Les Illusions et les mécomptes d’un royaliste - Le comte de Falloux/02

Les Illusions et les mécomptes d’un royaliste - Le comte de Falloux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 721-763).
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LES ILLUSIONS
ET
LES MÉCOMPTES D'UN ROYALISTE

LE COMTE DE FALLOUX

II.[1]
M. DE FALLOUX ET LES RÊVES DE RESTAURATION MONARCHIQUE DEPUIS 1848.


Mémoires d’un royaliste, par le comte de Falloux, 2 vol. in-8o.


La révolution du 24 février 1848 était certainement pour la France une étrange aventure, mère de bien d’autres aventures, et la république, qui renaissait après un demi-siècle, avait pour premier effet de confondre tous les partis. Pour les libéraux du régime de juillet, c’était la ruine de l’œuvre des dix-huit années. Pour les républicains eux-mêmes, qui voyaient tout à coup se réaliser le rêve pour lequel ils avaient conspiré et si souvent combattu, c’était une surprise. Ils ne s’attendaient pas à un si prompt et si facile succès ; ils avaient presque désarmé ou tout au moins ajourné leurs espérances à la fin du règne[2]. Pour les bonapartistes, dont on aurait cru la veille encore la fortune ensevelie dans le ridicule des équipées de Strasbourg et de Boulogne, une sorte d’horizon se rouvrait avec la perspective des agitations populaires. Quant aux légitimistes, ils n’avaient sûrement contribué en rien à la catastrophe. Six mois avant, ils se résignaient presque à une opposition de décence ou d’honneur pour le principe. Dès que la révolution avait éclaté, ils retrouvaient leurs illusions. Ils n’affectaient ni deuil ni regret d’une monarchie qu’ils n’aimaient pas ; ils se rangeaient parmi les vainqueurs. Ils pensaient et parlaient en vaincus d’autrefois, pour qui le 24 février 1848 était la revanche ou la réparation du 29 juillet 1830. Au fond, qui sait si chez Lamartine lui-même, le chef le plus populaire de la révolution nouvelle, il ne restait pas quelque parcelle de ces sentimens du vieil homme de la Restauration qui, dans le secret de son âme, n’avait jamais pardonne à la monarchie de juillet ?

« Les légitimistes, écrivait, dès le 3 mars, Mme Swetchine, sont tout de flamme pour la république. Si l’état actuel laisse accessible à bien des terreurs, la chute de l’ennemi commun met bien à l’aise certaine partie de ce pauvre cœur humain[3]. » Les légitimistes trouvaient dans la révolution de février une vengeance ; ils y trouvaient de plus, ils le croyaient, une occasion favorable de sortir d’une longue inaction, de reprendre librement, position dans les affaires, de ressaisir leur ascendant par l’élection, de mieux servir leur cause. Situation curieuse pour le parti des anciennes traditions ! Par leurs rancunes, les légitimistes se rattachaient aux vainqueurs du jour, dont leur passé les séparait ; par leurs instincts, par le pressentiment des crises qui pouvaient atteindre le pays, ils se rapprochaient, ils devaient se rapprocher forcément des vaincus du dernier régime. Peut-être même dans ce double spectacle de Louis-Philippe suivant de près Charles X dans l’exil, et de la défaite commune des deux royautés, voyaient-ils déjà la fin des scissions dynastiques, le préliminaire de la reconstitution d’une famille royale unique. En un mot, passions, ressentimens, illusions, faux calculs, tout se mêlait dans le mouvement qui venait de se déchaîner à travers la France, où les uns et les autres, selon le mot de Mme Swetchine, avaient leurs « chimères respectives. » Il n’y avait qu’une chose qu’on ne voyait pas, qu’on ne pouvait guère prévoir encore : c’est que le 24 février allait conduire, par le 15 mai et le 24 juin, à l’élection napoléonienne du 10 décembre 1848, — par les divisions des partis au 2 décembre 1851, à la résurrection de l’empire, puis, dans un avenir encore voilé, à d’effroyables désastres, — et que rien de tout cela ne ramenait à la monarchie !


I

Le drame s’ouvrait à peine et, il faut le dire, cette révolution de 1848, qui allait retentir en Europe, avait la fortune singulière de ne rencontrer en France ni hostilité ni résistance. Elle semblait acceptée par le pays, par le clergé, par la magistrature, sinon sans crainte, du moins sans malveillance. Un des premiers, par la liberté de l’esprit et des opinions dans cette carrière nouvelle, était M. de Falloux. La veille encore, il aurait reculé devant cet inconnu d’une révolution, s’il eût été le maître d’en décider, et il avait refusé son nom au banquet du Château-Rouge, à la proposition d’accusation contre le dernier ministère du roi Louis-Philippe, à toutes les manifestations, préludes de la débâcle du 21 février. Le lendemain, devant le fait accompli, il avait promptement pris son parti ; il suivait le mouvement, il devançait même ses amis. Berryer, lui, ne laissait pas de garder une certaine réserve et, en se présentant peu après à ses électeurs marseillais, il restait le vieil homme invoquant son passé, avouant ses convictions, promettant sa bonne volonté sous la république comme sous la monarchie. Montalembert, quoiqu’il n’eût aucun lien avec le dernier règne, ne se séparait pas sans regret, sans un émouvant adieu public, « de la royauté constitutionnelle » qui avait donné à la France « trente-quatre années de paix, de prospérité et de liberté. » M. de Falloux, plus libre que ses amis, allait plus loin et cédait peut-être un peu aux excitations du montent.

Dès les premiers jours, avant de regagner l’Anjou, pour l’élection d’une assemblée constituante, il avait écrit à un de ses amis une lettre où il dépeignait avec feu la situation nouvelle créée à la France et à l’Europe. Il traitait cavalièrement les « puissances » européennes qu’il appelait les « impuissances étrangères. » Il parlait avec admiration, — il soulignait le mot, — de « l’héroïsme du peuple de Paris, » de sa « générosité » et de sa « délicatesse, » « surpassant, disait-il, celles de beaucoup des corps politiques qui ont dominé la France depuis soixante ans. » Il rappelait pour les gens de l’ouest une parole de Chateaubriand : « Je suis monarchique par principe, je suis républicain par nature. » Il disait enfin : « Tout est nouveau, tout est inouï dans les événemens actuels. Notre conduite ne doit plus relever à cette heure que de notre patriotisme, sans aucun ressouvenir de nos vieilles démarcations de partis. » Une fois engagé dans la campagne électorale avec son compatriote et son collègue de la dernière chambre, M. de Quatrebarbes, il la menait vivement, adroitement, en habile tacticien, et il se peint lui-même dans une petite anecdote qu’il raconte. M. de Quatrebarbes, tout disposé qu’il fût à subordonner ses sentimens royalistes au patriotisme, à la paix civile, avait des scrupules et n’était point sans s’inquiéter un peu des allures délibérées de son jeune compagnon ; au moment de paraître dans une réunion électorale, il lui avouait que « le mot de république lui répugnait à prononcer. » Et lui, M. de Falloux répondait lestement : « Répugner à prononcer le nom quand on subit la chose ne me paraît pas très raisonnable ; on ne fait pas disparaître ce qu’on passe sous silence. Cependant ne vous en inquiétez pas ; je serai, s’il le faut, un peu plus logique que vous et je paierai pour nous deux. » Et, comme il l’avait dit, il le faisait. Devant une assemblée réunie à Angers, ouverte à tous les partis, à ses contradicteurs méfians comme à ses amis, il abordait toutes les questions du jour avec un art singulier. Il mêlait dans son discours la république récemment « proclamée, » le pape Pie IX, les droits de la conscience religieuse, les droits des « travailleurs, » l’avènement de la démocratie, — pour finir par déclarer que lui et ses amis voulaient rester, à travers les tempêtes, sur « le vaisseau de la France, » quel que fût le pavillon.

Quand il parlait ainsi, était-ce, comme on l’a dit depuis, de la duplicité, un machiavélique et décevant artifice ? Cachait-il, sous des apparences républicaines, quelque profond calcul, une arrière-pensée perfide ? Il n’y avait ni tromperie ni artifice. M. de Falloux et ses amis cédaient tout simplement à la pression des choses, à une nécessité du temps, d’autant mieux qu’ils n’avaient pas même devant eux le mirage d’une restauration possible. Assurément, en entrant dans la république, ils n’abdiquaient pas leurs opinions et leurs croyances ; ils n’entendaient pas renier leur passé, livrer leurs traditions et leur loi religieuse. Ils ne conspiraient pas non plus, ni publiquement ni en secret ; ils ne préméditaient pas la ruine de la république : ils ne lui demandaient que d’être le gouvernement de tous, la liberté pour tous, la garantie régularisée de tous les droits, la paix entre toutes les forces sociales. Ils offraient leur concours ; mais ce concours n’était pas sans prévoyance, et, lorsque, dès les premiers mois, ils voyaient, avec les passions révolutionnaires déchaînées sous toutes les formes autour de l’Hôtel de Ville, poindre et renaître de nouveaux orages, ils gardaient ce sentiment qu’ils restaient, eux et leurs alliés, les conservateurs de tous les camps, la grande réserve de la société française. M. de Falloux était parfaitement sincère lorsqu’il disait à Angers : « Le présent est plein de magnifiques promesses et de périls inévitables. Penchons tous ensemble du côté des promesses ; pesons-y de tout notre poids et efforçons-nous ainsi de conjurer les périls. » Ce que serait l’avenir, « le destin futur de la république en Europe » et en France, il ne le savait pas, il ne voulait pas le savoir ; il était tout entier au présent, au péril, à la cause de la société française.

Et c’est ainsi qu’après être sorti trois mois avant par une révolution de la dernière chambre de la monarchie, il se retrouvait, élu de l’Anjou, dans la première assemblée du suffrage universel et de la république. Il revenait, dégagé du lien des partis, mûri par les événemens, tout prêt à être, dès les premiers jours du nouveau parlement souverain, au conseil et à l’action. Mme Swetchine, qui se plaisait à le suivre dans son essor, écrivait à Mme de Nesselrode : « Vous avez toujours témoigné de l’intérêt à M. X… (de Falloux) et vous aurez plaisir à le savoir justifié par une conduite qui se montre sage, élevée, prudente, courageuse en toute occasion et reconnue généralement pour telle. Il avait déjà conquis bien des suffrages flatteurs dans la dernière chambre de Louis-Philippe ; depuis la république qui, extérieurement du moins, défait les partis, ses mouvemens sont encore plus libres et plus aisés. Je suis convaincue que tout moment difficile trouverait en lui les qualités que devrait toujours faire supposer l’élection et que jusqu’ici, par tout pays, elle s’abstient fort de garantir[4]. » Il était, en effet, de ceux qui n’attendent qu’une occasion pour déployer tous leurs dons.

Par le fait, cette république de 1848, livrée dès sa naissance aux orages et destinée à périr trois ans après de mort violente dans une nuit d’hiver, cette république a plusieurs phases qui se succèdent et s’enchaînent. La première va du 24 février au 4 mai : c’est la phase du gouvernement provisoire, des manifestations autour de l’Hôtel de Ville, de la désorganisation encore à demi déguisée sous la magie de l’éloquence de Lamartine. La seconde va du 4 mai, jour de la réunion du parlement souverain, au 24 juin : c’est la phase où toutes les passions révolutionnaires, irritées par les déclamations de clubs, le chômage et la misère, se préparent, par l’assaut de l’assemblée elle-même, à la plus formidable convulsion civile, à la sanglante bataille de quatre jours dans Paris. La troisième va du 24 juin au 10 décembre : c’est la phase où la réaction des instincts conservateurs se précipite, ne s’arrête même plus à la dictature préservatrice du général Cavaignac et va jusqu’à élever à un pouvoir quasi souverain, à la présidence un prince sans prestige, uniquement parce qu’il porte un nom, symbole de l’ordre à outrance. La quatrième phase enfin, c’est la lutte de trois ans, fuite pleine de péripéties, entre une assemblée puissante par le talent, mais incohérente, et le prince taciturne qui épie l’heure de frapper le dernier coup. C’est le drame qui se déroule entre le 24 février 1848 et le 2 décembre 1851, — qui commence avec la révolution même pour ne plus s’arrêter qu’au dénoûment.

