Les Impôts après la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 498-514).
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LES IMPOTS


APRÈS LA GUERRE




La guerre désastreuse que nous venons de subir nous laisse, au point de vue financier, des charges immenses. Il ne s’agit pas seulement des 5 milliards à payer aux Prussiens à bref délai, il faut songer encore à la liquidation de nos propres dépenses, qui ont été si énormes. Que d’emprunts contractés sous toutes les formes, que de réquisitions à solder ! que de familles à indemniser des dommages qu’elles ont eu à supporter ! que de routes, de chemins de fer à rétablir, de monumens à réparer ! Ce n’est certes point exagérer que d’évaluer à 3 milliards au moins les sommes qu’il y faudra consacrer. Le pays va donc se trouver en face d’une nouvelle dette de 8 milliards. L’histoire n’offre pas d’exemple d’un pareil accroissement de charges opéré en si peu de temps. Les Anglais ont commencé leur lutte contre le premier empire avec une dette de moins de 3 milliards. Après vingt ans de guerre, leur dette s’élevait à 20 milliards. Les Américains tout récemment ont dépensé 15 milliards en quatre ans, c’était prodigieux, et l’on ne supposait point qu’il fût possible d’aller au-delà. La France devait présenter un exemple plus extraordinaire encore ; en six mois, notre dette s’est accrue de plus de 8 milliards. L’esprit reste confondu en présence d’un pareil chiffre, qui est égal à quatre fois le budget annuel de la France, et, si on prend en considération l’état actuel de nos ressources après six mois de suspension de toute activité industrielle et commerciale, on peut supposer qu’il est supérieur à la totalité du revenu sur lequel il nous faudra vivre cette année. Jamais fardeau plus accablant n’était tombé sur un peuple. Cependant il ne servirait à rien de mesurer la profondeur de l’abîme pour y rester enseveli. Le devoir est de s’armer de résolution, de voir comment notre malheureux pays pourra se relever, et d’abord comment il pourra subvenir aux besoins les plus pressans.

Ces besoins sont au nombre de trois : 1° trouver le milliard que nous avons à payer aux Prussiens avant la fin de l’année 1871 ; 2° régler nos propres dépenses et accorder toutes les indemnités qui seront justifiées ; 3° mettre le budget de cette année en équilibre. Il le faut pour la régularité de nos comptes financiers, il le faut surtout pour l’avenir de notre crédit. Il est certain que, si nous nous présentons à la fin de l’exercice avec un budget en souffrance, notre position sera moins bonne que s’il est complètement liquidé. On ne peut chercher ailleurs que dans l’emprunt le milliard à payer aux Prussiens. C’est à peine si la France, en ce moment, a les ressources nécessaires pour reprendre sa vie industrielle et commerciale, pour ensemencer ses champs, remplacer les bestiaux qui ont été détruits par la peste ou volés par l’ennemi, acheter les matières premières indispensables. Sous quelle forme fera-t-on cet emprunt ? Deux systèmes sont en présence : créer des rentes perpétuelles, sans s’inquiéter de l’avenir, comme on faisait sous le dernier gouvernement avec tant de laisser-aller, ou bien avoir recours à un autre moyen plus onéreux dans le présent, mais plus favorable pour l’avenir, en empruntant sous forme d’annuités à court terme. C’est le procédé employé par l’Angleterre depuis la guerre de Crimée ; les 800 millions qu’elle avait demandés alors au crédit, concurremment avec des surtaxes, sont aujourd’hui entièrement soldés, et il n’en reste plus trace dans le budget de nos voisins. L’Amérique fait de même pour rembourser ses 15 milliards, et chaque année elle y affecte résolument une somme qui n’est pas inférieure à 500 millions. Aussi espère-t-elle en être débarrassée dans très peu d’années. Ce procédé est celui des nations qui tiennent à honneur d’avoir un bon crédit, de ne rien faire qui puisse affaiblir leur vitalité. La France doit y recourir aussi. Il est vraiment honteux que chez nous, en pleine paix, en pleine prospérité, sous le second empire, on ait augmenté à perpétuité le chiffre de la dette publique de plus de 6 milliards en capital, et de plus de 150 millions en rentes annuelles. Ce fait seul est la condamnation de ce régime, et prouve l’incurie profonde avec laquelle on administrait nos finances. Il est impossible de continuer dans les mêmes erremens, et, bien que la situation soit aujourd’hui très difficile, bien que nous ayons à ménager nos ressources, c’est un devoir de prendre sur nous-mêmes, au prix des plus grands sacrifices, de quoi réparer des fautes qui sont les nôtres, et de ne point nous décharger sur les générations futures en leur laissant un héritage écrasant. — En tout état de cause, quand on a une dette consolidée aussi forte que la nôtre, on ne devrait jamais songer à l’augmenter par une nouvelle émission de rentes perpétuelles ; mais faire cette émission en ce moment, lorsque notre 3 pour 100 est à 51, c’est-à-dire à près de 6 pour 100, ce serait commettre la plus grave des imprudences, et porter atteinte pour longtemps à notre crédit. Il faut laisser la porte ouverte aux améliorations qui pourront survenir. Les Américains ont imaginé pour cela un moyen qui est excellent, et que nous devrions adopter. Ils ont emprunté les plus grosses sommes en bons dits 5-20, c’est-à-dire remboursables entre cinq et vingt ans, à la volonté de l’état. De cette façon, si leur crédit s’élève, ils sont en mesure d’en profiter ; ils peuvent proposer à leurs créanciers ou une réduction d’intérêt, ou le remboursement du capital, en empruntant à d’autres à de meilleures conditions. Nous devons faire de même, emprunter aussi sinon en bons 5-20, au moins de 10-25 ou 30, c’est-à-dire remboursables après dix ans, jusqu’à vingt-cinq ou trente ans. Nous serons ainsi maîtres de la situation, et, si elle devient plus favorable, il nous sera possible d’alléger nos charges.

