Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 24

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 241-255).

CHAPITRE XXIV.


Je restai à Edmonton jusqu’au 12 avril ; et alors, ayant appris qu’une grande bande de Pieds-Noirs devait bientôt visiter la maison de la montagne Rocheuse, située à environ cent quatre-vingts milles au sud-ouest de Edmonton, sur la Saskatchawan, je me mis en route avec une petite troupe de six hommes et environ vingt chevaux, dont dix chargés de marchandises. Les neiges n’avaient pas encore disparu et nos chevaux étaient en fort mauvaise condition ; ils avaient passé l’hiver entier dehors, tous à l’exception de celui que je montais, au demeurant la plus vicieuse bête de la création. Quand j’en descendis, le premier soir, il essaya de m’échapper, et quand il sentit que je le retenais par le lasso, il tenta de me mordre. Et si un de mes hommes ne l’avait assommé avec un bâton, il m’aurait gravement blessé. Nous marchions donc lentement car je ne voulais pas m’écarter de la caravane. Nous trouvâmes des bisons dans des endroits où les Indiens dirent qu’ils n’en avaient jamais vu avant, et nous demeurâmes deux jours dans un endroit appelé la rivière des Batailles pour laisser reposer nos chevaux. Je me promenai avec un Indien et je tuai une vache qui était suivie de son veau ; or je désirais prendre le veau en vie, de façon à ce qu’il pût se rendre tout seul au camp. Je le poursuivis, l’attrapai, et attachant ma ceinture autour de son cou, j’essayai de l’entraîner ; mais il s’élançait et faisait des efforts incroyables. J’allais le tuer quand l’Indien lui saisit la tête et, lui élevant le museau cracha deux ou trois fois dedans ; alors, à mon grand étonnement, l’animal devint parfaitement tranquille et nous suivit au camp, où il fut immédiatement assaisonné pour le souper.

Trouvant sur notre route trois rivières extrêmement hautes, nous construisîmes des radeaux pour les traverser et aussi pour conserver nos provisions sèches. À la quatrième, une grande masse de glace qu’un de nos hommes amena au bord en nageant, nous en tint lieu ; elle se soutenait assez sur l’eau pour supporter deux ou trois hommes. Avec nos lassos, nous la faisions aller d’un bord à l’autre et nous pûmes promptement passer toutes nos provisions sans les mouiller ; les chevaux nagèrent jusqu’à l’autre rive.

Quelques-uns des hommes souffrirent cruellement de « l’aveuglement de la neige : » c’est une espèce d’inflammation produite par l’éclat du soleil réfléchi par la neige ; la douleur dans le globe de l’œil est excessive et ressemble à la section produite par du sable ; ceux qui en sont atteints restent quelquefois aveuglés pour plusieurs semaines.

Nous arrivâmes au fort des montagnes Rocheuses, le 21 avril ; ce fort est admirablement situé sur les bords de la Saskatchawan, dans une petite prairie fermée à l’horizon par les montagnes Rocheuses, et non loin des huttes assiniboines, construites entièrement de branches de pins ; ce fort sert à conserver une réserve de provisions pour le trafic qu’on fait avec les Indiens Pieds-Noirs qui viennent en ce lieu chaque hiver ; on abandonne le fort pendant l’été ; il est bâti comme plusieurs autres, en bois très-solide, à cause de la méchanceté et des dispositions hostiles de la tribu des Pieds-Noirs, sans comparaison les Indiens les plus guerroyants du nord du continent. Sur les bords de cette rivière, comme sur celle d’Edmonton, on voit des couches de charbon qui effleurent le sol. Dans le voisinage du fort, réside une petite bande d’Assiniboines ; les Pieds-Noirs les attaquèrent l’année dernière et emmenèrent captives deux jeunes filles ; une d’elles fut dépouillée et laissée nue à une grande distance ; on lui dit de retrouver son chemin si elle le pouvait et, comme elle ne reparut jamais, on suppose qu’elle périt de froid et de faim ; un des chefs se chargea de l’autre fille et envoya dire à sa famille qu’il la renverrait en sûreté ; il tint sa promesse.

