Les Impôts après la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 640-658).
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LES IMPOTS


APRÈS LA GUERRE




II.


LA TAXE SUR LE REVENU.




IV. modifier

C’est dans les contributions indirectes, de toutes les taxes, a-t-il été démontré[1], les plus productives, les plus faciles à établir, à percevoir et à supporter, que la France devra chercher d’abord les ressources dont elle a besoin pour combler l’énorme déficit créé par la guerre ; mais elle ne saurait, avons-nous ajouté, les trouver toutes dans cette branche du revenu public, et il lui faudra recourir aussi à d’autres. Auxquelles et dans quelle mesure ? C’est ce que nous allons essayer de déterminer. Une première question qui se présente est celle de savoir si les contributions directes pourront de même être avantageusement l’objet d’une surtaxe. Ces dernières, on le sait, se composent de l’impôt foncier, de l’impôt mobilier, de celui des portes et fenêtres, et du droit de patente ; elles rapportent beaucoup moins que les contributions indirectes. C’est à peine si, réunies, elles entrent pour un quart dans les recettes du budget ; mais elles sont les plus solides, celles qui manquent le moins. Établies comme impôt de répartition ou de quotité, elles ont des bases assez sûres pour qu’on puisse toujours en réaliser le montant, quelles que soient les circonstances. Aussi est-on très heureux de les trouver dans les momens difficiles, lorsque les autres revenus laissent des déficits plus ou moins considérables. Ce sont les ressources des mauvais jours, et à ce titre on peut se demander si on ne doit pas les faire concourir pour leur part dans les charges immenses en présence desquelles nous sommes. La prudence ne le conseille point, ni même l’équité ; non que les impôts directs soient aujourd’hui a un taux excessif et qu’on n’y puisse rien ajouter, tant s’en faut. La propriété foncière par exemple est moins grevée qu’en 1791. Elle fut imposée alors à 240 millions, ce qui représentait le cinquième du revenu, évalué à 1,200 millions ; elle ne paie plus maintenant que 172 millions, un tiers en moins ; cependant la valeur en a plus que doublé et le revenu dépasse 3 milliards. Elle n’a donc pas à se plaindre ; elle n’est pas trop maltraitée par notre système financier. Avec les centimes additionnels, qui profitent exclusivement aux localités qui les supportent, elle ne paie guère plus d’impôts qu’en 1791.

Quant à la taxe mobilière, la base en est généralement très incertaine, peu juste et peu en rapport avec les fortunes qu’on veut atteindre ; mais le taux n’en est pas trop élevé. De même pour la taxe des portes et fenêtres, qui est modérée. Il y aurait plus à dire contre le droit de patente ; c’est le plus inégal de tous les impôts directs, celui qui repose sur les évaluations les plus arbitraires. Néanmoins, si on le considère dans son ensemble, en dehors de quelques applications particulières, qui peuvent être iniques, il n’atteint pas un chiffre exorbitant, eu égard à la richesse à laquelle il s’adresse. Il figure en principal pour 68 millions au budget de 1871, et, si on y ajoute la part des centimes additionnels, il monte à 85 millions ; c’est une somme relativement peu considérable par rapport aux bénéfices du commerce et de l’industrie, qui s’élèvent bien à 6 ou 7 milliards. Malgré cela, nous le répétons, il n’est ni prudent ni juste de frapper d’une surtaxe les quatre contributions directes. D’abord ce sont celles qu’on sent le plus vivement ; elles sont pénibles en tout temps, et plus encore dans les momens de crise. On peut bien échapper à l’impôt indirect en ne consommant pas, ou bien on le paie par fractions si minimes, qu’on ne s’en aperçoit guère. On n’échappe pas à l’impôt direct, il faut le payer quand même, et, si dans les circonstances difficiles il se trouvait encore surchargé, ce serait comme un poids qu’on rendrait plus lourd à mesure que les forces pour le supporter diminueraient. Le souvenir de 1848, de l’immense impopularité des 45 centimes, doit nous servir de leçon et nous rendre très circonspects sur ce point. L’impôt direct étant la ressource des mauvais jours, c’est une raison pour le ménager et le maintenir à un taux modéré, afin que la perception en soit plus facile. En outre, au point de vue économique, toute surtaxe de l’impôt direct, notamment en ce qui concerne l’impôt foncier, a de graves inconvéniens ; elle change la valeur de la propriété, elle frappe ceux qui possèdent aujourd’hui, les prive d’une partie de leur revenu, de leur capital même, sans atteindre ceux qui posséderont demain, car ils auront acheté en conséquence de l’aggravation. Ils n’auront donc rien à supporter : ce sera comme une confiscation partielle, opérée jusqu’à concurrence de l’impôt, au préjudice des propriétaires actuels seuls. — Une dernière considération enfin qui doit éloigner toute idée de surtaxe de l’impôt direct, et celle-là est décisive, c’est que ceux qui le paient vont être appelés à prendre leur part de la taxe sur le revenu, si on arrive à l’établir. Ce serait les charger deux fois, sous deux formes différentes et très sensibles l’une et l’autre.

Mais, si on est d’avis d’épargner les quatre contributions directes, de ne leur rien demander de plus que ce qu’elles paient aujourd’hui, on voudra tout au moins atteindre davantage la fortune mobilière. Avant les malheurs qui viennent de nous frapper, on trouvait déjà que cette fortune n’était pas suffisamment taxée, et qu’il serait juste de l’imposer un peu plus pour établir une espèce d’égalité entre les charges qu’elle supporte et celles qui incombent à la propriété immobilière. Bien des projets avaient été présentés dans ce sens. Les uns conseillaient d’aggraver purement et simplement les droits qui existent sur les valeurs par actions et obligations, de saisir la richesse sous sa manifestation la plus apparente, et d’étendre la même surtaxe aux emprunts étrangers qui viendraient se négocier à Paris. D’autres généralisaient davantage, et voulaient établir un impôt sur toutes les valeurs mobilières, en exceptant seulement celles qui ont rapport aux profits industriels et aux engagemens de l’agriculture. Les premières avaient l’inconvénient d’aborder la question par le plus petit côté, le plus défavorable. En effet, pourquoi choisir de préférence les valeurs par actions et obligations pour les soumettre à une surtaxe ? S’il y a une forme de la richesse qui mérite d’être épargnée, c’est précisément celle-là ; elle dérive du principe le plus fécond qu’il y ait pour le développement de la prospérité, celui de l’association. De plus c’est par elle que la propriété est le plus accessible aux classes pauvres. Tout le monde peut posséder une action ou une obligation d’une entreprise industrielle ; on n’acquiert pas avec la même facilité ou une maison, une pièce de terre, ou une part sérieuse dans un établissement de commerce. Par conséquent, établir une contribution sur les valeurs mobilières par actions plutôt que sur les autres, c’est tout simplement en faire peser particulièrement la charge sur les gens les moins riches ; les petits porteurs de ces sortes de titres seront toujours plus nombreux que les gros. On frapperait ceux qu’on doit épargner ; rien ne serait plus antidémocratique.

