Les Institutions militaires et les armées/03

Les Institutions militaires et les armées
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 152-174).
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LES
INSTITUTIONS MILITAIRES
ET LES ARMÉES

III.[1]
L’ÉDUCATION ET LA DISCIPLINE.


I. — L’EDUCATION DE L’ARMEE.

Pour bien saisir le but et comprendre l’importance du sujet que je vais traiter, il faut avoir une idée générale de ce qu’a été dans l’armée française, depuis la fin du siècle dernier jusqu’au temps présent, en vertu d’une tradition et de règles demeurées invariables, l’éducation du soldat.

Les jeunes gens désignés par le sort qui, n’ayant pu payer le prix du remplacement ou de l’exonération, étaient appelés sous le drapeau passaient sans transition, la plupart de la vie des champs, quelques-uns des travaux de l’atelier, à l’existence du régiment, pleine de contrastes avec celle qu’ils venaient de quitter. Inquiets de leur nouvelle destinée, craintifs, malléables pour ainsi dire, ils étaient prêts à toutes les soumissions et pour toutes les leçons. Quelles leçons recevaient-ils? Je vais le dire très succinctement en prenant l’exemple le plus simple, qui est celui de l’infanterie. « On leur distribuait l’habillement, le linge et la chaussure, les divers objets d’équipement, etc. On leur apprenait l’usage quotidien, la disposition méthodique, sur la planche[2] et dans le havre-sac, de ce matériel du soldat avec les soins de propreté et d’entretien qui le conservent. Puis on leur enseignait le mécanisme des divers genres de marche cadencée et de tous les exercices élémentaires qui se font sans armes. Enfin on les armait, et, le maniement des armes appris, ils recommençaient avec elles ces exercices. Entre temps, indépendamment de ces travaux sur le terrain, ils recevaient, à l’aide d’un enseignement qu’on appelle « la théorie dans les chambres, » la leçon des devoirs de respect bornée aux formes extérieures des divers genres d’honneurs à rendre aux chefs militaires; la leçon du montage, du démontage des armes et de tous les procédés de mise en état qu’elles exigent; la leçon des devoirs techniques qui incombent au soldat dans l’exécution des divers services, etc. De l’instruction individuelle, on passait à l’instruction collective et on arrivait enfin à l’école de peloton, qui est le résumé de tous ces efforts successifs que complétaient les exercices de tir, de gymnastique, etc., et, pour les jeunes soldats qui n’y étaient pas absolument réfractaires, des leçons de lecture, d’écriture, etc., à l’école régimentaire. Enfin, à un moment donné, l’officier supérieur chargé de la direction de l’instruction des recrues annonçait au chef de corps qu’elle était terminée et que,-— formule sacramentelle, — les jeunes soldats étaient en état de passer au bataillon. Ils y passaient en effet, et c’était comme un brevet de capacité militaire technique qui leur était délivré. A dater de ce jour, ils étaient réputés soldats, à l’expérience près, expérience que des années d’évolutions monotones dans le cercle invariable des pratiques militaires de la caserne et du champ de manœuvres devaient achever. »

Dans ce mode d’instruction professionnelle, que nos malheurs ne nous ont appris à modifier qu’au profit d’une assiduité plus effective, de travaux mieux suivis et d’une plus rigoureuse observation des règles, où est la part de l’éducation? Quels professeurs sont chargés, dès le lendemain de l’arrivée au corps de ces jeunes soldats, de leur montrer qu’ils ne sont pas « les victimes du sort, » comme ils le croient tous, mais les serviteurs et les défenseurs désignés par la loi d’une collection d’intérêts supérieurs et sacrés qui sont la patrie, dont tous ne savent même pas le nom ? A quel moment de leur long, trop long séjour sous le drapeau leur a-t-on appris l’esprit de sacrifice, le dévoûment gratuit, l’objet et les mérites de la discipline, les devoirs et les efforts de la paix, les devoirs et les épreuves de la guerre, enfin la substance de ce livre de principes que j’ai appelé « le catéchisme militaire? » Qui a pensé à faire pénétrer dans ces jeunes esprits, ouverts, pour un temps qui ne doit pas durer, à toutes les bonnes impressions, les préceptes qui dirigent, les sentimens qui élèvent et qui fortifient? Tout leur acquis à cet égard leur vient de témoignages multipliés de satisfaction qui, sous la forme d’ordres du jour complimenteurs, répétés et commentés par la presse, leur sont lus après les grandes revues, après les petites guerres, après certaines solennités officielles, après toutes les circonstances faisant événement où les troupes rassemblées ont eu un rôle. On les félicite, on les loue, on leur dit qu’elles sont l’espoir et l’honneur du pays, mais on ne leur a jamais dit ce qu’il faut faire et comment il faut faire pour mériter et pour réaliser cette grande destinée; et enfin il arrive que dans l’armée beaucoup de naïfs et tous les vaniteux se laissent persuader qu’ils sont à la hauteur de leur mission par une sorte de grâce d’état qui les dispense du travail, de l’effort, et des sacrifices qu’ils exigent.

Je montre, par un exemple, que nous n’avons pas encore réformé, sous ce rapport, les entraînemens auxquels nous avons dû une part, la plus grande, je pense, de nos malheurs ; quand les réservistes, en exécution de la loi, quittant momentanément (pour un mois) leurs familles et leurs travaux, se sont acheminés vers leurs corps respectifs, tous les organes de la publicité ont applaudi à leur dévoûment el à leur entrain. Pendant les manœuvres d’automne, auxquelles la plupart ont été associés, leur excellent esprit et leurs aptitudes ont été loués. Enfin, comme ils rentraient dans leurs foyers, l’autorité militaire, dans des ordres du jour brillans et développés, leur a dit, comme l’empereur Napoléon à ses soldats après la campagne d’Austerlitz : « Réservistes, je suis content de vous ! »

Assurément il était utile, il était nécessaire d’encourager le zèle de ces braves gens qui, généralement, ne le marchandaient pas, et de faire participer le pays à cet encouragement. C’est avec raison et dans un juste sentiment de la situation que le ministre de la guerre, par un ordre rendu public, recommandait aux chefs militaires d’accueillir et de traiter avec bienveillance ces soldats du moment. C’aurait été avec raison que dans chaque régiment les réservistes signalés pour leur bon vouloir eussent été récompensés par ces modestes distinctions nominatives dont l’effet est d’autant plus sûr que, ne dépassant pas le cercle de la publicité régimentaire, elles appartiennent expressément au corps et l’honorent à ses propres yeux; avec raison encore que le ministre, l’expérience achevée et jugée dans ses résultats, les eût fait connaître au pays dans un rapport grave et sincère, en l’associant aux observations favorables et défavorables, c’est-à-dire aux espérances comme aux déceptions qu’elle aurait fait naître.

Mais multiplier les témoignages de satisfaction, les exagérer dans leur expression, les généraliser en les attribuant indistinctement à tous les intéressés, bons, moins bons ou mauvais; conclure avec une grande partie de la presse française, comme elle le fit en cette occasion, à la solidité des promesses qu’offre à la nation la nouvelle organisation de l’armée, c’est dépasser la vérité et le but, c’est « retomber dans le vieux sillon » et préparer à la France comme à l’armée de pénibles déceptions en surexcitant l’orgueil public. Ces réflexions, les étrangers les ont faites, et au sujet du concert exagéré de congratulations auquel l’appel des réservistes a donné lieu chez nous, la presse anglaise, dans des intentions évidemment bienveillantes et sous une forme très discrète, nous a rappelé que nos illusions présomptueuses ont toujours été punies par des revers.