Déjà, à dire vrai, le 4 mai 1843, le jour même où l’assemblée qui venait d’être élue acclamait « dix-sept fois » la république sur les marches du palais Bourbon devant le peuple répandu sur les quais, dès ce jour la question n’était plus entière. Je veux dire que la bonne volonté, qui avait paru d’abord accueillir la révolution, n’était plus sans inquiétude. Les deux mois qui venaient de passer avaient suffi pour amasser les périls autour de la république nouvelle. Ils avaient eu le double effet de multiplier d’un côté les élémens incandescens, de préparer au Champ de Mars, sous le nom d’ateliers nationaux, une sorte de garde prétorienne de l’émeute, et, d’un autre côté, de réveiller les sentimens conservateurs, les instincts de résistance dans le pays. L’assemblée elle-même se ressentait des conditions dans lesquelles elle avait été élue ; elle n’était pas sans bien des bigarrures. Elle se composait d’anciens royalistes ramenés dans la vie publique, Berryer, M. de Larcy, M. de Vatimesnil, M. de Falloux lui-même en tête, — d’anciens parlementaires de 1830, M. Odilon Barrot, M. Dufaure, Rémusat, Tocqueville, Vivien, — de catholiques représentés par des évêques, par des prêtres, surtout par Montalembert, — et d’une immense majorité de républicains ; dans son ensemble, — à part ce qu’on appelait déjà, par réminiscence, la Montagne, — c’était une assemblée aux intentions droites, aux instincts honnêtes, un peu embarrassée de sa puissance. Elle avait cela de caractéristique et de frappant que parmi tant d’hommes si divers d’origines et de traditions, un peu étonnés de se trouver ensemble, toute dissidence de parti semblait pour le moment s’effacer et que dans une si vaste réunion où tout était nouveau, les anciens parlementaires avaient nécessairement l’avantage de l’expérience. Ils étaient appelés à être la lumière, la sagesse modératrice des comités du nouveau parlement. Berryer était, au comité des finances où le rejoignait bientôt M. Thiers. M. Odilon Barrot, M. Dufaure, M. de Tocqueville étaient au comité de constitution. Montalembert allait défendre la liberté religieuse, la liberté de l’enseignement au comité de. l’instruction publique. M. de Falloux, qui était à la fois un homme des anciens partis et un homme nouveau, M. de Falloux, quant à lui, se jetait dans la fournaise, au « comité du travail, » où allaient s’agiter les questions les plus brûlantes, où il prenait rapidement l’autorité d’un esprit ferme et résolu. Le lien de tout ce monde un peu incohérent était le sentiment de la conservation, le besoin de rentrer dans l’ordre, de régulariser la république, de faire face d’un commun effort aux orages.

Chose curieuse ! lorsque la première crise, le premier péril éclatait pour la république par l’invasion de l’assemblée au 15 mai, lorsque, la plus chaude alerte passée au palais Bourbon, Lamartine et Ledru-Rollin se décidaient à marcher sur l’Hôtel de Ville, où se formait déjà un gouvernement révolutionnaire, par qui étaient-ils escortés ? Ils marchaient entre M. de Falloux, légitimiste d’origine, et M. de Mornay, le dernier défenseur de la duchesse d’Orléans au 24 février, qui, l’un et l’autre, hommes des monarchies, prenaient la tête du cortège pour aller arracher la république aux factions. — « C’était bien, a dit M. de Falloux, le symbole de la situation : la république attaquée par les républicains et défendue par les monarchistes ! » — Cette tentative n’était qu’une première épreuve. La sédition avait essayé ses forces, elle ne se tenait pas pour vaincue. Elle avait, aux ateliers nationaux, une armée de 100,000 ouvriers soldés par l’état, démoralisés par le désœuvrement et embrigadés pour la révolte, — ceux que Victor Hugo appelait dans son langage imagé « des lazzaroni en temps de paix et des janissaires pour le combat… des prétoriens de l’émeute au service d’une dictature. » Dissoudre cette année de la sédition, ramener au travail régulier une multitude livrée Hans une oisiveté corruptrice à toutes les captations, c’était la première obligation si l’on voulait éviter les suprêmes extrémités, raviver la confiance par la sécurité. Le faible gouvernement, que l’assemblée avait nommé sous le nom de « commission exécutive, » le sentait lui-même. Les républicains du comité du travail le sentaient plus vivement encore : — « Il faut que les ateliers nationaux disparaissent ! » — disait M. Goudchaux. On hésitait pourtant à affronter le danger ; on tournait amour de la question, — et qui, en définitive, choisissait-on pour préciser le problème, pour prononcer le mot décisif ? — « Au milieu de tant de volontés indécises ou timorées, a écrit un historien de ces jours de crise, un homme surgit, doué d’activité, de courage et surtout de cette énergie mêlée de prudence et de hardiesse qui est le propre de l’homme d’État : c’était un jeune représentant de Maine et-Loire… »

Est-ce à dire que M. de Falloux, mandataire d’une commission de l’assemblée, mît dans l’œuvre qu’il restait chargé de préparer une dureté provocatrice, un esprit de réaction impitoyable ? Il entendait, au contraire, accompagner une mesure devant laquelle on ne pouvait plus reculer de réformes bienfaisantes, humaines, qui, avec les années, ont passé dans les lois, que la commission elle-même, sur le moment, trouvait superflues ou prématurées : — « Laissez-moi respirer, lui disait M. Goudchaux en entendant son rapport, vrai programme de réformes sociales, laissez-moi respirer, je suis noyé sous ce flot d’innovations. » — Voilà cependant ce qui arrive ! Les partis, par une de ces iniquités ou une de ces tactiques dont ils se font un jeu, ont voulu depuis laisser peser sur M. de Falloux seul la responsabilité de la guerre civile qui se préparait et du sang versé. Le fait est que la dispersion des ateliers nationaux était une nécessité universellement reconnue, que M. de Falloux ne faisait que dire tout haut, courageusement, ce que tout le monde pensait et qu’il mettait dans son langage des ménagemens infinis : — « Nous ne voulons pas fermer une porte aux abus sans ouvrir deux portes au travail. » — Mais le plus curieux est que cette dissolution des ateliers nationaux, représentée comme une provocation, n’avait pas été encore prononcée par l’assemblée, qu’elle n’était décrétée qu’après le combat, par l’autorité dictatoriale du général Cavaignac, élevé en pleine crise au pouvoir exécutif. Au moment où M. de Falloux proposait à l’assemblée, non pas une dissolution immédiate et brutale, mais une dissolution graduée, mitigée, tempérée par les ménagemens les plus humains, la sédition remplissait Paris : elle n’avait pas tant attendu ! Et quatre jours durant, allait se dérouler, à travers toutes les péripéties, ce drame lugubre, cette guerre des passions serviles, obstinée et meurtrière, habilement organisée, où la mort planait sur la ville, où l’archevêque de Paris offrait son sang en sacrifice et où périssaient plus de généraux que dans les plus grandes batailles du siècle. C’était la société française tout entière réduite à se défendre du plus formidable assaut, conduite au combat par le général Cavaignac avec ses vaillans compagnons, les Lamoricière, les Bedeau, les Duvivier, les Négrier. La victoire matérielle, chèrement achetée, couronnait ce sanglant effort que M. de Falloux avait suivi dans toutes ses péripéties, souvent présent au feu ; les suites morales semblaient moins assurées et l’avenir restait chargé de nuages.

Ce que la journée du 15 mai avait commencé, en effet, les journées de juin l’achevaient : elles laissaient la république compromise jusque dans sa victoire ; elles réveillaient les doutes sur le régime, les défiances et les contradictions. On ne réfléchissait pas qu’aucun gouvernement, si ce n’est un gouvernement anonyme[5], n’aurait pu livrer une telle bataille, on ne voyait que les périls auxquels on venait d’échapper et ceux qui pouvaient renaître encore, tous ces événemens qui se pressaient, qui pesaient sur une opinion ébranlée. Le mot de la situation était dans ce que disait le père Lacordaire, qui s’était laissé fourvoyer dans l’assemblée et qui, entre ces crises violentes, avait pris le parti de se retirer de tout : — « Ma bonne foi dans l’avenir républicain de la France est détruite, disait-il à M. de Falloux, et sans foi je ne puis ni parler ni agir. L’anarchie républicaine ramènera forcément les compétitions monarchiques. Dès lors, la politique pénétrera dans une sphère où je n’ai pas, où je ne veux pas avoir mes entrées… » — On n’en était pas encore là, on y marchait à grands pas ; on entrait dans une singulière phase d’indécision et de transition.


II

D’un côté, les conservateurs, légitimistes, orléanistes, catholiques, parlementaires, les conservateurs, qui n’étaient qu’une minorité, mais qui avaient la supériorité des lumières, des talens, et prenaient une influence croissante, commençaient à se demander si on pouvait laisser la France indéfiniment exposée à de si tragiques expériences. Ils hésitaient à se prononcer cependant. Ils n’avouaient pas des espérances de restauration monarchique qui les auraient aussitôt divisés. Ils restaient des conservateurs dans la république, parce qu’ils ne voyaient « rien de prêt ni de bon à mettre à la place, » disait Tocqueville, — parce que « la famille royale n’était pas réconciliée, » disait M. de Falloux. Et avec les idées de simples conservateurs dans la république, ils se bornaient à suivre les mouvemens de l’opinion, à défendre la paix sociale contre les agitateurs, le gouvernement nouveau, sorti des journées de juin, contre ses propres faiblesses. D’un autre côté, un astre nouveau se levait à l’horizon. Favorisée par l’anarchie des esprits et des faits, gauchement combattue par les pouvoirs éphémères du moment, la cause napoléonienne retrouvait une popularité irrésistible. Le prince Louis Bonaparte, l’échappé de Strasbourg et de Boulogne, devenu subitement le candidat de tous les mécontentemens, de toutes les inquiétudes, de toutes les désaffections, triomphait dans une série de scrutins, non par lui-même, mais par son nom, — le seul que le peuple eût appris et retenu depuis trente ans. C’était comme une traînée de poudre dans un pays saturé des souvenirs de l’Empire.

Au milieu de ces confusions et de ces contradictions, si la république avait encore des chances et pouvait être sauvée, c’est qu’elle était représentée par un homme que la guerre intestine venait de faire chef du gouvernement, le général Eugène Cavaignac. Arrivé depuis peu de ses commandemens d’Afrique, porté à l’improviste, en plein combat, à une dictature de salut public, le général Cavaignac avait au pouvoir une originalité singulièrement saisissante, composée d’honneur militaire et de simplicité, de noblesse morale et de mâle bon sens. Il avait dans son langage la sobriété et le nerf d’un soldat qui ne connaît pas les rubriques parlementaires, qui ne dit que ce qu’il doit dire et le dit d’un accent frappant de loyauté. Il y ajoutait l’attrait viril d’une modestie sincère et sans affectation dans la fierté. On ne pouvait se défendre d’une intime émotion lorsque ce vainqueur, — ayant à relever je ne sais quelle accusation saugrenue dirigée contre le général de Lamoricière, dont il avait fait son ministre de la guerre, — disait avec une généreuse et cordiale bonhomie : — « Ce qui m’étonne, c’est de le voir au second rang quand je suis au premier. » — il imposait le respect ! Malheureusement, inexpérimenté et novice dans la politique, il l’avouait naïvement lui-même, il flottait entre tous les conseils, entre les inspirations qui se partageaient son esprit. Par sa nature, par tous ses instincts, il était fait pour l’ordre, pour la discipline, pour le commandement ; il avait l’aversion de l’anarchie. Par ses affinités d’origine, par ses relations, il retombait à tout instant sous l’influence non pas du jacobinisme qu’il venait de vaincre, mais d’une classe de républicains déjà dépopularisés par un étroit esprit de coterie, par leur arrogance et par leur impuissance. Sans être un homme de parti, il se laissait enlacer par des passions de parti, et en inspirant aux conservateurs la plus sérieuse confiance par son caractère, il la décourageait souvent par ses actes, par ses choix, par des paroles où l’on sentait un chef ombrageux et inquiet dans son intégrité. C’est le secret des indécisions, des troubles et des embarras de son gouvernement de six mois, de ce gouvernement où il avait été porté sans ambition et dont il devait « descendre » sans rien perdre de sa dignité. Son malheur était de se trouver déjà dépassé par l’opinion !

