Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 16

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 140-156).


CHAPITRE XVI.


9 Juin. — Le navire de la compagnie, qui porte annuellement les marchandises et les dépêches à l’intérieur, était arrivé ; M. Finlayson, qui désirait hâter l’envoi des lettres, sachant que je partais bientôt pour m’en retourner, me demanda si je voulais prendre le courrier et me charger de le remettre au fort Vancouver. Je me préparai donc à me mettre en route le lendemain dans la matinée. Le hasard voulut qu’un vieux chef Nasqually fût descendu sur la côte pour chercher une de ses femmes, enlevée par un de ses voisins pillards, et probablement vendue quelque part dans l’île Vancouver. Malheureux dans ses recherches, il voulait partir, je lui proposai de m’accompagner. Il accepta avec joie ; ma qualité de courrier de dépêches devenait un sauf-conduit aux yeux de tous les Indiens que nous rencontrerions. Je lui demandai comment, en venant seul, il avait échappé aux attaques des Indiens ; il me répondit en me montrant une vieille feuille de journal qu’il agitait en l’air chaque fois qu’il rencontrait des Indiens inconnus ; ceux-ci prenaient la feuille pour une lettre destinée au fort Victoria, et laissaient alors passer le porteur, sans l’inquiéter.

Les commandants des divers postes prennent souvent un moyen semblable pour envoyer des lettres, quelquefois à une distance considérable : s’ils ne peuvent pas équiper un canot monté par leurs propres hommes, ils les donnent à un Indien, qui les porte aussi loin que sa convenance et sa sûreté le lui permettent. Celui-ci vend ensuite la lettre à un autre, qui la porte jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de la vendre avec avantage ; elle avance ainsi par une succession de ventes, jusqu’à ce qu’elle arrive à destination, sa valeur croissant graduellement, suivant la distance, et son dernier possesseur recevant la récompense des mains du destinataire. Les lettres parviennent ainsi avec une sûreté parfaite et une rapidité dont n’approcherait aucun autre moyen de transport.

11 juin. — Je m’embarquai de bonne heure, dans la matinée, avec le chef, une de ses femmes et deux esclaves ; on rama toute la journée et nous avançâmes sensiblement. Dans la soirée, nous campâmes à l’abri d’une roche élevée, près de laquelle nous trouvâmes quelques œufs d’oie qui embellirent notre souper.

11 juin. — Nous arrivâmes à une île rocheuse couverte de milliers de veaux marins jouant et se chauffant au soleil. Nous en tuâmes quelques-uns ; les Indiens font grand cas de leur graisse comme nourriture ; mais je la trouvai par trop huileuse pour mon estomac. Pour la remplacer, je tirai un aigle à tête blanche ; je le fis rôtir, et cela fit un souper très-supportable.

12. — Le soir nous atteignîmes un village indien, où nous nous arrêtâmes pour la nuit ; toute la surface de l’eau, en cet endroit, semblait animée par les jeux d’un petit poisson argenté, dansant et rayonnant aux dernières lueurs du soleil couchant. Ce poisson, de la grosseur de nos sardines, se prend en quantité immense ; on l’appelle ici ulé-kun; il est très-estimé pour la délicatesse et l’abondance extraordinaire de sa graisse. Séché, il brûle d’un bout à l’autre, en produisant une lumière claire et continue, comme une chandelle.

On envoya quelques canots pêcher dans la soirée, et on prit des quantités de ces poissons. Voici comment : on se sert d’un instrument d’environ sept pieds de long avec un manche de trois ; dans ce manche, on fixe une lame de bois courbée, de quatre pieds, de la forme d’un sabre, avec le tranchant sur le dos. Sur ce tranchant, à la distance d’un pouce et demi à peu près, on place des dents d’os très-aiguës d’un pouce de longueur. L’Indien, assis dans le canot, fait mouvoir rapidement, à deux mains, l’instrument, le maniant et frappant à chaque coup, comme une rame, du côté du tranchant, à travers la masse compacte du poisson. Le pêcheur n’a qu’une secousse de côté à donner pour jeter sûrement le poisson au fond du canot. On ne se sert jamais de filets pour ce genre de pêche.