Si le dévoûment des réservistes nous a paru si méritoire, quel tribut de louanges ne devons-nous pas offrir aux territoriaux, qui entrent à leur tour en scène pour la première fois, à ces soldats conditionnels que les liens de la famille, des affaires et les habitudes chères à la maturité de leur âge, attachent si étroitement à leurs foyers? J’affirme, croyant bien connaître cette classe d’anciens serviteurs du pays, que leur zèle, peut-être un peu « grognard, » ne sera pas moins vif, pas moins sincère, et cependant leur sacrifice, quoique plus court[3], est bien plus grand !

Dans l’armée, encore plus que dans la société civile, le régime des applaudissemens érigés en système atteint la virilité des caractères. Il provoque les ambitions et les prétentions. Il a fait vivre plus de soixante ans parmi nous la légende de la victoire certaine, substituée au sentiment des patiens efforts de réflexion, de comparaison, de préparation, de travail assidu, qu’il faut faire pour la mériter et pour l’obtenir. C’est une mauvaise et dangereuse éducation pour l’esprit public et pour les troupes. Renonçons pour toujours à des entraînemens qui coûtent si cher. Nous y gagnerons en simplicité, en vérité, en dignité d’attitude. Nous inspirerons plus de confiance à nos amis, plus de respect à nos ennemis, quand nous aurons abandonné notre vieille habitude d’admirer et de présenter au monde comme des héros les hommes qui font leur devoir.

Ainsi l’éducation de l’armée est tout à la fois insuffisante et faussée. Les programmes en sont à faire, les procédés à établir, et j’expose à ce sujet des vues générales qui seront, j’espère, accueillies, au moins discutées, par les officiers qui ont longtemps vécu au milieu des troupes en étudiant les moyens pratiques d’agir sur leur esprit et de le diriger. Il faut d’abord considérer que les soldats du service obligatoire diffèrent par leur origine, par leurs dispositions, et, pour tout dire, par leur qualité, des soldats du service remplacé. Si en outre, dès l’école primaire ou le collège, les principes et les devoirs des armes sont entrés, — comme je l’ai expressément demandé[4], — dans l’enseignement qu’ils ont reçu, ils arriveront sous les drapeaux dans des conditions de préparation morale et professionnelle bien supérieures à celles qu’ils y apportaient autrefois. Comment, dans le régiment, cet enseignement pourra-t-il être continué et complété? C’est ce que je vais expliquer :

Les armées se composent, en principal, de grandes fractions organisées, qui sont le corps d’armée, la division, la brigade, et de petites, qui sont le régiment, le bataillon, la compagnie, l’escadron ou la batterie, ces trois dernières représentant des unités spéciales numériquement limitées. Les individualités qui forment leur personnel sont destinées, dans la paix, à vivre, à apprendre et à travailler, dans la guerre à marcher et à combattre ensemble. Leurs relations sont de tous les jours et de tous les instans; leurs besoins, leurs intérêts sont les mêmes, communauté d’où naît la camaraderie de la chambrée. A la guerre, surtout au combat, ces hommes sont généralement les seuls qui soient assez étroitement rapprochés les uns des autres pour que l’assistance mutuelle, d’où naît la confraternité du champ de bataille, soit effective. Aussi chacun de ces groupes est-il plus qu’une unité militaire, il est comme une famille militaire, et la preuve que tous ses membres, bons et mauvais, subissent cette invincible influence, c’est que tous, quand il s’agit de la compagnie, de l’escadron ou de la batterie, disent «chez nous, » comme les bourgeois disent a à la maison. »

C’est là, il faut le reconnaître, une grande force à utiliser, une force d’autant plus précieuse qu’elle est unique et n’a pas son analogue dans toutes les autres parties constitutives d’une armée, bien que le régiment puisse en revendiquer une part, mais d’un caractère plus général et moins intime. C’est ce groupe commandé par un capitaine qui est le point de départ de l’instruction technique et de l’administration comptable (troupes) de l’armée entière. Nous n’avons pas pensé en France à utiliser autrement sa puissance presque illimitée d’initiation, si propre à en faire le centre créateur d’une forte éducation militaire. Il faut y penser à présent. Il faut que les soldats du service obligatoire, qui sont la nation armée, trouvent dans la compagnie (ou l’escadron ou la batterie) la continuation de l’école primaire et du collège pour l’enseignement, devenu spécial et pratique, des principes et des devoirs de leur état[5]. A qui appartiendra l’obligation avec la responsabilité de ce haut professorat? Au capitaine-commandant assisté des officiers et sous-officiers, dont la hiérarchie fait ses moniteurs auxiliaires.

Ici, je signale en passant l’une des plus graves et regrettables erreurs de l’esprit public et de l’armée elle-même. Le grade et la mission du capitaine sont généralement considérés comme inférieurs. On leur accorde tout au plus l’importance relative, et quand un sous-officier proposé pour l’avancement ou un sous-lieutenant paraît voué à la médiocrité en raison de l’insuffisance de son savoir et de son éducation, on définit officiellement son avenir en écrivant qu’il deviendra capitaine et n’ira pas plus loin. Il le devient en effet presque immanquablement en vertu de la législation qui est fausse, et il va, hélas! bien plus loin quelquefois, en vertu d’habitudes en matière d’avancement profondément entrées dans nos mœurs militaires, qui font du commandement affaire de chance encore plus que de mérite. Enfin il semble que le grade de capitaine soit dans la hiérarchie des armes ce qu’est dans la progression des sciences mathématiques un certain ordre de propositions auxquelles on donne le nom générique de « pont aux ânes. » Le grade en effet n’est pas très élevé, mais l’emploi ! Il n’en est pas qui exige plus d’aptitudes diverses, comme la capacité professionnelle et le tact, la bienveillance et la fermeté, la droiture et l’esprit de justice, l’assiduité et l’esprit d’ordre, enfin les facultés naturelles et les qualités acquises qui sont nécessaires à un officier dont le rôle, — spécial entre tous ceux de l’échelle hiérarchique, — est celui de directeur, d’éducateur et de tuteur. Au combat, dans l’ordre dispersé qui est la loi de la guerre moderne, ce rôle est aujourd’hui d’importance supérieure, car de tous les officiers d’une armée, les capitaines, particulièrement ceux de l’infanterie, — avec leurs officiers et sous-officiers, — sont les seuls qui aient sur les groupes de soldats engagés une action immédiatement directrice, effective et personnelle. N’est-il pas évident que le mandat des capitaines ainsi compris et pratiqué devient une école de commandement bien plus effective et plus féconde pour eux en enseignemens et en expériences de toute sorte, que les écoles de théorie (dont je reconnais d’ailleurs l’utilité) qu’on pourra instituer? C’est là que se montreront les caractères et les aptitudes qui font les ambitions légitimes et leur préparent l’avenir.