Nous trouvâmes à l’établissement un homme appelé Jemmy Jock, métis Cree, qui le commandait momentanément ; il avait obtenu une grande célébrité parmi les Pieds-Noirs ; jadis quand il était employé à la compagnie d’Hudson’s-Bay, on l’envoya chez eux pour apprendre leur langage afin de faciliter les transactions avec eux ; il épousa la fille d’un de leurs chefs et, prenant goût à leur manière de vire, il quitta le service de la compagnie pour s’établir dans leur camp. Il devint plus tard un de leurs chefs, acquit bientôt, par sa force physique, une grande influence ; les missionnaires l’estimaient fort peu et parlaient mal de lui dans tout le pays ; mes rapports avec lui me le firent toujours trouver digne de confiance et plein d’hospitalité ; il m’apprit beaucoup de détails sur les mœurs des Pieds-Noirs sur lesquels, grâce à sa longue résidence parmi eux, il possédait des notions approfondies.

Peu après mon arrivée, vint un messager : les Indiens Pieds-Noirs avaient tué un parti de Crees, et, comme parmi eux se trouvait un porteur de tuyaux de pipes, ils l’avaient écorché et rempli avec de l’herbe. Ainsi arrangé, le corps fut placé dans un sillon où les Crees passaient d’ordinaire pour aller à la chasse.

Les Assiniboines, qui demeurent dans le voisinage du fort, forment la plus respectable et la plus douce de toutes les tribus que j’ai visitées ; c’est une fraction minime (quarante à cinquante familles) d’une très-grande tribu qui vit dans une direction plus orientale.

Mah-Min, « la Plume » le grand chef, me permit de faire son portrait, et quand je l’eus fini, on le montra aux autres, qui reconnurent le modèle et l’admirèrent. Alors, il me dit : « Vous êtes un plus grand chef que moi, et je vous fais présent de ce collier de griffes d’ours gris. Je le porte depuis trente-trois étés, et vous le porterez, je l’espère, comme un gage de mon amitié. » Je conserve précieusement ce souvenir.

Le second chef, Wah-he-joe-tass-e-Neen, « l’homme demi-blanc, » voyant que j’avais si bien réussi le portrait de son chef, probablement sentant une légère jalousie, vint et me demanda de le dessiner de même. J’y consentis facilement, d’autant plus qu’il avait une figure très-extraordinaire. Il était réputé grand chasseur, et comme preuve de son courage dans les souffrances et les privations, on me raconta qu’un matin il partit avec des raquettes à neige, à la poursuite de deux élans, et les chassa jusqu’à ce qu’ils se séparassent. Alors, il choisit une des deux voies qu’ils avaient prises séparément ; il s’élance et force le premier élan, puis il le coupe et le met sur des pieux à l’abri de la dent des loups ; alors il revint sur ses pas jusqu’à la place où les voies se séparaient et reprit l’autre ; il força de même le second élan et le dépeça comme le premier ; puis il rentra le soir même à sa hutte. Le matin, il envoya trois hommes avec un traîneau de chiens pour rapporter le gibier, et avant de rentrer au logis ils mirent trois jours à suivre les traces de son voyage d’une journée.

Mah-Min donna à un des missionnaires qui montèrent ici l’été dernier, une très-longue et très-sérieuse leçon sur le mensonge. Il paraît que le missionnaire, qui ne fumait pas lui-même, avait apporté avec lui un caret de tabac avec l’intention, en cas de besoin, d’acheter des chevaux et des aliments aux Indiens. Immédiatement après son arrivée, les Indiens, qui avaient épuisé leurs provisions, lui demandèrent avec vivacité s’il avait du tabac ; mais lui, effrayé de l’idée qu’ils lui prendraient tout et le laisseraient sans aucun moyen de trafic avec eux, déclara qu’il n’en avait pas. Quelque temps après, quand il fut au moment de partir, il alla trouver Mah-Min et lui dit qu’il avait besoin de chevaux et de quelques provisions pour la route, et qu’il payerait en tabac. Mah-Min lui répondit : « Vous prêchez beaucoup de choses aux Indiens, et vous leur dites de ne pas tromper et de ne pas mentir ; comment peuvent-ils vous écouter ou vous croire, vous qui êtes le père du mensonge ? Vous n’aviez pas de tabac, et à présent vous dites que vous en avez abondamment. »