Quant à la proposition d’atteindre toutes les valeurs mobilières en général, sauf quelques exceptions, elle est un peu plus logique ; mais les exceptions qu’elle consacre ne sont encore nullement justifiées. Pourquoi exempter de l’impôt par exemple les profits industriels ? est-ce qu’ils ne font point partie de la richesse mobilière ? est-ce qu’ils n’en sont pas même la portion la plus importante ? Il paraît d’autant plus juste de les imposer qu’ils s’accumulent par de gros chiffres dans les mêmes mains. Quoi ! on mettra une taxe sur une action ou une obligation rapportant 15 ou 20 francs, et qui sera peut-être toute la fortune de celui qui la possède, et on ne demandera rien au banquier, à l’industriel qui gagnera 50,000, 100,000 fr. par an, aux trois ou quatre associés qui se partageront des sommes pareilles ou plus considérables ? Il suffit de faire ces rapprochemens pour montrer combien il serait inique d’exempter de la taxe les profits industriels. On ne voit pas non plus pourquoi on accorderait cette faveur à ceux de l’agriculture ; c’est une industrie comme une autre, et, si les profits en sont moindres, elle sera moins taxée. Toutes ces propositions sont nées de l’idée que la fortune mobilière rapporté plus que la fortune territoriale, et qu’il serait juste d’établir un peu plus d’égalité entre le revenu de l’une et celui de l’autre. Rien n’est plus faux qu’un pareil point de départ. On oublie que la richesse mobilière est d’une nature toute spéciale, on ne peut pas l’imposer aussi facilement que la propriété immobilière ; elle se compose de capitaux qui ne sont pas fixés indéfiniment, qui peuvent se dérober au fisc, s’ils trouvent qu’on les charge trop, et, s’ils se dérobent, non-seulement celui-ci perdra la recette sur laquelle il comptait, mais la fortune publique se trouvera compromise. On a bientôt fait de dire qu’il faut établir l’égalité entre les charges de la propriété immobilière et celles de la propriété mobilière. Il faut voir encore si cela est possible. Vous proposez de créer un impôt de 5 pour 100 sur les profits que donne celle-ci ; mais, si ces 5 pour 100 suffisent pour éloigner les capitaux qui alimentent l’industrie, vous aurez perdu par cet éloignement beaucoup plus que ne produira jamais la taxe.

On semble croire qu’en imposant le revenu mobilier on ajoute au revenu foncier ; c’est encore une erreur. Le premier est ce qu’il doit être, eu égard aux conditions économiques du pays ; on aura beau établir un impôt, on ne changera pas ces conditions, on ne fera pas que ceux qui ont des capitaux disponibles, qui peuvent les engager ou non dans les entreprises industrielles, se contentent d’un revenu moindre parce qu’il y aura un impôt ; ils auront les mêmes prétentions, et il faudra bien les satisfaire sous peine de voir ces capitaux se porter ailleurs et priver la société de leur concours indispensable : on les indemnisera donc de l’impôt, qui retombera comme toujours sur la consommation. Nous en avons eu en France un exemple tout récent. Lorsqu’on a mis une taxe du dixième sur le tarif des voyageurs en chemin de fer, le prix des places a été élevé en conséquence, et c’est le public qui a payé l’impôt. S’il s’agit de valeurs à intérêt fixe, comme la rente et les obligations, pour lesquelles il n’y a pas de compensation possible, la perte sera pour les détenteurs actuels. Ils subiront une diminution de revenu proportionnelle à l’impôt, et leur capital sera également réduit lorsqu’ils voudront vendre ; mais le préjudice s’arrêtera là. Celui qui achètera plus tard prendra en considération le produit net, déduction faite de toute charge, et, quand la rente ou l’obligation passera entre ses mains, elle sera comme si elle était affranchie de toute taxe : elle donnera le même revenu proportionnellement au capital.

On ne réfléchit pas assez à cette conséquence fatale de l’établissement d’un impôt sur les valeurs mobilières ; c’est une spoliation pure et simple de ceux qui les possèdent aujourd’hui, sans qu’elle atteigne ceux qui posséderont demain et sans qu’il en résulte plus d’égalité entre les deux élémens de la richesse publique. Cette égalité dépend de conditions autres que celles de l’impôt. Si on capitalise aujourd’hui la terre sur le pied de 3 pour 100, c’est parce qu’elle a des avantages que n’ont pas les placemens mobiliers. Elle offre plus de sécurité, présente plus d’avenir ; elle procure ensuite des agrémens, une influence politique et sociale, qui ont aussi leur valeur. Enfin elle est pour les habitans des campagnes, pour ceux qu’on appelle les paysans, comme une usine qu’ils font valoir eux-mêmes, et dont ils tirent plus de profit que s’ils avaient le même capital employé autrement. Tout cela fait que la terre est plus recherchée que les autres placemens, et, étant plus recherchée, on la paie plus cher comparativement au revenu qu’elle donne. Ce n’est pas un impôt sur les valeurs mobilières qui modifierait cette situation : il n’ajouterait rien au revenu de la propriété foncière, dût-on en appliquer le montant à dégrever celle-ci. Les propriétaires actuels seuls profiteraient du dégrèvement ; ceux qui viendraient après achèteraient d’autant plus cher, et la même inégalité, je le répète, subsisterait entre le revenu des deux branches de la richesse publique.

Avant la guerre, on parlait beaucoup de ce dégrèvement de la propriété foncière, il ne peut plus en être question maintenant ; mais, comme c’est une idée qui se reproduira un jour ou l’autre, il n’est peut-être pas inutile de l’examiner. L’impôt foncier, avons-nous dit, est aujourd’hui d’un tiers moins élevé qu’en 1791 ; il ne peut donc être oppressif. De plus, comme il est entré depuis longtemps dans les transactions, comme à chaque négociation d’immeuble on le déduit du prix d’acquisition, il n’est en réalité payé par personne. Ceci est rigoureusement vrai pour le sol. En ce qui concerne les propriétés bâties, il y a une légère distinction à faire. Si la maison a été achetée, la situation est la même que pour la terre ; on a tenu compte de l’impôt dans le prix de l’acquisition. Si on l’a construite, on a calculé d’avance tous les frais, et on la louera en conséquence. De quel droit viendrait-on gratifier les propriétaires actuels de ce qu’on ne leur a pas enlevé ? Pourquoi leur faire un cadeau au préjudice d’autrui ? Ah ! si l’état avait de gros excédans de recettes, et si on voulait les employer à dégrever la propriété foncière sans chercher de compensation ailleurs, on pourrait voir si c’est le meilleur usage qu’on pût leur donner. Au moins il n’y aurait de préjudice pour personne, on ne commettrait point d’injustice, tandis que créer un impôt nouveau pour opérer ce dégrèvement, ce serait, je le répète, dépouiller l’un pour enrichir l’autre.