Il est difficile d’indiquer à quel taux on obtiendra le premier milliard à donner aux Prussiens. Aujourd’hui plus que jamais, les finances sont étroitement liées à la politique, et elles s’améliorent en raison directe de la confiance que celle-ci inspire. Que demain les perspectives de notre horizon s’éclaircissent, qu’on voie reprendre les affaires, renaître la vie commerciale, et immédiatement notre crédit, qui est à près de 6 pour 100, peut remonter d’un seul bond jusqu’à 5 pour 100 ; nous trouverons alors facilement ce premier milliard, tous les capitalistes seront empressés de nous l’offrir, et même plus ; mais il ne suffit point pour cela que l’ordre règne dans la politique, il faut qu’il règne aussi dans les finances, fût-ce au prix des plus durs sacrifices. Le règlement de nos propres frais de guerre, quelque onéreux qu’il soit, ne sera pas difficile. En dehors des emprunts déjà réalisés, il n’est aucun de ceux qui auront droit à une indemnité qui refuse d’en accepter le montant en annuités sur le pied de 5 pour 100. Restera le budget actuel à mettre en équilibre ; ce sera moins facile. Nous allons avoir en moins comme recette 50 millions environ que nous apportaient chaque année les belles provinces très riches, très industrieuses, qu’on nous ravit. Nous aurons encore en moins tout ce qui va manquer aux revenus indirects de cette année, selon les prévisions budgétaires, et il nous faudra en plus comme dépense pourvoir à la nourriture et à l’entretien de 50,000 Prussiens en Champagne. On aura beau faire des économies notables sur la liste civile de l’empereur et de sa maison, sur la dotation du sénat, des économies plus considérables encore sur les ministères de la guerre et de la marine, dont les dépenses prodigieuses jusqu’à ce jour nous ont, hélas ! si mal servi, on peut s’attendre à un déficit énorme. Il eût été plus régulier de chercher à le combler au moyen d’impositions extraordinaires ; mais, je le répète, la France a besoin de reprendre haleine et de retrouver des forces avant de supporter de nouvelles contributions ; l’imposer extraordinairement aujourd’hui, ce serait lui disputer le dernier souffle de vie qu’on lui a laissé : il faudra donc emprunter même de quoi parer au déficit de cette année. Et lorsque nous aurons ainsi payé notre premier milliard à l’ennemi, réglé notre dette à l’intérieur, mis notre budget de 1871 en équilibre, nous aborderons, il faut l’espérer, l’année 1872 sous de meilleurs auspices ; grâce à cette liquidation heureusement accomplie de nos premières charges, grâce à une politique qui devra être de plus en plus sage et prévoyante, la France trouvera certainement à emprunter à des conditions plus favorables les 4 milliards qu’elle aura encore à payer pour faire évacuer son territoire. Quatre milliards sont assurément une très grosse somme à lever ; cependant, si on réfléchit qu’après tout, en temps normal, l’Angleterre réalise chaque année 3 milliards d’économie, que nous en faisions nous-mêmes avant la guerre pour plus de 1 milliard 500 millions, qu’il y avait toujours sur le marché de Londres et sur le nôtre des capitaux en abondance pour toutes les entreprises véreuses, pour tous les emprunts d’états insolvables qui venaient s’y négocier, on est moins effrayé. La France tranquille, rassurée sur son avenir, ne commettant pas d’imprudences financières, peut en 1872 avoir assez de crédit pour emprunter aisément ces 4 milliards. Alors elle n’aurait plus qu’à mettre ses budgets futurs en équilibre, en les dotant d’une annuité assez forte pour amortir sa dette le plus rapidement possible. L’œuvre n’est pas au-dessus de ses forces, si elle sait se rendre compte de ses ressources, puiser où elle peut le faire avec le plus de profit et sans porter atteinte à la richesse publique. Cela ne peut avoir lieu qu’au moyen d’une surtaxe sur les impôts. Ceux qui nous paraissent le mieux en état de la supporter sont les impôts indirects. Il y a une école de financiers qui les trouve détestables, et qui les présente comme pesant particulièrement sur les classes pauvres. Cette école est très dangereuse dans les sociétés démocratiques ; elle a l’oreille de la foule, qui se laisse toujours prendre aux déclamations, et croit volontiers qu’elle est victime de l’injustice. Aussi, avant de déterminer la surtaxe dont on pourrait charger les impôts indirects, est-il bon de les justifier et d’indiquer le rôle qu’ils jouent dans notre économie financière.


Si on n’avait affaire qu’à un budget très minime, facile à équilibrer au moyen d’un léger prélèvement sur la richesse publique, on comprendrait à la rigueur qu’on pût s’adresser à la taxe directe seulement. C’est ainsi que les choses se passent à peu près en Suisse, qu’elles se passaient aux États-Unis avant la guerre de sécession. Lorsque le poids des impôts n’est pas lourd, qu’on le supporte aisément, la forme sous laquelle ils sont perçus est indifférente. Personne ne se plaint. Il n’en est plus de même quand les budgets se chiffrent par 2 milliards, ou 2 milliards 1/2, lorsque le montant des impôts égale le septième ou le huitième du revenu brut, et que chacun doit prélever jusqu’à 12 et 15 pour 100 sur ses ressources annuelles pour faire la part du fisc. Alors la forme devient sérieuse. Supposez pour un moment que nous ayons 2 milliards à demander au revenu général du pays : la moitié de ce revenu, pour ne pas dire les deux tiers, se compose de salaires, de traitemens à peine suffisans pour faire vivre les gens qui les reçoivent, de profits industriels qui, éparpillés entre des milliers de mains, sont pour la plupart d’un chiffre médiocre. Les exemptera-t-on de la taxe, pour la faire peser exclusivement sur ceux qui ont un revenu provenant de la rente, de valeurs mobilières ou de la terre ? On commettrait la plus grande iniquité, car beaucoup de ces rentiers sont moins aisés que les personnes qui reçoivent un traitement ou même un salaire. Il faudrait les exonérer aussi, et on arriverait en fin de compte à demander 2 milliards d’impôts à 4 ou 5 milliards de revenu, c’est-à-dire à en prendre environ la moitié. Et nous ne parlons pas des fraudes qui rendraient la taxe plus lourde pour les uns que pour les autres. Il suffit de poser les chiffres, et la base en est incontestable, pour démontrer que, étant donné un gros budget, il faut nécessairement s’adresser pour l’obtenir à d’autres sources qu’à l’impôt direct. Celui-ci n’y pourrait suffire.