Nous ne mangeâmes que des lapins dans les montagnes Rocheuses, et même pas à notre suffisance ; la cache dans laquelle la viande desséchée se trouvait, avait été découverte par les Assiniboines, qui, s’ils n’avaient pas été assez honnêtes pour résister aux nécessités de la faim, avaient au moins essayé de l’être autant que possible, en remplaçant par des fourrures de prix la viande enlevée. C’était la seconde année que pareil fait se représentait ; mais quelque avantageux que puisse être ce troc à la compagnie d’Hudson’s-Bay, il ne le fut certainement pas à ses serviteurs et à moi, car après avoir passé dix jours affamés et sans aucun signe de l’arrivée d’indiens Pieds-Noirs, je persuadai à Jemmy-Jock de revenir avec moi à Edmonton ; il y consentit et me dit qu’il savait une cache de viande sèche sur le chemin, qui nous dédommagerait abondamment, de façon que nous nous y dirigeâmes en toute hâte.

De bonne heure, dans la matinée, nous partîmes, prenant avec nous quatre chevaux en plus, pour relayer. On organise ainsi les relais : un homme est à cheval en tête, puis viennent les chevaux libres, l’autre homme les suit et les conduit ; les chevaux ne s’écartent guère, et comme ils ne portent pas de poids, ils se trouvent comparativement frais, alors que le cheval que vous montez est rendu.

Nous galopâmes tout le jour d’un formidable train, stimulés par la faim, et nous arrivâmes vers la brune à la cache. Jemmy y courut sans retard ; elle était faite de bûches rapprochées, et construite à peu près comme une hutte, mais assez écartées. Il commença par écarter et rejeter les bûches ; il entendit alors un bruit singulier à l’intérieur, et m’appela en me disant de chercher les fusils. Quand je revins, il découvrit une partie de la toiture, et une grasse et belle louve s’en élança ; je la tuai immédiatement. Cet animal, qui était alors vraisemblablement affamé, avait pu s’introduire à travers les ouvertures des bûches, attiré sans doute par l’odeur des viandes ; sa maigreur lui avait permis de prendre peu de souci de l’étroitesse des interstices ; cependant, une fois entrée, et après une bonne nourriture, la louve ne put plus sortir, et l’idée de se laisser maigrir par la faim devant la viande qui restait ne la préoccupait en aucune façon. Grand désappointement pour nous ! car nous ne trouvâmes que très-peu de viandes, et encore mutilées, arrachées et éparpillées dans la poussière par la louve. Nous nous arrangeâmes cependant de ses restes, et nous en mîmes de côté, mais si peu, qu’au lieu de prendre du bon temps en route, comme nous y comptions, nous dûmes galoper aussi vite que possible.

Le jour suivant fut encore plus pénible, car nous eûmes tout le long de la journée une neige épaisse qui nous frappait le visage. Nous la traversâmes bravement et finîmes nos provisions entre le souper et le déjeuner du lendemain ; enfin, dans l’après-midi du troisième jour, nous atteignîmes Edmonton avec deux chevaux seulement ; les autres étaient crevés de fatigue ou laissés en arrière.

22 mai. — M. Low arriva du côté de l’est des montagnes Rocheuses, en compagnie de M. de Merse, évêque catholique de Vancouver et de Paul Frazer. Les bateaux et leurs chargements étaient préparés depuis longtemps, et nous n’attendions qu’une favorable éclaircie dans le temps, pour entreprendre notre retour au logis.