A-t-on réfléchi enfin aux résultats économiques d’une telle mesure ? Supposons que le dégrèvement soit de 50 pour 100 sur le principal. Cela équivaudrait environ au quart de l’impôt en totalité, y compris les centimes additionnels. Or il y a aujourd’hui 6,686,000 cotes au-dessous de 5 francs, en moyenne de 1-90, et 2,015,000 au-dessous de 10 francs, en moyenne de 7-34. Les unes se trouveraient allégées de 45 cent., les autres de 1 fr. 75 cent., et, pour bien mesurer l’insignifiance d’un pareil résultat, il faut savoir que le budget d’une famille qui paie une de ces cotes au-dessous de 5 francs et de 10 francs est au moins de 800 francs par an ; c’est un budget des plus modestes. Il s’agit donc d’une proportion imperceptible qui n’aurait aucune influence sur le bien-être individuel. Avec une pareille faveur accordée à la terre, on n’attirerait point davantage les capitaux vers l’agriculture ; celle-ci n’y gagnerait rien, tandis que l’industrie et le commerce, tout ce qui vit des valeurs mobilières y perdrait beaucoup : on ne peut avoir qu’un intérêt en proposant des mesures de ce genre, celui de la popularité. On veut pouvoir dire aux habitans des campagnes, qui forment les gros bataillons du suffrage universel, qu’on pense à eux, qu’on a une sollicitude particulière pour leurs intérêts, et qu’on les fait passer avant tout. Sur ce terrain, il n’y a plus à discuter. Il faut espérer seulement que ces habitans des campagnes finiront par comprendre eux-mêmes que c’est là un-mauvais moyen de les servir, que leur situation ne sera pas beaucoup changée par une légère réduction de la taxe qui pèse sur la terre, et qu’elle s’améliorera au contraire sensiblement, s’il y a beaucoup d’entreprises industrielles, beaucoup de chemins de fer, beaucoup de canaux, beaucoup de voies de communication pour transporter leurs denrées, toutes choses dont la création repose sur les valeurs mobilières ; ils y trouveront plus de profit qu’en payant 1 ou 2 francs de moins par famille pour l’impôt foncier.


V. modifier

Il n’y a de logique, en fait d’addition aux impôts directs actuels, que l’impôt général sur le revenu. Cette proposition se comprend mieux que les précédentes ; elle ne blesse pas autant l’équité et la justice. L’impôt sur le revenu d’ailleurs existe déjà dans différens pays, dans de grands états qui tiennent à honneur de pratiquer les saines maximes de l’économie financière ; il n’a par conséquent rien qui puisse effrayer les esprits, et il est dans tous les cas beaucoup plus rationnel qu’un autre impôt qui est aussi proposé par quelques personnes, l’impôt sur le capital. Outre que celui-ci porte la plus grave atteinte à la richesse publique, puisque le capital est le principal aliment de l’activité sociale, il présente encore les plus grandes difficultés dans l’application. Imposera-t-on tous les capitaux, ceux qui sont oisifs comme ceux qui sont actifs et servent à la reproduction de la richesse ? Il faudrait même imposer les premiers de préférence aux autres, à moins de donner une prime à la fortune qui ne s’emploie pas : on détruit alors les musées, tous les objets d’art qui n’ont pas d’utilité pratique. Peu de gens, pour conserver les choses de luxe, voudront se soumettre à une taxe proportionnelle à la valeur. En un mot, on prive une nation de tout ce qui fait son orgueil et sa gloire ; on la décapite en quelque sorte pour la rabaisser au niveau d’une société qui ne connaît plus que l’utile. Il faudrait encore saisir le capital immatériel, qui est dans la tête du savant, de l’avocat, du médecin,- car enfin il constitue également un capital, et ce n’est pas le moindre dont profite le pays. Comment l’évaluer ? Le calcul ne serait pas facile, et si, pour échapper à ces difficultés, on ne faisait peser l’impôt que sur les signes extérieurs de la richesse, on commettrait la plus grande des injustices. Un médecin qui gagne 20,000 francs par an doit être imposé de préférence à celui dont le capital mobilier ne rapportera pas même 1,000 francs.

Sous ce rapport, l’impôt du revenu est beaucoup plus rationnel, puisqu’il atteint le médecin, l’avocat, comme les autres, et qu’il est établi sur la production annuelle de la société ; mais il a aussi ses inconvéniens. D’abord il est considéré comme un impôt de luxe, qui ne doit atteindre que le superflu. On admet des exemptions. En Prusse, il n’y a de soumis à cet impôt que les revenus supérieurs à 1,000 thalers, soit 3,750 fr. En Angleterre, la limite de l’exemption descend jusqu’à 100 livres sterling, ou 2,500 francs. En France, on pourrait l’abaisser beaucoup plus encore, jusqu’à 1,200 francs par exemple. Il n’y en aurait pas moins une partie notable de la richesse publique qui ne serait pas atteinte. Cette faveur se comprend, et nous ne voulons pas la combattre ; mais elle ôte tout de suite à l’impôt un avantage essentiel, celui d’être général, de frapper sur tout le monde, proportionnellement à la fortune. Ce n’est plus qu’une taxe d’exception plus ou moins bien établie, et qui a les défauts inhérens à ces sortes de taxes. Si l’on demande l’immunité pour les revenus au-dessous d’un certain chiffre, on la voudra aussi pour certaines catégories de revenu ; on la voudra pour les fermages de la terre, pour les profits de l’agriculture, pour ceux même de l’industrie, sous prétexte que celle-ci est déjà soumise à un droit de patente, et que ce serait la frapper deux fois pour la même chose.