On reproche à l’impôt indirect de ne pas être équitable, de frapper les uns plus que les autres, les pauvres plus que les riches. C’est un grief généralement admis et qui sert de thème à toutes les déclamations ; mais quand on va au fond des choses, on trouve qu’il n’est nullement fondé : — la taxe indirecte est au contraire celle qui se rapproche le plus de l’égalité. Elle a été imaginée précisément pour remédier à l’arbitraire qui résidait dans la répartition des impôts directs, et qui faisait qu’autrefois quelques-uns en étaient exempts par des faveurs toutes spéciales, tandis que d’autres y échappaient par la fraude, de sorte que le poids le plus lourd retombait sur ceux qui étaient de bonne foi, ou qui ne pouvaient pas se défendre. Il faut bien le dire, l’impôt est une chose désagréable pour tout le monde, chacun cherche à s’y soustraire le plus qu’il peut, et il y réussit d’autant mieux qu’il est atteint de moins de façons. Arthur Young disait, à la fin du siècle dernier, que le simple fait de taxes nombreuses pour arriver à recueillir une somme donnée était déjà un pas considérable vers l’égalité. « Si j’avais, continue-t-il, un bon système de taxes à proposer, ce serait de les faire porter légèrement sur beaucoup de choses, lourdement sur aucune. » La simplicité en pareille matière lui paraissait un mauvais moyen pour rendre les contributions moins pesantes. Tous les économistes sont d’accord sur ce point ; il n’en est aucun ayant une valeur sérieuse qui ne reconnaisse que ce qu’on appelle la taxe unique n’est pas possible, c’est la chimère des esprits qui ne sont jamais préoccupés de la pratique. « Il convient, dit J.-B. Say, que les taxes soient assez multipliées pour que les producteurs qui ne seraient pas atteints par un impôt le soient par un autre. » Ainsi diviser et multiplier les taxes, c’est déjà un principe d’égalité, et comme c’est en outre un moyen de leur faire produire beaucoup plus, la nécessité des impôts indirects se trouve par cela même justifiée. Ils ont encore un avantage qui n’est pas à dédaigner : ils se perçoivent très facilement, ils ne se présentent pas sous la forme d’une sommation de percepteur enjoignant d’apporter l’argent à des échéances fixes et pour rémunérer des services dont on n’apprécie pas toujours l’utilité ; on les paie insensiblement, quand on veut. Enfin le droit du fisc se trouvant mêlé à une consommation, à une jouissance, on l’acquitte sans murmure. Si l’année est mauvaise, si la récolte a manqué, si l’on est gêné pour une raison quelconque, on restreint sa consommation et on supporte moins d’impôts, tandis qu’avec la cote directe il faut payer quand même, n’eût-on d’argent que pour acquitter ses contributions. Aussi dans tous les pays, dans tous les temps, la taxe indirecte est-elle la mieux acceptée ; aucune autre ne donne lieu à moins de réclamations. « Les droits sur les marchandises, a dit Montesquieu, sont ceux que les peuples sentent le moins, parce qu’on ne leur fait pas une demande formelle ; ils peuvent être si sagement ménagés que le peuple ignore presque qu’il les paie, » et il ajoute ailleurs : « comme c’est un impôt volontaire, une espèce de self taxation, il est particulièrement inhérent au régime de liberté. » En effet, on n’a qu’à considérer l’Angleterre ; bien que la taxe sur le revenu y existe aussi, les impôts indirects n’en fournissent pas moins les trois quarts du budget.

