Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 25

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 255-273).

CHAPITRE XXV.


Les Crees établis autour de ce poste se dispersent tous dans les bois en apprenant l’arrivée des Pieds-Noirs dans leur voisinage ; nous apprenons qu’ils réunissent un grand nombre d’hommes dans un camp situé à quatorze milles de là, afin de s’opposer à l’invasion des tribus hostiles.

5 juin. — Le jour se passe à Carlton ; M. Harriett désirait savoir comment procéderaient les tribus ennemies. Il appréhendait aussi la perfidie des Pieds-Noirs ; mais il savait que notre nombre, assez considérable, les tiendrait en respect.

6 juin. — Dans la matinée, un fugitif arriva qui apportait des nouvelles d’un combat qui avait eu lieu entre les Indiens ennemis. Il paraît que les Crees avaient eu une danse de magie suivant la coutume. À la fin de la cérémonie, ils retournèrent à leur camp qui avait à trois milles de là ses quatre-vingt-dix tentes ; leur mât de magie était encore debout. Peu de temps après, la compagnie que nous avions rencontrée découvrit ce mât, et un des hommes qui y était monté pour en arracher les ornements, aperçut le camp cree dans le lointain, alors sa troupe se prépara au combat ; mais elle avait aussi été découverte par un guerrier cree. Toutefois, celui-ci, se trompant sur le nombre des Pieds-Noirs, les annonça comme très-faibles. Dans cette erreur, les Crees commencèrent aussitôt l’attaque, se croyant sûrs de la victoire. Ce ne fut que plus tard, l’affaire déjà bien engagée, qu’ils s’aperçurent de leur infériorité ; ils se retirèrent immédiatement vers leur camp. Un seul chef, Pe-hothis, dédaignant de s’enfuir se précipita avec fureur au milieu de la troupe ennemie, frappant à droite et à gauche avec son poke-a man-gun, ou massue de guerre. Atteint de tous côtés par les balles et les flèches qu’on lui lançait, il n’en continua pas moins ce combat inégal, jusqu’à ce que son bras droit fut fracassé par une balle. Alors son cheval, ne se sentant plus retenu, s’enfuit avec lui loin du tumulte et l’emporta encore vivant jusqu’à sa tente ; il n’eut que le temps de recommander sa femme et ses enfants à sa tribu.

Le camp tout entier prit alors la fuite, emmenant les femmes et les enfants, laissant les tentes à l’ennemi. Seuls, deux vieux chefs, affaiblis par l’âge, restèrent ; c’est une coutume qui est parfois en usage chez les Indiens. Ils se tinrent dans la meilleure tente, revêtus de leurs plus beaux habits ; ils allumèrent leurs pipes et s’assirent en chantant des chants de guerre. Les Pieds-Noirs, en arrivant, les trouvèrent encore chantant et les scalpèrent. Les Crees eurent neuf hommes tués et quarante furent blessés ; ajoutez à cela la perte de leurs tentes et d’une quantité d’objets précieux. Les Sur-Cees perdirent Wab-nis-tow, nommé plus haut. Maîtres de six scalps, ils pensèrent en avoir assez fait et quittèrent le combat pour exécuter la danse des scalps. Les Indiens sang perdirent trois de leurs guerriers et se retirèrent aussi avec quelques chevelures, laissant les Pieds-Noirs, qui avaient perdu six hommes, soutenir le fort du combat. Les Pay-Gans et les Gros-Ventres, arrivés après le combat, ne souffrirent aucune perte.

Aussitôt que M. Harriett eut reçu ces nouvelles, il donna l’ordre de s’embarquer, sachant que les Pieds-Noirs et leurs alliés retourneraient immédiatement dans leur contrée après ce succès.

Nous partîmes de bonne heure dans la matinée et commençâmes à glisser rapidement sur le courant, aidés de nos rames. Nous étions tout à fait sortis de la contrée des bisons, et nous n’avions qu’une petite provision de viande fraîche destinée à l’usage des chefs de l’expédition ; les hommes portaient avec eux une ample provision de pimmikon.

10 juin. — Nous arrivâmes le soir à Cumberland-House, d’où nous partîmes le lendemain matin ; notre compagnie s’accrut de deux bateaux avec leurs équipages.

