et rose. — Pourquoi deux couleurs ? — Elle était blanche primitivement. Mais quand les étudians entrèrent au cours, Giosuè Carducci leur dit : « Vous ressemblez à des cuisiniers. » Et ils ont ajouté du rose. Vous descendez à Sienne, monsieur ? — Oui. — Permettez-moi de vous servir de guide. Vous arrivez la nuit. C’est le moment le meilleur pour recevoir la première impression de notre Sienne. »

Il m’accompagna, en effet, parlant bas, et s’arrêtant de causer aux beaux endroits, pour désigner, d’un geste, une ligne de palais ou un tournant de rue, sous la lune. Il m’apprit qu’il était de Pistole, venu à Sienne à cause de la modicité des prix, — vingt francs une chambre, soixante francs de pension, — tandis que Bologne et Padoue entraînaient à d’assez fortes dépenses ; qu’il avait un grand amour pour l’antique cité toscane, et pour l’histoire, et pour Dante. « Je suis un passionné des études dantesques, me dit-il. J’ai étudié le point de savoir si jamais Dante était venu à Sienne, comme certains le prétendent, à cause du passage sur Pietro Vanucci. On veut qu’il ait passé dans toutes les villes dont il a parlé. Mais je conclus à la négative, dans une brochure. — Et comment est né cet amour ? — Très jeune, j’ai lu, là-haut, dans nos montagnes de Pistole, les passages de la Divine comédie où il était question de ma ville. Cela m’a conduit à fouiller tout le poème. J’aime Dante à ce point, monsieur, que j’ai réuni chez moi, — a casa, — plus de deux cents volumes sur mon poète. J’ai vingt bustes et médailles qui le représentent. Je collectionne les gravures où sa belle figure est dessinée. Et je fais une thèse de doctorat sur ce sujet : le Droit dans la Divine comédie et dans la Somme de saint Thomas. »

Il me disait ces choses, par fragmens, dans les rues où nous errions, sans bruit, parmi les ombres coupées de lueurs bleues.

Quand je rentrai à l’hôtel de l’Aquila nera, mon hôtesse, me voyant ravi, à cause de Siena gentile :

— Quel dommage, monsieur, que vous ne soyez pas venu en août ! Il y a de si belles fêtes ! On y voit les costumes des anciens Siennois, les hérauts d’armes, les seigneurs, les marchands, les bannières de tous nos quartiers défilant sur la place et dans les rues.

— Pour célébrer ? Elle releva la tête.

— Pour célébrer, monsieur, la victoire remportée sur les Florentins nel quattrocento !

O longueur des souvenirs populaires, que nous ne connaissons plus !


RENE BAZIN.

  1. Voir la conférence faite à la société agricole de Bologne par le comte Joseph Grabinski : lo Sciopero e la questione sociale nelle campagne. Bologne, 1892 ; Generelli.