Ce n’est pas du premier coup toutefois que se dégageait et se dessinait cette situation nouvelle créée dans le pays et dans l’assemblée elle-même. M. de Falloux, par sa netteté et sa résolution à la veille des journées de juin, avait pris la position d’un homme de parole et d’action ; il la gardait avec une autorité fortifiée et chaque jour agrandie au lendemain de la victoire, sous le gouvernement du général Cavaignac. Moins compromis ou moins engagé par son passé que quelques-uns de ses amis, que la plupart des chefs conservateurs rentrés dans l’assemblée, il avait plus de liberté. Lié à ces chefs éminens, têtes de ce qu’on appelait alors le « parti de l’ordre, » associé à eux dans la défense de la cause commune, il ne se confondait pas avec eux. Entre la large, la puissante cordialité de Berryer et l’impétuosité de Montalembert, entre M. Molé, l’homme à la longue expérience, le conseiller discret, et M. Thiers, toujours prêt à se reprendre à l’activité, il avait son originalité, son genre d’éloquence. Il ne se prodiguait pas, il ne se jetait pas étourdiment dans toutes les discussions, — il n’a prononcé en réalité dans sa vie parlementaire que quatre ou cinq discours décisifs ; quand il intervenait, il le faisait toujours à propos et avec sûreté, en homme maître de lui-même, allant droit au nœud des situations, déconcertant ses adversaires par son sang-froid. Il maniait la parole avec un art savant où il y avait de la dextérité et une force secrète de passion, de l’aisance dans l’intrépidité et une élégance innée jusque dans le sarcasme. Il laissait tomber de ces mots qui sont restés liés à l’histoire du temps.

Un jour, comme la question renaissait sans cesse entre « la république modérée et celle qui l’était moins, » — c’était son expression, — il résumait d’un trait net et frappant ce qui était dans la pensée de tous. « Non, disait-il, d’un accent qui touchait au vif des choses, non, le peuple aujourd’hui ne veut plus des hommes timides, vous avez raison ; il ne veut plus des serviteurs usés de tous les anciens régimes : — Je n’ai pas à parler pour eux. Le peuple ne veut plus des trembleurs, mais il ne veut pas davantage de ceux qui font trembler, sachez-le bien ! .. La France accepte, la France veut le concours de toutes les bonnes fois, de toutes les bonnes volontés ; .. elle ne veut plus des hommes qui l’ont étonnée par leur inexpérience et leur incapacité. La France ne veut ni des hommes qui ne sont capables de rien, ni des hommes qui sont capables de tout ! .. » — Tantôt, il tenait tête à ceux qui affectaient de ne voir que des conspirations, des menées monarchistes dans les agitations du temps, et il leur disait sans embarras : « Quant à moi, type des hommes que vous accusez, je crois que je sers mieux la république que vous… Il y a quelque chose de bien insensé à se conduire de telle sorte que tout le monde se demande si ceux qui passent pour ne pas vouloir de la république ne la rendent pas cent lois plus facile, cent fois plus acceptable que ceux qui prétendent l’aimer si exclusivement et si violemment… » — Tantôt, dans une discussion sur la constitution et sur la liberté de l’enseignement où Montalembert, par sa fougueuse impatience, avait failli tout compromettre, il arrivait à son secours, apaisant les passions déjà irritées, ramenant le débat en tacticien supérieur et sauvant l’honneur du principe, auquel il n’était pas moins attaché que son ardent ami. « Vous avez été, lui disait un témoin en souriant, le Moreau de cette retraite ! » Il avait effectivement l’art et le goût des savantes manœuvres de la politique.

Chose à remarquer, M. de Falloux, dans cette phase de la république de 1848, n’était point du tout un adversaire du général Cavaignac. S’il le combattait dans quelques-uns de ses actes, dans ses velléités, surtout dans le parti qui le compromettait, il gardait le respect de son caractère. Il avait une secrète sympathie pour lui : il le prouvait le jour où s’ouvrait la question de la présidence, où la lutte s’engageait directement devant le suffrage universel, concentrée entre deux candidats, le général Cavaignac et le prince Louis-Napoléon. Au fond, les conservateurs prévoyans comme M. Molé auraient préféré le général Cavaignac, ils étaient entraînés par un courant presque irrésistible. M. Odilon Barrot avait été des premiers à se prononcer pour la candidature napoléonienne. M. Thiers s’était décidé parce qu’il avait cru trop vite qu’on pourrait se servir d’un prince qu’il n’estimait guère, qui prêterait son nom populaire et se laisserait diriger. Montalembert, séduit par quelques paroles qui ressemblaient à un engagement ou à des promesses, se flattait de trouver un protecteur des intérêts religieux dans l’héritier de l’auteur du Concordat. Berryer lui-même, qui aurait préféré une autre candidature conservatrice, suivait le mouvement d’un pas plus lent, non sans quelque crainte. M. de Falloux se défendait de cet entraînement presque universel. Mme Swetchine, avec son bon sens aiguisé de femme, écrivait à son amie de Pétersbourg, Mme de Messelrode : «… Le général Cavaignac est le seul qui m’inspire confiance. C’est un caractère droit, loyal, sincère autant que j’en puisse juger ; mais à voir la ligue formée contre lui par tous les partis, il est certain qu’on entraverait sa marche et que tout appui lui manquerait… Quant à son compétiteur, on lui pose toutes les questions comme à un homme sur la sellette ; on lui demande des engagemens. Son manifeste, livré aux sommités qui le protègent, a été plusieurs fois travaillé et repris en sous-œuvre… Toutes les campagnes le veulent, son nom les séduit et même les enivre. Les salons que les chefs de parti dominent l’adoptent ; mais là ce n’est pas pour Louis-Napoléon lui-même. C’est un corps transparent, à travers lequel chacun voit ce qu’il veut, le prenant pour quelque chose qui se traverse. Le mouvement qui le fait préférer est peut-être assez immoral… » Ce que Mme Swetchine écrivait, M. de Falloux le pensait. Il avait résisté à l’exemple de Montalembert comme aux vives instances de M. Thiers. « Le premier jour, disait-il, sera meilleur avec le prince Louis qu’avec Cavaignac ; le lendemain sera détestable. » Tout ce qu’il pouvait accorder était de s’abstenir ; mais le torrent de l’opinion était déchaîné, et le 10 décembre, ce « prince Louis » presque oublié la veille, suspect, contesté, recevait la consécration de cinq millions et demi de voix ! Ainsi, en si peu de temps, en moins d’une année, la république, sortie des barricades de février, allait échouer et se perdre dans une éclatante manifestation napoléonienne !

Que signifiait au vrai cette présidence nouvelle ? Elle représentait un mouvement emporté de réaction, le désaveu d’une année d’anarchie, le fanatisme d’un nom, le réveil des instincts monarchiques sous la forme d’une réminiscence impériale. Légalement, l’élection du 10 décembre avait fait un président aux pouvoirs définis et limités ; moralement, politiquement, elle avait fait un pouvoir d’acclamation populaire, un consulat nouveau avec une sorte de mandat supérieur, indéfini, d’ordre et de sécurité. L’élu lui-même ajoutait au péril de ces intimes complications.

Ceux qui avaient eu la pensée hasardeuse de remettre l’élection présidentielle au vote direct du peuple n’avaient certainement pas su ce qu’ils faisaient ; ceux qui, d’un autre côté, n’avaient pas craint de se rallier à la candidature de Louis-Napoléon dans l’espoir de trouver un prince facile à diriger et, comme on le disait spirituellement, de passer leurs bras dans les manches d’un Bonaparte, s’étaient aussi abusés. Élevé à l’étranger, loin de la France, égaré dans les conspirations, nourri dans les habitudes taciturnes et réservées d’un prétendant incompris, le nouvel élu se sentait visiblement un peu dépaysé, dans un monde qu’il ne connaissait pas ; mais il avait, avec l’infatuation de son nom, l’orgueil d’une désignation populaire qui, en le plaçant au-dessus des partis, le dégageait de toute dépendance. Par le fait, jusqu’au dernier moment, Louis-Napoléon avait écouté tout le monde, recueilli tous les avis, multiplié les promesses, particulièrement aux chefs conservateurs qui le soutenaient ; et en définitive, il n’avait pris à peu près qu’un engagement assez précis : celui de former un ministère parlementaire « où toutes les fractions de la majorité seraient loyalement représentées ; » mais où prendre cette majorité et comment former ce ministère ? Presque tous les républicains, saut quelques hommes comme M. Jules Favre, n’avaient témoigné au nouveau président que de l’hostilité et n’avaient obtenu qu’une ridicule minorité au scrutin. Parmi les conservateurs, la plupart, les plus éminens, ceux qui avaient adopté sa cause, M. Thiers, M. Mole, Berryer, Montalembert, offraient leur appui, leur influence, leurs conseils, en refusant leur personne ; ils n’auraient peut-être pas, d’ailleurs, été facilement acceptés par un prince qui, en écoutant provisoirement leurs conseils, ne voulait pas paraître subir leur tutelle. Tout finissait par un ministère composé d’hommes nouveaux au pouvoir, — où M. Odilon Barrot, un des vaincus de février, entrait comme président du conseil avec M. de Malleville, M. Drouyn de Lhuys, M. Léon Faucher, M. Bixio, — et dans ce ministère, à défaut des grands chefs conservateurs, un des premiers appelés était, selon le mot de M. Barrot, « un jeune député de la droite qui joignait à des convictions catholiques très prononcées des sentimens libéraux incontestés, » — M. de Falloux lui-même : c’était le premier acte de la présidence nouvelle !


III

Ministre de la république sous un Napoléon, cela pouvait ressembler à un rêve pour M. de Falloux, qui n’avait pas même voté pour le prince, à la vérité, il n’avait pas accepté du premier coup. Il avait fait une belle défense dont il a raconté l’histoire, en y mettant peut-être un peu d’imagination. Il avait été assiégé et conquis de vive force ! Il avait résisté d’abord à M. Odilon Barrot, qui le traitait un peu comme un jeune homme, et au président lui-même qui, sur un premier refus, lui avait dit : « J’espère que ce ne sera pas votre dernier mot ! » Mais ce n’était rien… Il avait résisté à ses amis, à Berryer comme à Montalembert ; il avait résisté au père de Ravignan et à M. Molé, qui lui en témoignait son déplaisir avec une politesse un peu hautaine. Il avait pourtant fini par capituler entre les mains de l’abbé Du pan-loup, qui était allé le chercher jusque dans le salon de Mme Swetchine, où il avait cru trouver un refuge contre toutes les obsessions. Il avait rendu les armes devant le prêtre dont il allait faire peu après l’évêque d’Orléans ; il s’était laissé conduire chez M. Thiers, qui, à son tour, se hâtait de porter son acceptation à l’Elysée, et c’est ainsi que, revenant chez lui, il pouvait dire à un vieux serviteur vendéen qui l’accompagnait partout : « Eh bien, mon pauvre Marquet, tu vas donc entrer au ministère : qui se serait attendu à cela ? — Pas moi certainement, répliquait le fidèle Marquet. Puisque monsieur le fait, je suis sûr que c’est pour le bien ; il faudra se résigner ! » L’histoire est amusante, et pour la couronner, par un contraste de plus, le lendemain, en entrant dans son cabinet de l’instruction publique, en prenant possession du vieux fauteuil de Fontanes qui existait encore, mais qui a dû s’user avec bien d’autres choses, le nouveau ministre trouvait sur la table un grand portefeuille de maroquin rouge avec ces simples mots : « De la part de M. de Persigny, souvenir de Londres ! » Singulier jeu de la fortune ! Une parole que, treize ans auparavant, M. de Persigny avait jetée au courant d’une conversation familière, dans une auberge de Londres, que M. de Falloux avait reçue en riant comme un propos léger, comme la jactance d’un jeune fanatique, cette parole se trouvait être une réalité ! Et M. de Falloux, par un retour attristé, a pu dire depuis dans ses Mémoires : « Malheureux pays où une telle aventure ne reste pas dans le domaine du roman ! »

