Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 15

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 125-140).

CHAPITRE XV.


Désirant faire le tour des côtes du détroit de de Fuca et visiter les tribus qui les habitent, je priai Cheahclach, le principal chef, de prendre avec lui quatre de ses hommes et un canot, afin d’accompagner l’interprète du fort et moi dans notre excursion ; le 6 mai au matin, nous partîmes en naviguant par l’est de l’île Vancouver : nous traversâmes le canal d’Aro pour nous diriger vers la terre ferme. En approchant d’un village indien qui contenait, comme je l’appris plus tard, cinq ou six cents habitants, nous les vîmes se précipiter vers le rivage dans une attitude apparemment hostile ; et comme les bateaux de l’expédition de découverte avaient été attaqués l’année précédente au même endroit, nous conçûmes naturellement quelques craintes. À peine étions-nous abordés, une foule compacte nous entoura en s’avançant dans l’eau jusqu’à la ceinture. On saisit notre canot et on nous emporta sur le rivage où l’on nous demanda ce que nous voulions. Je répondis que j’expliquerais mes intentions au chef, qui immédiatement s’avança d’un air amical.

Lui ayant dit que mon intention était de visiter tous les Indiens, et de faire le portrait des principaux chefs et grands guerriers, il me conduisit dans sa hutte ; là, je m’assis sur une natte vis-à-vis de lui et je me mis à dessiner. En quelques moments, le local se remplit de monde, les Indiens grimpèrent au haut de la hutte, arrachèrent les nattes des supports, et s’y suspendirent comme un essaim d’abeilles, chacun fixant sur nous des yeux avides. De tous côtés, je ne voyais qu’un assemblage repoussant de faces hideuses qui me semblaient enduites d’une boue rouge et blanchâtre.

J’achevai rapidement mon esquisse et je m’évadai après avoir donné au chef un morceau de tabac pour sa complaisance. Il s’appelait Cheah-clach, chef des Clallums. En arrivant au rivage je trouvai le vent tellement fort que je crus plus prudent de risquer un campement. En conséquence, je plantai ma tente à environ deux cents yards du village. Mais nous fûmes bientôt entourés par des centaines d’indiens, ayant leur chef au milieu d’eux. Je donnai à celui-ci un léger souper et lui dis toutes les nouvelles dont il se renseignait avec avidité. Puis, lui ayant fait savoir que j’étais fatigué et que je désirais me reposer, ce que je ne pouvais faire tant qu’une si grande foule entourerait ma tente, il se leva à l’instant et ordonna aux importuns de se retirer, ce qu’ils firent sur-le-champ.

Vers dix heures du soir, j’allai faire un tour dans le village, et entendant un grand bruit dans une des huttes, j’entrai et trouvai une vieille femme qui soutenait dans ses bras une des plus belles filles indiennes que j’eusse encore vues. Elle était nue. Nu également et assis les jambes croisées, au milieu de la chambre, se tenait le magicien ayant devant lui une assiette de bois pleine d’eau ; douze ou quinze autres individus s’étendaient le long des murs de la hutte. Il s’agissait de guérir la jeune fille d’une douleur qu’elle avait au côté. Aussitôt que ma présence fut remarquée, on me fit place, pour que je pusse m’asseoir. Le médecin qui venait d’officier me parut dans un état d’abondante transpiration par suite des efforts qu’il avait faits, et bientôt il se mêla aux assistants, tout à fait épuisé. Un plus jeune magicien lui succéda, se mit devant l’assiette et tout près de la malade. Jetant sa couverture de côté, il se mit à chanter et à gesticuler de la plus violente manière, tandis que les assistants marquaient la mesure en frappant avec de petits bâtons sur des bassins de bois creux et sur des tambours, avec accompagnement de la voix. Après une demi-heure de cet exercice, et quand la sueur commença à lui ruisseler sur tout le corps, le magicien se précipita tout à coup sur la jeune fille qu’il saisit à belles dents par le côté, la mordant et la secouant pendant quelques minutes, qui parurent faire souffrir à la malade une véritable agonie. Puis il la lâcha en s’écriant qu’il avait saisi le mal, et il se porta les mains à la bouche, après quoi il les plongea dans l’eau, prétendant qu’il y retenait avec beaucoup de difficulté la maladie qu’il venait d’enlever.