Plus tard, quand j’examinerai la loi sur l’avancement, je dirai comment il aurait fallu la faire, en la combinant avec une plus judicieuse distribution des responsabilités, pour que ses produits, qui sont les officiers des divers grades, pussent répondre à ce que le pays et l’armée attendent d’eux. Pour ne pas interrompre ma discussion, je supposerai dès à présent que les capitaines remplissent cette condition, qu’ils ont le savoir, la compétence, l’autorité morale nécessaires pour être, selon le programme que j’expose, directeurs, éducateurs, tuteurs. Pour l’accomplissement de leur mission, ces officiers auraient l’entière responsabilité de l’éducation, de l’instruction, de la discipline, de l’administration de leur troupe, avec un degré proportionnel d’initiative et de liberté dans le choix des moyens. Faisant à l’éducation la même part qu’aux autres parties du dressage professionnel, ils réuniraient autour d’eux chaque semaine, à des jours et heures déterminés (les officiers présens) leurs sous-officiers et leurs soldats et ils les catéchiseraient d’après les indications du livre des devoirs de la paix et des devoirs de la guerre, par demande et par réponse, envoyé par le ministre à tous les corps de l’armée[6]. Ce seraient des conférences militaires dont les matières, soumises à l’unité de doctrine, devraient être graduées selon les progrès de l’auditoire dans l’intelligence des questions traitées. Il conviendrait aussi de les diversifier, en les coupant par des lectures et par des récits militaires bien choisis, qui seraient à l’objet de chaque conférence ce que sont aux principes de morale par exemple, dans les écoles où on les apprend à la jeunesse, les récits du livre de la morale en action. Enfin cet enseignement au régiment serait, comme je l’ai dit, le complément précisé et développé des premières notions de savoir et de devoir militaires, dont j’ai demandé l’introduction dans les programmes de nos divers centres d’instruction publique.

Au sujet de la situation à faire aux capitaines de l’armée, — grande par son importance et par la considération qui s’y rattacherait, — je hasarde par exception une comparaison politique : quand on presse les conservateurs d’émanciper le pays par la décentralisation, par la concession à la province et à ses élémens constitutifs d’une part d’autonomie qui y rappellerait l’activité et la vie, ils répondent qu’indépendamment des périls que feraient naître ces mesures révolutionnaires, la province n’a ni les hommes publics, ni les traditions administratives qui seraient indispensables pour faire régulièrement et utilement fonctionner le système. Comme, d’autre part, les hommes et les traditions ne peuvent être formés que par ce fonctionnement, il y a cercle vicieux. Rien ne se fait, rien n’est possible; le pays reste, en s’agitant, dans ses lisières, et l’école des hommes publics, pépinière des hommes d’état, lui manque. Les conservateurs militaires, pénétrés du même esprit, ne manqueront pas d’opposer les mêmes objections à l’ensemble des propositions que je fais. «Emanciper les différens dépositaires du commandement, par des pouvoirs plus étendus, avec des responsabilités proportionnelles! c’est une révolution. De ces responsabilités d’ailleurs, beaucoup d’officiers, les capitaines notamment, sont hors d’état de porter le poids. »

Je ne sais pas d’argumentation plus chétive que celle-là, ni plus dommageable aux grands intérêts qui sont ici en cause. Quand, pour réaliser un progrès nécessaire, il y a des risques à courir, il faut les aborder résolument; et, quand les instrumens manquent, il faut les faire patiemment. Pour les faire, il faut décider l’œuvre et la commencer en y appliquant les instrumens qu’on a. Ils se transforment, et on les transforme avec le temps. Connaît-on dans l’histoire des nations une seule réforme considérable dont les débuts n’aient été entravés par de graves difficultés qui, dépendant de la force des choses, étaient en outre grossies par l’insuffisance ou la tiédeur des uns et par l’hostilité des autres? Sans doute, pour que les réformes dont je cherche à prouver la valeur et l’urgence aient leur entier effet, il faudra qu’une nouvelle génération de dirigeans ait succédé à celle qui est à l’œuvre et qui se débat péniblement entre les habitudes ou les intérêts du passé et les besoins de l’avenir. Mais est-ce une raison pour y renoncer et pour se cantonner obstinément dans des habitudes vieillies qui sont en contradiction avec les progrès dont toutes les armées de l’Europe cherchent à s’appliquer le bénéfice, chacune selon son tempérament spécial et que, dès à présent, l’armée française s’est partiellement appropriés ?


II. — LES RESPECTS DANS l’ARMÉE.

De cette éducation en famille, par le capitaine, dans la compagnie, l’escadron ou la batterie, il faut que le but principal soit de faire pénétrer dans l’esprit et jusque dans la conscience de tous la notion, très obscure et très incertaine parmi nous, des respects. Ici, j’explique ma pensée par quelques courtes réflexions psychologiques qui ne paraîtront pas hors du sujet à ceux qui savent à quel point est difficile le problème de fonder et de diriger les aptitudes morales des foules.

Il y a deux sortes de respects entre lesquels il faut expressément distinguer. Ce sont, 1° les respects de principe et de sentiment, qui sont libres et appartiennent à tout le monde ; 2° les respects de règlement et d’obligation, qui sont forcés et appartiennent aux armées ainsi qu’à d’autres corporations hiérarchisées comme elles.

Les premiers ne sont ni définis ni fixés par des statuts. Leur omission ne comporte aucun châtiment, et leur unique sanction est dans les avertissemens, entendus ou non, de la conscience de chacun. Dans cet ordre de respects, les uns, qui sont les plus nobles et les plus délicats de la civilisation, s’adressent à la vieillesse, à la faiblesse, à l’infortune, à la vertu ; les autres à la famille et à tous les devoirs qu’elle crée, au caractère d’un grand citoyen et à ses services, à l’éclat de certaines situations. Quelques-uns même, parmi ces respects volontaires, s’imposent à tous et à chacun avec une irrésistible autorité, ceux par exemple qui courbent indistinctement les têtes devant le cercueil du pauvre et du riche!.. Les seconds, avec des formes extérieures rigoureusement définies, ont une sanction pénale, et l’observation des règles qui les concernent est incessamment surveillée et assurée par toute une hiérarchie attentive à saisir les contrevenans.

Les fibres respects, chez les hommes qui en remplissent les devoirs, dérivent généralement d’une éducation où dominent le sentiment religieux et la croyance. Ils sont eux-mêmes, dans tous les cas, une croyance qui est, dans la vie des nations, le plus solide fondement de la paix publique et de l’équilibre social. Les respects forcés n’ont que des mérites de relation, et leurs effets d’équilibre, subordonnés aux circonstances, ne sont pas durables. Dans la vie des armées, je le démontrerai plus loin, cet équilibre est détruit et fait place au désordre quand, à la guerre, la sanction pénale qui le protégeait est supprimée par les événemens.

Il y a des armées auxquelles une éducation perfectionnée a appris tous les respects. Celles-là sont remarquables par leur cohésion et elles ont des principes de discipline et des habitudes de bon ordre qui survivent à tous les relâchemens inévitables de la guerre. Nous avons appris à nos dépens de quel poids accablant ces principes et ces habitudes d’un ennemi qui est par eux toujours prêt pèsent sur le destin des armées décousues qui ne les ont pas[7]. L’armée prussienne qui, la première, a bénéficié des forces morales du service obligatoire, l’armée anglaise qui se recrute par les procédés qu’employait autrefois chez nous l’ancien régime, l’armée russe qui demande le plus grand nombre de ses soldats à des populations que la civilisation n’a que très imparfaitement pénétrées, sont remarquables par leur discipline malgré les contrastes frappans qu’offrent leur constitution et leur composition. Toutes les trois, circonstance que personne ne contestera, sont également à citer pour les sentimens religieux, au moins pour les respects religieux qu’elles tiennent de l’éducation et de la coutume. Nous ne pouvons y prétendre au même degré, et j’évoque à ce sujet un souvenir personnel, applicable il est vrai à des troupes de l’ancienne armée, exclusivement composées de ces soldats vieillis sous le drapeau par le remplacement, que l’armée nouvelle ne connaîtra pas. Dans la reconnaissance de la Dobrudja, de lugubre souvenir, qui précéda, en juillet 1854, l’invasion de la Crimée par les armées alliées, le choléra, dont les troupes avaient emporté le germe de Varna, leur point de départ, éclata dans leurs rangs avec une violence inouïe, sous la triple influence du climat, de la nature du sol[8] et de la fatigue excessive des marches sous un soleil brûlant. L’avant-garde, engagée plus avant vers le bas Danube, fut soumise dans sa retraite à une sorte de destruction partielle qui est peut-être sans exemple dans l’histoire des armées en marche. Les individus d’abord, puis des groupes, tombaient foudroyés. Tous les moyens de transport, y compris les chevaux des officiers, devenant insuffisans, les valides portaient avec dévoûment les mourans à bras, et quant aux morts on les enterrait sommairement le long de la route funèbre. Des officiers de cette avant-garde vinrent à quelques jours de là faire au maréchal de Saint-Arnaud le récit de ce drame douloureux, exaltant à bon droit la constance des troupes qui en avaient subi les effets. J’étais présent. Ils racontèrent qu’à l’une des haltes avec séjour, de cette retraite, où les morts étaient en grand nombre, on dut leur préparer des fosses communes au bord desquelles ils étaient apportés par un premier groupe d’hommes commandés, à un second qui les remettait à un troisième posté au fond des tombes creusées à la hâte. Les soldats du groupe intermédiaire, qui n’avaient qu’à recevoir et à transmettre, attendaient souvent, et on les voyait dans ces instans de chômage, assis, les Jambes pendantes le long des parois des fosses, fumer philosophiquement la pipe.