Maintenant ces impôts sont-ils contraires aux lois de l’économie politique, nuisent-ils au progrès de la richesse nationale ? C’est encore un des griefs qu’on leur oppose ; il n’est pas plus fondé que le précédent. Il est très sûr que, si on pouvait mettre les marchandises à la disposition du public, franches de tout droit, si on pouvait les transporter gratis d’un endroit à un autre, avoir des intermédiaires qui les vendraient au prix de revient, et des capitaux qui n’exigeraient aucune rémunération pour le service qu’ils auraient rendu, ces marchandises seraient à meilleur marché ; on en consommerait davantage, et la production pourrait se développer. Tout serait pour le mieux, à la condition toutefois que ceux qui seraient placés entre le producteur et le consommateur trouveraient aussi leur compte à ne faire aucun profit ; mais comme cela ne peut pas être, comme la marchandise, avant d’arriver au public, est très fortement grevée de droits de toute espèce, dont l’impôt n’est généralement qu’une faible partie, il s’agit de savoir si cette partie qui revient au fisc est de nature à influencer sérieusement le prix des choses. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Je prendrai pour exemple l’impôt de consommation contre lequel certains économistes se récrient le plus, l’impôt des boissons. Cet impôt se paie sous trois formes différentes : droit de circulation, droit d’entrée dans les villes ayant une population supérieure à 4,000 âmes, et droit de détail pour la vente au cabaret ou dans les cafés. M. Bocher, cherchant à se rendre compte de l’effet de cet impôt dans un remarquable rapport présenté à l’assemblée législative de 1849, établissait qu’il était de 1 fr. par hectolitre ou de 1 cent, par litre pour 18 millions d’individus qui ne supportaient que le droit de circulation, — de 3 fr. par hectolitre ou de 3 cent, par litre pour 5 millions d’autres qui habitaient les villes sujettes au droit d’entrée, — de 5 fr. par hectolitre ou de 5 cent, par litre pour ceux qui, dans les campagnes, consomment le vin au cabaret, — enfin de 7 fr. 50 c. l’hectolitre ou 7 cent. 1/2 le litre pour ceux qui subissent à la fois le droit d’entrée et le droit de détail : 7 centimes 1/2 par litre, tel est le maximum de la taxe que 5 millions d’individus seulement sont appelés à payer pour la consommation de leur vin en dehors de Paris, qui est régi par des conditions tout à fait exceptionnelles. Peut-on supposer qu’un pareil droit, même porté au maximum, soit de nature à entraver la consommation et à réagir sur la production ? Pour avoir la preuve du contraire, on n’a qu’à comparer les prix de la vente en gros et au détail ; la différence est quelquefois du simple au double, au triple et même au quadruple, c’est-à-dire que tel hectolitre qui vaut 25 francs en gros se vend au détail 75 et 100 francs. Cela résulte d’un tableau fort intéressant qui a été annexé au rapport de M. Bocher. Or, si le droit de détail est de 15 pour 100, et si la différence de prix entre la vente en gros et au détail est de 200, 300, même 400 pour 100, il est bien évident que l’impôt n’exerce aucune influence ; on le supprimerait que le vin ne serait pas moins cher : le dégrèvement profiterait exclusivement au détaillant, à celui qu’on n’a pas d’intérêt à favoriser. Du reste l’expérience en a été faite plusieurs fois. En 1830 notamment, on avait réduit le droit de détail de 15 à 10 pour 100, et abaissé dans une certaine proportion les droits d’entrée ; le fisc y perdit une somme assez ronde, et le public n’y gagna rien : le prix de détail resta le même. En 1852, le droit fut reporté à 15 pour 100, et personne ne réclama. Ce droit n’est rien à côté des autres frais qui grèvent la marchandise avant qu’elle arrive au consommateur : frais de transport, de commission, d’emmagasinage, bénéfice du négociant qui sert d’intermédiaire ; au milieu de tout cela, la part de l’impôt est si minime qu’elle disparaît complètement. Un impôt très lourd se reconnaît tout de suite à deux signes certains : 1° lorsqu’il soulève des réclamations nombreuses ; 2° lorsqu’il donne lieu à une fraude considérable. Or, au point de vue des réclamations, si dans l’impôt des boissons on dégage la part perçue par l’état de celle qui est dévolue aux villes sous le nom d’octroi, on n’en constate pas de sérieuses.

Quant à la fraude, elle existe incontestablement dans quelques grandes villes, à Paris surtout, où l’on se livre à des falsifications sur une échelle considérable et d’une façon souvent nuisible à la santé ; mais c’est à la taxe d’octroi qu’il faut particulièrement l’attribuer. Ce n’est pas pour échapper au droit de circulation de 1 fr. par hectolitre ou à un droit d’entrée de 3 francs qu’on s’amuserait à falsifier le vin. On ne le ferait même pas pour se soustraire à ce droit maximum de 7 fr. 50 cent, par hectolitre qui atteint dans certaines villes les personnes qui consomment le vin en détail ; mais quand, à ces différens droits assez légers par eux-mêmes, vient s’ajouter une taxe d’octroi qui les double, quand on est en face d’un régime exceptionnel comme celui qui existe à Paris, et qui frappe les vins, droits d’octroi et d’entrée réunis, de plus de 20 fr. par hectolitre, alors l’excitation à la fraude devient très grande, et les moyens de contrôle les plus sévères sont impuissans à l’empêcher. C’est le vice des taxes d’octroi, ce n’est pas celui de l’impôt perçu au profit de l’état ; celui-ci, je le répète, n’est ni lourd ni gênant, et il porte sur une matière qui peut parfaitement le supporter, car, sans être de première nécessite, elle est cependant d’un usage assez répandu pour donner à l’impôt une base très large, ce qui est la première condition à rechercher lorsqu’on veut établir des taxes de consommation. Je prendrai un autre impôt encore à propos duquel on fait beaucoup de bruit, celui du sel. On dit qu’il pèse surtout sur les classes ouvrières et gêne la consommation. Il entre, il est vrai, pour beaucoup plus que celui des boissons dans le prix de la denrée qu’il frappe, il compte environ pour moitié, mais il est peu sensible pour une autre raison. Le sel se consomme par très minimes quantités ; il est mêlé à des alimens plus ou moins chers, dans le prix desquels il figure pour fort peu de chose. Qui s’est jamais aperçu de ce qu’il consommait de sel dans un dîner, de ce qu’il lui en fallait par jour et même par mois ? Ce sont des fractions infinitésimales qui, pour chaque personne, pour chaque famille, n’ont pas d’importance, et qui, réunies et très nombreuses, finissent par faire un total très considérable. L’impôt du sel, après la réduction des deux tiers dont il a été l’objet en 1849, rapporte encore aujourd’hui 33 millions ; c’est un assez gros chiffre pour le trésor, et pour chaque individu dans notre pays c’est une dépense de moins de 1 fr., et de 3 fr. 50 cent, environ par famille de quatre personnes. On s’est plaint que cet impôt nuisait à certaines industries où le sel est de première nécessité, on a réclamé particulièrement pour la fromagerie. Or il résulte de la dernière enquête agricole que dans les Vosges la quantité de sel nécessaire pour 100 kilogrammes de fromage, qui valent de 70 à 100 francs, est de 1 kilogramme 1/2, que l’impôt grève de 15 centimes ; dans le Doubs, la quantité serait de 3 kilogrammes et la charge de 30 centimes. En ce qui concerne l’agriculture, il n’a pas été démontré non plus qu’elle eût un bien grand intérêt à consommer le sel en franchise. Aux deux signes que nous venons d’indiquer pour reconnaître un impôt mal établi, — réclamations qu’il soulève, fraude qu’il excite, — on peut en ajouter un troisième, c’est l’essor que prend la consommation de la matière imposée lorsque s’opère un dégrèvement sérieux. L’expérience qui a été faite depuis 1849 de la diminution des deux tiers du droit sur le sel est décisive sous ce rapport. En 1847, l’impôt du sel produisait 72 millions. La perte, eu égard à la consommation antérieure, a été de 40 millions. Aujourd’hui, après vingt-deux ans, elle est encore de 39 millions ; l’impôt du sel est porté au budget de 1871 pour 33 millions au lieu de 72. Si on tient compte de la franchise accordée à l’agriculture, qui peut priver le trésor de 3 ou 4 millions, on est à 35 millions de différence avec le chiffre de 1847. Que peut-on dire de plus significatif pour montrer que cet impôt est bien établi, ne gêne en rien la consommation ? Les exemples abondent pour prouver que l’allégement de l’impôt du sel n’a jamais produit d’autre effet que de priver le trésor d’une partie importante de ses ressources. Necker disait que sous l’ancien régime il n’y avait pas de différence dans la consommation du sel entre les provinces qui étaient taxées à 10 francs et celles qui l’étaient à 28 le quintal métrique. Il est constaté de plus que, pendant les douze années que cette denrée a cessé d’être imposée sous la première république, de 1793 à 1805, la consommation ne s’est presque pas élevée. Enfin en Angleterre, où le droit sur le sel a été aboli, la consommation ne s’est pas développée plus que lorsqu’il existait. On aura beau chercher à exciter les passions, on ne changera pas les faits ; on ne prouvera pas qu’il y ait pour les populations, même les plus pauvres, un intérêt majeur à être affranchi de l’impôt du sel, qui en revanche est pour le trésor une source de revenu très productive.