25 mai. — Le temps s’étant levé, nous nous embarquâmes avec M. Low pour Norway-House. Nous avions vingt-trois bateaux et cent trente hommes, sous les ordres de M. Harriett. Nous voyons grand nombre de bisons morts sur les bords de la rivière. À la suite de neiges qui avaient couvert longtemps les herbages, les eaux avaient tant monté que les bisons s’étaient noyés en essayant de traverser à la nage, comme ils le font chaque printemps dans leur migration vers le midi ; ils gisaient par milliers sur les bords. À la nuit, nous descendons le courant ; nos hommes ont eu le soin d’attacher plusieurs bateaux ensemble, de façon à ce que, dirigés par un seul, les autres puissent se reposer et dormir.

26 mai. — Plusieurs grands troupeaux de bisons nagent à travers la rivière et se dirigent vers le sud.

27 mai. — Grâce au fort courant et aux hommes qui nagent tout le jour, nous arrivons de nouveau à Fort-Pitt, où notre troupe s’augmente de deux bateaux ; ces bateaux étaient chargés de fourrures et du pimmikon préparé dans le district de Saskatchawan. Ces fourrures descendent à la factorerie d’York, dans la baie d’Hudson, où elles s’embarquent alors pour l’Europe ; le pimmikon va aux endroits où il est difficile de se procurer des provisions. Nous restons deux jours à Fort-Pitt, jusqu’à ce que les autres bateaux soient préparés ; je profite de ce retard pour faire le portrait d’un chef de Crees, en grand costume, avec une pipe de magie dans sa main.

À notre départ de Fort-Pitt, notre flotte de bateaux couvre entièrement la rivière ; cela présente un aspect imposant et animé, grâce à l’encadrement sauvage des pays que nous traversons. Un grand nombre de loups s’occupent activement à dévorer les carcasses des bisons noyés, et nous nous donnons le plaisir d’une course de canots pour les poursuivre, à la grande joie de nos hommes.

Nous continuons notre route sans rencontrer rien qui méritât particulièrement d’être rapporté ; cette paix dure jusqu’au 1er juin ; ce jour-là nous voyons une grande troupe de cavaliers indiens galopant en toute hâte à notre rencontre. À son approche, nous la reconnaissons pour une troupe de guerre composée d’indiens Pieds-Noirs, Indiens-Sang, Sur-Cees, Gros-Ventres et Pay-gans. Un Indien Cree se trouve dans l’un de nos bateaux, nous sommes obligés de le fourrer sous les peaux qui couvraient les marchandises, de peur qu’il ne soit découvert par les guerriers, car c’est contre sa tribu qu’ils marchaient, et nous ne pouvons le protéger. Nous débarquons immédiatement, M. Harriett et moi, pour joindre les Indiens sur le bord de la rivière, laissant à nos hommes l’ordre formel de tenir les bateaux assez près du bord pour que nous puissions nous rembarquer promptement en cas de danger. Les Indiens reçoivent M. Harriett d’une façon très-amicale ; il connaissait personnellement un très-grand nombre d’entre eux. Ils étendent immédiatement une peau de buffle pour nous servir de siège, et déposent leurs armes, couteaux, fusils, arcs et flèches sur le sol, devant nous, comme gage d’amitié.

Il y eut cependant une exception à cette démonstration pacifique, de la part d’un Indien dont j’avais fréquemment entendu parler, nommé Omoxesisixany, « Grand-Serpent. » Ce chef se promenait autour du groupe, claquant un fouet et chantant un chant de guerre, avec le désir évident de provoquer un combat, et il refusait de déposer ses armes avec les autres, quoiqu’on lui en eût plusieurs fois fait la demande. À la fin, cependant, il les mit à terre et s’assit avec le reste de la troupe ; puis, ayant tiré avec une répugnance visible quelques bouffées de la pipe qui faisait le tour de l’assemblée, en signe de paix, il se tourna vers M. Harriett, en lui disant que, comme il avait fumé avec le blanc, il lui ferait présent de son cheval ; en même temps il fit amener un magnifique cheval brun, celui dont je l’avais vu descendre à notre arrivée, et il en tendit les rênes à M. Harriett.