12 juin. — Nous arrivâmes à Paw, où mon vieil ami M. Hunter me fit un chaleureux accueil. Mme  Hunter était morte pendant mon absence, et son mari nous attendait pour aller avec nous à Norway-House. Nous trouvâmes à Paw sir John Richardson et le docteur Rae, qui se mettaient en route pour la rivière Mackensie, avec deux canots, à la recherche de sir John Franklin. Nous apprîmes d’eux les événements qui avaient eu lieu dernièrement en Europe ; la fuite de Louis-Philippe et les mouvements révolutionnaires qui agitaient le continent.

Comme nous passions devant le petit poste de commerce établi à Paw, M. Hunter m’y fit entrer avec lui ; nous y fûmes très-bien reçus par un petit Canadien français, marié à une femme cree, fort étrange créature. Elle était si grosse, qu’il lui fallait rester assise sur un petit chariot, dans lequel on la traînait lorsqu’elle devait changer de place. Pour se mettre au lit, elle se roulait de son chariot sur une peau de buffle. Depuis bien des années elle avait perdu l’usage de ses jambes. J’ai remarqué généralement que les Indiennes, lorsqu’elles viennent dans les forts, comme elles ne se livrent plus aux pénibles travaux de leur vie ordinaire, deviennent ainsi extraordinairement fortes, indolentes. Nous partîmes le même soir, emmenant M. Hunter avec nous. Peu d’incidents remarquables signalèrent la route. Le bateau de M. Harriett, sur lequel je me trouvais, marchait généralement en tête.

17 juin. — Nous arrivâmes aux grands Rapides, et la brigade les descendit sur une distance de trois milles et demi.

Aucun des rapides que l’on rencontre dans le cours de la navigation sur le côté est des montagnes ne peut être comparé au grand Rapide pour la vitesse du courant et les dangers qu’il présente aux navigateurs. Notre brigade fut précipitée en bas comme si un ouragan l’avait poussée ; plusieurs des bateaux se remplirent d’eau dans les sauts de la descente ; la voie tout entière n’était qu’une nappe d’écume blanche. Nous croisâmes ici la brigade dont la destination était la rivière Mackensie. L’équipage travaillait laborieusement à remonter le portage, tandis que nous le descendions avec la rapidité de l’éclair. Leurs hommes, pesamment chargés, jetaient plus d’un regard d’envie, en montant péniblement la côte, sur notre équipage qui poussait des cris et des hurlements en franchissant les cataractes écumantes. Après avoir franchi les Rapides sans accident, nous arrivâmes en peu de temps au lac Winnipeg, sur les rives duquel nous campâmes. De cet endroit nous devions faire soixante-dix milles pour arriver à la pointe Mousseuse, située à l’embouchure de la rivière Jack-Fish ; mais nous attendîmes un vent meilleur. Vers une heure du matin, trouvant le vent favorable, nous nous mîmes en route. Je fus bientôt endormi, une fois dans le bateau, et je ne m’éveillai qu’après le lever du soleil ; nous avions alors tout à fait perdu de vue la terre, et le vent soufflait avec assez de violence. Vers deux heures de l’après-midi nous doublâmes la pointe Mousseuse, et à cinq heures nous arrivâmes à Norway-House, où la brigade me laissa ; elle continua jusqu’au comptoir d’York, et je restai pour attendre le major Mackensie qui devait bientôt passer là, en se rendant à Fort-Francis.

Le conseil annuel des principaux chefs de comptoirs, qui se tient généralement à la rivière Rouge, se réunissait cette année à Norway-House, et j’eus le plaisir de me trouver de nouveau avec sir Georges Simpson et plusieurs autres messieurs dont j’avais déjà reçu des marques d’intérêt.

Je restai à Norway-House plus d’un mois ; et bien que le temps fût clair et beau, on fit constamment du feu.

Je pris pendant ce séjour beaucoup d’esturgeons ; ils sont très-beaux et très-nombreux en cet endroit ; je pêchai aussi une quantité de ces poissons appelés yeux dorés ; ils ressemblent assez aux harengs, quoique plus gros. M. Rowand me dit que ces poissons avaient un goût détestable ; je n’en goûtai qu’une fois, et je fus guéri de la pensée de recommencer.