Un raisonnement pareil s’applique à la plupart des autres taxes de consommation, même à celles de l’octroi, qui, lorsqu’elles sont modérées, sont encore la meilleure manière pour les communes de se procurer des ressources. On avait essayé il y a quelques années, pour activer la consommation, de réduire les droits sur le café, le thé, le cacao ; on les avait abaissés de moitié, de 1 franc par kilogr. à 50 cent. Malgré cela, la consommation ne s’est pas développée davantage, et ç’a été un motif déterminant pour les relever et les remettre à l’ancien taux au moment de la guerre. Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Parce que ces denrées se consomment encore par fractions minimes, et que le droit a beau être fort, on le sent très peu. Qui trouvera trop lourd de payer au fisc 1 centime par tasse de thé et 2 centimes par tasse de café, ce qui, à raison de 1 franc par kilogramme, est tout au plus la part du trésor dans le prix de la denrée ? Il est évident qu’il n’y a pas là matière à considération, et que ce droit, réduit même de moitié, ne devait exercer aucun effet sur la consommation. C’est aussi ce qui a lieu pour le gros impôt que tout le monde trouve naturel de payer, et qui cependant figure pour les quatre cinquièmes au moins dans le prix du produit qu’il frappe. Il s’agit de l’impôt du tabac. Cet impôt rapporte aujourd’hui 254 millions, et les trois quarts au moins de cette somme sont fournis par le tabac le plus ordinaire. Pourquoi le paie-t-on si aisément ? Parce qu’en définitive, lorsqu’on arrive au détail, à la pipe ou à la prise de tabac, on ne s’aperçoit guère de ce qui revient au fisc, et comme on se procure une jouissance dont on pourrait se passer, on n’a pas l’idée de se plaindre. Les dégrèvemens qu’on opère sur les taxes de consommation ne profitent jamais à ceux qu’on voudrait favoriser ; on agit dans l’intérêt du consommateur, et c’est l’intermédiaire qui bénéficie. Cette expérience a été faite maintes fois, et elle a toujours donné les mêmes résultats. En 1830, quand on réduisit momentanément à Paris les droits d’entrée sur le vin de 23 fr. 10 cent à 17 fr. 60 l’hectolitre, et dans les départemens le droit de détail de 15 à 10 pour 100, cela ne changea rien aux prix. En 1848, le gouvernement provisoire, sous la pression d’une certaine partie de l’opinion et pour faire de la popularité, supprima le droit d’entrée sur la viande à Paris, droit qui était de 10 centimes par kilogr. Il semblait qu’à cette époque où la richesse n’était pas grande, où chacun avait besoin de ménager ses ressources, de payer le moins possible, le consommateur dût bénéficier de ce dégrèvement. Il n’en fut rien. Les prix restèrent les mêmes, et le gouvernement fut obligé de revenir sur sa mesure. Enfin tout récemment, M. Josseau apportait à la tribune du corps législatif un fait des plus concluans : 451 kilogrammes de viande avaient été vendus à la criée 451 francs ; si on y ajoute 52 francs pour l’octroi, 15 fr. 90 cent, pour le factage, on arrive à un total de 518 fr., soit environ à 1 fr. 20 cent, le kilogr. Cette viande aurait été revendue en détail par le boucher 1 fr. 90 cent, à 2 fr., avec une différence de 70 à 80 pour 100. Le droit d’octroi cependant n’était que de 10 pour 100. On se demande, en présence d’une différence aussi considérable entre la vente en gros et la vente au détail, ce qu’aurait fait la suppression de ce droit. Il est probable que, comme en 1848, elle eût profité exclusivement aux bouchers, et que la viande n’eût pas été moins chère pour le public. Toutes ces considérations ôtent beaucoup d’intérêt à l’agitation, plus factice que réelle, qui se produit autour des taxes de consommation ; au lieu de conclure en gros, comme on le fait, que, si une taxe rapporte 100 millions au trésor, elle les coûte au consommateur, et qu’elle grève d’autant les salaires et la richesse publique, on devrait entrer dans les détails, et savoir ce que vaut la marchandise au moment où la taxe est perçue : si elle vaut alors 2 milliards, l’impôt n’est plus que de 1 vingtième. Qu’est-ce que 1 vingtième pour influencer des prix, lorsque la moindre chose, un caprice de spéculation, une difficulté de transport, peuvent les faire varier dans une proportion beaucoup plus forte ?