Était-il possible de pousser plus loin le dédain de la mort ? Et l’auditoire admirait ces preuves de la fermeté stoïque des zouaves ! Ce n’était pas seulement, hélas ! le dédain de la mort. C’était aussi le dédain des morts et de la confraternité des armes et du deuil des familles absentes dont ces soldats étaient, sur la terre étrangère, les représentans. C’était un acte de braverie par lequel de vieux soldats donnaient aux jeunes, sous l’apparence de la force morale, le spectacle déplorable et le mauvais exemple de l’endurcissement et de l’oubli des plus inviolables respects.


Les respects forcés du règlement ont pour sanction, dans l’ordre des faits quotidiens, les divers degrés d’une pénalité militaire correctionnelle qui est en quelque sorte tarifée et qui s’applique, selon leur gravité, aux manquemens des troupes en garnison et casernées : la consigne et différentes interdictions, — la salle de police, — la prison, — le cachot. — Si l’on considère que, du jour où les troupes marchant à l’ennemi ont passé la frontière, la sanction des respects s’évanouit avec la possibilité d’appliquer les peines qui la représentent, qu’en dehors des conseils de guerre réservés aux délits graves et aux crimes (qui restent le plus souvent inconnus), tous les moyens ordinaires de répression et presque tous les moyens de surveillance échappent à l’autorité militaire, que ces moyens lui échappent encore plus complètement quand, après les longues marches et les combats qui désorganisent, les tentations et les passions du soldat qui souffre sont au plus haut point exaltées,... on comprendra sans peine : 1° qu’il perde le sentiment et les habitudes du respect jusqu’à n’avoir plus la déférence voulue, pas même celle du salut réglementaire, d’abord pour les chefs militaires qui ne sont pas directement les siens, et bientôt pour ses propres officiers[9] ; 2° que, la guerre se prolongeant, les liens de la discipline se relâchent dans les troupes; 3° que les revers survenant avec la dépression morale et les souffrances qui les accompagnent ordinairement, elles aillent jusqu’au désordre et jusqu’à la démoralisation dont les populations, dans la dernière guerre, ont eu quelquefois le spectacle douloureux.

Je pourrais aller plus loin dans cette pénible discussion, multiplier les citations et préciser les faits qui se pressent dans mes souvenirs. Je m’arrête, car le sujet est attristant. J’en ai dit assez pour montrer la destinée qui attend les peuples dont les armées n’ont que les respects forcés de la règle écrite, sans avoir les libres respects de principe nés d’une éducation nationale et militaire bien conduite. Les premiers n’assurent que la discipline de la garnison, et ils sont impuissans, sans les seconds, à fonder la discipline de la guerre.

J’expose les procédés par lesquels je crois qu’on peut faire pénétrer les uns et les autres, non pas autant qu’il le faudrait peut-être, mais autant qu’il est possible, dans les armées d’un pays où les croyances s’affaiblissent, où les respects sont fort diminués, où la hiérarchie sociale n’est plus qu’une convention disputée. Je les expose, parce que je suis convaincu qu’on peut et qu’on doit tout espérer de l’avenir d’une armée dont les soldats, très mal préparés par l’éducation, sont, par le tempérament qui leur est propre, les plus faciles, les plus alertes, les plus ouverts à la compréhension, les plus accessibles aux sentimens généreux qui soient en Europe. Allez voir, sur nos places publiques et sur nos boulevards, les recrues du service obligatoire faire à l’exercice leur noviciat dont les détails monotones sont assurément sans attrait pour eux. Vous serez frappés et charmés de l’honnêteté éclairée de leurs physionomies et de la sincérité de leur zèle. Si vous vous connaissez en soldats, vous emporterez le ferme espoir que ceux-là, inspirés par une bonne éducation et par le vif et profond sentiment d’une guerre d’intérêt national, non par les excitations artificielles d’une guerre de cour, mériteraient bien du pays, le cas échéant de la bataille, et feraient à la jeune armée française, parmi les autres, une place qui serait enviée.

Le champ de bataille ! Tous en parlent, mais combien l’ont vu, combien surtout l’ont vu de près ? Combien, l’ayant vu de près dans toute son horreur, le soir du choc par exemple, résistent, quand ils le racontent ou l’écrivent longtemps après, au besoin d’en poétiser le récit ? Le champ de bataille est si beau quand on en est revenu ! Les gouvernemens y précipitent, le plus souvent avec une impitoyable légèreté, comme nous ne l’avons que trop vu depuis le commencement de ce siècle, des masses d’hommes qui se rattachent à la vie par les liens puissans de la jeunesse, de la force, de la confiance dans un long avenir, du souvenir de leurs pères et de leurs mères restés au pays. Ces hommes, quand la crise éclate, savent que beaucoup vont mourir sans savoir qui la mort choisira, en sorte que tous sans exception peuvent s’appliquer la probabilité de cette prochaine et tragique fin de leur carrière. Peut-on imaginer, quoi qu’en disent les poètes de la guerre, une contention d’esprit plus anxieuse et plus violente ? Elle l’est à ce point qu’à un certain moment les moins croyans, — on le sait parce que beaucoup l’avouent, — se recommandent mentalement à l’assistance d’en haut. Quels moyens pour les combattans de vaincre ces naturelles, intimes et profondes émotions ?

Il y en a deux et il n’y en a que deux : premièrement une foi sincère dans la récompense promise au-delà de la vie présente à ceux qui la perdent pour le pays dans l’esprit de sacrifice ; secondement un sentiment très élevé de la mission publique que le sacrifice peut ainsi couronner à chaque instant, foi et sentiment qui sont les fruits d’une éducation chrétienne et militaire qu’a cessé de recevoir une grande partie de la jeunesse française.


III. — LA DISCIPLINE DANS LE RÉGIMENT.

Les effets généraux de l’éducation obtenus, comment en assurer la solidité et la durée? Par un meilleur emploi des forces morales dont le commandement dispose pour remplir sa mission auprès des troupes. Pour assujettir à l’obéissance et à la règle les masses organisées, il y a trois moyens : la répression du mal, l’émulation du bien, l’emploi simultané et convenablement pondéré de ces deux méthodes. Dans l’armée de l’ancien régime, réunion de mercenaires indigènes et étrangers obtenus par le racolement, le premier moyen était seul connu et appliqué. On pendait les criminels à la queue du régiment ou on les envoyait ramer à la chaîne sur les galères du roi. On faisait passer les délinquans par les verges devant la troupe assemblée. On exposait les récalcitrans sur le cheval de bois dans la cour du quartier, on les emprisonnait pêle-mêle, etc.