13 juin. — En approchant du rivage, nous apercevons deux cerfs qui paissent ; les Indiens veulent les poursuivre, mais comme nous avions déjà perdu quelque temps en route, j’étais encore plus désireux d’avancer. Bien qu’ils soient fort éloignés, pourtant je les tire sans grand espoir ; à mon grand étonnement et à celui des Indiens, l’un d’eux tombe mort. Le chef me considère alors avec une grande attention, et puis examine le fusil, embarrassé apparemment de savoir, lequel du fusil ou de moi est le magicien. Je ne dis rien, prenant tout cela pour la chose la plus naturelle du monde, mais les Indiens me regardent évidemment comme quelqu’un avec qui il ne ferait pas bon jouer. Le cerf nous procure un splendide souper ; je fais attention néanmoins à ne pas multiplier ces exploits devant les Indiens, afin de ne pas perdre dans leur estime.

14 juin. — Pendant que nous passions devant un rocher isolé, élevé de six ou sept pieds au-dessus de l’eau et d’un peu plus de quatre pieds de circonférence, le vieux chef me demanda si je savais l’origine de cette pierre. Il me conta alors la légende suivante :

Il y a déjà nombre de lunes qu’une famille Nasqually vivait près de ce lieu. Elle se composait d’une veuve et de ses quatre fils : l’aîné était de son premier mari, et les trois autres de son second. Les plus jeunes traitaient leur aîné avec beaucoup de malveillance, lui refusant toute part au produit de leur chasse et de leur pêche, tandis que lui, au contraire, désireux de se les concilier, leur donnait toujours une partie de ce qu’il prenait. C’était un grand magicien, mais les autres ignoraient cette circonstance. Fatigué de leurs mauvais traitements, qu’aucune bonté de sa part ne pouvait modifier, il résolut enfin de se venger. En conséquence, il entra un jour dans la hutte, où ils festinaient, et leur dit qu’il venait de voir à peu de distance un grand veau marin. Ils saisirent aussitôt leur lance et partirent dans la direction indiquée. Arrivés près de l’animal, l’un d’eux le frappa de sa lance ; mais ce veau marin était un grand magicien, ami de leur frère aîné, et que celui-ci avait créé exprès pour sa vengeance. À peine est-il frappé par son premier agresseur, que l’Indien ne peut plus ni lâcher sa lance ni la retirer. Les deux autres frères rencontrèrent le même sort. Le veau se jeta à l’eau, en les entraînant tous trois, et nagea ainsi fort avant dans la mer. Après bien des milles de cette navigation, ils voient à l’horizon une île vers laquelle le veau se dirige. Près du rivage, ils peuvent enfin lâcher leurs lances et prendre terre. Se croyant en pays ennemi, ils vont se cacher dans des buissons. Cependant ils voient un petit canot tourner autour d’un point à l’horizon ; ce canot était conduit à la rame par un très-petit homme qui, quand il arrive vis-à-vis d’eux, amarre son bateau avec une pierre attachée à une longue corde ; il ne les aperçoit pas. Bientôt il saute par-dessus le bord de son canot, plonge et reste longtemps sous l’eau. À la fin, il reparait à la surface, apportant un grand poisson qu’il jette dans le canot ; il répète cela plusieurs fois, et chaque fois il regarde dans le canot pour compter sa pêche. Les trois frères mouraient de faim ; l’un d’eux s’offre pour nager : pendant que le petit homme plongera, il lui volera un de ses poissons. Il nage, arrive, prend sa proie avant le retour du pêcheur ; mais le petit homme, sitôt qu’il revient à la surface, découvre le larcin, et, étendant la main, la promène lentement vers l’horizon jusqu’à ce qu’enfin sa direction indique exactement l’endroit où les trois frères se tiennent cachés. Il lève l’ancre alors, rame vers le rivage, découvre immédiatement les trois frères. Puis aussi fort que petit, il leur lie les mains et les pieds, puis, les jetant au fond de son canot, il y saute aussi et rame vers la côte d’où il venait. Après avoir doublé la pointe, ils arrivent dans un village habité par une race d’êtres aussi petits que leur ravisseur, les maisons, les canots, les ustensiles, le tout enfin est à proportion. Les trois frères sont pris et jetés, pieds et poings liés, dans une hutte, tandis qu’un conseil s’assemble pour décider de leur sort. Pendant ce conseil, une immense quantité d’oiseaux, ressemblant à des oies, mais beaucoup plus grands, fondirent sur les habitants et les attaquèrent Ces oiseaux dardaient leurs plumes aiguës, comme le porc-épic ses pointes. Quoique les petits guerriers combattent avec une grande valeur, ils sont bientôt percés de ces dards et renversés, privés de sentiment, sur le sol. Puis les oiseaux prennent leur vol et disparaissent.