En Angleterre, il n’y a d’exemption que pour les revenus au-dessous de 100 livres sterling. Au-dessus, tout le monde est atteint, suivant la nature de sa fortune, par une cédule spéciale désignée par une lettre de l’alphabet. La cédule a comprend les revenus de la terre ou attachés à la terre ; — la cédule b les profits des fermiers, évalués d’après le taux des fermages ; — la cédule c les rentes sur l’état, les dividendes des valeurs de bourse nationales et étrangères ; — la cédule d les profits industriels ; — enfin la cédule e tous les traitemens, pensions de retraite, etc. Voici quelle a été la somme pour laquelle chaque cédule a été portée au rôle en 1867, le taux de la taxe étant de 6 deniers ou pence par livre sterling, soit 2 1/2 pour 100. La cédule a comptait pour 69 millions de francs ou 36 pour 100 ; — la cédule b pour 9 millions ou 5 pour 100 ; — la cédule c pour 17 millions 1/2 ou 9 pour 100 ; — la cédule d pour 86 millions ou 44 pour 100 ; — la cédule e pour 4 millions 1/2 ou 2 d/2 pour 100. Le produit total était de 186 millions. Il résulte de ce tableau que la cédule d, qui comprend les profits industriels, est de beaucoup la plus productive, et que, si on l’écartait, ainsi que celle qui est afférente au revenu de la terre, l’income-tax, qui a une si grande importance dans le budget anglais, ne donnerait plus que des résultats insignifians. En Prusse, où la richesse est beaucoup moindre, et où la limite d’exemption s’élève plus haut, l’impôt du revenu sur le pied de 3 pour 100 ne rapporte que 20 millions de francs. Il est vrai qu’il est complété par une autre taxe, dite des classes, qui atteint tout le monde, tous ceux qui, à un titre quelconque, ont un revenu inférieur à 1,000 thalers. Cette taxe correspond à peu près à notre impôt personnel et mobilier, et le taux auquel elle est fixée varie entre un minimum de 1/2 thaler et un maximum de 24. Elle donne à elle seule le double de l’impôt du revenu, soit environ 40 millions de francs, ce qui prouve une fois de plus que, pour avoir un impôt productif et en même temps assez léger, il faut en généraliser l’application, l’étendre aussi bas que possible ; autrement on a des taxes fort lourdes qui produisent très peu. C’est l’inconvénient de tous les impôts d’exception. En Angleterre, où la richesse est moins divisée que partout ailleurs, où il y a de grosses fortunes territoriales et industrielles, l’income-tax constitue une ressource assez considérable ; il a donné l’année dernière encore, malgré la réduction à 4 deniers, ou 1 3/4 pour 100, 160 millions de francs ; mais on ne pourrait pas compter sur un pareil résultat dans les autres pays, dans le nôtre surtout, où la division de la propriété existe sous toutes les formes. L’exemption au-dessous de 1,200 fr. mettrait en dehors de l’impôt la plus grande partie de la fortune publique.

On se figure qu’au taux de 3 pour 100 il rapporterait au moins 200 millions ; c’est une illusion complète. La France est riche, très riche assurément, et ses ressources, qui, comme l’a dit avec raison M. Thiers, n’ont pas encore été sérieusement atteintes, égalaient presque avant la guerre celles de la Grande-Bretagne. On en avait la preuve dans le chiffre de notre commerce extérieur, qui grandissait chaque année, — dans le mouvement du portefeuille de nos établissemens de crédit, et aussi dans l’importance qu’avait prise la bourse de Paris, qui était devenue autant que celle de Londres le centre des négociations de tous les emprunts du monde. Seulement, si les ressources de notre pays sont grandes, elles sont aussi, je le répète, très divisées. Les grosses fortunes chez nous sont rares. Ce qui est très répandu, c’est une aisance générale qui ne dépasse pas un certain niveau assez modeste. La richesse est mieux répartie qu’en Angleterre ; on ne voit pas ces inégalités choquantes du plus grand luxe à côté des misères les plus effroyables. La masse du peuple en France a un petit faire-valoir sur lequel elle vit, et c’est là même ce qui fait la force de notre nation, ce qui l’assure contre des bouleversemens sociaux un peu profonds ; mais c’est aussi, quand on établit un impôt, ce qui nous oblige à l’étendre à tout le monde, sous peine de n’arriver qu’à des résultats insignifians. Les impôts de luxe n’ont jamais pu réussir dans notre pays ; non qu’on y ait moins qu’ailleurs le désir d’imposer les grandes manifestations de la richesse, tout ce qui accuse le superflu. Certes on n’a pas de déférence particulière pour les armoiries, les laquais poudrés, les meutes de chasse et les brillans équipages, et on aimerait assez pouvoir les taxer ; si l’on s’en prive, c’est parce que l’expérience a démontré qu’un impôt sur les objets de luxe, même porté à un taux très élevé, ne produisait presque rien, et causait un préjudice réel à beaucoup d’industries. On sera étonné d’apprendre que jusqu’en Angleterre, dans ce pays aristocratique et de grosses fortunes, où il existe une taxe sur les domestiques, les chevaux de luxe, la poudre, les armoiries, cette taxe ne rapporte guère que 15 millions de francs. Aussi beaucoup d’économistes, au-delà du détroit, en demandent-ils la suppression. En France, un impôt de cette nature ne donnerait pas la moitié, et quant à l’income-tax, avec l’immunité accordée aux revenus inférieurs à 1,200 francs, il ne rapporterait pas, sur le pied de 3 pour 100, ce qui est déjà lourd, plus de 120 millions.