Quand, à dater de la révolution, l’armée, d’abord exclusivement nationale par le volontariat généralisé, par les levées en masse et le service obligatoire, devint mixte en quelque sorte par le remplacement, et, de nos jours, par l’exonération succédant au remplacement, les formes de la répression furent complètement modifiées et allèrent toujours en s’adoucissant avec les mœurs publiques, mais la répression resta le moyen principal du commandement. Elle était à ce point dans les habitudes militaires que j’ai encore vu dans ma jeunesse des sergens instructeurs chargés du dressage des conscrits arrivant au corps, les traiter avec une rudesse qui était un reste de la tradition. Ils les tutoyaient et il n’était pas rare que les maladresses de ces pauvres diables, à l’exercice, fussent redressées par l’injure, quelquefois même par des poussées brutales. Depuis longtemps, dans tous nos régimens, le noviciat des jeunes soldats est devenu facile. Jeunes soldats et soldats faits y rencontrent une égale bienveillance, quelquefois des conseils éclairés et généralement une bonne direction. Mais la répression, d’ailleurs réglementée et en quelque sorte tarifée comme je l’ai déjà expliqué, est encore le moyen principal, je pourrais dire unique, du commandement, et si, dans l’ignorance de nos habitudes, on jugeait de la discipline de la plupart des corps de troupes par l’étude des registres surchargés de punitions, on pourrait la croire perdue alors qu’elle n’est à aucun degré compromise.

Ce vieux, subalterne et faux système de gouvernement des soldats survivra-t-il à l’ancienne armée? Sera-t-il appliqué à la nouvelle, relevée par la loi du service obligatoire, dont les élémens seront si différens? Nos régimens verront-ils encore l’accumulation quotidienne, inhumaine, indécente, dans ces réduits sans air, sans lumière et infectés qu’on appelle les salles de police, de jeunes hommes coupables de manquemens véniels dans le service? le temps n’est-il pas venu pour le commandement de sortir de cette détestable routine, de grandir nos soldats à leurs propres yeux et de se grandir lui-même en leur apprenant le devoir par des procédés plus efficaces et plus dignes ? Est-ce qu’à la guerre, — je ne puis trop le redire, — où la discipline acquiert une si haute importance qu’elle est la loi du salut commun en même temps que du succès, on trouve ces salles de police, ces prisons, ces cachots dont vous avez fait, dans l’esprit et dans la coutume des troupes, les uniques porte-respects de l’obéissance et de la règle? Combien d’hommes devenus par les salles de police des vauriens achevés, qui auraient pu être sauvés, pris à temps, par une réprimande publique devant la compagnie, le bataillon, le régiment? Ne voyez-vous pas que le mode de répression par l’emprisonnement collectif, pour les fautes de tous les jours, est devenu un contre-sens, comme autrefois le mode de répression par les coups, qu’il faut le réserver pour les délinquans jugés incurables, qu’il faut le remplacer pour les autres par des châtimens qui réveillent dans leur esprit le sentiment du devoir, avec la honte d’y avoir manqué? Quel est le plus sûr, presque l’unique moyen d’obtenir ce résultat si désirable? C’est d’associer l’opinion au châtiment, d’en rendre témoin la compagnie, le bataillon, le régiment, selon la gravité des cas, de solidariser l’honneur des coupables avec l’honneur des groupes dont ils font partie, de donner par là une leçon qui profite également à ceux-là et à ceux-ci. On verrait disparaître de nos régimens, au moins diminuer beaucoup, ce petit noyau de soldats perdus qui en sont le mauvais exemple et la honte, qui ne sortent de la prison, à laquelle ils sont habitués, que pour y rentrer, et visent à cette espèce de déportation militaire qu’on appelle les compagnies de discipline et les bataillons d’Afrique.

Généralement, nos méthodes de répression sont fausses en principe ou faussées par l’application que nous en faisons. La justice des conseils de guerre elle-même est insuffisante dans ses effets. Pendant la paix, elle opère de telle sorte que le corps de troupes qui a été le témoin d’un acte criminel n’est pas le témoin du châtiment. Les débats ont leur cours, et les jugemens sont rendus au loin; ils reçoivent leur exécution hors de la vue et des émotions qui seraient salutaires du corps intéressé. Il n’en est informé, presque toujours après de longs délais motivés par des pourvois et des jugemens de révision, que par un ordre du jour qu’entendent des soldats qui avaient oublié l’événement ou qui ne le savaient pas. Notre code de justice militaire est à modifier, dans le sens d’une réforme qui créerait auprès des corps de troupes un tribunal spécial, statuant au premier degré de juridiction.


Nous ne pouvons retarder plus longtemps l’introduction dans le système d’éducation de la nouvelle armée du troisième moyen, qui consiste dans l’emploi combiné de la répression du mal, par les procédés dont je viens d’indiquer le principe, et de l’émulation du bien. C’est une vérité dont la démonstration n’est pas nécessaire, que l’homme appelé à en conduire d’autres, qui sait leur inspirer l’émulation et s’appuie pour l’accomplissement de son mandat sur cet énergique et noble sentiment, montre par cela seul qu’il est digne et qu’il est capable de commander. Je reproche expressément au commandement, dans l’armée française, de ne s’en pas servir.

Il serait sans doute difficile de préciser dans un règlement par articles la série des actes à l’aide desquels on peut faire naître et entretenir l’émulation dans l’esprit des troupes; mais j’affirme, pour l’avoir constaté par une suite d’observations très attentives pendant une longue carrière, que les officiers qui ont du cœur, du tact, et qui croient fermeraient à l’efficacité de la méthode, savent trouver les moyens de l’appliquer. Au fond, ces moyens peuvent se résumer dans les propositions suivantes :

1° Que les dépositaires du commandement manifestent publiquement et personnellement un vif et constant intérêt pour les résultats d’ordre moral ou d’ordre professionnel qu’ils veulent obtenir, et que les encouragemens de leur présence et de leur parole, au cours des travaux qui préparent ces résultats, soient pour les travailleurs la marque certaine de cet intérêt. Je fais ici une réflexion : beaucoup de chefs de corps, pour ne pas user leur prestige, voient très rarement leur troupe; d’autres croient bien faire en la voyant très souvent. Le bien jugé consisterait surtout à la voir opportunément, non pas pour la taquiner sur les détails, comme il arrive, mais pour diriger et pour stimuler l’effort du moment qui a le plus d’importance;

2° Que les travaux régimentaires soient organisés, — j’entends ceux qui sont susceptibles de l’être, — sur le pied d’un concours primé. Il ne peut être ici question, bien entendu, d’une prime de paiement, il s’agit de cette prime d’encouragement qui est pour les hommes qu’on réunit en vue d’un travail obligatoire l’excitant nécessaire de l’intérêt et de l’ardeur.