Il se mit alors à marcher autour de moi d’un air triomphant. Entre le pouce et l’index de chaque main, il tenait quelque chose ressemblant beaucoup à un morceau de chair ; ce que voyant, un des Indiens aiguisa son couteau et vint couper la moitié de chacun des morceaux. L’un des morceaux coupés fut jeté dans le feu ; cette opération était accompagnée d’un vacarme familier aux seuls magiciens. Le magicien semblait parfaitement satisfait de lui-même, quoique la pauvre malade ne me parût rien moins que soulagée par un aussi violent traitement.

7 mai. — Le lendemain matin, nous quittâmes notre campement avant le jour, sans attendre que nous pussions présenter nos respects aux chefs. Dans l’après-midi, nous touchâmes à l’île de Whitby, qui sépare le détroit de de Fuca du détroit de Puget. Une mission catholique avait été établie dans l’île quelques années auparavant, mais les dispositions hostiles des Indiens l’avaient fait abandonner.

En approchant du village de Toanicham, nous aperçûmes deux forts bastions en troncs d’arbres, bien calculés pour la défense dans une guerre contre les Indiens. À mesure que notre canot approchait de la terre, je remarquai que les habitants couraient à ces bastions, et peu de temps après nous entendîmes tirer quelques coups. Supposant que c’était dans l’intention de nous saluer, nous nous approchâmes de plus en plus, surpris cependant d’entendre d’autres décharges et de voir les balles tomber près de notre canot. Mes Indiens cessèrent immédiatement de ramer, et ce fut avec la plus grande difficulté que je les décidai à avancer. Si nous avions montré la moindre intention de nous retirer, je ne doute pas qu’ils n’eussent continué leur feu, et avec plus de succès. Néanmoins quand j’abordai et que je leur demandai pourquoi tout ce bruit, ils me dirent que c’était seulement pour me faire connaître qu’ils avaient, eux aussi, des armes à feu en leur possession.

Ils me traitèrent ensuite avec beaucoup d’hospitalité. Lock-ki-mèm, leur chef, nous offrit toutes les provisions dont il pouvait disposer. Je demeurai deux ou trois heures dans ce village dont je pris une vue. Je réussis aussi à obtenir qu’une très-belle femme, celle du second chef, posât pour moi. Elle avait la tête la plus plate que j’eusse encore vue dans ces parages. Nous nous dirigeâmes ensuite vers la côte méridionale du détroit, et nous campâmes.

8 mai. — Nous continuons à nous diriger en canot au sud du détroit, et nous campons sur un long banc de sable de trois ou quatre milles.

9 mai. — Nous fîmes un portage à travers le banc de sable, et vers le soir nous atteignîmes I-eh-nus, village Clallum ou fort. Il se compose d’une double rangée de forts poteaux de vingt pieds de hauteur en dehors et de cinq en dedans, sur un espace de cent cinquante pieds carrés. Un toit recouvrait cet espace qui était divisé en petits compartiments séparés pour l’usage exclusif de chaque famille. Deux cents individus de cette tribu occupaient le fort à l’époque de mon arrivée. Leur chef, Yates-sut-soot, me reçut avec beaucoup de cordialité. J’y restai trois jours, et toute la tribu me traita avec bonté. Yates-sut-soot appréhendait beaucoup une attaque des Indiens Macaws et croyant mon pouvoir et mon influence de magicien très-considérables, il me demanda avec empressement quel parti je prendrais dans le cas où ils viendraient. Je répondis que tant que lui et les siens me traiteraient bien, je serais leur ami.

Peu de temps avant mon arrivée, la tribu avait livré une grande bataille aux Macaws, et les Clallums avaient beaucoup souffert. Les Clallums avaient pris le corps d’une baleine que les Macaws avaient tuée. Le courant avait amené son corps au village des Clallums. Les Macaws avaient demandé une partie de la dépouille et la restitution de leurs lances, au nombre de quinze ou vingt qui étaient restées encore fixées dans la baleine ; les Clallums rejetèrent les deux demandes ; de là la guerre.

On prend à présent peu de baleines sur la côte, mais les Indiens adorent cette pêche, car ils font un grand cas de cette graisse, ils la coupent en lanières d’environ cinq pouces de largeur sur deux pieds de longueur et la mangent généralement avec du poisson sec.