De leur prison les trois frères avaient assisté au combat et avaient brisé leurs liens. Il se rendent sur le champ de bataille où ils commencent à arracher les plumes des corps des petits hommes morts en apparence, mais ceux-ci reviennent instantanément à la vie. Quand ils se voient rendus à la santé, ils veulent exprimer leur gratitude à leurs sauveurs, et leur offrent de leur accorder tout ce qu’ils demanderaient. Les frères demandent à retourner dans leur pays. En conséquence, le conseil s’assemble de nouveau pour prononcer sur la meilleure manière de les rapatrier ; à tout événement, on décide d’employer une baleine pour cet usage. Assis sur le dos du monstre, les frères voguèrent dans la direction de Nasqually. Cependant, à moitié chemin, la baleine commence à regretter sa complaisance et songe à les changer en marsouins et à les mettre ainsi en état de nager eux-mêmes jusque chez eux. Car la baleine est considérée comme un Soch-a-li-ti-yah ou grand esprit, quoiqu’elle ne soit pas la même chose que le Hios-soch-a-li-ti-yah, ou grand esprit suprême, qui possède à lui seul de plus grands pouvoirs que tous les autres animaux réunis, La baleine met donc de suite son projet à exécution. Telle fut l’origine des marsouins ; c’est ce qui explique pourquoi ils se battent constamment avec les veaux marins, car un veau causa toutes leurs infortunes. Après cette disparition étrange des trois frères, leur mère descendit sur le rivage et y demeura de longs jours à guetter leur retour et à se lamenter. Enfin, un jour qu’elle attendait, comme de coutume, la baleine vint à passer, et prenant pitié de son malheur, elle la changea en cette pierre.

Je ne remarquai rien de particulier à la forme de ce rocher, quand nous passâmes auprès, dans notre canot ; au moins par ce que j’en pus voir, il me sembla impossible d’y distinguer rien qui ressemblât à une forme humaine, pour justifier la conclusion de la légende. Cependant ce rocher entièrement isolé et sans aucun être visible à des milles à la ronde, devait naturellement devenir un objet spécial d’observation pour les Indiens, et sa position solitaire explique suffisamment qu’il ait été choisi pour théâtre de quelques-unes des créations romanesques de leur superstitieuse crédulité.

15 juin. — Nous arrivâmes à Nasqually, où je me procurai des chevaux pour me rendre à la rivière Cowlitz. Je traversai de nouveau la prairie de Bute et la montagne de boue ; dans la soirée du troisième jour, j’arrivai à la hutte de mon vieil ami Kinox ; mais, à mon grand étonnement, je trouvai une froideur inaccoutumée dans son accueil et même dans celui de ses enfants qui, à mon approche, allèrent se cacher. À la fin, il me demanda si je n’avais pas fait le portrait d’une femme, la dernière fois que j’étais venu parmi eux. J’en convins. Un silence glacial suivit et je ne pus obtenir la moindre réponse à mes questions. En quittant la hutte, je rencontrai un métis qui me dit que Cowwachan venait de mourir et qu’on m’attribuait sa mort.