Qu’on ne cherche pas la contradiction entre cette théorie de l’effort primé et le principe de l’effort gratuit, du sacrifice, devrais-je dire, auquel la plupart des pages de cette étude exhortent notre armée. Par un exemple, entre beaucoup d’autres que j’ai cent fois expérimentés, je montre que la théorie et le principe ne sont à aucun degré en opposition : « Une compagnie d’infanterie est réunie pour les exercices de gymnastique. Il s’agit de courses de vitesse. La première est presque toujours menée vivement, parce qu’elle est dans la nouveauté. La seconde est froide. La troisième est ennuyée. Le colonel qui passe s’arrête aux coureurs, et sa présence leur est un premier stimulant. Il annonce la prime, — un cigare par exemple, — aux premiers arrivés. A l’instant, l’exercice devient un concours qui a des règles et qui a des juges. Les hommes se raniment, et on les voit préparant leurs facultés. Au signal, ils partent comme une trombe et, dans un entrain indescriptible, ils se précipitent vers le but. »

Je dis d’abord que le colonel qui comprend ainsi l’émulation et l’introduit partout est un maître colonel dont le commandement portera le ressort régimentaire à son plus haut point d’énergie, et dont l’autorité morale, s’il a par surcroît l’esprit de justice et la fermeté, sera sans limites. Je dis ensuite que par cet exemple qui comprend et qui explique tous les autres, j’ai prouvé que ma théorie de l’effort primé est aussi innocente qu’elle est efficace. J’y ai une telle confiance que j’exprime ici formellement l’opinion que le fonds dont l’administration des corps de troupes dispose sous le nom de « masse générale d’entretien » devrait être annuellement doté d’une somme spécialement affectée au service des achats pour les travaux primés. Ce serait, entre toutes, une dépense productive et elle n’accablerait pas le budget de la guerre, car le nombre et la variété des primes d’une autre nature applicables à l’encouragement des bons travailleurs est à l’infini. Il y a les primes honorifiques consistant en témoignages publics de satisfaction, simplement et sobrement donnée. Il y a les permissions du soir, de la journée, de vingt-quatre heures, de quatre et de huit jours, de quinze jours (avec l’attache de l’autorité supérieure), et enfin les congés (toutes absences qui seront au profit de la famille aussi bien que du soldat, quand, avenir désirable et, je le crois, inévitable, la région des corps d’armée sera devenue la région de leur recrutement). Il y a toute l’échelle des exemptions d’exercice, de théorie dans les chambres, de corvée, etc.; enfin toutes les grandes, moyennes et menues faveurs dont l’autorité militaire peut faire bénéficier les hommes de troupes qui les ont méritées.


Je fais ici un rapprochement, — non pas une comparaison, — qui doit frapper l’esprit des incrédules. Je les invite à visiter dans le département d’Indre-et-Loire, à quelques lieues de Tours, un institut pénitentiaire, à la fois agricole et ouvrier, bien connu en France, bien plus connu à l’étranger où il a servi de type pour la création de vingt établissemens du même genre. C’est la colonie de Mettray.

La fondation en est due à l’initiative d’un grand homme de bien, qui eut des collaborateurs et un successeur, dont les efforts, énergiquement continués pendant une longue vie, ont porté la colonie au degré de prospérité où elle est. Sa visée, très haute et très ardue à réaliser, était de réunir et de soumettre à une éducation spéciale en commun, dont le programme était arrêté dans son esprit et dans son cœur, cette partie de la jeunesse française recueillie dans les centres les plus viciés, abandonnée et souvent corrompue par la famille elle-même, condamnée par les tribunaux, que le malheur de ses débuts dans la vie voue presque infailliblement à la carrière du crime.

Il y a là sept ou huit cents jeunes hommes, adultes, enfans et petits enfans. Ils sont organisés militairement, et quand on pénètre parmi eux, les suivant aux champs, à l’atelier, aux exercices gymnastiques, à l’école, à la chapelle, on est saisi d’étonnement, en même temps que convaincu et consolé. Convaincu de la profonde philosophie, de la sagesse, de l’efficacité des méthodes qui ont de tels résultats, consolé par la pensée que ces résultats satisfont à un intérêt social supérieur, et qu’à l’aide des mêmes méthodes ils peuvent être étendus à d’autres œuvres de salut public. On a sous les yeux le tableau du bon ordre, de l’activité dans le travail, de la soumission, des respects. Et ces effets ne se bornent pas, comme il arrive trop souvent, à des apparences faciles à produire pour l’illusion des visiteurs ; ils sont pratiquement constatés par ce fait assurément remarquable que la moyenne des récidivistes, parmi les anciens colons de Mettray, ne dépasse pas le vingtième (cinq pour cent) !

Et quelles sont ces méthodes qui triomphent des pires instincts, des passions brutales, de l’incorrigibilité, de l’inintelligence grossière? L’éducation basée sur le sentiment religieux, origine des respects, le travail gradué et varié, l’émulation dans le travail, les encouragemens moraux les mieux entendus, l’enseignement primaire le plus ingénieusement distribué qui soit, et où nos écoles régimentaires devraient aller chercher leurs modèles. Et dans cet ensemble, la théorie de l’effort primé est prédominante à ce point, que la répression consiste surtout dans la suppression des récompenses qui représentent la prime.

La colonie de Mettray est, je pense, l’exemple le plus considérable qui soit en France et en Europe de ce que sait et peut faire l’initiative individuelle, inspirée par un grand dévoûment et par une science profonde des mobiles qui agissent le plus énergiquement sur l’esprit et sur l’âme de la jeunesse. Et ma conclusion est celle-ci : Si ces méthodes qui moralisent, qui plient à la discipline et à la règle des groupes composés de jeunes pervertis, étaient appliquées avec les modifications convenables au gouvernement des groupes composés de jeunes hommes animés de bons sentimens, éclairés et presque tous disposés à bien faire, — l’armée remplit au plus haut point ces conditions, — que ne devrait-on pas en attendre?


Peut-être serait-on surpris qu’attribuant au sentiment religieux dans les armées une importance de premier ordre je n’eusse pas fait, dans cet exposé de mes vues sur l’éducation de l’armée française, une place à l’enseignement religieux. La question est difficile, mais je n’ai aucune disposition à l’omettre ou à la tourner, et je chercherai à la résoudre, disant à ce sujet toute ma pensée, avec la sincérité à laquelle on me rendra, j’espère, la justice que je n’ai pas jusqu’à présent manqué.

Très attaché à ces grands devoirs, je les envisage d’un point de vue particulier. Je ne crois, par exemple, ni à l’opportunité, dans les temps où nous sommes, ni à l’efficacité, ni même en certains cas à la dignité, au point de vue religieux, des manifestations de la religion en dehors du sanctuaire et en présence d’un public qui n’est pas choisi ou plutôt qui ne s’est pas librement choisi lui-même. Le régiment est un public spécial, je le reconnais, mais où on rencontre, comme dans toutes les foules, des croyans et des incrédules, des hommes sérieux et des railleurs, la plupart appartenant à la communion catholique, quelques-uns à des communions dissidentes, plusieurs n’appartenant à aucune en réalité, parce qu’ils sont indifférens à toutes. Le régiment est en outre une corporation rigoureusement soumise à la loi militaire, qui est impérieuse, exclusive et qui ne peut conserver ce caractère nécessaire qu’à la condition qu’on ne s’en serve pas pour faire prévaloir vis-à-vis des troupes des desseins ou des mesures qu’elle n’a pas prévus et définis. C’est là un principe en dehors duquel il serait impossible de maintenir dans la discipline cette corporation étroitement assujettie et absolument dépendante, qui n’a aujourd’hui sous les yeux, dans le pays, que des exemples d’émancipation et d’indépendance. Ainsi, il ne faut ordonner aux troupes rien qui ne soit dans les règlemens, et il est dangereux de leur demander rien qu’on ne puisse exiger en vertu des règlemens.