D’après la statistique de France publiée en 1862 par les soins de M. Legoyt, sous les ordres du ministre de l’agriculture et du commerce, la contribution foncière était portée au budget de 1858 pour 278 millions, principal et centimes additionnels compris. Si l’on décompose ce chiffre, on trouve que 202 millions ont été payés par des cotes inférieures à 160 francs ; or 160 francs de contributions, avec la moyenne actuelle de l’impôt foncier, qui est à peu près le huitième du revenu, représentent environ 1,200 francs de rente. Par conséquent, en plaçant la limite d’exemption à 1,200 francs, on met les trois quarts du revenu de la propriété foncière en dehors de l’impôt, et si ce revenu est, comme l’on suppose, de 3 milliards, 750 millions seulement se trouvent atteints. Voilà pour une partie de la fortune publique, celle qu’il est le plus facile d’apprécier. Il n’est pas aussi aisé de se rendre compte du revenu mobilier ; on n’a pas de données, même approximatives, pour le calculer. On peut dire seulement sans craindre de trop se tromper qu’avec la diffusion actuelle des valeurs, sous forme de rentes, actions ou obligations, il est au moins aussi divisé que le revenu immobilier ; le quart au plus serait également soumis à l’impôt. Restent les traitemens, les salaires et les bénéfices industriels, car il faut comprendre tout. Ici la division est plus grande encore ; les salaires et les traitemens qui dépassent 1,200 francs sont presque à l’état d’exception, et quant aux profits industriels, outre qu’ils sont éparpillés en des milliers de mains, ils donnent lieu à une fraude considérable. Admettons pourtant que le quart du revenu général de la société soit frappé par l’impôt. Si ce revenu est de 15 milliards, et on peut l’évaluer à ce chiffre en prenant pour basé le produit ordinaire des contributions en général, qui figure pour 1850 millions au budget de 1871, centimes additionnels compris, et en le multipliant par 8, comme pour la taxe foncière, on a pour le quart 3 milliards 750 millions, ou 4 milliards, qui, à raison de 3 pour 100, donnent 120 millions : — 120 millions, tel est le maximum de ce que l’on peut attendre en France de l’impôt sur le revenu, même établi sur le pied de 3 pour 100. Abaissera-t-on la limite d’exemption au-dessous de 1,200 fr. ? La fera-t-on descendre jusqu’à 600 francs par exemple ? Alors en effet on obtiendrait davantage ; mais ce ne serait plus une taxe frappant le superflu, elle atteindrait le nécessaire. Au-dessous de 4,200 francs, il n’y a plus d’aisance, il y a la gêne, et ce n’est qu’au prix de sacrifices très durs qu’on pourrait répondre aux exigences du fisc. Il ne faut pas se laisser tromper par ce qui existe en Prusse ; la taxe des classes, qui pèse sur tout le monde, remplace notre impôt personnel et mobilier, qui est inconnu dans ce pays. On ne pourrait rien faire d’analogue en France sans frapper deux fois les mêmes personnes et pour la même chose ; cette existence de l’impôt mobilier basé sur le revenu est déjà un obstacle à l’établissement de l’income-tax, avec lequel il fait en quelque sorte double emploi. Cela posé, comment appliquera-t-on l’impôt du revenu ? qui sera chargé de le répartir ? quel moyen d’investigation aura-t-on pour s’assurer de la position de chacun ? Si on s’en rapporte à la déclaration, il est à craindre qu’il y ait beaucoup de fraudes. Si l’évaluation est faite par les agens du fisc ou par toute autre personne, on s’expose à beaucoup d’injustices. Les impôts qui soulèvent en France le plus de réclamations sont ceux où l’arbitraire administratif joue le plus grand rôle. Nous en avons la preuve dans l’impôt des patentes ; c’est celui dont on se plaint le plus, parce que les règles qui servent à en fixer la quotité sont un peu incertaines, et que l’application en dépend de l’administration. En Angleterre, on accepte la déclaration individuelle comme base de l’impôt sur le revenu, et cette déclaration n’est guère contrôlée que par la notoriété publique. Elle est cependant plus sincère qu’elle ne le serait chez nous. On respecte plus la loi, et on n’a pas pour le fisc la même aversion qu’en France. Malgré cela, il se commet encore chez nos voisins des fraudes considérables. M. Gladstone a cité l’exemple d’industriels qui, devant être expropriés pour le percement d’une rue, indiquaient comme élément de l’indemnité qu’ils réclamaient un bénéfice annuel de 48,000 francs ; le jury ne l’admit que pour 26,000 francs : ils ne l’avaient déclaré eux-mêmes à l’income-tax que pour 9,000 fr. ! Ils avaient donc trompé le fisc des deux tiers. La cédule d qui comprend les profits industriels, est celle qui crée le plus de mécomptes. On considère comme certain que, par suite de la fraude, elle ne donne pas la moitié de ce qu’elle devrait rapporter, et un homme des plus autorisés, M. Mac-Culloch, qui a étudié sérieusement la question, s’exprime ainsi : « L’impôt du revenu cause plus d’irritation pour les 5 millions de livres sterling qu’il produit que l’excise pour les 13 millions qu’on en tire (c’étaient les chiffres de l’époque où écrivait Mac-Culloch) ; par le fait de ces impôts, une grande immoralité s’est introduite dans les classes industrielles et commerçantes, on y a pris l’habitude du mensonge et de la déloyauté. » — Nous ajouterons que cette déloyauté a des effets très fâcheux au point de vue économique. Le commerçant honnête qui accuse la totalité de son bénéfice se met dans une position moins favorable que celui qui en dissimule une partie ; il est victime de sa loyauté et fournit des armes à la concurrence, il augmente ses frais généraux que l’autre diminue.

Toutes les difficultés ne seraient pas aplanies même avec une déclaration sincère. Les revenus sont de sources diverses ; les uns sont plus assurés que les autres. Les imposera-t-on au même chiffre ? Demandera-t-on au commerçant, dont le profit est incertain, à l’employé, dont le traitement est précaire, autant qu’aux rentiers, dont la fortune est fixe et durable ? Ne tiendra-t-on aucun compte de la différence des situations ? Le père de famille qui a trois ou quatre enfans doit-il payer comme le célibataire qui n’a aucune charge ? Enfin la localité que l’on habite devrait également être prise en considération. Un revenu légèrement au-dessus de 1,200 fr. procurera le luxe dans une petite ville, et il n’assurera pas même le nécessaire dans une grande. Ces difficultés sont sérieuses ; on les a souvent étudiées, et on a presque toujours reconnu, en Angleterre au moins, que, si on admettait ces distinctions, qui paraissent pourtant bien légitimes et bien naturelles, on détruirait la base même de l’impôt. Il faudrait en changer les conditions et l’aggraver pour les uns de ce dont on le diminuerait pour les attires, c’est-à-dire arriver à des impossibilités matérielles. On proposait avant la guerre l’impôt du revenu comme moyen de supprimer les taxes de consommation et de réduire certaines taxes directes. On dirait vraiment qu’il y a quelque part, en dehors du revenu brut sur lequel vit la société, un élément de richesse qui n’est pas encore soumis à l’impôt. On s’imagine que, si on affranchit les consommations, ce sera autant de gagné ; mais si, pour opérer cet affranchissement, on prend 200 millions au revenu disponible, on les enlève au commerce et à l’industrie ; les salaires et les profits en souffrent, et en supposant, ce qui est plus que douteux, qu’on paie certaines choses moins cher, on a moins de ressources pour se les procurer. Toute la question est donc de savoir s’il vaut mieux prendre l’impôt sur la production au moment où elle a toute sa valeur et, va être livrée à la consommation que sur le capital qui sert à la créer, en un mot s’il vaut mieux imposer la moisson que la semence. La réponse n’est pas douteuse pour quiconque a réfléchi sur la matière.