On ne faisait plus de roman au 20 décembre 1848 ; on était dans l’histoire, au premier chapitre d’une histoire nouvelle pleine d’inconnu. M. de Falloux, dans ce cabinet un peu mêlé où il entrait, représentait, si l’on veut, les légitimistes, pour qui sa présence au pouvoir devenait une garantie ; il représentait aussi et surtout les intérêts religieux. « L’intérêt politique n’était pas indiqué, écrivait Mme Swetchine, l’intérêt religieux était si manifeste qu’il ne pouvait reculer. » Ni d’ailleurs n’était mieux fait pour tenir son rang dans ce ministère de bonne volonté, qui, dès son avènement, avait à faire face à la fois aux désordres toujours menaçans dans Paris, aux difficultés de l’expédition de Rome pour le rétablissement du pape, aux nécessités d’un gouvernement réparateur, aux susceptibilités d’une assemblée ombrageuse, — sans compter les difficultés intimes que créait à tout instant par ses impatiences d’autorité le président lui-même. M. de Falloux, dans cette carrière nouvelle, n’avait pas seulement cette arme nécessaire, une parole toujours prête, déliée et étincelante ; il avait de plus l’art de manier les hommes, de ménager les transactions et les conciliations, de conduire une affaire, — cet art qui faisait dire à Tocqueville, bientôt appelé aux affaires étrangères à la place de M. Drouyn de Lhujs : « Qui n’a pas vu M. de Falloux autour d’une table de conseil ne sait pas ce que c’est que la puissance d’un homme[6]. »

Il mettait dans ses relations avec ses collègues, relations que la diversité des origines, des opinions et des caractères ne rendait pas toujours faciles, une aménité qui n’excluait pas la fermeté. Placé entre des hommes comme M. Barrot avec son libéralisme un peu emphatique et assez naïf, M. Léon Faucher avec son ton cassant et acerbe, M. Passy avec ses faiblesses anticléricales, ou un peu plus tard M. Dufaure avec son intégrité rugueuse, il ressemblait un peu à un « prisonnier », c’est lui qui le dit ; mais le « prisonnier » savait maintenir sa position, son indépendance et son influence dans le ministère. Il ne tardait pas en même temps à gagner l’amitié, presque la confiance du président, autant qu’on pouvait gagner cette confiance, et rien ne serait peut-être plus curieux que l’histoire de ses rapports avec Louis-Napoléon. Il ne se méprenait pas sur les arrière-pensées, sur les desseins ambitieux du prince, qui, de son côté, n’ignorait pas dans quelle mesure et dans quelles conditions M. de Falloux avait accepté le pouvoir. À part cette réserve, les rapports devenaient rapidement affectueux. Le ministre évitait de froisser le prince et lui savait gré de se prêter sans effort, sans affectation, au bien qu’on lui proposait. Le prince avait du goût pour son jeune ministre, pour sa parfaite mesure et ses manières d’homme bien né. Il le traitait en plénipotentiaire d’un monde qu’il connaissait peu. Il y avait parfois des scènes piquantes : témoin le jour où M. de Falloux avait songé au duc de Luynes pour je ne sais quel poste. « Le duc de Luynes, répondait le président, en paraissant chercher dans sa mémoire, mais ce n’est pas un duc de l’empire. — Non, monsieur le président, c’est le descendant d’un connétable de l’ancienne monarchie. — Oh ! alors, c’est un légitimiste. — Oui, monsieur le président. — Cela lui fait honneur. » Louis-Napoléon ne laissait échapper aucune occasion de se montrer agréable, de flatter ce qu’il croyait être le sentiment secret de son ministre. « Monsieur de Falloux, lui disait-il de temps à autre, avant ou après le conseil, j’ai reçu des nouvelles qui vous feront plaisir. Ma cousine Hamilton a eu ce matin des lettres de la duchesse de Parme : M. le comte de Chambord se porte très bien. » Je ne sais trop, à dire vrai, s’il n’y avait pas quelque malice dans ce zèle de bonne grâce à donner des nouvelles de M. le comte de Chambord à un ministre de la république. L’ironie était peut-être dans la situation des deux interlocuteurs !

Au fond, à travers les manèges et les contusions de cette tragique année, M. de Falloux n’avait porté au pouvoir qu’une préoccupation sérieuse, dominant ou résumant toutes les autres. Il représentait surtout, disais-je, les intérêts religieux, et c’est sous la pression de ces intérêts qu’il marquait son passage au ministère par une participation décisive, évidemment prépondérante, à deux des plus grandes affaires du temps : l’intervention à Rome et la préparation de la loi sur la liberté de l’enseignement.

À voir simplement les choses, le jour, — 15 novembre 1848, — où le pape Pie IX, naguère encore si populaire, maintenant consterné par le meurtre de l’infortuné Rossi, effrayé d’une anarchie grandissante, s’était vu réduit à quitter clandestinement le Quirinal, laissant Rome à la révolution, ce jour-là, la question était née pour la France comme pour la catholicité tout entière. Le général Cavaignac lui-même, à la veille de l’élection présidentielle, l’avait bien senti ; il avait aussitôt rassemblé les premiers élémens d’un corps d’expédition à Toulon et il avait fait offrir à Pie IX l’hospitalité française. Que serait-il arrivé si Pie IX avait accepté l’asile qui lui était offert en France ? C’eût été sans doute le commencement de bien autres complications ; mais le pape était déjà retiré sur le sol napolitain, à Gaëte. La question ne restait pas moins tout entière pour le gouvernement du 10 décembre, pour le nouveau ministère ; elle s’aggravait encore plus le jour où les Autrichiens vainqueurs du Piémont à Novare, déjà maîtres de Florence et de Bologne, pouvaient marcher sur Rome. Laisserait-on les Autrichiens aller seuls ou de concert avec les autres puissances catholiques rétablir le saint-père au Quirinal ? Laisserait-on la république artificielle et anarchique qui venait de naître au Capitole se substituer à la souveraineté pontificale considérée jusque-là comme une garantie par la catholicité ? Ou bien enfin, par un dernier expédient, pour éviter les interventions étrangères, chargerait-on le Piémont, le vaincu de Novare, d’aller accomplir par des mains italiennes la restauration du souverain pontife ? C’était là le problème qui s’agitait à Paris, au loyer d’une révolution mal éteinte, entre une assemblée qui avait témoigné son intérêt pour Pie IX, mais qui s’arrêtait devant l’extrémité d’une expédition contre la république romaine, et un gouvernement incertain, flottant encore entre toutes les résolutions.

Je ne veux pas dire que M. de Falloux décidât seul l’intervention, que seul il eût le don de dégager de ce fouillis de conseils la pensée d’une restauration du souverain pontife à Rome par les soins de la France. Il était évidemment entre tous le plus actif, le plus résolu du ministère. M. Odilon Barrot, dans ses Mémoires, ne cache pas le rôle pressant et prépondérant de son brillant collègue. « M. de Falloux, dit-il, nous pressait vivement de nous prononcer pour la restauration immédiate du pouvoir du pape à Rome ; il ne laissait guère passer de séance du conseil sans y poser cette question d’intervention… » Secondé par un jeune député qui venait d’entrer au ministère et qui débutait dans la politique, M. Buffet, par le ministre des affaires étrangères qui voyait surtout l’intérêt diplomatique, par le ministre de la guerre, — moins soutenu par d’autres membres du conseil, — M. de Falloux poursuivait sa campagne : il avait réponse à tout.

À ceux qui craignaient de compromettre la France dans une aventure, il disait que s’abstenir c’était tout abandonner à l’Autriche, perdre l’ascendant français au-delà des Alpes, livrer Rome reconquise par d’autres aux influences absolutistes, à toutes les réactions. À ceux qui, par une superstition de parti, hésitaient à tourner les armes de la France contre une république, il disait que cette république romaine sans avenir n’était que le dernier refuge du cosmopolitisme révolutionnaire, que la démagogie à Rome, ce serait la démagogie à Paris, — et M. Odilon Barrot le sentait comme lui. À ceux qui parlaient de se servir du Piémont, il demandait vivement comment un pays vaincu lui-même, obligé de se mettre à l’abri de la protection de la France, pourrait protéger les autres, et il ajoutait : « Vouloir cacher la France derrière le Piémont, c’est cacher un géant derrière un roseau. » Au président de la république enfin, au prince jadis insurgé des Romagnes, maintenant chef de la France, il s’efforçait de faire sentir qu’il ne pouvait mieux servir sa cause qu’en se popularisant par une action militaire, en se rattachant par un grand service rendu à la papauté tous les catholiques français. De sorte que l’intérêt national, l’intérêt de défense intérieure, l’intérêt religieux, l’intérêt présidentiel lui-même, tout conspirait pour l’intervention de la France. Et c’est ainsi que s’engageait, que s’exécutait cette expédition romaine, d’abord contestée, contrariée, entreprise un pou malgré la première assemblée constituante, reprise et poursuivie sous la seconde assemblée, jusqu’au siège victorieux de Rome. Comme politique, M. de Falloux avait contribué à décider l’intervention dans les conseils du gouvernement ; il l’avait servie à un moment critique (juin 1849) où un semblant d’échec éprouvé par le corps expéditionnaire français aux portes de Rome devenait un prétexte d’insurrection à Paris. Comme orateur, il illustrait l’entreprise de sa vive et persuasive éloquence, dans un discours où il montrait avec grandeur la France rendant le pontificat à son indépendance, Rome à son rôle de ville universelle. Il ne prévoyait pas alors que, vingt ans après, nos soldats monteraient encore la garde autour du Vatican et qu’ils ne quitteraient Rome que le jour où la France aurait assez de se détendre elle-même.

La restauration du souverain pontife était une des affaires de M. de Falloux au ministère ; il avait porté au gouvernement une autre préoccupation au moins aussi vive, la généreuse ambition de faire entrer dans le droit public de la France la liberté de l’enseignement déjà inscrite, d’ailleurs, dans la constitution nouvelle. Il se considérait au pouvoir comme le mandataire ou le plénipotentiaire des catholiques qui depuis dix ans combattaient pour cette liberté. Il ne l’avait pas caché. Le soir où, pressé par ses amis, Montalembert, l’abbé Dupanloup, il s’était rendu chez M. Thiers, qui le recevait en lui tendant les deux mains, son premier mot avait été : « Ne me remerciez pas encore, je viens à vous parce que les prêtres m’envoient… J’accepte le ministère, si vous me promettez de préparer, de soutenir et de voter avec moi une loi de liberté de l’enseignement ; sinon, non ! » — Et M. Thiers lui avait répondu vivement : « Je vous le promets. Je vous le promets, et croyez-le bien, ce n’est pas un engagement qui me coûte. Comptez sur moi… nous avons fait fausse route sur le terrain religieux. Mes amis les libéraux et moi, nous devons le reconnaître franchement. » La révolution de février avait étrangement changé les idées et les esprits !

Au fond, quoiqu’il affectât de se dire « envoyé par les prêtres, » quoiqu’il fût bon catholique, M. de Falloux gardait en tout l’instinct et la mesure d’un politique. C’est eu politique qu’il avait considéré l’expédition de Rome, c’est à-dire en homme qui ne séparait pas, dans sa prévoyance, la restauration du pape, des réformes civiles qui devaient en être le complément et la garantie. C’est aussi en politique qu’il abordait cette délicate question de la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire en homme qui se dégageait de tout esprit exclusif d’église, qui se proposait une grande conciliation entre les droits de l’État et la liberté d’enseigner. Il rêvait une sorte de concordat, une pacification religieuse dont la loi nouvelle serait le gage, — et un de ses premiers actes à son entrée au ministère était de réunir une haute commission, où il appelait les représentais de toutes les opinions, de tous les intérêts : M. Cousin, M. Saint-Marc Girardin, M. Dubois pour l’Université, — Montalembert, l’abbé Dupanloup, M. Cochin, quelques autres encore pour les catholiques, — des chefs d’institution, des députés et entre tous M. Thiers comme médiateur ou arbitre. Les délibérations de cette commission sont restées un des documens les plus sérieux et les plus instructifs du temps. M. de Falloux, quoique ministre, s’étudiait à s’effacer ; il écoutait, et s’instruisait, a-t-il dit, il suivait avec une attention passionnée ces débats tour à tour familiers ou éloquens, substantiels, animés, où M. Thiers mettait sa vivacité entraînante, Montalembert, sa généreuse hardiesse, Cousin, sa vieille ardeur pour les traditions universitaires et sa verve un peu tempérée par l’expérience, l’abbé Dupanloup, un art supérieur de démonstration et de persuasion. C’est de ces délibérations que sortait toute préparée une loi qui a duré trente ans, qui a eu la fortune, selon le mot spirituel de M. de Falloux lui-même, d’être appelée la loi sur la liberté de l’enseignement quand on voulait en dire du bien, ou la « loi Falloux » quand on a voulu en dire du mal. Son malheur était surtout d’être une loi politique. C’était une transaction négociée entre des chefs politiques ; la transaction a toujours été subie plutôt qu’acceptée par les partisans de l’enseignement de l’État, et elle était désavouée plus vivement encore dès la première heure par les ultra-catholiques qui y voyaient un « manque de foi, » une trahison du catholicisme libéral. « Je n’ai jamais compté sur M. de Falloux, écrivait Louis Veuillot déçu ; il n’était pas des nôtres… C’est essentiellement un homme d’accommodement, de transaction et d’affaires, avec beaucoup plus d’ambition qu’il ne suppose en avoir. » C’était le commencement d’une guerre qui n’a plus cessé depuis entre le ministre de 1849 et l’implacable chef de la démocratie catholique.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que la loi qui a gardé le nom de « loi Falloux » n’était réellement, votée que le 15 mars 1850 ; mais alors, M. de Falloux n’était plus ministre. Il se survivait par ses œuvres, si l’on veut, — il avait quitté la scène depuis quelques mois. Il avait un prétexte toujours facile à trouver dans sa santé, que près d’une année de pouvoir, de travaux et d’agitations avait épuisée. De plus, il ne se sentait pas toujours à l’aise avec des collègues qui se défiaient de ses opinions, de son esprit et de son influence, dont il prétendait être le « prisonnier. » Il n’avait pas tardé enfin à voir poindre une situation où le président tendait de plus en plus à s’émanciper, à « faire sentir, comme il allait bientôt le dire, la main de l’élu du 10 décembre. » Il s’était prêté à cette expérience d’une république conservatrice avec un Napoléon, il ne s’était pas donné, et il avait hâte de se dégager, de retrouver sa liberté. Il n’avait jamais déguisé ses sentimens au prince dont il avait accepté d’être le ministre. Plus d’une fois, dans les conversations intimes, familières, qu’il avait eues avec Louis-Napoléon, il lui avait dit : « Nous sommes en route vers la monarchie, et durant le chemin vous me trouverez conservateur fidèle et résolu. Arrivé au but, je me séparerai non moins résolument de tout gouvernement qui ne sera pas la monarchie. » On n’en était pas encore là ; on y marchait, et par le lait, en se retirant au mois de septembre 1849, M. de Falloux n’avait devancé que de quelques semaines le congé sommaire que le président allait donner au ministère tout entier, en l’accompagnant du message du 31 octobre, premier manifeste de ses volontés et de ses ambitions.