M. Harriett s’excusa de ne pouvoir accepter ce présent, sur ce qu’il lui était impossible de l’emmener avec lui dans les bateaux. — Les Indiens nous dirent qu’ils formaient une compagnie de quinze cents guerriers, venant de douze cents huttes, et qu’ils s’avançaient à petites journées vers Fort-Edmonton, ne laissant derrière eux que peu de personnes capables de porter les armes. Ils poursuivaient les Crees et les Assiniboines, qu’ils avaient menacés d’une extermination complète, se vantant d’être eux-mêmes aussi nombreux que les brins d’herbe de leurs plaines.

De toutes les tribus que j’avais vues sur le continent, ils étaient les mieux montés et les mieux vêtus ; ils avaient aussi une attitude plus guerrière et des traits plus beaux.

Comme M. Harriett désirait faire avec eux plus ample connaissance, il accepta l’invitation de camper près d’eux jusqu’au lendemain matin, ce qui me fut aussi très-agréable ; cela me permettait de faire plusieurs croquis et d’entendre quelque chose sur leur compte.

Quand nous eûmes fumé, plusieurs des jeunes braves commencèrent une course aux chevaux, c’est leur divertissement favori, et ils engagent là de forts paris. Pour les courses, ils montent généralement à cheval, dépourvus de tout vêtement, sans selle, avec un simple lasso attaché à la mâchoire inférieure du cheval. Le frère de Grand-Serpent me raconta l’anecdote suivante de son frère, dont il paraissait très-fier ; M. Harriett comprenait la langue et servait d’interprète :

« Quelque temps auparavant, le Grand-Serpent entrait dans un des forts américains situé près des montagnes Rocheuses. Comme il y montait un jour avec deux autres Indiens, on lui ferma brusquement la porte par ordre du commandant, nouvellement arrivé dans la contrée. La fierté de Grand-Serpent lui fit regarder cet acte comme une insulte ; il rebroussa chemin, et bientôt il rencontra du bétail qu’il savait appartenir au fort ; il commença à tirer dessus et en abattit treize têtes.

« Aussitôt que le soldat en sentinelle, auteur de l’affront fait au chef, eût entendu les coups de feu, il en devina la cause et avertit le commandant, qui rassembla immédiatement ses hommes et les conduisit, bien armés, dans la direction du feu ; Grand-Serpent se retira alors, avec ses deux compagnons, derrière une petite colline.

« La compagnie du fort craignant de rencontrer un grand nombre d’indiens, hésitait à s’avancer à la portée des coups ; mais un nègre de la troupe offrit d’aller devant pour reconnaître l’état des choses. S’avançant avec de grandes précautions et ne voyant personne, il commença à croire que les Indiens étaient partis ; mais quand il fut à peu près à vingt mètres du sommet, Grand-Serpent sortit de son embuscade et tira sur lui. Le nègre tomba, et le chef, l’ayant scalpé, secoua cette dépouille d’un air dérisoire du côté des Américains.

« Peu de temps après, Grand-Serpent rencontra une grande troupe de Pieds-Noirs qui s’avançaient vers le fort pour le commerce. À son arrivée au milieu d’eux, il leur raconta ce qu’il avait fait et défia qui que ce fût de censurer sa conduite sous peine de se rendre son ennemi. La bande savait bien que ses actes équivalaient à une déclaration de guerre, et qu’ainsi toute communication avec l’établissement serait interceptée, à moins qu’ils ne livrassent Grand-Serpent comme prisonnier. Ils se turent tous pourtant plutôt que de s’attirer la colère d’un homme aussi redoutable.

Une autre bande de la même tribu, ignorant ces événements, arriva au fort quelques jours après. Les Américains, pensant que c’était une bonne occasion de châtier leurs agresseurs, chargèrent un de leurs canons à balle, et tandis que les confiants Indiens attendaient à la porte, on mit le feu à la pièce. Par bonheur, le coup ne partit pas ; mais les Indiens, qui s’apercevaient d’un mouvement extraordinaire, prirent l’alarme et s’enfuirent.

On renouvela, et cette fois la fusée fit voler des projectiles au milieu des fugitifs et tua dix personnes, parmi lesquelles des femmes et des enfants.