Je me procure immédiatement un canot et je pars pour le fort Vancouver, en aval de la rivière. Je rame toute la nuit, connaissant trop bien le danger que je courais si je venais à rencontrer quelqu’un de ses parents. J’arrive sain et sauf au fort Vancouver, le 20 juin, avec mon paquet de nouvelles du monde civilisé. Je dus y rester jusqu’au 1er juillet pour attendre les bateaux qui journellement arrivaient de la Nouvelle-Calédonie et de la Columbia supérieure avec fourrures et qui devaient partir de nouveau chargés d’approvisionnements d’hiver pour les postes de l’intérieur.

1erjuillet. — Les neuf bateaux composant la brigade avaient complété leurs approvisionnements et se disposaient à partir pour leurs différentes destinations. M. Lewis devait les commander jusqu’à son arrivée à Colville, son propre poste ; mais nous eûmes beaucoup de peine à réunir les équipages, s’élevant à soixante ou soixante-dix hommes. Les uns demandaient, avant le départ, leur allocation de rhum, ou régal ; on ne le distribue aux hommes de la compagnie qu’au début d’un grand voyage ; les autres, occupés à faire leurs adieux à leurs maîtresses indiennes, se trouvent difficilement ; en un mot, ils hésitent tous à renoncer à la vie de paresse et d’abondance des deux ou trois dernières semaines ; ils savent trop bien quelles fatigues et quelles privations les attendent.

Cependant, vers le soir, nous parvenons à réunir les équipages, et M. Lewis leur promet le régal à la première occasion convenable. Le fort nous salue de sept coups de canon et nous lui répondons du vaisseau de la compagnie mouillé près de l’entrepôt. Les habitants du fort viennent se grouper autour de nous ; et enfin, au milieu des acclamations et des souhaits venus du cœur pour le succès de notre voyage, nous partons. À cause de l’heure avancée nous n’atteignons ce jour-là que les moulins de la compagnie, à huit milles du fort.

2 juillet. — Nous partîmes le matin de très-bonne heure, et nos hommes manœuvrèrent leurs rames avec une vigueur inusitée ; ils devaient recevoir leur régal dans la soirée. À deux heures de l’après-midi nous atteignîmes la prairie du thé, à une distance de vingt-huit milles. Là, nous débarquâmes pour laisser les hommes recevoir la récompense promise. C’est une pinte de rhum par tête, et ils ne peuvent la boire qu’à une distance suffisante du poste, afin que ceux qui veulent s’enivrer s’enivrent, mais ne puissent se mettre en contact avec les serviteurs de l’établissement.

Aussitôt après le débarquement, on établit le camp, on alluma le feu pour le souper ; bref, on fit tous les préparatifs pour la nuit, avant la distribution de la liqueur. Cette distribution une fois faite, les hommes commencèrent toutes sortes de jeux athlétiques, courant, grimpant, luttant, etc. Nous avions dans nos équipages huit insulaires des Sandwichs qui nous procurèrent beaucoup de plaisir par leur danse, sorte de pantomime accompagnée de chant. Tout cela formait un ensemble extrêmement grotesque et comique, et provoquait les éclats de rire de l’assistance. Quand le rhum commença peu à peu à produire son effet, les brigades appartenant à différents postes commencèrent à se glorifier de leurs actes de courage et d’énergie. Cela amena graduellement à voir qui était le plus brave. Il en résulta des combats sans nombre, beaucoup d’yeux pochés et de nez ensanglantés ; mais tout finit en bonne humeur. Le jour suivant, les hommes étaient abrutis, mais en somme bien disposés ; en réalité, les combats de la veille semblaient une sorte de règlement de compte pour toutes les vieilles querelles et tous les ressentiments. Nous ne partîmes que vers trois heures de l’après-midi et ne fîmes guère que quatorze milles ; nous campâmes au bas des cascades, à l’endroit où commence le premier portage, en remontant la Columbia.