Ogemawwah Chack, le chef esprit, Esquimau de la baie d’Hudson, m’accompagna souvent dans un canot. Suivant l’opinion générale, il devait avoir cent dix ans, et les événements qu’il racontait comme en ayant été témoin, venaient à l’appui de cette supposition. Il n’avait qu’un fils que je rencontrais souvent, et qui paraissait déjà vieux. La mère de cet enfant mourut peu de temps après sa naissance ; et comme il n’y avait pas de femme qui eût du lait à ce moment dans le voisinage, le père, pour calmer les cris de l’enfant affamé, mit la bouche de la pauvre créature à son propre sein ; comme l’enfant paraissait s’en trouver bien, il continua pendant plusieurs jours ; chose étrange ! il lui vint du lait, et il put élever l’enfant sans le secours d’aucune femme. Avant notre départ de Norway-House, nous y vîmes venir des Indiens crees qui vantèrent de ce qu’un de leurs chefs avait vaincu le grand chef des Pieds-Noirs, Grand-Serpent, dans un combat isolé. Le chef pied-noir s’était séparé du corps de sa tribu pour voler quelques chevaux, car il pensait que les Crees devaient en avoir laissé derrière eux dans leur fuite précipitée. Il était parti seul, ne se sentant pas disposé à partager le butin. Le chef cree l’avait aperçu, et, brûlant de vengeance, il se précipita sur lui sans attendre ses guerriers. Grand-Serpent ne voyant que le chef, et dédaignant de fuir devant un seul ennemi, s’avança hardiment à sa rencontre ; le combat fut court, car le Cree réussit à percer le Pied-Noir de sa lance ; il rapportait le scalp de Grand-Serpent.

24 juillet. — Le major Mackensie arriva enfin avec cinq bateaux montés en grande partie par des Indiens ; il ne s’arrêta que quelques heures, et je m’embarquai avec lui. La nuit nous surprit après quelques milles de chemin.

25 juillet. — Nous nous arrêtâmes pour déjeuner dans une pittoresque petite île située près de l’issue du lac Winnipeg ; après avoir doublé les îles Araignées, qui sont ainsi nommées à cause des myriades de ces insectes qui les infestent, nous campons à la pointe aux Trembles.

26 juillet. — Nous partîmes avec une forte brise qui devint bientôt assez violente pour donner le mal de mer à nos Indiens. La houle du lac Winnipeg s’élève bien plus dangereuse et plus forte que celle de l’Atlantique, à cause de la profondeur de l’eau ; et je ne pouvais réprimer un certain mouvement de frayeur ; le major Mackensie était comme moi, car il fit flotter un signal au sommet du mât pour dire au guide qu’il désirait aller à terre ; mais, quoique celui-ci comprît fort bien le désir du major, il ne voulut pas obéir, sachant qu’il serait fort dangereux de changer notre direction pour nous tourner vers des rives hérissées de rochers et d’un accès très-difficile. Cependant, grâce au soin que nous prîmes de rejeter constamment l’eau qui entrait dans les canots, nous arrivâmes enfin à l’embouchure de la rivière de Behring, où nous entrâmes sans accident, à la grande joie du major, qui concevait de grandes inquiétudes pour nous. Nous restons là jusqu’au lendemain, retenus par un vent contraire. Pour tuer le temps, je prends mon fusil et je fais une promenade sur les bords de la rivière, accompagné du guide ; je rencontre une femme Sotto assise sous un arbre, avec un enfant. Elle était toute seule, son mari pêchait depuis le matin sur la rivière. Elle ne paraît pas s’alarmer de notre présence, et entre en conversation avec le guide, auquel elle dit son nom : Caw kee-ka-keesh-e-ko (le ciel constant).

27 juillet. — Nous nous mettons en route assez tard, et arrivés à la Pointe-aux-Lapins, nous campons. Grandes bandes de pigeons sauvages ; nous en tuons un grand nombre. Nos Indiens chassent aussi plusieurs oiseaux d’une autre espèce qu’ils préfèrent au pigeon, quoique leur odeur infecte m’enlève tout appétit.

28 juillet. — Vers deux heures de l’après-midi, nous essayons de continuer notre route, mais nous ne pouvons dépasser la Tête-de-Chien ; le vent est si violent et si contraire, qu’on pense inutile d’affronter le danger.