IV

Situation étrange, pleine de contradictions, qui s’était déjà dévoilée dans la première assemblée de 1848 et qui s’accentuait plus vivement encore dans la seconde assemblée née d’un mouvement passionné de réaction. En apparence, la république existait, elle semblait acceptée, elle restait la légalité visible et reconnue ; en réalité, on n’y croyait plus depuis le 10 décembre. Il y avait un prétendant impérial à l’Elysée, une majorité monarchiste dans le parlement, des légitimistes, des orléanistes dans les conseils. C’était à qui disposerait déjà du lendemain, à qui se disputerait l’héritage et les dépouilles d’un régime, dont on se plaisait à préparer ou à prédire la fin prochaine. Ce malheureux régime, on ne parlait pas de le faire vivre, on ne lui parlait que de sa mort !

Les républicains eux-mêmes étaient les premiers à conspirer la ruine de la république par leurs imprévoyances ou par leurs excès. Ils avaient commis l’irréparable faute de voter une constitution incohérente avec une assemblée unique, et de faire élire le président par le suffrage universel ébloui d’un nom populaire. Ils avaient, comme le leur disait Montalembert, « enfermé les deux pouvoirs dans une cage, dont la clé, rejetée au loin, ne pourrait plus se retrouver avant quatre ans. » Ils avaient condamné ces deux pouvoirs à se dévorer, — et maintenant ils se révoltaient contre leur œuvre, contre la fatalité qu’ils avaient créée ! Au lieu de former du moins une opposition légale, sérieuse, qui aurait pu limiter le mal, ils s’étaient jetés dans les violences, dans les complots, dans la sédition au 29 janvier, au 13 juin. Ils avaient mérité que le général Cavaignac, dans sa loyauté, leur adressât en pleine assemblée cette sanglante apostrophe : « Si vous n’êtes pas parvenus à m’inspirer un sentiment de terreur, vous m’avez inspiré un sentiment de douleur, oui, de profonde douleur… Entre vous et nous, c’est à qui sert le mieux la république, n’est-ce pas ? Eh bien ! ma douleur, c’est que vous la servez bien mal. J’espère, pour le bonheur du pays, qu’elle n’est pas destinée à périr ; mais si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs ! » Mais les républicains modérés comme le général Cavaignac avaient presque disparu ou ils n’étaient pas écoutés. Il n’y avait plus que des républicains socialistes, « montagnards, » qui passaient leur temps à enflammer les passions, à provoquer les représailles de la majorité conservatrice par leurs menaces, par leurs défis ou par leurs élections de démagogues, à effrayer le pays de cette date fatidique de 1852, au risque de donner la tentation de la supprimer ; ou bien, par une autre tactique, ils se tournaient vers l’hôte de l’Elysée, qu’ils essayaient gauchement de flatter, d’intéresser à leur cause en lui offrant leur appui. La haine du royalisme les rejetait vers le napoléonisme ! Ils faisaient ainsi les affaires du prétendant de l’Elysée ; ils ne faisaient pas sûrement les affaires de la république.

Au camp conservateur, on ne croyait plus à la république, on tenait l’expérience pour décisive, sans entrevoir encore un dénoûment. Les chefs conservateurs, qui s’étaient associés à l’élection du 10 décembre, n’avaient vu dans cette énergique et irrésistible poussée populaire qu’un réveil des instincts monarchiques du pays ; ils n’en avaient calculé ni la force ni la direction, pas plus qu’ils ne se faisaient une idée juste du caractère du prince, objet de ces acclamations : ils le jugeaient sur son « apparente inertie, » sur son « mutisme habituel, » sur son « incapacité présumée. » Ils s’étaient flattés de conduire, d’arrêter ou d’user cet élu de six millions de voix qu’ils traitaient dédaigneusement dans leurs conversations ; ils avaient cru du moins pouvoir se servir de Louis-Napoléon pour couvrir leur campagne conservatrice, — et effectivement ils avaient trouvé d’abord en lui un complice de leur politique de défense sociale, de leurs lois de répression ou de réaction. Un danger commun avait été un lien momentané entre le président et les conservateurs de l’assemblée. Bientôt cependant, se dévoilaient jusque dans cette apparente alliance les incompatibilités d’humeur, les arrière-pensées. Si le président se laissait aller de plus en plus à ses velléités d’ambition et d’usurpation, les partis monarchistes de l’assemblée ne cachaient pas leurs espérances et leurs tactiques. Les uns allaient à Wiesbaden porter leurs hommages et leurs conseils à M. le comte de Chambord ; les autres allaient à Claremont, asile du roi Louis-Philippe et des princes d’Orléans.

Les monarchistes, il faut le dire, jouaient un jeu singulier et redoutable. Ils ne calculaient pas qu’avec leurs bruyans voyages ils ne pouvaient rien, puisqu’ils n’étaient pas même unis. Vainement, les négociateurs, vaincus de 1830 et de 1848, avaient mis tout leur zèle à rapprocher les dynasties exilées, à réaliser ce qu’on appelait la « fusion : » ils n’avaient pas réussi. M. de Falloux lui-même, rendu à la liberté et à ses sentimens intimes, convenait que rien n’était possible tant que la maison royale n’était pas réconciliée, qu’il n’y avait qu’à prolonger le provisoire, « en attendant, comme le lui disait Berryer, que plus et mieux deviennent possibles. » Les royalistes restaient unis contre la république, ils ne l’étaient plus au-delà ; ils n’avaient à offrir au pays qu’une monarchie divisée contre elle-même. Les conservateurs ne voyaient pas de plus que, par leurs manifestations impatientes, ils donnaient des armes au président ; ils innocentaient pour ainsi dire ses tentatives personnelles, ses discours savamment calculés, ses voyages à la recherche de la popularité. Ils croyaient, il est vrai, avoir une garantie contre quelque brusque aventure ou, pour dire le mot, contre un coup d’Etat, par la présence aux Tuileries du chef de l’armée de Paris, du général Changarnier, l’épée du parlement et de la monarchie. Malheureusement le général Changarnier n’était qu’un brillant homme de guerre, habile à disperser une émeute comme en se jouant, mais dépaysé dans la politique, assez présomptueux, — et un taciturne à sa manière. Il ne cachait pas ses antipathies contre le président de qui il tenait après tout son commandement, il se réservait sur ce qu’il ferait ou plutôt il avouait sa pensée intime dans une conversation avec M. de Falloux, qui était allé l’interroger. « La France, lui disait-il, a besoin d’une transition dont un gouvernement militaire peut seul se charger. Il faut à notre malheureux pays trois mois de dictature… Cette omnipotence intérimaire est, croyez-le bien, la part de mon dévoûment plutôt que celle de mon ambition. » Ce n’était pas une garantie, c’était une complication de plus. M. de Falloux se retirait sans emporter une confiance démesurée !

Placé au milieu de tous les partis dont il connaissait les desseins, qu’il surveillait dans leurs agitations et leurs contradictions, le président jouait pour sa part son jeu de prétendant à peine dissimulé. Il avait fait illusion d’abord par sa timidité et sa douceur, surtout par son inexpérience ; il ne s’était démasqué que par degré. Il n’avait pas l’habileté des grands politiques ; il avait l’art d’un conspirateur difficile à pénétrer, sachant profiler de tout, s’avançant ou se retirant tour à tour, laissant les ministres le désavouer et poursuivant imperturbablement sa marche, tantôt affectant la déférence pour l’assemblée, tantôt la déliant par l’audace tranquille de ses actes ou de ses paroles. Il savait se servir des conservateurs, ses premiers alliés, pour contenir les républicains, pour dompter les agitateurs et garder devant le pays l’attitude d’un « sauveur de l’ordre ; » il savait aussi se servir des républicains, des menaces socialistes pour effrayer et ramener les conservateurs. De sorte qu’entre tous ces champions de causes diverses, sous l’apparence d’une légalité fictive, c’était comme une partie engagée. Louis-Napoléon avait évidemment tous les avantages ; il avait l’avantage de la possession du pouvoir, de la popularité de son nom ; il avait l’avantage du commandement de l’armée, qu’il s’efforçait de capter, dont il choisissait les chefs ; il avait l’avantage des divisions de ses adversaires. Pas à pas, il s’avançait à travers tout, écartant les obstacles, usant les partis les uns par les autres, — jusqu’au jour où, assuré de l’armée, il tranchait du fil de l’épée le nœud d’une situation devenue inextricable. Et c’est ainsi que s’accomplissait cette révolution du 2 décembre 1851, qui n’était que le dernier mot de trois années d’agitations et d’intrigues sous le nom de république. Que M. de Falloux, comme tous les vaincus, fût déçu ou blessé par le 2 décembre, rien de plus évident ; il était peut-être moins surpris que déçu.

Depuis le jour où, quittant le ministère, il avait repris sa place auprès de Berryer, le chef du royalisme parlementaire, il n’avait cessé de suivre la marche des choses. Il avait assez de sagacité pour ne pas s’abuser sur une situation compromise, et il avait vu d’assez près Louis-Napoléon pour savoir qu’il y avait tout à craindre d’un prince, d’autant plus dangereux qu’il ne connaissait le danger de rien, que si avec lui « l’heure de la tentative restait douteuse, l’idée fixe ne l’était pas. » Il demeurait persuadé que la république, perdue par les républicains, courait à un césarisme nouveau, à ce qu’il appelait la « fausse monarchie, » et que pour échappera ce césarisme, il n’y avait pas d’autre moyen que de se rattacher à la « vraie monarchie : la monarchie constitutionnelle représentée par la monarchie de Bourbon réconciliée ! » Il avait fait ce qu’il avait pu pour propager ces idées autour de lui, dans le camp conservateur. Il avait eu des conversations intimes avec les chefs de partis, surtout avec M. Thiers, qui avait un goût très vif pour lui. Il avait essayé de gagner Montalembert, qui doutait des vertus du royalisme, aussi bien que le général Changarnier qui, dans son rôle de sphinx, ne croyait qu’à lui-même. Il avait même fait un voyage à Venise pour obtenir de M. le comte de Chambord quelques paroles destinées à préparer la réconciliation des dynasties. Il s’était heurté de toutes parts contre les susceptibilités ou les défiances, contre la présomption des uns ou les réticences des autres, contre des impossibilités ou si l’on veut contre la force des choses qui conduisait les événemens. Il n’était donc, il ne pouvait être qu’à demi surpris par un coup d’État pour lequel tout avait conspiré, qui lui semblait être « autant l’œuvre de ses victimes que de ses auteurs ; » mais quel que lût son jugement le jour où le dénoûment avait éclaté, il avait tenu par honneur à être parmi les « victimes. » Dès les premières heures, il avait couru là où il y avait un essai de résistance, une dernière protestation de la légalité expirante, à la mairie du Xe arrondissement. Il avait partagé la disgrâce de quatre-vingts de ses collègues traînés avec lui, entre deux haies de soldats jusqu’à la caserne du quai d’Orsay, et avec lui conduits comme des malfaiteurs dans des voitures cellulaires au Mont-Valérien[7].