4 et 5 juillet. — Nous employâmes ces deux jours à transporter les ballots de marchandises à travers le portage et à traîner les bateaux vides à l’aide de cordes. Cet endroit est une grande station de pêche ; on y prend d’immenses quantités de poisson à une certaine époque de l’année, celle de notre passage. Les Indiens réunis en ce lieu nous donnaient beaucoup de tracas et d’inquiétudes, et il nous fallut faire bonne garde pour échapper à leurs rapines. Dans la soirée du 5, nous achevâmes de passer le portage, et, quoique les hommes fussent fatigués, nous remontâmes la rivière, sept milles plus loin, avant d’établir notre camp, car nous voulions au plus tôt nous délivrer des naturels du pays.

En rôdant, pendant que les hommes transportaient les marchandises aux cascades, je découvris un grand cimetière de têtes plates et j’éprouvai le désir le plus vif de me procurer un crâne. Toutefois, pour y parvenir, je devais prendre les plus grandes précautions, et je ne m’exposais pas à un médiocre danger non seulement en le prenant, mais encore en le conservant par la suite ; il y a plus, les voyageurs auraient certainement refusé de faire route avec moi s’ils avaient soupçonné mon larcin, à cause de la crainte superstitieuse attachée aux cimetières. Je profitai cependant de la préoccupation de tout le monde et je parvins à m’emparer d’un crâne complet, sans exciter le moindre soupçon.

À l’endroit où nous campâmes dans la soirée du 5, nous vîmes beaucoup de troncs d’arbres dans la rivière ; ils provenaient d’un éboulement récent.

Pendant la nuit, deux de nos insulaires les Sandwichs désertèrent. On déchargea un bateau qui fut immédiatement envoyé en arrière, pour intercepter leur fuité aux cascades. Ils avaient reçu pour dix livres de marchandises ; cachant, en passant aux cascades, leurs sacs dans les bois, ils espéraient pouvoir retourner sur la côte avec leur butin. On retrouva pourtant les traces, puis les sacs, mais point les hommes ; quant à eux, Tomaquin se chargea de les retrouver.

Le jour suivant, Tomaquin, avec trois hommes de sa tribu, les ramena ; chaque Indien, en ramant, tenait son couteau dans les dents, prêt à frapper si les insulaires venaient. Il parait qu’ils avaient visité son camp pendant la nuit ; il avait alors assemblé sa tribu et les avait entourés ; les insulaires, se croyant perdus, demandèrent grâce. Tomaquin reçut pour récompense quatre couvertures et quatre chemises. Il ne restait plus qu’à punir les déserteurs ; leur sentence fut aussi vite exécutée que prononcée. À leur sortie du canot, notre guide, grand et fort Iroquois, s’empara de l’un, tandis que M. Lewis saisissait l’autre. La punition consista simplement à les rosser d’importance. Le châtiment de ces hommes peut sembler sauvage et excessif à ceux qui vivent dans le monde civilisé ; mais c’est seulement avec un traitement pareil qu’on peut maintenir dans l’ordre des hommes comme ceux-là ; surtout dans un voyage à l’intérieur, où il importe à tout prix de prévenir les désobéissances ou les désertions.

6 juillet. — Il pleut fortement toute la journée et le vent devient si violent que nous sommes obligés d’aborder, dans un sol bas et marécageux, au milieu de myriades de moustiques.

7 juillet. — Après avoir traversé une mission méthodiste, nous arrivâmes au portage des Dalles. Trente Indiens se mirent aux bateaux, chaque homme recevant pour travail cinq balles et de poudre. Les Indiens des Dalles ne se déforment pas la tête. Le pays commence à devenir stérile et sans forêt. On prend du saumon en grande abondance dans les rapides.