On a vu qu’un des motifs en faveur des taxes de consommation était leur équité ; avec l’impôt direct, on n’est jamais sûr d’atteindre le contribuable en raison de la fortune, en raison même de la valeur de la chose qui est imposée. Ainsi, en ce qui concerne la contribution foncière, il y a eu depuis l’établissement du cadastre des changemens considérables dans la valeur de la terre. Telle propriété qui est restée à peu près stationnaire paie encore le cinquième de son revenu, selon la base qui avait été fixée en 1791, tandis que telle autre qui a subi de grandes améliorations n’en paie plus que le dixième. L’impôt des patentes crée aussi parmi les contribuables des catégories qui ne répondent pas toujours à la réalité ; un industriel est trop taxé, un autre ne l’est pas assez pour les affaires qu’il fait. De même encore pour l’impôt mobilier. Y a-t-il rien de plus arbitraire que la répartition de cette taxe. Elle est censément établie sur le revenu, et on prend pour l’évaluer le loyer d’habitation ; c’est un indice des plus trompeurs. Il y a des gens fort riches qui n’ont qu’une habitation de peu d’importance ; d’autres qui le sont moins, étant obligés à plus de représentation, ont des loyers plus chers. Nous vivons au milieu de ces inégalités, et nous les supportons, parce que l’égalité absolue et la proportionnalité exacte sont difficiles en fait d’impôts ; nous n’y arrivons qu’avec l’impôt indirect.

La raison en est bien simple : cet impôt est mêlé à une consommation que nous faisons ou à un acte que nous accomplissons ; chacun le paie en proportion de la part qu’il prend à la consommation ou à l’acte imposé, et comme cette part est elle-même proportionnée à la fortune, il en résulte que l’impôt indirect est le plus égal de tous les impôts. Cependant, direz-vous, on ne consomme pas toujours en raison de sa fortune, surtout quand il s’agit d’objets de première nécessité ; la personne qui a 10,000 francs de rentes par exemple ne boit pas dix fois plus de vin et n’emploie pas dix fois plus de sel que la personne qui en a 1,000. La différence entre la consommation de l’une et de l’autre est peut-être très légère, et il y en a une très grande dans le poids dont pèse l’impôt ; l’une le paie sur le nécessaire et l’autre sur le superflu. On peut ajouter à cela que le pauvre, qui s’approvisionne en détail, qui boit le vin au litre, subit encore la taxe sous sa forme la plus lourde, ce qui fait dire « que c’est une taxe progressive à rebours qui frappe d’autant plus qu’on est moins riche. » Il est certain qu’en s’approvisionnant en détail on paie tout plus cher qu’en s’approvisionnant en gros. On est obligé de rémunérer les services de ceux qui tiennent la marchandise à votre disposition en aussi petite quantité qu’on le désire ; ces services-là sont très onéreux, et ce n’est pas la suppression de l’impôt qui en diminuerait le prix. Quant à l’objection que le riche ne consomme pas les objets de première nécessité en plus grande quantité que le pauvre, en proportion surtout de sa fortune, elle est plus spécieuse que fondée. L’impôt retombe toujours sur celui qui peut le supporter. Si c’est l’ouvrier qui le paie, il le fait entrer dans le taux de son salaire, ou, s’il travaille pour son propre compte, il en est remboursé par celui qui consommera ses produits, et comme en définitive, sous une forme ou sous une autre, la consommation est toujours égale aux facultés, chacun paie ce qu’il doit payer et rien de moins. Celui qui ne consomme pas directement, qui économise une partie de son revenu, consomme indirectement par ceux auxquels il prête ce qu’il a économisé ; cette part est grevée de l’impôt qui se trouve dans le prix des choses. Si elle ne l’était pas, elle aurait plus de valeur et rapporterait plus d’intérêt. Par conséquent, quoi qu’on fasse, que l’on consomme par soi-même ou par autrui, on ne peut pas échapper à l’impôt dans la proportion de sa fortune. Il est comme une assignation générale sur l’ensemble de la production ; si celle-ci est de 20 milliards, et si l’impôt s’élève à 500 millions, l’assignation est de 1 quarantième. Tous les revenus, de quelque nature qu’ils soient, seront diminués d’autant, aussi bien les salaires que les profits industriels, que les rentes, car tous dérivent de la même source, qui est cette production, et sont formés par elle. L’impôt de consommation est donc le plus égal de tous les impôts, et cette égalité provient, non pas de la volonté du législateur, mais, ce qui vaut mieux, de la force des choses.

On a quelquefois conseillé, pour dégrever les objets de première nécessité, de frapper particulièrement les objets de luxe. On a pensé qu’un impôt de ce genre serait tout à fait à l’adresse des riches, et qu’il n’atteindrait que le superflu ; c’est encore une erreur. Supposez qu’on établisse une taxe sur les chevaux et les voitures de luxe, comme on a essayé de le faire il y a quelques années, il arrivera de deux choses l’une : ou ceux sur qui la taxe tombera consentiront à la payer en conservant la même quantité de chevaux et de voitures, et alors ils se restreindront sur d’autres choses, ils consommeront moins de vin, moins de sucre, moins d’étoffe de diverses sortes, etc., de sorte que, si la taxe rapporte 20 millions, ce sera 20 millions d’enlevés à la consommation générale, partant à la production, ce qui réagira nécessairement sur les salaires et les fera baisser ; — ou bien les personnes qui auront à subir ces taxes de luxe réduiront le nombre de leurs voitures et de leurs chevaux, alors voilà deux industries atteintes, celle de la construction des voitures et celle de l’élevage des chevaux, auquel cas, les ouvriers et les patrons de ces industries, gagnant moins, consommeront moins, et exerceront à leur tour sur la production générale l’influence fâcheuse dont nous venons de parler. Il y a plus : l’élevage des chevaux et la construction des voitures donnant moins de travail et offrant moins de bénéfices, on les quittera pour se porter ailleurs, et on fera concurrence aux salaires et aux profits des autres industries. De cette façon tout le monde se trouvera atteint par une mesure qui ne devait frapper que les riches, tant il est vrai qu’il y a une solidarité étroite, absolue, entre les diverses branches de l’activité sociale, et qu’on ne peut en affaiblir une sans compromettre également les autres. C’est comme un réservoir où l’on viendrait prendre de l’eau ; le vide qui se ferait momentanément à l’endroit où l’on puiserait ne tarderait pas à être comblé, et la diminution du niveau serait la même partout. On se figure qu’en supprimant les taxes de consommation on améliorerait la situation de l’ouvrier. Oui peut-être, si l’on se bornait à les supprimer sans chercher de compensation ; mais si on devait demander cette compensation à d’autres impôts, à une taxe sur le revenu par exemple, on n’aurait rien fait d’efficace ni produit aucun allégement.