Un sentiment d’honneur et de solidarité guidait et soutenait M. de Falloux dans cette épreuve. Après cela il prenait galamment d’un cœur libre et avec une sorte d’ironie hautaine cette mésaventure d’une captivité de quarante-huit heures au Mont-Valérien. Il trouvait pourtant que son ancien camarade de collège, le ministre de l’intérieur du coup d’État, M. de Morny, — « qu’on surprenait rarement en flagrant délit de mauvais goût, » — aurait pu leur épargner, à lui et à ses collègues, le luxe de la « voiture cellulaire des forçats. » Il trouvait que c’était trop, qu’un modeste fiacre aurait suffi, et il disait gaîment à son compagnon de captivité, M. de Rességuier : « Décidément je ne tutoierai plus Morny ! » Une autre surprise moins déplaisante lui était réservée dans la place forte. Peu après son entrée au Mont-Valérien, il recevait la visite de M. de Persigny, qui accourait tout ému de le savoir là et se confondant en excuses de ne l’avoir pas averti. — « Mais, mon pauvre ami, répliquait-il vivement, c’est de m’avoir averti que je ne vous pardonnerais pas. Qu’aurais-je fait de votre avertissement ? Qu’aurait-il changé à mon devoir ? » Et il ajoutait avec une bonhomie qui n’était pas exempte de hauteur ou de malice : « Gardons notre vieille amitié en dehors du combat. Tâchez de donner de bons conseils à votre prince : il en a souvent besoin, et puisque vous osez assumer sur vous seuls le salut de la France, du moins sauvez-la. Je ne crois pas que le salut soit où vous le cherchez. Si je me trompe, je vous rendrai justice, n’en doutez pas… » Quel jeu bizarre des choses ! Quelques années auparavant c’était M. de Falloux qui allait visiter M. de Persigny dans sa prison au Luxembourg ou à Versailles ; maintenant c’était M. de Persigny qui rendait sa visite à M. de Falloux, vaincu du coup d’État napoléonien, et qui venait s’excuser en lui disant : « Vous m’avez coûté beaucoup d’angoisse ? » M. de Falloux, quant à lui, ne s’est jamais figuré avoir eu son martyre pour quelques heures passées au Mont-Valérien. Il sentait seulement que tout avait changé, que c’en était lait peut-être pour longtemps des espérances monarchiques, — qu’il n’y avait plus pour lui d’autre rôle que la dignité et l’attente dans la retraite.


V

Le 2 décembre en avait décidé ainsi ! Il n’était lui-même que la préface de la résurrection impériale, et pour plus de quinze ans, c’était la disparition, l’éclipse de toute une génération brillante, éloquente, accoutumée aux émotions et aux succès de la vie publique, maintenant réduite à se consumer dans les regrets et les vœux impuissans, à suivre en spectatrice ce que Lacordaire appelait « une répétition inférieure et stérile des temps passés… » Les acteurs de la veille s’effaçaient. Les généraux africains, les Changarnier, les Lamoricière, les Bedeau, proscrits par le coup d’État et réfugiés en Belgique, se dévoraient eux-mêmes dans l’inaction, dans l’amertume de leur carrière brisée. M. Thiers, un instant exilé, mal résigné, essayait d’oublier les disgrâces du présent en retraçant les grandes scènes de l’histoire. Berryer se dédommageait du silence parlementaire par la libre activité du barreau, en gardant sa foi royaliste pour de meilleurs jours. Rémusat, Vitet, revenaient à la littérature. Montalembert, lui, avait eu un moment l’illusion d’un 2 décembre réparateur ; il avait presque cru à la modération d’un second Napoléon, qui avait restauré le pape : il ne tardait pas à racheter une adhésion passagère par l’éclat et l’âpreté de sa rupture, en briguant pour ainsi dire les persécutions du nouveau régime. Lacordaire, avant de chercher un asile dans l’enseignement, avait jeté dans un dernier discours le mot vibrant qui l’avait fait éloigner de Paris : Esto vir ! — Ceux qui n’ont pas vu cette dispersion soudaine et violente du lendemain de décembre 1851 ne savent pas ce que c’est que la crise morale d’une génération subitement frappée dans son orgueil, dans ses idées ou dans ses illusions.

Atteint avec tous les hommes dont il avait été le collègue et dont il restait l’ami dans une défaite commune, M. de Falloux voyait d’un esprit plus libre les événemens : il les attribuait à l’imprévoyance des partis, aux divisions des monarchistes ; il les avait trop pressentis pour s’en étonner ou s’en irriter. « La résignation personnelle me fut facile, » a-t-il dit. La retraite ne lui pesait pas, elle le rendait à un de ses goûts les plus vifs, à une passion qu’il n’avait pu encore satisfaire qu’à demi. Sa passion, c’était son pays d’Anjou, et dans le pays angevin, c’était le Bourg d’Iré, son œuvre et sa création, la seule peut-être qui ne l’ait pas trompé[8]. Dans ce parlementaire aux manières séduisantes et à l’esprit souple, fait pour tous les succès de la politique et du monde, il y avait un gentilhomme rural attaché à son coin de terre. Tout ce qu’il avait d’ardeur, pendant ces années, il le mettait à reconstituer un domaine jusque-là morcelé et négligé, à se créer une vaste habitation simple et sévère, qu’il façonnait à son image, qu’il entourait de jardins et de pelouses, à faire du Bourg d’Iré un centre d’expériences agricoles, un modèle de culture savante et bienfaisante dans une région jadis ensanglantée et illustrée par les guerres vendéennes. Que dirai-je ? II devenait même éleveur, un éleveur d’élite, qui ne craignait pas d’aller aux concours de Poissy recevoir ses prix des mains de son ancien collègue, M. Rouher, ministre de l’empire[9]. Il se plaisait surtout à faire du Bourg d’Iré, régénéré et orné par ses soins, un asile de large et cordiale hospitalité où il recevait ses amis : et Lacordaire qui allait faire des cours familiers de culture avec les jardiniers, et Montalembert qui allait prononcer des discours à l’école voisine, et Berryer, et Augustin Cochin, et le prince Albert de Broglie, et l’Irlandais Monsell, lord Emly, — et aux grands jours Mme Swetchine elle-même qui tenait à voir son brillant ami, le fils de son adoption « spirituelle, » dans son domaine angevin. Cette vie de campagne, mêlée de visites qui étaient les fêtes du Bourg d’Iré, qui effarouchaient parfois les autorités impériales, M. de Falloux l’a décrite avec un art attachant dans des pages, — Dix ans d’agriculture, — d’où s’exhale le sentiment des réalités et des poésies rurales. Il y trouvait la paix, un moyen de servir sa contrée et le dédommagement des inconstances de la fortune.

Est-ce à dire que ce gentilhomme rural fût si absorbé dans le soin de sa terre et de ses étables qu’il se désintéressât des affaires publiques ou des cultures de l’esprit, des destinées et de l’avenir du pays ? Il l’aurait voulu qu’il ne l’aurait pas pu. Il avait le goût de l’activité et de l’influence sous toutes les formes. Il se rattachait au monde parisien par son élection à l’Académie, où il avait trouvé ce qu’il appelait spirituellement son « cardinalat, » et où il avait la « jouissance » de rencontrer quelques-uns des plus grands naufragés des révolutions, les plus incomparables causeurs du temps : M. Thiers, « toujours fin, ingénieux et naturel ; » M. Cousin, « plus pompeusement éloquent ; » M. Villemain et « son grand goût littéraire ; » M. Guizot et « les derniers éclats de son éloquence. » Par tous ses instincts, par sa nature même, par les crises intimes de son propre parti, il se sentait toujours ramené à la politique. Il s’y intéressait en homme qui, dans sa retraite, s’inquiétait du rôle que pouvaient jouer encore les royalistes, qui ne cessait de voir dans les forces monarchiques, selon la direction qu’on leur donnerait, la suprême ressource de la France. Et ici je voudrais ressaisir quelques traits de ce monde du légitimisme qui depuis 1830, à travers tous les régimes, a passé sa vie à s’agiter et à espérer sans retrouver l’heure du succès, ou qui ne l’a entrevue que pour la laisser échapper. Je voudrais montrer quel royaliste a été M. de Falloux, pendant l’empire comme avant l’empire et même après, — fidèle jusqu’au bout à sa cause, mais indépendant et libre dans sa fidélité souvent frondeuse.

«… Je commençai dès lors, — vers 1852, — a écrit depuis M. de Falloux, je commençai à connaître une jouissance qui n’est pas sans saveur : celle de demeurer fermement royaliste en pleine disgrâce du roi ! J’y ajoutai bientôt une seconde jouissance de même nature : celle de rester fidèlement catholique en pleine disgrâce du pape… » Le mot est leste et piquant. C’est la clé de la vie et du caractère de l’homme, du « royaliste parlementaire » et du « catholique libéral » qu’il a été. C’est aussi la clé de ses rapports avec le prince au cœur loyal qu’il retrouvait après des révolutions nouvelles, tel qu’il l’avait vu avant ces révolutions, vers 1840 : peu éclairé par les événemens, affermi et fixé dans une politique de foi traditionnelle, de plus en plus enveloppé des influences de cour ou d’intimité qui avaient pesé sur sa jeunesse. Avec tous les dons heureux d’un naturel cordial et séduisant, d’un esprit bien intentionné, M. le comte de Chambord était l’homme le moins préparé à entrer dans les idées de son temps. Il aimait passionnément la France, il la connaissait peu ou il ne la connaissait que de loin, et il n’en était pas connu ; il pouvait lui inspirer le respect, il n’était pas fait pour la conquérir à la Henri IV ou pour la gagner par la sagesse éclairée et habile d’un Louis XVIII. Les révolutions de 1848, qui auraient pu rouvrir à sa fortune de nouveaux horizons, l’avaient ému, sans provoquer de sa part une initiative, des actes ou des déclarations propres à parler au pays. Le 2 décembre, avec son « facile succès, » laissait dans son esprit cette impression, — c’est le mot de M. de Falloux, — « qu’il y avait là, sauf la violence des procédés et le choix des hommes, un avertissement utile, un bon modèle peut-être… » Il s’abusait, et ceux qui l’entouraient de plus près, qui restaient ses conseillers préférés, M. de Lévis, le duc des Cars, s’étudiaient à le fortifier dans cette impression, à le détourner des vaines transactions, à le mettre en défiance et en garde contre la politique libérale et parlementaire représentée par Berryer et ses amis. Cet aimable et infortuné prince, qui n’avait de fixité que dans son sentiment royal, flottait entre la séduction du généreux Berryer dont l’éloquence était la parure de sa cause et les conseils secrets qui le retenaient, passant d’une circulaire autocratique à un manifeste presque libéral. Et d’hésitation en hésitation, devant la résurrection impériale, il finissait par se replier dans une sorte d’immobilité, dans « un absolutisme tenu en réserve » dont le dernier mot était un ordre d’abstention universelle envoyé à tous les légitimistes de France.