Partant de ces principes, qui sont la sauvegarde de notre état militaire, — c’est par eux qu’il échappe aux entreprises de la politique[10], aux séductions des partis, etc., — je n’hésite pas à déconseiller l’institution au milieu des troupes, hors les cas de mobilisation et de guerre, des aumôneries permanentes attitrées et d’un enseignement officiel religieux par des membres du clergé. La religion n’y gagnerait rien, et l’esprit militaire, presque inévitablement introduit par là dans la discussion, y perdrait. C’est d’ailleurs une illusion généreuse, mais révélant l’inexpérience, de croire que les soldats qui n’ont pas reçu dans la famille dès l’enfance la leçon des sentimens religieux s’en laisseront pénétrer dans le milieu régimentaire où ils sont absorbés par des travaux et livrés à des habitudes qui leur refusent la liberté de se recueillir et de penser. Mais enfin il y a des soldats qui sont restés fidèles aux principes de leur éducation et aux leçons du foyer. Ils ont d’imprescriptibles droits, quelle que soit leur croyance, à la libre disposition des moyens qui leur sont nécessaires pour en remplir les obligations. Les gouvernemens seraient coupables s’ils se montraient indifférens devant les troupes à ce haut intérêt. C’est la sauvegarde des principes qui sont le point de départ de la vraie discipline, et j’ai montré qu’ils donnent au soldat dont l’âme s’élève invinciblement vers Dieu dans les périls du champ de bataille et dans les angoisses de la mort la fermeté avec la pensée du devoir accompli, la résignation avec l’espérance.

Ces principes doivent trouver leur place dans ce livre des devoirs de la paix et de la guerre dont je demande au ministre compétent de faire la base de l’éducation de l’armée, et que le capitaine commandant la compagnie, l’escadron ou la batterie serait chargé d’interpréter devant sa troupe. Dans ce professorat militaire, où il réunirait à l’autorité du chef la sollicitude du père de famille, il ne laisserait jamais échapper l’occasion opportune de rappeler à ses soldats que c’est Dieu qui tient dans ses mains les destinées des peuples et des armées.

Je ne crois pas qu’il soit utile, ni qu’il soit prudent d’aller au-delà des dispositions générales qui viennent d’être indiquées. Elles ne satisferont, je le sais, ni ceux qui veulent introduire l’église dans le régiment, ni ceux qui veulent l’en exclure. Elles satisferont, je l’espère, les esprits tempérés qui jugent froidement, qui connaissent l’armée, qui savent à quel point il importe de concilier sur ce terrain, où se pressent tant de grands et délicats intérêts, des principes et des vues entre lesquels il faut craindre par-dessus tout de faire naître, en dépassant la mesure, l’antagonisme. Quels seraient sur l’armée future les résultats de cette éducation nouvelle dont je crois avoir démontré l’urgence, défini le but et tracé brièvement le programme? Je ne voudrais ni les surfaire, ni les diminuer, je voudrais les juger. Il me semble d’abord que personne ne pourra contester à cette éducation et aux redressemens qu’elle opère le mérite considérable de mieux répondre à la plus-value de capacité intellectuelle et morale qu’offriront désormais les armées du service obligatoire. Et puis, est-il déraisonnable d’espérer que, lorsque de solides principes auront remplacé les illusions et les vanités de la légende, sans effacer ses gloires, lorsque des méthodes rationnelles de dressage des soldats auront succédé aux routines dans lesquelles nous restons de confiance depuis le commencement du siècle, lorsqu’enfin auront été fondées, avec le temps, les institutions par lesquelles il aurait fallu commencer cette grande entreprise de réformation militaire..., l’indifférence, dans l’esprit public et dans l’esprit des troupes, fera place à l’ardeur, le relâchement au travail productif, les apparences aux réalités? Les cœurs seront plus chauds, les esprits plus fermes, les âmes plus hautes. L’armée française de l’avenir, plus soucieuse de mériter l’estime et le respect du pays que d’obtenir ses louanges, sera bien près d’avoir résolu le grand problème de sa régénération.

Je termine ici cette discussion sur l’éducation de l’armée. Je sais, pour en avoir fait l’expérience, que beaucoup de ses officiers, convaincus qu’une armée n’est qu’un mécanisme dont la fonction est assurée, à la condition qu’il soit dirigé par des mains habiles et vigoureuses, trouveront que ce sont là des figures de rhétorique ou des rêveries philosophiques, bonnes pour un livre, vaines pour les champs de bataille. Je me résigne sans effort à ce jugement prévu. Mais j’assure les jeunes officiers qui sont l’espoir de la nouvelle armée française, qui n’ont pas encore de parti pris, dont la guerre de 1870 a ouvert les yeux et à qui je dédie expressément ce travail, que c’est avec cette rhétorique et avec ces rêveries que Stein, Scharnhorst, Humboldt, Arndt, Fichte, et d’autres avec eux et après eux, ont préparé à leur pays la fortune qu’on lui voit.


IV. — L’EDUCATION NATIONALE PAR L’ARMEE.

L’état social, l’état politique, l’état militaire sont les élémens solidaires d’un tout qui est le pays. Les deux premiers, depuis la fin du XVIIIe siècle, n’ont pas cessé d’être profondément troublés, et il est certain que s’ils étaient rendus, par les efforts concertés de la nation et de son gouvernement, à un équilibre qu’on pût tenir pour définitif, le troisième état, — l’état militaire, — s’établirait par voie de conséquence et comme de lui-même sur les bases les plus larges et les plus sûres.

Le malheur de notre pays veut que les conditions de cet équilibre, qui serait le résultat de la pacification des partis, ne lui soient pas encore acquises, et on peut craindre qu’elles ne se fassent attendre, si on considère la situation présente des esprits, leurs défiances réciproques, leurs divisions, leurs passions qui semblent exclure l’espoir des efforts concertés. Il faut donc que, pour donner une valeur pratique à la discussion où je vais entrer, je la porte sur le terrain des réalités d’aujourd’hui, et qu’ayant pour point de départ notre état social et notre état politique comme ils sont faits, je montre qu’il est nécessaire et qu’il est possible que notre état militaire soit fait autrement, avec des facultés et des qualités qui lui seraient propres. Et j’en tirerai cette conséquence peut-être imprévue et hardie, mais contenant une espérance patriotique qui est, je le crois fermement, raisonnable et raisonnée, qu’en France, par exception à la logique ordinaire des faits, la reforme des institutions sociales et politiques serait précédée et préparée dans l’esprit public par la réforme des institutions militaires. Ainsi, aux divers modes d’éducation par la famille, par les écoles, par les pouvoirs publics, par la presse, viendrait s’en ajouter un autre très puissant dans ses moyens et dans ses effets, l’éducation nationale par l’armée.

A quel obstacle particulier, principal en même temps, se heurtent les efforts que les gouvernemens, les législateurs, les réformateurs font pour l’éducation des foules? A leur indifférence et à leur indiscipline. Or, aux foules militaires, et à celles-là seulement, il n’est ni permis, ni possible d’être indifférentes ou indisciplinées. Les hommes qui les conduisent ont le devoir et le pouvoir de se faire écouter et de se faire obéir. C’est une grande force, et elle supprime l’obstacle, en sorte que l’éducation des armées est bien plus facile et bien plus sûre que l’éducation des nations. Elle est aujourd’hui d’autant plus facile et plus sûre que, dans les armées modernes formées par le principe du service obligatoire et à court terme, dont tous les sujets sont très jeunes, on ne rencontre pas, comme dans les armées anciennes formées par les principes du service remplacé et à longue durée, cette catégorie si nombreuse de soldats qu’on pouvait appeler « les vieux endurcis, » qui s’emparaient presque inévitablement de l’esprit de la jeunesse régimentaire.