La pêche de la baleine doit présenter un très-vif intérêt. Aussitôt qu’on aperçoit une baleine au large, les Indiens se précipitent dans leurs grands canots, dix ou douze par embarcation. Chaque canot est muni de grands sacs en peau de veau marin remplis d’air, pouvant contenir dix gallons ; une forte corde de huit ou neuf pieds de long retient à chaque sac un bout de lance à pointe recourbée en os ou en fer ; un manche de sept ou huit pieds de long sert à manier la lance. Une fois à portée, on harponne la baleine jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus plonger, en raison des sacs remplis d’air qui tiennent aux harpons ; on achève l’animal et on le remorque au rivage. La pêche conduit quelquefois le pêcheur à vingt ou trente milles au large, et ils dirigent leurs embarcations avec tant d’adresse, qu’il n’arrive presque jamais d’accident.

Peu de mois après la querelle au sujet de la baleine, le frère de Yellow-cum, principal chef des Macaws, se rendit au fort Victoria pour acheter des munitions et d’autres articles dont il avait besoin. À son retour, il fut attaqué par les Clallums qui le tuèrent avec un de ses hommes ; trois autres parvinrent à s’échapper et à gagner le cap Flattery où Yelow-cum résidait. Aussitôt qu’il apprit la mort de son frère, il équipa douze de ses plus grands canots, y embarqua trente guerriers et fit une descente soudaine à I-eh-nus ; mais il s’aperçut bien vite qu’il y aurait pour lui peu de chance de succès tant que les Clallums resteraient dans leur clôture protégée par les troncs d’arbre, tandis que ses hommes étaient exposés sans aucun abri au feu meurtrier des assiégés. En conséquence, il envoya quelques-uns des siens à l’ouest du fort, avec ordre de mettre le feu à l’herbe et au bois ; l’incendie se communiqua rapidement aux constructions ; pendant ce temps, il veillait avec le reste de sa troupe pour rendre toute fuite impossible. Les Clallums se précipitèrent bientôt hors de leur enceinte et se dirigèrent avec leurs femmes et leurs enfants vers les montagnes. Yates-sut-soot et Yellow-cum combattirent avec un grand courage corps à corps et sans autres armes que leurs couteaux, jusqu’à ce qu’enfin la mêlée les sépara. Je vis un des Clallums qui avait été horriblement balafré dans ce combat en traversant toute la ligne des Macaws qui lui firent chacun une entaille au moment où il passait. Une partie seulement des constructions brûla ; Yellow-cum fit dix-huit prisonniers, c’était surtout des femmes ; il les réduisit en esclavage. À son retour chez lui, il mit huit têtes au bout des pieux et en orna la proue de ses canots. On porta ces têtes au village, et on les suspendit sur le devant des huttes des guerriers victorieux. Ces Indiens-là ne scalpent pas leurs ennemis.

Près du village s’élèvent de nombreux tombeaux d’aspect singulier, surmontés de divers compartiments dans lesquels les Indiens placent leurs offrandes pour les morts.

12 mai. — Nous partîmes avec l’intention de retourner à l’île Vancouver, mais le vent violent nous ramena vers le rivage, que nous côtoyâmes pendant douze ou quinze milles jusqu’à l’embouchure de la rivière. La contrée présente au sud, aussi loin que la vue peut s’étendre, une chaîne continue de hautes montagnes couvertes de neige. Nous remontâmes la rivière un mille jusqu’à une station de pêche indienne nommée Suck. La rivière est barrée dans toute sa largeur par des pieux auxquels tient un ouvrage en branchages, avec des ouvertures conduisant dans des compartiments d’osier ; c’est là qu’entre le poisson qui remonte la rivière. Une fois dans ces entonnoirs d’osier, il ne peut plus sortir. Le poisson se conserve là sans aucun inconvénient, jusqu’à ce que l’on en ait besoin, et le village possède de cette manière un approvisionnement constant. On en prit de grandes quantités à mon arrivée, et un morceau de tabac nous en valut une abondante moisson.

Les Indiens prennent aussi beaucoup de canards avec un filet fixe qu’ils étendent entre deux poteaux hauts d’environ trente pieds, et éloignés de cinquante ou soixante pieds. Ce filet se place dans une étroite vallée par laquelle les canards passent en s’envolant le soir. On fait un feu qui donne beaucoup de fumée au bas du filet pour empêcher les canards de l’apercevoir, et quand ils s’envolent, ils ne manquent pas de venir s’y heurter, ce qui les étourdit et les précipite contre le sol où on les prend.