Drame singulier, mêlé à tous les drames du temps, où M. de Falloux jouait son rôle à côté de Berryer, comme son lieutenant et-même plus que son lieutenant. Entre ces deux hommes unis sous le même drapeau, représentant ce qu’on pourrait appeler l’opposition constitutionnelle dans les conseils de l’exil, il y avait des différences qui tenaient à leur caractère. Berryer ne méconnaissait pas les fautes de M. le comte de Chambord, les aveuglemens qui régnaient autour de lui ; mais en même temps, homme de spontanéité et de premier mouvement, ému d’une sorte de « tendresse paternelle » pour son prince, il ne savait pas résister à un mot de lui ; « il ne pouvait se résigner à le contrister ou à le contrarier… » — « Vous avez probablement raison, disait-il à M. de Falloux ; oui, M. le comte de Chambord a de grosses écailles sur les yeux ; mais dès qu’il touchera le sol de la patrie, ces écailles tomberont, et vous verrez un beau règne ! » M. de Falloux, lui, ne se contentait pas de la promesse du « beau règne. » Il s’efforçait de mettre Berryer en garde contre ses émotions ; il l’excitait à parler au comte de Chambord, à « frapper un coup décisif, » et si Berryer hésitait, il se chargeait lui-même de « porter le coup. » Avec une santé dont il ne cessait de se plaindre pour se dérober aux assiduités de la vie publique ou aux inutiles colloques des comités royalistes, il retrouvait toujours une activité nouvelle pour cette lutte intime. Pendant tout l’empire, il prodiguait notes et lettres, mémoires et consultations. Il faisait, le voyage de Venise, le voyage de Lucerne, pour se rencontrer avec le prince qui le recevait toujours gracieusement, — assez souvent sans l’écouter ; il lui portait des hommages assurément, et avec les hommages, des paroles d’une liberté courageuse.

La vérité est que, si M. de Falloux restait un royaliste fidèle par honneur, par tradition, il ne s’entendait presque sur rien avec M. le comte de Chambord, surtout avec ses conseillers secrets. C’est qu’en effet M. de Falloux était de son temps plus qu’il ne le croyait lui-même et n’en répudiait ni les idées généreuses, ni les bienfaits. Il n’était pas de ceux qui rêvaient, qui rêvent peut-être encore de refaire l’histoire, de la reprendre à l’année 1788. Il ne séparait pas la monarchie, si la monarchie devait revenir, des conditions essentielles de la société moderne, et, pour dire le grand mot, des principes de 1789. Il tenait à la mémorable date de la France nouvelle. Il l’a écrit dans plus d’une page : « Depuis soixante ans, notre pays a hésité sur toutes choses, sur toutes, excepté sur les quatre ou cinq notions générales qu’à tort ou à raison, il a rangées sous l’étiquette de 1781). Maintes fois, il a douté du meilleur moyen de les faire prévaloir dans la constitution, de les implanter dans les mœurs, jamais il n’a consenti à les abjurer. Maintes fois depuis soixante ans, sa destinée a paru jetée en l’air, à pile ou à face ; autant de fois elle est retombée sur le même côté, toujours et précisément sur le côté de 1789… » Il l’a dit sous une autre forme dans ses Mémoires : « La France n’est plus révolutionnaire, elle est en grande majorité conservatrice, — mais conservatrice de la révolution de 1789 inclusivement. La France, satisfaite de ses conditions civiles, de ses garanties politiques, demande un gouvernement qui consolide avec une intelligente fermeté des institutions conformes à son génie moderne et à ses mœurs… » Tout ce qui est « contre-révolution » systématique, il l’a désavoué. C’était la grande querelle de M. de Falloux avec les catholiques absolutistes et les légitimistes d’ancien régime qui n’ont cessé de le poursuivre de leurs défiances et de leurs polémiques. Par une combinaison qui n’a rien de nouveau, le même homme, qui passait au camp libéral pour un chef de réaction raffiné et redoutable, a pu passer dans son propre camp pour un révolutionnaire déguisé !

Il y a un autre point délicat, un point de conduite sur lequel M. de Falloux n’était pas moins décidé dans ses idées. Du moment où l’empire né du 2 décembre s’était dévoilé, M. le comte de Chambord avait cru devoir envoyer à son parti, à tous ses amis de France, l’ordre de cesser toute participation aux Jonctions publiques aussi bien qu’aux assemblées électives, depuis le corps législatif jusqu’au plus simple conseil municipal, de refuser tout serment à la constitution nouvelle, à l’ordre nouveau. Il semblait se retirer du monde en attendant des jours meilleurs et en couvrant tout au plus sa retraite d’une protestation platonique adressée « aux Français. » M. de Falloux n’avait pas attendu cet ordre pour se prononcer, pour presser ses compatriotes de l’Anjou de rester au service du pays, » — et le jour où l’ordre de Frohsdorf arrivait, il l’accueillait un peu comme ces gentilshommes castillans qui, en recevant un ordre de leur roi, répondaient sans sourciller : « reçu et non exécuté, le tout pour le service de Sa Majesté ! » M. de Falloux admettait bien l’abstention comme une affaire d’honneur personnel pour les hommes les plus engagés par leur passé ou par leur position ; il se refusait à admettre comme une politique sérieuse et prévoyante cette sorte d’ilotisme volontaire au sein du pays par refus de serment. Est-ce que le serment, sous Louis-Philippe, avait empêché M. de Brézé, M. de Fitz-James, le duc de Noailles, Berryer, qui étaient l’honneur des chambres, de rester légitimistes ? — « Quoi donc ! disait-il, on pourrait nous accuser d’une bien grande inconséquence si, après être rentrés dans les carrières électives sous la république de Ledru-Rollin, nous reconnaissions à n’importe quel régime le privilège de nous en écarter. Nous avons défendu l’ordre avec tout le monde depuis 1848, malgré la forme du gouvernement, pourquoi cesserions-nous de le défendre aujourd’hui dans les mêmes positions ? .. Nous nous sommes placés au cœur de la France en 1848, et, quoi qu’il arrive, nous n’en devons plus sortir désormais… » Et ces idées, il les développait avec une infatigable verve d’esprit et de raison dans ses lettres à ses amis, jusque dans ses entrevues avec le prince auquel il résistait. C’est le conflit intime qui n’a cessé de s’agiter entre légitimistes, entre « l’ordre du roi » et les indépendans sous l’empire.

À dire vrai, rien n’était plus désagréable que ces résistances à M. le comte de Chambord, qui ne laissait échapper aucune occasion d’en exprimer son mécontentement : témoin le jour où, recevant un ami de M. de Falloux, M. de Rességuier, à Frohsdorf, il le traitait avec une certaine brusquerie, à peine déguisée sous la bonne grâce. M. de Rességuier était un de ces légitimistes qui restaient dans leurs conseils locaux, qui tenaient à y rester, parce qu’ils croyaient y faire le bien, et il défendait son droit avec une respectueuse liberté : « Oui, oui, répondait vivement le comte de Chambord, je sais que c’est la manière de voir de votre ami, M. de Falloux, je sais qu’il donne ce conseil, et je lui en sais très mauvais gré. » Vainement, M. de Rességuier invoquait son dévoûment, son désir de plaire au prince et de le servir en obéissant à sa conscience. « Ceux qui obéissent à mes ordres me servent mieux, » lui répondait-on. Et comme le visiteur français, en prenant congé, demandait s’il pourrait revoir a monseigneur » à Venise : « Oui, répliquait nettement le prince, si vous avez donné votre démission ; sinon, non ! » C’était clair. Une dernière fois, après bien des essais inutiles, pour obtenir une atténuation des ordres d’abstention maintenus par le prince, M. de Falloux renouvelait sa tentative par un exposé hardi, même un peu sévère, où il allait jusqu’à rappeler les dangers d’une politique à la Polignac. C’était à l’époque où les décrets de 1860 venaient de rendre la parole au corps législatif, et où la rentrée de Berryer à côté de M. Thiers dans une assemblée pouvait servir la cause de la paix religieuse compromise dans les affaires d’Italie. Cette fois, on ne lui répondait plus. Berryer était élu tout de même et allait jeter dans une assemblée impériale les derniers feux d’une éloquence près de s’éteindre ; mais c’était contre l’ordre du « roi ! »

Ce n’est pas tout. Un point plus délicat peut-être que tous les autres restait encore. Lorsque la révolution de 1848, à peu près perdue par ses propres excès, avait paru sombrer dans la réaction napoléonienne du 10 décembre, M. de Falloux avait senti aussitôt que tout avait changé, que l’expérience républicaine courait vers la dictature. Il avait été des premiers à comprendre que, pour détourner ou contenir le mouvement césarien, si c’était encore possible, il n’y avait que la monarchie, mais que la monarchie elle-même n’avait des chances de retour que par une grande réconciliation dynastique, par un traité de paix entre les vaincus du 28 juillet 1830 et les vaincus du 24 février 1848. D’une double défaite naissait ce qui s’est appelé dans l’histoire la « fusion[10] ! » C’est le dramatique débat dès ce moment et si longtemps poursuivi, tantôt avec éclat, tantôt dans l’ombre, sous la république comme sous l’empire, entre des hommes qui ont pris quelquefois leurs illusions ou leurs rêves pour des réalités. À peine libéré de ses engagemens provisoires avec la république et des obligations du ministère, M. de Falloux, entre tous, s’était ardemment attaché à cette idée qu’il considérait comme la dernière ressource de la France, près de sombrer dans l’anarchie ou dans un régime dictatorial. Il mettait une vive sincérité et même peut-être un peu de naïveté à croire ce qu’il désirait. Il n’avait pas caché sa pensée, qui était du reste la pensée de ses amis, de Berryer lui-même, à M. le comte de Chambord. Il ne cessait d’en parler à M. Thiers, au général Changarnier, à tous ceux qu’il supposait avoir quelque influence sur les princes, sur Mme la duchesse d’Orléans aussi bien que sur l’exilé de Frohsdort. Il était dès lors, pour sa part, prêt à accepter tout ce qui pouvait rallier les royalistes de 1830, les garanties les plus libérales dans les institutions, même le drapeau des générations nouvelles. Il avait cru déjà la « fusion » possible sous la république. L’empire lui-même ne le décourageait pas. Il y voyait tout au plus un ajournement de ses espérances, mais un ajournement qui avait l’avantage de laisser aux incompatibilités intimes, aux résistances, aux susceptibilités de dynasties et de partis, le temps de s’apaiser.

Veut-on voir une sorte de mise en scène intime de cette idée de « fusion, » rêve d’un avenir plus ou moins lointain ? Un jour, en plein empire, dans cette vieille et agreste résidence d’Augerville, où Berryer se plaisait à aller chercher le repos, se trouvaient réunis quelques-uns des vaincus du temps : M. de Salvandy, Montalembert, M. de Falloux, M. Thiers, M. Mignet, M. Vitet et, avec eux, l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup. C’est ce que les loustics de l’empire appelaient « l’intrigue d’Augerville. » Il n’y avait aucune intrigue à Augerville ; il n’y avait, entre ces éminens esprits, que de brillantes et fortes conversations sur toute chose.

Un instant, pendant ce séjour, M. Thiers s’était arrêté devant un portrait de Charles X, œuvre du peintre Gérard : « Voici, disait-il, une figure qui respire la loyauté et la bonté. Voyons, Berryer, expliquez-nous quelle fut la vraie pensée du roi au moment de signer les ordonnances. Voulait-il, sciemment, sortir de la Charte ? » — À quoi Berryer répliquait : « Je vous répondrai en toute franchise si vous voulez me dire ce que pensait M. le duc d’Orléans et ce que vous pensiez vous-même en faisant la révolution de juillet. » Et aussitôt la conversation s’engageait, libre, familière, éloquente. M. Thiers racontait avec bonhomie que les événemens avaient dépassé tous les calculs, que le duc d’Orléans n’avait jamais eu d’autre pensée que d’éviter un nouvel exil, sans se mêler à aucun complot contre le roi et qu’il avait fallu positivement le traîner au trône, — que lui, fils de la révolution, n’aurait pas voulu la compromettre, « qu’on s’était enhardi à mesure que la défense faiblissait, » enfin, que la révolution s’était faite parce qu’on l’avait laissé faire ! — Et Berryer, à son tour, racontait les perplexités du roi. Il montrait ce prince aimable et loyal, ayant les qualités comme les défauts de son éducation et de sa génération, bien intentionné de cœur, sans mauvais dessein contre les institutions. Le mal était venu de la chute du ministère Martignac qui avait troublé le roi, des nouveaux ministres qui, au dernier moment, par un faux point d’honneur, avaient offert leur tête au lieu de donner un bon conseil, — et surtout du prince de Polignac. Ici ce que disait Berryer avait, au moins alors, la valeur d’une révélation. Le prince de Polignac était un illuminé, un « visionnaire » dans toute l’acception du mot. « Il se croyait en communication surnaturelle avec le ciel ! » Il se croyait « assisté par Dieu ! » Berryer lui-même en avait reçu l’aveu dans une audience et s’était retiré épouvanté, pressentant la crise où la royauté allait sombrer. — On échangeait ainsi des souvenirs et des impressions jusque bien avant dans la nuit. Et, dès le lendemain matin, M. de Falloux, qui poursuivait toujours son idée, abordait M. Thiers en lui disant : « Vous nous avez montré, vous et M. Berryer, que la révolution de juillet avait été un terrible malentendu : M. Berryer que Charles X n’avait pas voulu sciemment porter la main sur les libertés publiques ; vous, que M. le duc d’Orléans s’était résigné à la couronne plus qu’il ne l’avait souhaitée. Eh bien, la France doit-elle demeurer à jamais la victime de telles méprises ? » Voilà la fusion !