On a dit quelquefois que la création des rentes sur l’état était utile en ce sens que, procurant une excellente occasion de placement, elle sollicitait à l’épargne. Cette idée est assurément exagérée ; mais on peut prétendre avec plus de vérité que l’impôt, lorsqu’il est bien établi et modéré, excite plutôt la production qu’il ne la décourage : il s’agit tout simplement pour le payer d’un effort de plus à faire, et un effort qui est accompli par 38 millions d’individus amène de grands résultats tout en restant très léger pour chacun. Nous avons l’exemple de peuples qui, placés dans des conditions climatériques moins favorables que d’autres, avec un sol moins fertile, des saisons plus rigoureuses, arrivent cependant à plus de bien-être. À quoi cela tient-il ? À ce que les premiers proportionnent leurs efforts aux difficultés qu’ils ont à vaincre ; ils s’ingénient de toutes les façons pour amasser des capitaux, perfectionner leurs instrumens de travail, et, grâce à leur énergie et à leur prévoyance, ils triomphent des obstacles que la nature avait mis sur leurs pas. L’impôt peut de même exciter l’effort, augmenter la production, et par suite ne rien coûter à la richesse publique, tandis que, si on l’établit préventivement sur le revenu disponible, on paralyse l’effort lui-même ; c’est comme une force motrice dont on diminuerait la puissance.

Il n’y a que deux cas où il soit permis de songer à l’impôt sur le revenu : 1° quand on a épuisé toutes les ressources ordinaires pour combler les déficits du budget, et qu’il faut en créer de nouvelles : l’impôt sur le revenu se présente alors comme un expédient utile ; 2° lorsqu’on veut alléger certaines taxes nuisibles au progrès de la richesse publique, et qu’on a besoin, en attendant la plus-value qui résultera du dégrèvement, de se procurer des recettes provisoires. Dans ces deux cas, l’impôt du revenu a sa raison d’être. L’Angleterre n’y a pas eu recours autrement. Ce fut le grand Pitt qui le proposa le premier pour obtenir les ressources nécessaires à la guerre qu’il soutenait contre la France. L’impôt fut aboli en 1816, et il ne reparut en 1842 que pour rendre possibles les réformes économiques que l’on méditait. L’Angleterre était alors dans une situation critique : elle sentait que le marché du monde allait lui échapper, si elle ne faisait pas un effort considérable pour le conserver. Pour cela, il n’y avait qu’un moyen, c’était de produire à très bon compte, à meilleur marché que les autres peuples ; mais des taxes de consommation fort lourdes, et qui s’étendaient jusqu’aux choses de première nécessité, telles que le pain et la viande, étaient un obstacle : il fallait les réduire, et, comme les réductions devaient mettre momentanément le budget en déficit, on résolut de demander la différence à une taxe sur le revenu. C’est ainsi qu’après avoir été, suivant l’expression de M. Gladstone, une arme de guerre réservée pour les dangers de la patrie, elle est devenue plus tard un grand levier industriel. C’est à ce titre encore, ainsi que les excellens travaux de M. Calmon l’ont du reste parfaitement démontré dans cette Revue[2], que l’income-tax figure au budget de nos voisins ; il ne fait point partie de leurs principes financiers et n’est jamais admis sans discussion. Même aujourd’hui, où la richesse est grande dans ce pays, où l’on paie facilement toutes les taxes, celle du revenu est la plus contestée, et on s’applique particulièrement à la réduire toutes les fois qu’on en a le moyen. De même qu’elle est appelée à supporter le poids des charges exceptionnelles, de même aussi elle est appelée à profiter la première des excédans de budget.


VI. modifier

Une considération qu’il ne faut pas négliger non plus lorsqu’on veut se rendre compte des effets de l’impôt sur le revenu, c’est la situation politique des pays pour lesquels on le propose. L’Angleterre, la Prusse, qui l’ont adopté, sont surtout des nations aristocratiques, où les classes inférieures de la société n’exercent pas encore une grande influence. Ce genre d’impôt n’y présente point par conséquent les mêmes dangers que dans les pays démocratiques. Dans ceux-ci, il ne reste pas longtemps à un taux modéré. Dès que les besoins de l’état augmentent, c’est à lui qu’on s’adresse pour y faire face ; on n’attend même pas qu’ils augmentent, on le surcharge tout simplement pour opérer tel ou tel dégrèvement contestable au point de vue de l’économie politique, mais toujours excellent au point de vue de la popularité. L’impôt sur le revenu devient le bouc émissaire de toutes les innovations chimériques, de toutes les ambitions politiques. C’est à lui qu’on a recours pour se faire un nom parmi la foule et se rendre les classes ouvrières favorables. Non-seulement on l’accroît sur sa base proportionnelle, mais on le rend bien vite progressif en s’appuyant toujours sur cette idée, qu’étant établi sur le superflu, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il l’atteigne plus ou moins fortement. Pour se convaincre que ce n’est pas là un danger imaginaire, on n’a qu’à interroger l’histoire, qu’à voir ce qui a eu lieu dans les pays qui ont passé par les agitations révolutionnaires, ou qui ont eu des gouvernemens essentiellement démocratiques. À Florence au xve siècle, sous les Médicis, on avait établi un impôt général sur le revenu, appelé catasto. Il s’appliqua d’abord avec une certaine régularité, et il était proportionnel à la fortune, sous le bénéfice de certaines immunités ; il ne tarda pas à changer de caractère, à devenir progressif, et la progression fut telle qu’il s’éleva de 1 à 37 pour 100 selon l’importance des revenus. Il en résulta un profond découragement chez tous les citoyens ; on n’eut plus d’intérêt à travailler pour amasser de la fortune, les capitaux disparurent, et les ressources de la république furent bien vite épuisées. « Par l’influence de l’esprit démocratique, dit M. de Parieu dans son Histoire des impôts généraux sur la propriété, l’impôt fut une arme de destruction contre la richesse, et les taxes progressives, succédant aux impôts sur le capital, y sont devenues un instrument de nivellement manié par la passion et l’acharnement des partis, jusqu’au moment où l’abus même du système amena sa destruction complète et son abandon absolu. »

En Hollande, à la fin du dernier siècle, l’impôt sur le revenu devint aussi très vite progressif, comme à Florence ; mais l’expérience y dura moins longtemps. La progression variait entre 1 pour 100 pour les revenus de 300 à 800 florins, et 20 pour 100 pour ceux qui étaient supérieurs à 30,000 florins, et, comme cette taxe se trouvait combinée avec d’autres qui n’étaient guère moins lourdes, le mécontentement fut tel que non-seulement les capitaux émigrèrent, mais que les habitans eux-mêmes quittèrent la république batave pour aller porter leur intelligence et leur industrie dans les pays voisins. Ce que la Hollande perdit à cette émigration de ses capitaux et de ses habitans, il est difficile de l’évaluer. C’est à partir de ce moment qu’elle déchut, et ce fut la ruine de l’importance commerciale qu’elle avait eue jusque-là. L’expérience fut décisive, et aile fut reconnue si désastreuse par tout le monde, que l’impôt sur le revenu, abandonné en 1806, ne put jamais être rétabli. C’est à peine si aujourd’hui il y a dans ce pays une taxe quelconque sur la richesse mobilière, qui pourtant est encore très grande. Ces exemples suffisent pour montrer ce qu’est l’impôt du revenu dans les pays dirigés par l’esprit démocratique.