Le vent soufflant toujours avec violence, nous restâmes jusqu’au 14. Chaw-u-wit, la fille du chef, me permit de faire son portrait. Pendant qu’elle posait, un grand nombre d’indiens nous entourait, ce qui paraissait la fatiguer beaucoup, car la timidité naturelle des femmes indiennes les rend particulièrement sensibles à l’attention publique ou à la moquerie.

Trouvant que notre canot était trop petit, Cheu-Cluk réussit à l’échanger contre un plus grand. À trois heures du matin nous nous embarquâmes et commençâmes une traversée de trente-deux milles en pleine mer. Environ deux heures après notre départ, le vent se transforma en bourrasque, nous fûmes obligés d’avoir sans cesse un homme occupé à vider l’eau du canot pour nous empêcher de sombrer.

Dans ce travail, les Indiens entonnent un de leurs chants sauvages, qui s’élève jusqu’à des cris toutes les fois qu’une vague plus grande que les autres approche ; puis ils soufflent et crachent contre le vent comme dans une violente querelle avec le mauvais esprit de la tempête. C’était à la fois une scène de la plus sauvage et de la plus extrême irritation ; des vagues, de vraies montagnes, enveloppaient notre petit canot et paraissaient à chaque instant près de nous engloutir ; le vent rugissait sur nos têtes, et les cris d’horreur des Indiens rendaient notre situation présente vraiment terrible. J’étais surpris de la dextérité avec laquelle ils manœuvraient le canot, en mettant tous leurs rames du côté du vent chaque fois qu’une vague arrivait, ce qui leur permettait d’en briser la force et d’en rejeter l’écume par-dessus nos têtes, de l’autre côté du canot.

Je regardais avec terreur chaque vague qui nous arrivait avec un bruit de tonnerre ; et je dois confesser que je n’étais pas tranquille sur l’issue de notre navigation. Cependant vers deux heures de l’après-midi, nous touchions au fort, trempés et mourant de faim, mais sans autre dommage qu’une fatigue extrême ; on le conçoit : onze heures d’un dur travail ! Tout cela disparut bientôt devant le feu joyeux et le dîner cordial qui nous accueillirent au fort Victoria. Un des Indiens me dit que, pour lui, il n’avait point eu peur pendant la tempête, qu’il n’avait tremblé que pour moi ; que ses frères et lui pouvaient facilement atteindre le rivage en nageant, la distance eût-elle été de dix milles.

Environ deux jours après mon arrivée au fort, on me prie de faire le portrait d’un Indien. Tout à coup la porte de ma chambre s’ouvre brusquement, et entre un Indien d’apparence très-commune. Comme je ne voulais pas être dérangé, je renvoie l’importun avec très-peu de cérémonie, et je ferme la porte sur lui, supposant que c’était quelque Indien ordinaire. Environ une demi-heure après, M. Finlayson entre et me dit que le grand Yellow-cum, principal chef des Macaws, du cap Flattery, était arrivé au fort. J’avais tant entendu parler de ce chef, et par ses ennemis les Clallums d’Ie-h-nus, et par les Indiens du fort Vancouver, que j’étais résolu, pour le voir, à aller au cap Flattery, c’est-à-dire à faire soixante milles de plus. Très-satisfait de le rencontrer, puisque cela m’évite le voyage, immédiatement je sors pour me mettre à sa recherche. Je ne suis pas peu étonné et contrarié de trouver en lui le visiteur que je viens de mettre si rudement hors de ma chambre. Naturellement, je lui fais mes excuses en lui expliquant que je ne le connaissais pas. Il me répond qu’il me décharge volontiers de toute intention d’insulte, mais que ma manière d’agir l’avait extrêmement mortifié.

Il m’accompagna dans ma chambre, et j’obtins de lui beaucoup de détails sur son histoire particulière. Le père d’Yellow-cum était le pilote du malheureux Tonquin, le vaisseau envoyé par John-Jacob Astor, pour trafiquer avec les Indiens, au nord de l’île Vancouver. Ce fut le seul qui s’échappa du vaisseau, avant qu’on l’eût fait sauter. On ne put obtenir un récit clair de ce triste événement, aucun blanc n’ayant survécu pour dire ce qui s’était passé.