Dans la soirée, nos Indiens construisent une jonglerie, ou tente de magie, pour obtenir un vent favorable. Ils enfoncent d’abord en terre dix ou douze pieux de neuf à dix pieds de longueur, qui forment un cercle d’environ trois pieds de diamètre ; ils étendent ensuite dessus une toile à voile ouverte au sommet. Un magicien (il s’en trouve généralement un dans chaque brigade) se place à l’intérieur, et commence à secouer les pieux, agitant sa crécelle et faisant d’une voix enrouée une incantation au Grand-Esprit. Ne pouvant dormir à cause de leur bruit discordant, je m’enveloppe d’une couverture, et je vais dans les bois où ils font leur orgie nocturne ; je m’approche de ceux qui entourent la tente magique, mais à mon arrivée les invocations cessent, et, le magicien annonce la présence d’un blanc. Je ne puis comprendre comment il s’en était aperçu par l’obscurité qui régnait, enfermé qu’il était dans une tente sans ouverture.

Le major, qui, d’accord avec plusieurs personnes très-sensées, professe une grande foi dans la magie de ces gens, me dit qu’un Canadien ayant une fois eu la témérité de soulever la couverture de la tente pour voir ce qui se passait à l’intérieur, en conçut une si grande frayeur, qu’il ne s’en remit jamais complètement, et qu’on ne put jamais obtenir de lui le récit de ses terreurs. Après deux heures environ de gestes et de chants, le magicien s’écria qu’il voyait cinq bateaux voguant à toutes voiles par un bon vent ; cette communication fut accueillie de toute la troupe par un grognement de satisfaction. Les Indiens adressèrent alors plusieurs questions au magicien ; quelques-uns lui demandaient des nouvelles de leurs familles qu’ils n’avaient pas vues depuis plusieurs mois. En faisant sa question, l’Indien jetait un petit morceau de tabac par-dessus la couverture de la tente ; alors le magicien agitait sa crécelle, après quoi il répondait qu’il voyait la famille faisant un bon repas d’esturgeon, ou bien une autre occupée à quelque travail agréable, etc., etc. Je lui fis alors une question et l’accompagnai d’une double portion de tabac pour laquelle j’obtins une double portion de bruit de crécelle ; je l’interrogeai sur mes curiosités que (faute de place dans nos bateaux) j’avais laissées à Norway-House pour être apportées au retour par les canots de sir Richardson. Le magicien me répondit qu’il voyait la troupe qui apportait mon bagage, campée sur une pointe de sable que nous avions nous-mêmes doublée deux jours auparavant. Quelque singulière que cette coïncidence puisse paraître, nous eûmes beau temps le lendemain, ce dont le sorcier s’adjugea naturellement tout l’honneur ; et j’ajouterai que les canots portaient bien mon bagage sur la pointe de sable au jour mentionné, car je m’en informai particulièrement quand ils nous rejoignirent.

29 juillet. — Partis de bonne heure, avec un bon vent ; on déjeune à Loon-Narrows ; le soir à Otter-Head.

30 juillet. — Nous déjeunons à la pointe Mille-Lac et arrivons à dix heures du matin à Fort-Alexandre où nous trouvâmes un grand nombre d’indiens saulteaux qui viennent en grandes troupes à cette saison et qui se dispersent sur les petits lacs où ils recueillent une grande quantité de riz sauvage ; ce riz ressemble au nôtre pour le goût, mais il est noir et beaucoup plus gros. La rareté des provisions rend cette ressource fort précieuse dans ces contrées ; mais les Indiens sont si paresseux que, pour les engager à recueillir l’approvisionnement du fort, le commis de l’établissement leur donne deux rations de rhum, l’une en partant, l’autre en revenant, outre le payement en nature qu’ils reçoivent pour la quantité de riz apportée.

Le major Mackensie trouve à Fort-Alexandre sa femme et ses deux filles qui revenaient d’une visite à la rivière Rouge.

Nous séjournons quatre jours à Fort-Alexandre ; nous changeons nos équipages, car les Indiens qui nous avaient accompagnés jusqu’ici appartenaient à ce district. Avant de quitter le lac Winnipeg, je ferai observer que sa rive orientale tout entière présente un aspect sauvage et montagneux ; plusieurs Indiens qui avaient pénétré dans l’intérieur me disent que de petits lacs et des marais sans nombre la coupaient en tous sens.