8 juillet. — Arrivés aux chutes, nous ne trouvâmes aucune difficulté pour le transport de nos bateaux, grâce aux Indiens qui nous aidèrent de grand cœur. À une époque antérieure, cette tribu était plus remuante qu’aucune autre des bords de la Columbia. À ce portage, soixante hommes armés devaient protéger les marchandises. C’est à et endroit même que fut tué l’homme à la boîte d’étain, mentionné dans l’Astoria de Washington Irving. Nous dûmes acheter du bois des Indiens pour cuire notre souper, car on ne voyait dans le voisinage ni arbre ni buisson. Ces Indiens ne peuvent avoir du bois flotté pour leur propre usage que quand la rivière est haute et qu’elle le met à leur portée ; ils estiment tout naturellement le bois un très-haut prix, à cause de sa rareté. Ceux qui résident et qui se réunissent autour des chutes pour pêcher, s’appellent Skeen ; ils ne s’aplatissent pas la fête et passent pour un peuple hardi et brave. Amis, à cette époque, des agents de la compagnie de la baie d’Hudson, ils vivaient en paix avec leurs voisins têtes plates. Ils prennent quelques daims et un peu d’autre gibier ; avec la peau qu’ils en retirent, ils font tous leurs vêtements, ce qui ne leur donne pas grand’peine. Je fis le portrait de Mancemuckt, le chef ; il portait un bonnet de peau de renard et une chemise de peau de daim.

9 juillet. — Nous quittâmes les chutes par un bon vent et nous remontâmes les rapides à la voile ; mais bientôt, l’eau déferlant sur l’avant des bateaux, nous carguâmes les voiles et campâmes dans le voisinage d’une tribu d’Indiens voleurs ; faute de combustible, il nous fallut attendre le bois d’un des canots de sépulture, non sans en avoir retiré les os que nous plaçâmes soigneusement avec d’autres. Notre marmite ne bouillait pas encore que des hommes de la tribu parurent et nous firent comprendre notre sacrilège. Après une longue et fatigante discussion, et nous sentant d’ailleurs trop nombreux pour que les Indiens en vinssent à une violence ouverte, le parent offensé consentit à recevoir un peu de tabac, des munitions et quelques autres petits présents ; il se déclara satisfait. Nous évitâmes ainsi une vengeance assurée au premier blanc égaré dans ces parages.

10 juillet. — Nous vîmes et tuâmes une grande quantité de serpents à sonnettes ; les hommes occupés au halage des bateaux marchaient pieds nus, et aussi ils les redoutaient vivement. Les Indiens disent que le sel appliqué immédiatement, et en grande quantité, ou l’emploi des liqueurs au moment de la morsure, peuvent opérer la guérison ; je n’ai, toutefois, jamais vu ni l’un ni l’autre moyen employé, et je soupçonne fort le dernier remède d’être une ruse indienne pour obtenir à tout prix des spiritueux.

11 juillet. — Beaucoup d’Indiens nous suivirent à cheval, à une grande distance le long du rivage. J’obtins un de leurs chevaux, et accompagné d’un Indien, je fis une pointe de sept à huit milles dans l’intérieur du pays, que je trouvai aussi aride et stérile que les bords de la rivière. Les sinuosités de son cours, que les bateaux devaient forcément suivre, me permirent de rejoindre mes compagnons plus loin ; cette course à cheval, quoique peu intéressante au point de vue du paysage, me procura néanmoins une diversion agréable à la monotonie des bateaux. Comme nous approchions de l’endroit où la Walla-Walla débouche dans la Columbia, nous nous trouvâmes tout à coup en présence de rochers extraordinaires, s’élevant en saillie sur un cône à pic ou rempart d’environ sept cents pieds au-dessus du niveau de la rivière. Les voyageurs donnent à ces rochers le nom de Cheminées, et comme on les voit à une grande distance, ils servent de points de reconnaissance pour s’orienter.