Yellow-cum est l’homme le plus riche de sa tribu. Sa fortune consiste principalement en esclaves et en ioquos, petites coquilles qui abondent au cap Flattery. Ces coquilles servent de monnaie, et donnent une grande activité au trafic parmi les tribus. On les pêche dans la mer à une profondeur considérable, avec une longue perche fixée dans une planche plate d’environ quinze pouces carrés. De cette planche sort un certain nombre de pointes d’os, qui entrent dans les extrémités creuses des coquilles et les détachent du fond de l’eau pour les ramener à la surface. Blanches, minces et creuses, ces coquilles se terminent en pointe, légèrement courbée, de la grosseur d’un fourneau de pipe ordinaire. On les estime en raison de leur longueur, et leur prix augmente suivant un étalon convenu : quarante coquilles représentent la longueur d’une brasse, et valent une peau de castor ; mais si trente-neuf coquilles suffisent pour égaler une brasse, ce nombre payera deux peaux de castor ; trente-huit coquilles payeront trois peaux, et ainsi de suite, en augmentant d’une peau de castor pour chaque coquillage au-dessous du nombre établi.

Yellow-cum me fit présent d’une paire de pendants d’oreilles faits avec ces coquilles ; il y en avait à chacun soixante-dix ou quatre-vingt. Il possédait aussi des peaux de loutres de mer ; cette fourrure, la plus estimée sur la côte nord de l’Amérique, d’après le tarif, représente, en valeur ordinaire, douze couvertures, un fusil, plus du tabac, des munitions et d’autres objets à proportion. La couverture est le type d’après lequel se calcule la valeur de tous les articles sur la côte nord-ouest. Indépendamment de sa richesse, Yellow-cum exerce une immense influence sur toutes les tribus ; son courage personnel et son habileté, et non un droit héréditaire, l’ont élevé au rang de chef principal. Je peux citer comme preuve de son courage et de sa confiance en lui ceci : que je le vis au fort se promener au milieu de plusieurs chefs Clallums, contre lesquels il avait soutenu souvent des luttes acharnées. Il jugeait néanmoins prudent de rester dans le fort après la tombée de la nuit.

Je visitai les huttes des Indiens Eus-à-nich. Leur chef était très-riche, et menait huit femmes avec lui. Je lui fis comprendre en lui montrant quelques esquisses que je désirais faire son portrait, mais je fus repoussé si violemment par ces dames, que je m’estimai heureux de me soustraire à leurs bavardages, tandis que leur mari se tenait assis comme le grand Turc, évidemment flatté de l’intérêt qu’elles montraient pour sa santé. Peu de jours après, je rencontrai le chef seul à quelque distance de son camp, et il consentit à me laisser faire son portrait, moyennant un morceau de tabac.

Dans une de mes excursions journalières, la laideur d’un Indien me frappa particulièrement ; c’était Shawstun, principal chef des Sinahomas. Il me demanda très sérieusement si mon travail n’entraînerait pas pour lui un danger de mort. Mais, après que j’eus achevé l’esquisse et que je lui eus donné un morceau de tabac qu’il tint un moment en l’air, il se plaignit que la récompense était mince pour un pareil danger. Il me suivit ensuite pendant deux ou trois jours, en me priant de détruire la peinture ; à la fin, pour m’en débarrasser, j’en fis une copie grossière que je déchirai devant lui, en l’assurant que c’était l’original. Je restai dans l’île Vancouver jusqu’au 10 juin, et peut-être serait-il à propos, avant de la quitter, de donner un résumé général des informations que, tant par mes observations personnelles que par celles des agents de la compagnie de la baie d’Hudson, je recueillis sur les traits caractéristiques des différentes tribus qui habitent ces régions.

Les Indiens au sud de la rivière Columbia se tatouent au-dessous de la bouche, ce qui donne à leur physionomie une légère apparence bleuâtre. Ceux de l’embouchure de la Columbia, même à cent milles en remontant, aussi bien que ceux du détroit de Puget, du détroit de Fuca et de la partie méridionale de l’île Vancouver, s’aplatissent la tête dans l’enfance. Une tribu du nord s’appelle la tribu aux babines ou grosses lèvres. Les femmes de cette tribu ont la lèvre inférieure élargie par l’insertion d’un morceau de bois. On passe un petit fragment d’os mince dans la lèvre de l’enfant de bas en haut, et on le remplace graduellement par un plus grand, jusqu’à ce qu’un morceau de bois de trois pouces de long et d’un pouce et demi de large amène la lèvre à un horrible développement qui augmente avec l’âge. On attache une grande importance au développement de cette lèvre, car il constitue l’expression suprême de la beauté féminine et marque aussi la différence entre les femmes libres et leurs esclaves.