Il est vrai que l’impôt progressif, auquel il aboutit, ne déplaît pas à tout le monde ; il a même des partisans jusqu’au sein de l’économie politique et parmi les hommes les plus éminens. « Il n’est point déraisonnable, dit Adam Smith, que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement en proportion de son revenu, mais même pour quelque chose de plus. » A quoi Jean-Baptiste Say ajoute : « J’irai plus loin, et ne craindrai pas de déclarer que l’impôt progressif est seul équitable. » Montesquieu exprime la même idée. Ces autorités sont grandes, et on en pourrait citer d’autres encore. Cependant, lorsqu’on réfléchit profondément à la question, et qu’on se rend compte des tendances actuelles des sociétés, on trouve des raisons décisives pour ne pas se rallier à l’impôt progressif. D’abord ni Montesquieu, ni Adam Smith, ni Jean-Baptiste Say, n’avaient en vue des sociétés démocratiques. Montesquieu s’inspirait de l’Angleterre aristocratique et constitutionnelle, où l’on n’avait pas à craindre l’influence prépondérante des classes ouvrières. Adam Smith avait le même modèle sous les yeux. Enfin Jean-Baptiste Say vivait sous l’empire et la restauration, où l’on était loin de redouter également la prédominance de la démocratie. Ces auteurs, en admettant l’impôt progressif, n’étaient pas placés dans les conditions où nous sommes aujourd’hui ; ils pouvaient croire qu’établi à un taux modéré, il n’aurait pas de graves inconvéniens. Toutefois ils sacrifiaient à un principe faux ; ce qui est mauvais dans l’impôt progressif, c’est surtout l’idée que la taxe en général ne doit être payée que sur le superflu.

En définitive, les services que rend l’état profitent à tout le monde ; la sécurité qu’il assure, la justice qu’il garantit, sont des avantages dont chacun a besoin, le pauvre comme le riche : ils sont inhérens à la personne, indépendamment de toute position sociale. On peut même dire que le pauvre en a plus besoin encore, parce qu’il est moins en mesure de se protéger lui-même. Si, en ce qui concerne la protection due à la propriété, le riche demande plus que le pauvre, il paie aussi davantage, et quand il a payé en proportion de sa fortune, il a plus que satisfait à ses obligations, car les charges qu’il impose ne sont pas en rapport avec les droits qu’il acquitte. Les lois du commerce sont toutes différentes. Celui qui achète en gros paie moins cher que celui qui achète en détail, par la raison bien simple qu’il occasionne moins de frais. Il en est de même pour celui qui expédie 1,000 tonnes de marchandises sur un chemin de fer et à une destination éloignée ; il mérite d’être traité avec plus de faveur que celui qui n’en envoie que 10 et à une distance assez courte. Aussi lui applique-t-on un tarif différentiel, qui diminue à mesure qu’augmentent la quantité à transporter et la distance à parcourir ; c’est de toute justice. Pourquoi les services rendus par l’état ne seraient-ils pas appréciés de la même manière ? Il ne lui en coûte point, pour protéger une fortune de 100,000 francs de rente, cent fois plus que pour en défendre une de 1,000, et, lorsque le propriétaire des 100,000 francs de rente a payé l’impôt en proportion de sa richesse, il a certainement dépassé la limite de ce qu’il doit rigoureusement. Si maintenant on lui demande l’impôt non-seulement sous la forme proportionnelle, mais encore sous la forme progressive, alors c’est plus que le renversement des lois de l’économie politique, c’est la violation même de l’équité, c’est une véritable spoliation. Autant vaudrait dire que, pour toutes les choses de la vie, il y aura des prix différens selon la fortune des individus, que le riche paiera le pain 40 centimes la livre, et le pauvre 20 centimes. Cela serait tout aussi équitable que d’imposer l’un à 6 pour 100 de son revenu, et l’autre à 3 pour 100, et cela satisferait davantage ceux que l’on veut favoriser, car le prix du pain les intéresse beaucoup plus que le taux de l’impôt. Du moment qu’on déroge aux règles ordinaires pour les rapports avec l’état, on ne voit pas pourquoi on n’agirait pas de même vis-à-vis de l’industrie, pourquoi en tout et partout les riches ne paieraient pas pour les pauvres ; c’est le rêve des utopistes, de tous ceux qui n’ont pas la moindre notion des conditions fondamentales de la société.

L’impôt sur le revenu prend l’eau à sa source et la diminue ; l’impôt progressif fait plus, il la tarit complètement. Qui sera très empressé de travailler et de courir les chances du commerce lorsqu’il saura qu’au-delà d’un certain chiffre la plus grosse part de la fortune qu’il aura péniblement amassée sera dévolue au fisc ? Il arrivera nécessairement ce qui est arrivé à Florence, en Hollande, ce qui se représentera partout et toujours lorsque les taxes seront iniques et oppressives : les capitaux et les populations émigreront, et le pays sera ruiné pour avoir tenté des choses impossibles. Tel est le danger de l’impôt sur le revenu. Il y a dans les sociétés démocratiques une pente fatale qui conduit à l’impôt progressif ; malgré cela, dans les circonstances actuelles, en raison de nos besoins, qui sont immenses, comme on ne peut pas faire peser tout le poids des charges extraordinaires sur une seule branche des contributions, que d’une part il semble juste de ne rien demander de plus à la contribution foncière, et que de l’autre on ne peut pas atteindre séparément la fortune mobilière, il est difficile de ne pas arriver à un impôt général sur le revenu ; on doit donc le proposer ; seulement il faut ne pas s’en dissimuler les inconvéniens et ne l’établir qu’à titre provisoire, en se réservant toujours de le diminuer ou même de le faire disparaître complètement aussitôt qu’on en aura les moyens.