3 août. — Avec quatre bateaux, montés par trente hommes dont vingt-sept Indiens, deux Canadiens français et un Orkney, nous remontons la rivière Winnipeg. M. Mackensie et ses deux filles devaient nous suivre dans un canot léger, conduit par des Indiens. Nous traversons plusieurs portages pendant la journée et entre autres celui des Chevaux-Cabrés, cascade d’environ vingt pieds de hauteur. Nous traînons à notre suite toute une flotte de canots légers montés par des femmes indiennes et leurs enfants. Deux de ces canots étaient menés par des femmes qui étaient mariées le matin, mais sans que j’eusse entendu parler d’aucune cérémonie.

4 août. — Dans la matinée, franchi le portage de Boue-Blanche, très-pittoresque d’aspect. Dans le courant du jour suivant, nous franchissons un autre portage, appelé Petit-Rocher, haut de sept pieds ; nous campons à son sommet.

5 août. — Partis à quatre heures du matin et arrivés au Grand-Bonnet, portage d’un mille de long. Il nous faut tout le jour pour traîner nos bateaux par-dessus, avec une chaleur excessive et au milieu de myriades de moustiques. Les canots, qui contenaient les femmes et les enfants, nous suivaient d’aussi près que possible ; ces derniers venaient toujours à notre camp pour les provisions, ce qui diminue tellement nos vivres, que nous sommes obligés de réduire leurs rations.

6 août. — Nous traversons le Second-Bonnet et rencontrons quelques Indiens qui nous vendent des esturgeons ; puis nous traversons le lac de Bonnet où plusieurs hommes nous quittent pour aller aux rizières ; nous campons sur les bords de la rivière Malaine.

Les moustiques y abondaient ; l’homme Orkney semblait particulièrement leur plaire, et son malheureux visage semblait marqué de la petite vérole.

7 août. — Passé six portages ; l’un d’eux est appelé le Cheval-de-Bois ; on campe à Grande-Gullese. Le fils du chef du portage de Rat, qui était avec nous, déserte dans un canot avec ses deux femmes.

8 août. — Encore plusieurs portages. Le soir, nous campons à trois milles au-dessus du grand Rapide de cette rivière ; treize canots d’indiens rament derrière nous. Ce campement-là avait des rochers plats et unis que les voyageurs préfèrent à l’herbe ou à la terre pour se coucher. Je puis dire, par expérience, que l’herbe ou le sable sont les plus mauvais couchers qui soient, quelque doux qu’ils puissent d’abord sembler.

9 août. — Nous déjeunons au portage Barrière et nous atteignons, vers midi, la cascade de l’Esclave. Trois officiers militaires, le capitaine Moody, M. Brown et M. Constable nous rattrapent dans leurs canots qui sont légers ; ils se rendaient au Canada, et venaient de la rivière Rouge ; ils nous quittent bientôt ; nous leur disons à peine adieu que M. Mackensie et ses deux charmantes filles surviennent ; ces dames restent avec nous jusqu’au lendemain matin.

Nos Indiens refusent alors de nous accompagner plus loin, à moins de recevoir une ration de rhum, et le major doit leur en promettre une à leur arrivée au portage du Rat.

10 août. — Un épais brouillard retarde notre départ et nous déjeunons aux Rochers-Boules. Les dames se rendaient de là à leur résidence du portage du Rat. Dans la journée nous passons aux Chênes pour camper quatre milles au-dessous de la pointe des Bois.

11 août. — Nos provisions commençaient à diminuer sensiblement et il nous fallut réduire encore la ration des femmes et des enfants. Des deux côtés de la rivière, des petits lacs entrecoupés de rizières couvraient le pays. Les eaux basses inspiraient aux Indiens de grandes inquiétudes sur la récolte qui menaçait de manquer complètement ; les conséquences les plus fâcheuses auraient suivi cette perte-là, car ils dépendent d’elle pour leur nourriture. Arrivés à la Grande-Équerre nous nous arrêtons pour la nuit.

12 août. — Nous passons devant une mission catholique abandonnée, appelée Wabe-Samug (Chien-Blanc), nom du portage placé au-dessus. M. Belcour, prêtre catholique, fondateur de cette mission, l’avait quittée l’année précédente à cause de la stérilité du terrain qui l’environnait. Dans la soirée, campement au portage du Chien-Blanc.

13 août. — Arrivés au portage de Boue-Jaune vers l’heure du déjeuner. Ensuite nous traversons la Grande-Décharge dont nous avons déjà parlé.