Quelque temps après, on rapporta à Grand-Serpent que l’un des Indiens les plus influents de la tribu l’avait accusé, dans un discours, d’avoir causé beaucoup de désagrément à la tribu et d’avoir détruit son commerce. Grand-Serpent se mit tout de suite à la recherche de l’auteur de ces paroles. Il le rencontra et se précipita sur lui pour le frapper de son couteau à scalper ; mais son pied glissa et il ne lui fit qu’une blessure au côté. Ces deux hommes restèrent ennemis pendant quelque temps. Plusieurs personnes conseillèrent à Grand-Serpent de faire la paix ; il se dirigea donc un jour vers la loge de son ennemi ; mais préalablement il avait dit à sa femme que si elle apercevait quelque mouvement extraordinaire, il faudrait qu’elle allât planter sa tente au sommet d’une petite colline, à quelques centaines de mètres de distance, où il pourrait plus facilement la défendre. En arrivant à la tente de son ennemi, il le trouva assis avec sa femme et ses enfants autour de lui. Grand-Serpent prend un des enfants ; il commence à le caresser en lui demandant d’intercéder pour lui auprès de son père. Ce dernier ne paraît faire aucune attention à ce qui se passe ; il reste la tête penchée d’un air sombre et sans faire la moindre réponse. Grand-Serpent demande alors de nouveau à l’enfant de le prendre en pitié ; le père reste toujours silencieux. Alors le chef, irrité de voir ainsi repoussées les ouvertures de paix qu’il avait daigné faire à un inférieur, sort de la tente, saisit son fusil ; il avait eu la précaution de le placer à portée de sa main, et il se met à tirer au travers de la couverture en peaux de la tente. Il tue deux de ses habitants et en blesse un troisième ; après quoi il s’en retourna à la colline où sa femme dressait la tente, et il y resta, défiant le camp tout entier d’oser le molester.

Les Pieds-Noirs, nos hôtes, pensaient rencontrer les Crees le jour suivant ; ils organisèrent donc une danse magique dans l’après-midi. Je fus solennellement invité à y assister, afin que mes pouvoirs magiques pussent servir à en augmenter l’efficacité.

Parmi toutes les tribus assemblées, l’alliance conclue en fumant ensemble une pipe, qui fait le tour de l’assemblée, est regardée comme une chose sacrée ; et on me plaça solennellement dans la meilleure position pour travailler à mes enchantements, c’est-à-dire pour dessiner !

Le lendemain matin, nous nous embarquâmes de nouveau après avoir offert aux chefs huit ou dix livres de tabac à distribuer à leur troupe. À peu de milles de là, il fallut retourner à terre pour satisfaire un vieux chef indien sang, qui était arrivé au Camp après notre départ ; il nous suivait pour obtenir une entrevue avec M. Harriett, qu’il avait connu plusieurs années auparavant et pour lequel il conservait la plus grande amitié. Après une conversation, il se dépouilla d’une partie de ses vêtements pour lui en faire présent. M. Harriett répondit en l’imitant ; mais il ne gagna pas au change, car, quoique la chemise et les pantalons en pelleteries du chef fussent tout neufs et extrêmement ornés, ils n’étaient pas précisément ce que M. Harriett aurait voulu porter ; de sorte qu’il me les donna pour ajouter à ma collection de costumes indiens.

Un des Indiens qui accompagnaient le vieux chef indien, remarquant que je portais une capote neuve, songea à tenter aussi échange de civilités avec moi. En conséquence, il ôta une vieille chemise sale et grasse qu’il portait et la déposa à terre devant moi ; mais, comme je ne possédais pas d’autres vêtements que ceux que je portais, je déclinai cette marque d’amitié, au grand désappointement de l’Indien, bien que le drôle ne pût s’empêcher de rire lorsqu’il me vit secouer la tête en signe de refus.

3 juin. — On ne fait pas un pas de toute la journée à cause de la violence du vent et de la neige qui rend tous nos efforts pour avancer aussi pénibles qu’inutiles.

4 juin. — Nous arrivons à Carlton de bonne heure dans l’après-midi, et l’évêque de Merse prend immédiatement des chevaux pour se diriger par terre vers l’établissement de la rivière Rouge qui est à seize jours de marche.