« La richesse d’un pays, a dit justement un homme qui parlait mieux qu’il n’agissait, est comme un fleuve ; si on prend l’eau à sa source, on la tarit ; si on la prend au contraire lorsque le fleuve a grandi, on peut en détourner une large masse sans altérer son cours. » La source du fleuve, en fait d’industrie, c’est le revenu disponible : si on en prend une partie au moment où elle va entrer dans les divers canaux de l’activité sociale, on affaiblit le principal élément de cette activité, et la production s’en ressent ; si au contraire on attend que l’œuvre soit accomplie, que le fleuve ait grandi, on peut y puiser largement sans qu’on s’en aperçoive. En un mot, pour laisser à la richesse publique tout son essor, il faut affranchir la production et n’imposer que la consommation.


Parmi nos impôts indirects, il n’y en a, selon nous, qu’un seul qui soit réellement un obstacle au progrès de la richesse, c’est le droit de transmission à titre onéreux, dit droit de mutation. Cet impôt, avec le décime de guerre, qui existe toujours, s’élève à 6,05 pour 100. Il est vraiment excessif, et personne ne met en doute qu’il n’arrête les transactions ; or arrêter les transactions, c’est causer un grand dommage à la richesse publique. Les propriétés immobilières restent entre des mains qui sont inhabiles à les faire valoir ou qui n’ont pas pour cela les ressources suffisantes ; on n’en tire point ce qu’on devrait en tirer, et tout le monde en souffre. Il y a longtemps que les plaintes se sont produites contre cet impôt. La dernière enquête agricole les a constatées de nouveau, et c’est même ce qu’il y a de plus saillant dans toutes les réclamations qui ont eu lieu. Quel est aujourd’hui la condition première du succès pour toute industrie ? C’est d’avoir des capitaux en abondance. L’agriculture en manque particulièrement ; elle les voit affluer partout, se porter sur les entreprises les plus téméraires, et elle ne peut parvenir à les faire arriver jusqu’à elle malgré la sécurité et les avantages qu’elle est en mesure de leur offrir. La raison en est que les capitaux n’aiment pas à s’immobiliser ; ils vont là où il y a un marché facile, toujours ouvert, qui leur permettra de se dégager, de redevenir libres aussitôt qu’ils le voudront. Avec un droit de 6 pour 100 qui frappe chaque transmission d’immeuble, quand on a une fois acheté une terre ou une maison, on ne trouve pas aisément à s’en défaire ; les transactions sont rares. Voilà le grand inconvénient du droit de mutation. Il en a un autre, c’est d’encourager la fraude. Cette fraude est considérable. Comme le droit à percevoir résulte d’une déclaration dont le contrôle est plus ou moins difficile et toujours vexatoire, beaucoup de gens ne se font aucun scrupule de tromper le fisc en portant au contrat un prix autre que le prix réel. Si celui-ci est de 1,500 francs, on déclare 1,000, et le trésor perd ainsi le tiers de ses droits. Tout le monde connaît la fraude, et les agens du fisc ne l’ignorent point ; mais ils la tolèrent, parce qu’ils ne savent comment l’empêcher, et qu’elle tient à l’élévation même de l’impôt : il y a une connivence tacite pour le ramener à un taux plus modéré. C’est là un mauvais moyen. Il ne profite qu’aux gens peu délicats ; ceux qui sont de bonne foi paient le droit tout entier, seulement ils s’abstiennent autant que possible des transactions qui y donnent lieu.

Cette taxe est encore mauvaise et anti-économique, parce qu’elle frappe celui qu’elle devrait épargner. En apparence, elle pèse sur l’acquéreur ; en réalité, c’est le vendeur qu’elle atteint, car elle est déduite du prix qu’il doit recevoir, et comme on vend souvent par besoin pour faire face à des charges, il s’ensuit que c’est le moins riche qui paie la taxe. Ici vraiment l’on peut dire que l’impôt est proportionnel, non à l’aisance, mais à la gêne. Aussi est-il condamné par tous les bons esprits, et il n’est maintenu que parce qu’il rapporte près de 120 millions dont on ne peut pas se passer. Pour faire quelque chose d’efficace en faveur des transactions, il faudrait réduire le droit de mutation au moins de moitié, le mettre à 3 pour 100. À ce taux, on pourrait espérer qu’au bout de quelque temps, avec un plus grand nombre de transactions et des déclarations plus sincères, on arriverait à regagner ce qu’on aurait abandonné. C’est ce qui a lieu pour tous les dégrèvemens faits avec intelligence, qui sont réellement utiles ; mais il faudrait pouvoir attendre, et nous n’en sommes pas là. Au reste l’administration elle-même a si bien senti que le droit de transmission à 6 pour 100 était excessif, qu’elle l’a diminué des deux tiers en ce qui concerne les aliénations du domaine public, des forêts de l’état par exemple ; elle l’a mis à 2 pour 100. Pourquoi cette distinction ? Pourquoi ce qui est bon pour l’état ne le serait-il pas pour les particuliers ? L’intérêt du fisc est le même dans les deux cas. Si d’une part, en réduisant le droit lorsqu’il agit comme vendeur, il espère avoir un prix plus élevé, de l’autre, en facilitant les transactions entre particuliers, il travaille au développement de la richesse publique, dont il est le premier à profiter. Il faut bien qu’il y ait quelque chose de très anormal dans cet impôt, car on ne le rencontre nulle part à un taux aussi fort que chez nous. Dans les grands pays qui ont la meilleure comptabilité financière, en Angleterre, il n’existe pas ; il est remplacé pour tous les baux et actes de vente par un droit de timbre équivalent à 1/2 pour 100. En Prusse, c’est un droit de timbre également qui frappe les mutations ; il est de 1 pour 100. On a compris partout qu’imposer les transactions sur immeubles à un taux excessif était un mauvais moyen de se procurer des ressources ; on y perd plus qu’on n’y gagne.