Les Indiens Walla-Wallas les appellent Rochers des filles Kiu-se. Voici la légende qu’ils racontent à leur sujet. Il faut se rappeler que toutes les tribus indiennes choisissent quelque animal auquel elles attribuent des pouvoirs surnaturels ou dans le langage du pays des pouvoirs magiques : la baleine, par exemple, sur la côte nord-ouest ; le Kee-ye, ou aigle belliqueux, le père du tonnerre, à l’est des montagnes Rocheuses, et le loup sur les bords de la rivière Columbia. Or, il arriva que le grand loup magicien de la rivière Columbia, suivant la tradition des Walla-Wallas, plus rusé et le plus habile des manitous, apprit qu’une grande sauterelle magique désolait tout le pays soumis à ses lois. Il résolut immédiatement de se mettre à sa recherche. Il s’avance donc jusque sur les bords de la rivière, et tombe bientôt sur l’objet de sa poursuite. Chacun de ces deux formidables manitous croit qu’il vaut mieux recourir à la ruse pour triompher de son adversaire. Ils commencent, en conséquence, à échanger entre eux des civilités ; puis, afin de s’épouvanter réciproquement, ils se mettent à célébrer leurs exploits merveilleux et à énumérer tout ce qu’ils ont tué et mangé. La sauterelle dit au loup que la meilleure manière de prouver lequel des deux a le plus dévoré est que chacun vomit le contenu de son estomac ; celui qui vomirait le plus de poil, substance indigestible, montrerait par là qu’il avait dévoré le plus d’animaux, et obtiendrait l’avantage. Le loup y consent ; ils commencent en conséquence avec de grands efforts à vomir tout ce qu’ils ont dans l’estomac. La sauterelle, dans les violentes secousses qu’elle se donne, ferme naturellement les yeux ; le loup s’en aperçoit, et tira adroitement de son côté, sans être découvert, une grande partie de la portion de son adversaire. La sauterelle, voyant que la part du loup surpasse la sienne, abandonne la lutte, et propose au loup l’échange de leurs chemises en signe d’amitié et de réconciliation. Le loup se rend à cette proposition, et demande à la sauterelle de commencer ; celle-ci refuse, et demande au loup la même faveur.

Le loup cède encore à cette exigence, et, se frappant la poitrine, fait soudain disparaître sa chemise. La sauterelle, grandement étonnée, et ne possédant aucun charme par lequel elle puisse se débarrasser aussi vite de la sienne, est obligée de l’ôter de la manière ordinaire en la tirant par-dessus sa tête ; le loup n’attend que ce moment, et, tandis que la sauterelle avait la tête et les bras embarrassés dans sa chemise, il la tue.

Le loup, délivré de sa bruyante et dangereuse rivale, se mit en marche pour retourner chez lui. En arrivant à une distance de quelques milles de la Walla-Walla, il vit trois belles filles Ki-use dont il devint éperdument amoureux ; elles transportaient des pierres dans la rivière ; elles voulaient faire une cascade artificielle ou bien un rapide, afin de n’avoir qu’à se laisser glisser pour prendre le saumon. Le loup épie secrètement leurs opérations pendant le jour ; à la nuit il se rend à la digue ; là, il détruit entièrement leur ouvrage, malice qu’il répète pendant trois nuits consécutives. Le matin du quatrième jour, il voit les jeunes filles qui pleuraient, assises sur le rivage ; il s’approche et leur demande le motif de leurs larmes. Elles répondent qu’elles meurent de faim, parce qu’elles ne peuvent prendre aucun poisson, faute de digue. Maître loup leur propose de leur en construire une, à condition qu’elles veuillent bien devenir ses femmes ; elles y consentent, aimant mieux cela plutôt que périr. Et on voit encore aujourd’hui une longue jetée de pierres qui traverse presque entièrement la rivière : c’est l’œuvre du loup amoureux.

Pendant assez longtemps, il vécut heureux avec les trois sœurs (c’est une coutume très-fréquente parmi les Indiens d’épouser dans une famille le plus de sœurs qu’ils peuvent, sous prétexte que des sœurs s’accordent naturellement mieux entre elles que des étrangères) ; mais à la fin il devint jaloux de ses femmes, et, par son pouvoir surnaturel, il changea deux d’entre elles en colonnes de basalte au midi de la rivière ; il se changea lui-même en un rocher qui ressemble un peu aux deux autres au nord, afin de pouvoir toujours les surveiller. Je demandai au narrateur ce que la troisième sœur était devenue. « N’avez-vous pas, me dit-il, remarqué en montant ici, une caverne ? — Oui, lui répondis-je. — Eh bien ! répliqua-t-il, c’est tout ce qui reste d’elle. »