Quand on ôte le morceau de bois en certaines occasions, la lèvre tombe sur le menton, ce qui présente l’aspect le plus dégoûtant qu’on puisse imaginer. Les hommes se passent quelquefois au nez un anneau d’os ou de cuivre, s’ils peuvent s’en procurer, mais l’usage n’en est pas général. Ils portent un bonnet de fibres d’écorce de cèdre très-finement tissées et une couverture de laine de moutons de montagnes ; ces couvertures sont très-estimées et demandent des années de travail. Pour une que je me procurai avec beaucoup de difficultés, j’eus à payer cinq livres de tabac, dix charges de poudre, une couverture, une livre de grains pour colliers, deux chemises de toile à carreaux et deux onces de vermillon.

Les tribus voisines de cette dernière, en montant toujours plus au nord, s’introduisent des grains de diverses couleurs dans toute la longueur de la lèvre supérieure, ce qui lui donne l’apparence d’un collier.

Dans l’intérieur de la Nouvelle-Calédonie, à l’est de l’île Vancouver, et au nord de la Columbia, dans la tribu nommée Taw-wa-tins, qui aime aussi à se faire des babines, ainsi que parmi les autres tribus voisines, prévaut la coutume de brûler les cadavres ; cet usage est accompagné de circonstances d’une barbarie particulière pour les veuves des morts. On pose le corps du mari sur un grand bûcher de bois résineux ; sur ce corps on étend la femme qu’on couvre d’une peau ; on allume ensuite le bûcher, et la pauvre femme est obligée de rester dans cette position jusqu’à ce qu’elle soit presque suffoquée ; alors seulement on lui permet de descendre, comme elle peut, à travers la fumée et la flamme. À peine a-t-elle atteint le sol qu’il est de son devoir d’empêcher le corps du défunt de se contracter par l’action du feu sur les muscles et les nerfs ; aussitôt que cela arrive, il faut qu’avec ses mains nues elle remette le corps en combustion dans une position convenable ; pendant cette opération, elle s’expose aux effets douloureux d’une chaleur intense. Vient-elle à manquer à l’exécution obligée de ce rite bizarre, soit par faiblesse, soit par l’action de la douleur, on la soutient jusqu’à ce que le corps soit consumé. On chante et on bat continuellement le tambour pendant la cérémonie, pour étouffer ses cris. Elle doit ensuite recueillir les fragments d’os non consumés, ainsi que les cendres, et les mettre dans un sac destiné à cet usage ; elle porte ce sac sur son dos pendant trois ans, et reste tout ce temps esclave des parents de son mari ; elle ne peut se laver pendant cette période, de sorte qu’elle devient bientôt un objet dégoûtant. À l’expiration des trois ans, les bourreaux donnent une fête et y invitent tous leurs amis et leurs parents, ainsi que ceux de la malheureuse. D’abord, ils déposent avec beaucoup de cérémonie les restes du mort brûlé dans une boîte qu’ils fixent au haut d’une longue perche, et ils dansent autour. On dépouille la veuve de ses vêtements, on la barbouille de la tête aux pieds d’huile de poisson ; après quoi, un des assistants jette sur elle une quantité de duvet de cygne dont on la couvre en entier. Elle doit alors danser avec les autres. Cela fait, elle peut se remarier si, toutefois, elle se sent assez de courage pour s’aventurer à courir une seconde fois le risque de brûler vivante ou de subir tous ces tourments.

Il arrive souvent qu’une veuve mariée en secondes noces, dans l’espérance peut-être de ne pas survivre à son mari, se suicide à la mort de celui-ci, plutôt que de se soumettre à un second veuvage.

Je ne pus parvenir à apprendre l’origine de ces rites cruels ; je ne peux les expliquer que par l’égoïsme, la paresse et la cruauté naturelle aux Indiens, qui probablement espèrent rendre par ces manœuvres leurs femmes plus attentives à leur bien-être et à leurs commodités personnelles, c’est encore un moyen pour eux de prévenir tout assassinat qui pourrait résulter de jalousies ou de fautes.