En Angleterre, depuis un certain nombre d’années, on a beaucoup diminué les taxes de consommation. Le chiffre des réductions n’est pas moindre de 25 millions de liv. sterl., soit de 625 millions de francs ; mais comment les a-t-on diminuées ? Est-ce en vertu d’une théorie ? A-t-on déclaré que ces taxes n’étaient pas bonnes, et qu’il y avait lieu de les remplacer par d’autres, par des contributions directes ? Non certes ; on a tout simplement appliqué à les réduire les excédans de budget qu’on réalisait chaque année ; et, ces taxes étant les plus nombreuses et les plus lourdes, atteignant des choses de première nécessité qui ne sont pas imposées chez nous, telles que le pain et la viande, elles ont été tout naturellement les premières à profiter de ces excédans. On a si peu agi en vertu d’une théorie, qu’aujourd’hui encore, malgré les diminutions qui ont eu lieu, les taxes indirectes fournissent les trois quarts du budget anglais. Si on dit qu’elles coûtent plus à percevoir que les impôts directs, l’exemple de l’Angleterre est encore là pour nous montrer qu’il est possible sous ce rapport de faire beaucoup d’améliorations. Les Anglais perçoivent aujourd’hui l’ensemble de leurs contributions indirectes avec une dépense de 5 pour 100, tandis que le même service chez nous revient à 12 pour 100. Pourquoi n’arriverions-nous pas au même résultat ? Nous avons en France une administration trop coûteuse, et, en ce qui touche la perception des impôts notamment, on pourra, quand on le voudra, réaliser, beaucoup d’économies. Il y a dans les états-majors des rouages qui sont devenus inutiles ; on pourrait les supprimer sans inconvénient pour le service.

On fait enfin une dernière objection : on reconnaît les facilités que donnent les taxes indirectes pour arriver à percevoir de grosses sommes ; mais on les repousse par cela même, à cause de l’abus qui peut en résulter. Il n’est pas bon, dit-on, que les peuples ne sentent pas le poids des taxes qui pèsent sur eux ; plus ils les sentiront, plus ils seront désireux de voir réaliser des économies. L’argent le plus mal employé est celui qui est entre les mains de l’état, et le moins qu’on puisse lui en laisser est toujours le mieux pour les intérêts économiques du pays. En outre il peut s’en servir pour des usages funestes, contraires à la liberté des citoyens, ou pour faire la guerre dans des intérêts purement personnels. Il y a du vrai dans cette idée ; mais il y a aussi de l’exagération. On traite trop l’état en ennemi de la société, comme s’il ne devait jamais rien faire d’avantageux pour elle. En définitive, c’est lui qui la représente, qui est chargé de ses intérêts généraux, et à mesure que la société devient plus riche, elle a des besoins plus étendus ; il lui faut plus de routes, plus de chemins de fer, des ports en meilleur état, une dotation plus large pour l’instruction publique, des encouragemens plus nombreux pour les découvertes scientifiques ; il lui faut enfin les mille choses que le progrès et la civilisation comportent, qui n’étaient pas nécessaires hier, et qui le sont aujourd’hui. Il est bon que, pour faire face à tous ces besoins, l’état ait sa part dans la plus-value de la richesse. Il peut en abuser sans doute, mais il peut aussi en faire un très bon usage. Quelle réduction d’impôts vaudrait, pour le développement de la richesse et l’élévation du niveau moral, une dépense affectée à l’amélioration des routes et à l’extension de l’instruction publique ? C’est aux citoyens à veiller sur le bon emploi de leurs deniers, à faire qu’on leur donne toujours une destination utile. Il ne faudrait pas, pour empêcher un abus, priver l’état de la meilleure manière de se procurer des ressources.

En résumé, nous devons non-seulement garder nos taxes indirectes, mais en faire la principale base des surtaxes à établir, car elles peuvent les supporter sans qu’il en résulte un trouble profond dans notre économie sociale. On y est habitué, tous les rapports sont établis en conséquence. Avec elles, on sait sur quoi l’on peut compter, on est en mesure de calculer d’avance ce qu’elles rapporteront, tandis qu’avec des taxes nouvelles on se jette dans l’inconnu, et on peut éprouver de cruels mécomptes. C’est ici le cas de répéter le mot si justement célèbre et si prophétique adressé naguère par M. Thiers aux hommes de l’empire : « Il n’y a plus une faute à commettre. » En effet, la faute ici pourrait ruiner nos finances, nous mettre à jamais dans l’impossibilité d’équilibrer nos budgets. Toutefois, si les taxes indirectes sont destinées à nous donner la plus grosse partie des ressources extraordinaires dont nous allons avoir besoin, elles ne peuvent nous les fournir toutes. Les charges supplémentaires vont être trop considérables, et ce n’est pas une seule branche du revenu public qui peut y faire face. Il faut chercher ailleurs, examiner si parmi les autres impôts il y en a qui soient susceptibles d’augmentation, ou si on ne pourrait pas malgré tout en essayer de nouveaux sans trop d’inconvénient pour la richesse publique. Ce sera l’objet d’un prochain travail.

Victor Bonnet.