Dans la soirée, nous campons à un endroit appelé la Pêcherie, où les gens du portage de Rat viennent prendre du poisson ; il est difficile de nous faire une place pour nous coucher hors de la portée des fourmis dont nous renversions les demeures à chaque pas. Elles me torturent tellement que je finis par aller me réfugier dans le bateau.

14 août. — Nous laissons notre campement à trois heures du matin et arrivons au portage de Rat à dix heures ; là, nous sommes reçus avec la plus bienveillante hospitalité par M. Mackensie. Les Indiens de cet endroit vivent d’esturgeons et de poisson blanc en été, de riz et de lapins en hiver. Nous nous reposons deux jours ; une grande partie de ce temps se passe à nous régaler de poisson blanc pour nous dédommager du jeûne forcé des jours précédents.

16 août. — C’est avec beaucoup de regret que je me sépare du bon major et de sa famille. Les hommes avaient traversé le portage ; nous, nous partons à deux heures de l’après-midi ; nous entrons bientôt dans le lac des Bois où nous choisissons une agréable petite île pour passer la nuit.

17 août. — Nous continuons notre route au milieu d’une multitude d’iles qui sont pour la plupart boisées. Nous voyons sur une de ces îles environ cinq acres de blé cultivé, les premiers qu’on trouve depuis Norway-House. À l’ouest de la route, on voyait une autre île appelée Île-du-Jardin, sur laquelle les indiens récoltent annuellement quelques boisseaux de blé et de pommes de terre. Le soir, une île nous fournit encore notre campement.

18 août. — Retenus par le vent jusqu’à cinq heures du soir, nous y recevons la visite d’une grande compagnie d’indiens saulteaux ; nous nous embarquons dans la soirée, mais à six milles de là il faut de nouveau s’arrêter et y demeurer le jour suivant.

20 août. — Départ matinal avec un bon vent qui nous amène à l’embouchure de la rivière la Pluie. Des Indiens y recueillaient des baies de neige et des baies de sable : les dernières sont de gros raisins d’une couleur bleu rougeâtre, elles poussent sur de longues tiges ou sarments qui rampent sur le sable et elles sont très-bonnes à manger, une fois nettoyées. Nous campons à quatre milles au-dessus de la rivière, et sommes torturés par nos vieux ennemis, les moustiques ; ils étaient cette fois accompagnés de mouches noires.

21 août. — Exaspérés par les mouches, nous décampons de bonne heure. Nous sommes distraits par la méthode grotesque des Indiens pour haler les bateaux ; ils remontent pendant des journées entières, quand les bords ou même le lit de la rivière le permettent, et alors ils semblent amphibies, marchant à gué dans l’eau et nageant d’un côté à l’autre, sans penser à entrer dans le bateau. Ils se moquent beaucoup d’un de nos Canadiens, qui monte pour traverser dans un canot avec deux squaws, au lieu de se jeter à l’eau comme eux.

23 août. — Les hommes m’éveillent à deux heures du matin, et me tirent de mes chaudes couvertures ; ils avaient l’intention de pousser en avant ; mais juste au moment de partir, une violente pluie nous en empêche ; elle continue jusqu’à six heures : nous cinglons immédiatement. Le pays aux environs est très humide, mais je pense qu’on pourrait drainer une grande partie des hauteurs et les cultiver.

23 août. — Nous quittons notre campement à une heure après midi, de manière à atteindre le fort de France avant la nuit. Les Indiens halent les canots toute la journée avec de l’eau jusqu’à la ceinture, et souvent même en nageant ; ils soutiennent ce travail fatigant pendant seize heures ; ils se reposent seulement à l’heure du déjeuner, et pendant tout ce temps ils ne perdent pas une seconde leur gaieté et leur bonne humeur. Je ne pense pas qu’aucune autre race de gens puisse supporter une telle fatigue avec la même ardeur et la même énergie.

À cinq heures après midi, nous atteignons le fort France, ainsi appelé du nom de la sœur de lady Simpson. Ici aboutit ce voyage annuel qui dure trois mois, c’est le temps nécessaire pour apporter les fourrures à la factorerie d’York, dans la baie d’Hudson, et pour en rapporter les marchandises. Le fort est situé près du point où le lac des Pluies se jette dans une rivière du même nom, et forme ainsi une magnifique cascade. En juin, les Indiens y prennent de grandes quantités d’esturgeons ; ces poissons ici pèsent rarement plus de quarante à cinquante livres, ce qui est peu en comparaison de ceux que l’on prend à l’embouchure de la rivière Frazer, à l’ouest des montagnes.