Qu’était l’armée dans la société française avant la révolution militaire qui s’accomplit en ce moment et dont la grandeur, alors même que les erreurs du temps n’en permettraient que l’accomplissement partiel, frappera tous les esprits éclairés? Une sorte d’instrument de déclassement périodique, car c’est par elle spécialement que s’opérait l’abandon, qui tend en France à se généraliser d’une manière inquiétante, des travaux des champs par les populations agricoles qu’attire déjà dans les villes l’appât des salaires élevés. En effet, examinons ce que devenaient au régiment et à leur sortie du régiment les jeunes soldats désignés par le sort et les remplaçans qui formaient, avec un nombre très restreint d’engagés volontaires, nos effectifs d’autrefois.

Les premiers, ouvriers ou cultivateurs (ceux-ci, je l’ai dit, en très grande majorité), étaient quelquefois difficiles à façonner, mais enfin, après trois ans de service, les moins habiles n’avaient plus rien à apprendre, devant encore à l’armée quatre ans pendant lesquels beaucoup cédaient aux entraînemens de la vie de garnison prolongée. Les ouvriers désapprenaient leur état, perdaient leurs aptitudes manuelles et, libérés, abandonnaient souvent leur profession à laquelle ils ne pouvaient se résoudre à revenir dans des conditions d’infériorité qui leur imposaient en quelque sorte, à l’âge de vingt-huit ans, l’obligation d’un nouvel apprentissage. Les cultivateurs, accoutumés à la vie facile de la caserne et de la ville, finissaient par ne plus supporter la pensée de la rude existence et des labeurs sans trêve qui les attendaient aux champs. Les uns et les autres, en nombre toujours croissant, se fixaient dans les grands centres, loin de la famille et du foyer, en quête, par de continuels changemens de condition et d’état, du gagne-pain quotidien.

Les seconds formaient l’énorme contingent des remplaçans[11], grossissant d’année en année proportionnellement aux progrès du bien-être dans les familles dont les enfans « tombaient au sort. » Ces hommes, par des raisons très diverses que tout le monde sait, n’offraient généralement que d’insuffisantes, et dans les cas les plus favorables, que d’incertaines garanties de moralité. Relativement âgés, embauchés la plupart par des agences de remplacement pour le service militaire devenu leur métier, ils avaient pour toujours déserté l’atelier ou le village. Ils étaient virtuellement déclassés, et je répète que beaucoup étaient dans le régiment, pour les jeunes soldats, des professeurs de déclassement.

À ce tableau plutôt atténué qu’exagéré de l’influence de l’armée d’autrefois sur l’état moral des populations, j’oppose le tableau des effets de redressement dont l’armée d’aujourd’hui, transformée par les principes et par les méthodes de l’éducation nouvelle, fera bénéficier les générations futures. À présent tous les Français, les uns pour un temps trop long, les autres pour un temps trop court, doivent le service militaire. Dans un avenir prochain, on n’en saurait douter, la loi, revenant sur cette erreur, supprimera le tirage au sort, modifiera les conditions de la libération et voudra que tous les citoyens passent effectivement sous le drapeau. Alors l’armée recevra chaque année, pour les former à l’obéissance et aux respects, en même temps qu’aux armes, tous les jeunes hommes qu’elle a la mission de préparer aux devoirs et aux travaux de la défense nationale. Elle ne les gardera pas longtemps, car la perfection de leur éducation et la valeur supérieure des cadres reconstitués[12] suppléeront par la qualité de l’instruction militaire à l’insuffisance de sa durée. L’armée rendra périodiquement à la famille, aux professions libérales, aux professions ouvrières, à l’agriculture ces mêmes jeunes hommes, fils des riches et fils des pauvres, qui, juxtaposés sous le drapeau dans les rangs[13], y auront pratiqué la véritable égalité et appris la véritable fraternité. Je doute qu’il y ait un moyen plus puissant, — s’il en existe un autre, — pour sceller de nouveau le pacte social que tant de convulsions intérieures ont déchiré dans notre pays.

Les termes abrégés de cette évolution de toute la jeunesse française allant de la famille au régiment et revenant du régiment dans la famille ne laisseront aux chances de déclassement qu’une part infiniment restreinte, qui disparaîtra tout à fait quand cette jeunesse aura reçu dès l’école primaire ou le collège, comme je l’ai expressément demandé[14], les élémens d’éducation militaire dont elle trouvera au régiment la continuation et le complément.

Et qu’arrivera-t-il enfin ? Il arrivera que l’armée sera tout à la fois l’école de la défense nationale, l’école de la soumission, du bon ordre, de la virilité, de la solidarité patriotique, et, pour dire toute ma pensée et tout mon espoir, la grande école de l’esprit public ! Le personnel créateur de ce glorieux avenir se trouvera certainement dans le pays. Dès à présent, il existe partiellement dans l’armée. Il s’y multipliera quand les jeunes officiers d’aujourd’hui, qui échappent par leur âge et par les enseignemens de l’histoire militaire contemporaine à la tyrannie des traditions et de la légende, seront devenus dirigeans.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier et du 1er février.
  2. Les divers effets du soldat d’infanterie sont disposés méthodiquement sur une planche au-dessus de son lit, quand ils ne le sont pas dans le havre-sac en route ou pour un service commandé. Son pain est sur la planche à côte des effets. C’est de là que vient l’adage populaire : « avoir du pain sur la planche. »
  3. Les réservistes ont été réunis et soumis aux exercices militaires pendant vingt-huit jours, les territoriaux pendant treize jours.
  4. Voyez la Revue du 1er février.
  5. Il ne faut pas perdre de vue que servir aujourd’hui dans l’armée, c’est remplir un mandat public et non plus faire un métier, quoique des années doivent encore s’écouler, je le crains, avant que nos officiers, parlant de ce mandat, cessent de dire ou d’écrire, en vertu d’une tradition bien plus que séculaire, « le métier. »
  6. Voyez la Revue du 1er février.
  7. Quand le temps aura apaisé les colères légitimes ou injustes (il y en a des deux sortes) que les calamités de 1870-71 ont provoquées, personne ne pourra contester le grand honneur qu’ont fait à l’armée prussienne (en dehors de certaines exécutions brutales, systématiques et ordonnées, qui ne furent jamais imputables aux soldats) sa forte discipline et ses habitudes de respect.
  8. La Dobrudja est en partie formée de terres marécageuses, semblables à celles du bas Gange (de l’Inde), d’où on croit que sort le choléra asiatique.
  9. Dans toutes les guerres contemporaines, nous avons pu observer et nous avons eu à réprimer trop souvent chez nos soldats cette progression dans l’oubli des respects élémentaires qui prépare inévitablement de graves manquemens à la discipline.
  10. L’ordre ou seulement l’autorisation (déguisant un ordre) aux troupes françaises d’acclamer les gouvernemens, les personnes, certains actes, etc., est une erreur pleine des plus graves, même des plus dangereuses conséquences.
  11. Le remplacement était la nécessite, la fatalité si l’on veut, du régime militaire aujourd’hui disparu, dont en 1870 nous avons constaté l’impuissance. Presque tous, jusqu’au temps où nos malheurs sont venus nous apporter la lumière, nous avions cru que l’état de la société française et ses intérêts bien compris le rendaient indispensable Cette erreur morale nous a coûté plus cher que toutes nos erreurs politiques.
  12. Voyez l’étude sur la Question des sous-officiers (Revue du 1er  janvier 1878.)
  13. J’exposerai, dans une étude spéciale sur le recrutement considéré comme une institution militaire de premier ordre, les termes de la loi qui réaliserait ces vues en conservant, avec quelques modifications nécessaires, le volontariat d’un an dans l’intérêt des professions libérales.
  14. Voyez l’étude sur les Institutions militaires, dans la Revue du 1er  février 1878.