VII. modifier

Voyons maintenant comment on pourra faire face à nos charges extraordinaires pour l’exercice courant, charges qui résultent à la fois de ce qu’il y aura en moins comme recettes, et en plus comme dépenses. À la perte des 50 millions d’impôts nets environ que payaient chaque année les départemens qu’on nous enlève, il faut ajouter un déficit dans les revenus indirects qui ne sera peut-être pas au-dessous de 200 millions. Nous serons en outre privés de deux douzièmes de l’impôt général de cette année, qui ont été perçus par les Prussiens dans les départemens envahis jusqu’à la conclusion de la paix, soit encore une cinquantaine de millions. Ces sommes réunies forment un total de 300 millions. Nous aurons à payer en outre ce que coûtera cette année l’occupation prussienne, même régulière, dont les effets seront singulièrement aggravés par les derniers événemens de Paris. C’est le moins qu’on l’évalue à 100 millions. Il faudra pourvoir enfin aux intérêts des sommes que nous aurons payées comme indemnités ou empruntées à divers titres, c’est-à-dire de 3 milliards environ ; en les calculant à 5 pour 100, c’est une nouvelle charge de 150 millions, — le tout, recettes en moins et dépenses en plus, donne 550 millions, qui pourront être atténués jusqu’à concurrence : 1° de 33 millions par la suppression de la dotation de la couronne et du sénat ; 2° de 100 millions peut-être par des économies sur le budget de la guerre et de la marine pour le reste de l’année ; 3° d’une vingtaine de millions par différentes réductions de dépenses dans les autres ministères. On aura ainsi 153 millions à retrancher de 550, et il restera 397 millions ou 400 en chiffres ronds de déficit réel pour l’année 1871. Il n’est point question ici de celui de l’exercice 1870, qui aura dû être comblé par les emprunts déjà faits. Ces 400 millions, il faudra les demander également à l’emprunt ; ils entreront dans le règlement général de notre dette ; on ne peut pas songer à des impositions extraordinaires pour les fournir cette année.

En 1872 seulement la situation pourra devenir tout à fait régulière, et nous devrons alors trouver dans des ressources supplémentaires de quoi faire face aux charges nouvelles. Ces charges comprendront l’intérêt et l’amortissement des 8 milliards que nous aura coûtés la guerre, plus des 400 millions nécessaires pour mettre le budget de 1871 en équilibre, car je suppose que dans le courant de cet exercice, ou au commencement de l’autre au plus tard, on aura pu emprunter les 4 milliards qui resteront à solder aux Prussiens pour obtenir l’évacuation complète du territoire. Ce serait peut-être préjuger les choses trop favorablement que de porter l’intérêt de ces sommes à 5 pour 100 ; mettons-le à 5 1/2 pour 100, ce qui donne 462 millions ; ajoutons-y 1 1/2 pour 100 pour l’amortissement qu’on doit vouloir effectuer très rapidement, soit 125 millions, plus la part des impôts autrefois payés par les départemens annexés à l’Allemagne, 50 millions ; cela fait un total de 637 millions, qui pourront se trouver réduits d’au moins 200 millions par les économies indiquées plus haut, et qui, appliquées à tout l’exercice, devront être un peu plus fortes qu’en 1871. On aura donc un excédant de charges de 437 millions pour lesquels il sera indispensable de chercher des recettes nouvelles. On pourrait proposer les suivantes : 1° une augmentation de 15 pour 100 sur les droits d’enregistrement et de timbre, sauf en ce qui concerne les mutations à titre onéreux, une semblable sur les droits de douane à l’importation, sur les boissons, et particulièrement les alcools qui pourraient encore être plus taxés qu’ils ne le sont, sur le sucre indigène, les droits et recettes à différens titres, les poudres, une augmentation de 10 pour 100 seulement sur le tabac ; nous ne demandons rien aux postes à cause des intérêts commerciaux qu’il faut ménager : ces premières surtaxes, en prenant pour base les produits actuels, procureraient 184 millions ; — 2° on pourrait reprendre la réduction des deux tiers de l’impôt du sel qui a eu lieu en 1849, et qui n’a produit aucun allégement sérieux : on retrouverait de ce chef environ 66 millions ; — 3° il faudrait revenir également au point de vue fiscal sur la suppression des droits sur la laine, le coton et les matières tinctoriales, qui a été opérée en 1860 à la suite du traité de commerce, et qui n’a pas eu non plus les résultats qu’on attendait : cette suppression avait coûté au trésor 39 millions- ; — 4° quelques taxes nouvelles, sur toutes les quittances commerciales par exemple comme en Angleterre, sur les marchés à terme à la Bourse, et sur d’autres matières parfaitement imposables, pourraient fournir encore une trentaine de millions ; — 5° enfin, avec la taxe sur le revenu de 120 millions, on arrive à 439 millions : le budget est en équilibre, sauf les variations qui résultent de calculs nécessairement approximatifs.

Sans doute on impose ainsi de grandes charges au pays, il est dur, lorsqu’on avait lieu d’espérer dans un temps prochain, grâce au développement de la prospérité, des diminutions d’impôts, d’avoir à subir des aggravations, et cela au moment où la France vient d’éprouver un temps d’arrêt considérable dans son travail, où elle est moins riche que jamais ; cependant, si on veut bien comparer ces surtaxes à celles qui ont eu lieu aux États-Unis après la guerre de sécession, on les trouvera modérées ; les Américains n’ont pas craint d’imposer de 50 pour 100 et plus la plupart des objets de consommation qui étaient affranchis jusqu’alors, soit qu’ils fussent produite au dedans, soit qu’ils vinssent de l’étranger ; l’important, pour que le fardeau ne soit pas au-dessus de nos forces, c’est que le pays sorte enfin de ses agitations politiques, qu’il voie clair dans son avenir, et se sente assuré contre de nouvelles révolutions. Rien n’est élastique comme la fortune publique en France, il ne faut généralement qu’un peu de calme avec les élémens dont elle dispose pour qu’elle s’élève rapidement ; il faudra cette fois quelque chose de plus ; on aura besoin d’une grande sagesse dans l’administration de nos finances. Quand on est en présence de charges extraordinaires jusqu’à concurrence de 4 à 500 millions, et qu’on ne peut y faire face qu’au moyen d’impôts nouveaux, on est tenu d’être très circonspect, de ne rien livrer au hasard. Toute innovation, téméraire pourrait avoir des effets déplorables. L’objet de ce travail a été précisément de nous mettre en garde contre les illusions ; on a voulu beaucoup moins fournir des chiffres précis pour les augmentations qui doivent avoir lieu qu’indiquer les sources où l’on peut le mieux puiser sans compromettre la richesse publique : tout est là pour l’avenir financier du pays.

Victor Bonnet.
  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Voyez la Revue du 1er et de 15 novembre 1870.