Le fort France a d’ordinaire deux cent cinquante Indiens dans son voisinage. Un missionnaire métis de l’Église méthodiste réside parmi eux, mais on me dit qu’il voulait se retirer par découragement. Les Indiens vivent là comme au portage du Rat, de riz, de poissons et de lapins ; ces derniers animaux sont si nombreux en hiver, qu’un homme en prit quatre-vingt-six en une nuit, sur cent pièges qu’il avait tendus.

Leurs peaux, comme celles des lapins du Canada, sont bien inférieures à celles d’Europe. Le seul emploi qu’on en fasse est dans la confection des habits de peaux ; on coupe les peaux en lanières, puis on les tresse ensemble, de manière à conserver le poil en dehors, des deux côtés du vêtement. Les habitants du fort cultivent de l’avoine et des pommes de terre, mais sans pouvoir décider les Indiens à les aider. Je restai à cet endroit dix-huit jours, attendant le passage du canot qui porte annuellement à Hachim les lettres des postes intérieures.

10 septembre. — Le canot attendu arrive le soir avec M. M’Tavish. Il venait de la factorerie d’York, où il avait séjourné quatorze années ; il nous donne les détails les plus tristes sur le climat. Il se rendait au Sault-Sainte-Marie, dont on venait de lui donner le commandement, afin qu’il fît entrer là un peu de civilisation.

11 septembre. — Partis à six heures du matin et traversé le lac de la Pluie ; campé après deux portages.

12 septembre. — Partis à trois heures du matin, par une matinée froide et du brouillard ; il gèle beaucoup pendant la nuit. Nous déjeunons à la grande chute. Ensuite la journée est pénible : quatre portages avant de camper le soir à neuf heures ! les hommes ont travaillé dix-huit heures de suite. Quelques Indiens nous procurent une bonne provision d’excellent poisson blanc. Nous déployons toute notre énergie par la crainte des gelées qui arrivent. Après de dures fatigues, nous atteignons, le 18, le portage de la Montagne.

19 septembre. — Je me lève aux premières lueurs du jour, afin de donner encore un coup d’œil aux chutes de Kakabakka, qui, à mes yeux, surpassent en grandeur celles du Niagara. Je rejoins alors les canots en grande hâte, et nous nous lançons, pendant quarante milles, sur le courant, jusqu’au fort William ; il est deux heures de l’après-midi. Nous souffrons cruellement d’un vent glacial en quittant ce fort.

24 septembre. — Nous avons le vent debout à l’entrée d’une petite rivière, et comme je ne vois pas de changement probable, je marche en remontant son cours pendant dix milles, jusqu’à une cascade. L’intérieur du pays me paraît ressembler à la côte ; ce sont toujours de hautes montagnes rocheuses parsemées d’une rare végétation. Je suis assez heureux pour tuer quatre canards sauvages, qui font un délicieux manger. Nous partons le lendemain par un vilain temps, mais nous brûlions d’arriver à Michipicoton, où se trouvait un poste, et par conséquent des ressources pour nous.

27 septembre. — Arrivés à neuf heures, le soir, et restés au fort le lendemain. Michipicoton s’élève dans une baie profonde, à l’embouchure de la rivière. Les meilleures terres du lac Supérieur, dans la partie anglaise, l’environnent. Le grand chef des Ojibbeways, qui demeure près du fort, pose pour moi dans son habit rouge brodé d’or. La compagnie donne les vêtements d’investiture aux chefs amis ou utiles, qui apprécient fort ce don. Celui-ci se nommait Maydocgame-Kenongee, « j’entends le bruit du daim. »

29 et 30 septembre. — Journées insignifiantes.

1er octobre. — Nous nous arrêtons pour déjeuner à quatre heures, près du gros cap qui est formé d’un rocher de porphyre qui s’élève à quinze cents pieds au-dessus du lac. Arrivés au Sault-Sainte-Marie, à deux heures de l’après-midi.

Je considère ici mes voyages indiens comme terminés, puisque je retournai de là à Toronto sur des bateaux à vapeur, et que la seule peine que j’éprouvai en y arrivant, fut de m’endormir dans un lit civilisé.


FIN.