Le malheur est que cette idée, en apparence si simple, née d’une expérience amère, l’expérience de deux défaites, était plus aisée à concevoir qu’à réaliser et ne pouvait être provisoirement qu’assez platonique. Ce qu’il y avait de difficile, c’était de vaincre la nature des choses, d’effacer les traces d’une longue et douloureuse rupture, de refaire une monarchie vivante avec deux monarchies détruites. Ce n’était pas impossible avec beaucoup de bonne volonté, c’était aussi délicat que difficile. Les princes, quel que fût leur désir de se prêter à tout ce qui pourrait reconstituer la vieille maison royale dans son unité, se sentaient retenus par des liens intimes ; ils avaient des souvenirs, des traditions, tout un passé de famille, le respect du règne de leur père, la fierté de leurs services. S’ils n’avaient pas des « droits, » selon le mot qu’on prêtait à la duchesse d’Orléans, ils avaient des « titres. » Toutes les négociations qui avaient paru s’engager et qui se renouvelaient de temps à autre restaient à peu près sans résultat. Ce n’est pas que M. le comte de Chambord, de son côté, fût insensible aux douceurs et à l’intérêt d’un rapprochement de famille. Il avait exprimé les sentimens les plus affectueux à M. le duc de Nemours, qui, le premier, avait donné l’exemple du retour. Il avait délicatement rempli ses devoirs de parenté au moment de la mort du vieux roi Louis-Philippe. En toute occasion il ne cessait de témoigner ses sympathies pour ses brillans cousins et son désir de se retrouver « à la tête de la maison de France. » — Mais en même temps, avec une douce et courtoise inflexibilité, il restait enfermé dans son droit comme dans une citadelle. — « Autant il faut être conciliant envers les personnes, autant il est indispensable d’être barre de fer sur les principes. » — Il n’aimait même pas ce mot de « fusion, » qui revenait sans cesse, il refusait de s’en servir ; il y voyait une équivoque, une dernière confusion d’idées et de faits. Il n’admettait que la « réconciliation personnelle, une large et cordiale réconciliation, accompagnée de la reconnaissance sans condition du droit héréditaire dont il demeurait le représentant souverain et l’inviolable gardien.

Bref, on négociait, on épiloguait sur cette insaisissable « fusion, » on n’était pas plus avancé après des années. M. de Falloux trouvait que tout eût été promptement décidé si, à certains momens, M. le comte de Chambord « avait eu vis-à-vis de ses cousins quelque mouvement spontané ou quelque parole heureuse à la Henri IV, » et il ne cachait pas ses impatiences à son « roi. » Le prince ne lui répondait pas. De sorte que M. de Falloux restait un royaliste assurément, mais un royaliste qui ne s’entendait avec son prince ni sur les conditions libérales d’une restauration, ni sur la direction du parti à l’intérieur, ni sur la « fusion, » et qui, dans une heure de découragement, finissait par écrire à Berryer : — « Si ce régime moral prend définitivement racine en lui (M. le comte de Chambord), c’en est fait de lui et de la monarchie française et, du même coup, de toutes les monarchies européennes ! .. » — Il voyait tout en noir, et ce n’était pas sans raison.


VI

À mesure que les années se succédaient, en effet, une situation étrangement nouvelle commençait à se dessiner. L’empire, après ses jours de bonheur décevant, après avoir épuisé sa fortune et abusé de tout, arrivait à sa phase critique. À demi perdu déjà dans les confusions qu’il se créait, dans les contradictions d’une politique tour à tour oppressive ou chimérique, compromis par des aventures extérieures qu’il n’avait su ni éviter, ni dominer, il avait fini par tout confondre et tout gâter ; il n’avait réussi qu’à réveiller les questions religieuses les plus irritantes par les équivoques de sa diplomatie en Italie et à Rome[11], à alarmer le sentiment national par les complicités et les défaillances de sa politique dans les affaires d’Allemagne, à inquiéter toutes les prévoyances par les déceptions cruelles et ruineuses de l’expédition du Mexique. Il n’avait pas été heureux dans sa politique extérieure. Par une confusion de plus, en même temps qu’il multipliait les fautes et qu’il déconcertait l’opinion, il se croyait obligé de l’apaiser ou de la désarmer par des concessions libérales toujours insuffisantes ou mal calculées. Après avoir régné par le silence, il rendait à demi la parole à la presse et à la tribune. Il rouvrait d’une main affaiblie une arène où les partis impatiens de leur long silence se précipitaient, où allaient reparaître des chefs d’opposition redoutables, où l’on se disposait à faire le procès du régime tout entier. L’empire, en un mot, commençait à ne plus être maître du pays, — depuis longtemps, il ne l’était plus de lui-même. Il touchait au point où il n’avait plus que le choix entre des extrémités également périlleuses : se laisser aller au torrent des revendications libérales qui menaçait de le submerger ; tenter de ressaisir par un nouveau coup d’État tout ce qu’il avait accordé, — ou chercher une diversion dans la guerre, dans une guerre qu’il prévoyait et à laquelle il ne s’était pas même préparé. C’est le « dé de fer du destin » qu’on jetait brusquement en l’air ! C’est la guerre qui l’emportait, — et avec la guerre, la ruine, l’invasion, l’empire en lutte, la république éclatant le 4 septembre comme le contre-coup de Sedan, — et après la tragique série des catastrophes, de nouvelles illusions et de nouveaux mécomptes.

Quand l’effroyable orage de la guerre étrangère et de la guerre civile eut passé sur nous, laissant la France vaincue, démembrée et ravagée, qu’allait-il arriver ? « Que ferez-vous de la France au lendemain de la paix ? » disait M. de Falloux à M. Thiers, qui venait de parcourir l’Europe en plénipotentiaire de nos infortunes et qui semblait déjà désigné pour être le conseiller, le guide d’un grand deuil public.

Tant que la guerre avait duré, on n’avait pas voulu y songer ; toutes les pensées se concentraient dans la lutte pour l’intégrité et l’honneur du pays. Sous le drapeau de la « défense nationale, » toutes les opinions, tous les partis se pressaient sans distinction, et au Mans comme à Patay, les zouaves de Charrette se confondaient avec les soldats de Chanzy, autour des couleurs de la France nouvelle. On versait son sang en commun : c’était la guerre ! Le jour où il ne restait plus d’espérance, au lendemain de cette paix, de cette cruelle paix que M. de Falloux prévoyait comme M. Thiers lui-même, d’autres pensées se réveillaient naturellement. Jusque-là la république du 4 septembre n’était qu’un fait décoré de ce beau nom de « défense nationale ; » elle n’avait pas réussi à vaincre la mauvaise fortune, elle avait plutôt aggravé les désastres. Maintenant la question de gouvernement, de régime définitif, devait nécessairement se raviver, d’autant plus que l’assemblée qui sortait du sein ensanglanté de la France était certainement l’assemblée la moins républicaine, la plus conservatrice qui ait jamais existé. La France semblait avoir choisi de préférence dans les vieux partis royalistes ceux qu’elle chargeait de la sauver de l’invasion et de l’anarchie. Et c’est ainsi que de ces amas d’événemens renaissait la chance si souvent ajournée, longtemps désespérée d’une restauration monarchique, d’un nouveau 1814 ! Mais ce n’était encore qu’une chance dans ces jours de transition troublée qui commençaient à Bordeaux pour s’achever à Versailles. Avant tout il y avait à relever la France blessée, à la réorganiser, à la dégager de l’étreinte de l’ennemi extérieur aussi bien que de la barbarie intérieure, maîtresse de Paris, — et c’était là l’œuvre de M. Thiers, qui s’appelait lui-même « l’administrateur de l’infortune publique ! » Autre condition aussi difficile à réaliser : il fallait arriver à faire des anciennes monarchies divisées une seule monarchie, des vieux partis royalistes une force unique, — et ici tout dépendait de cette réconciliation dynastique, de cette « fusion » à laquelle on avait tant travaillé, qui semblait désormais inévitable et ne restait pas moins toujours un problème.

C’est l’histoire de ce lendemain de 1870, de ces deux ou trois années pendant lesquelles ce nouveau drame des partis, succédant aux tragédies de la guerre, se déroule, se resserre ou se complique. M. de Falloux, qui n’avait pas-voulu, quant à lui, être de l’assemblée, ne restait point étranger à ce drame. Il n’était pas sur la scène ; il n’en était jamais bien loin et avait l’art de se trouver toujours à Versailles aux momens décisifs. Il suivait l’action avec toute l’ardeur de sa pensée et de ses désirs, parlant ou écrivant, portant sans crainte ses exhortations à M. Thiers, avec qui il n’avait cessé d’être lié, conseillant ou inspirant ses amis de l’assemblée. Il était naturellement avec ceux qui ne voyaient de dénoûment que dans la monarchie, avec la maison royale réconciliée ; il s’associait à leurs efforts, je pourrais dire à leurs agitations ; il partageait leurs vœux, leurs illusions et leurs anxiétés.

Comment cette restauration monarchique, qui semblait facile, n’a-t-elle été qu’un mirage ? Les uns ont accusé M. Thiers d’avoir tout empêché, de n’avoir point voulu être le Monk civil de la restauration nouvelle ; les autres ont accusé M. le comte de Chambord de n’avoir point su se prêter aux transactions nécessaires. Les purs de la légitimité ont accusé les orléanistes d’avoir tout perdu par des intrigues. Les plus réfléchis ont toujours cru voir qu’il y avait une secrète logique des choses qui faisait qu’il n’était pas si aisé de réconcilier des traditions, des principes si différens. Le fait est que deux fois en quelques années on croyait toucher au succès et que toujours ce rêve de monarchie s’évanouissait. La première fois, c’était au commencement de juillet 1871, à ce moment où la défaite récente de la Commune semblait favoriser toutes les tentatives et où l’abrogation des lois d’exil rendait leur liberté aux princes. M. le comte de Chambord était venu sans apparat, sans bruit en France ; il avait passé vingt-quatre heures à Paris, visitant, le cœur serré, des ruines encore fumantes, ce qui restait des Tuileries, tout ce qu’il n’avait pas vu depuis quarante ans, — et il avait aussitôt gagné Chambord. Des négociations discrètement conduites avaient préparé en même temps, dit-on, une entrevue des princes, une visite de M. le comte de Paris au chef de la maison royale. Tout semblait décidé ; la joie était déjà au camp royaliste, lorsqu’un nuage s’élevait subitement. Que s’était-il passé ? M. le comte de Chambord, en témoignant le plaisir qu’il aurait à recevoir son cousin, mettait sa loyauté à dissiper toute équivoque et croyait devoir différer la visite de M. le comte de Paris jusqu’après la publication de la déclaration royale qu’il préparait, qu’il tenait à dater de Chambord, — et la déclaration royale éclatait en effet comme un coup de foudre, le 5 juillet ! C’est le « manifeste de Chambord, » ce manifeste où le prince, arborant avec fierté, par un sentiment d’honneur, le drapeau blanc, ajoutait : « Je l’ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi, mon aïeul, mourant en exil. Il a toujours été pour moi inséparable du souvenir de la patrie absente. Il a flotté sur mon berceau, je veux qu’il ombrage ma tombe… » Dans son ensemble, par son esprit, ce manifeste ressemblait à une « rupture avec la société moderne. » C’est M. de Falloux qui l’a dit !

Vainement, à la dernière heure, les serviteurs les plus fidèles, les amis les plus éclairés ou les plus dévoués de la monarchie, M. de La Rochefoucauld, M. de Gontaut-Biron, M. de Maillé, l’évêque d’Orléans lui-même, étaient accourus à Chambord pour essayer de fléchir le prince, pour obtenir de lui quelque concession, au moins quelque parole réservant le droit de la France sur son drapeau. Le prince les avait écoutés avec une affabilité courtoise et tranquille, n’avait rien discuté et était resté inébranlable. Il avait dit ce qu’il voulait dire ! Le coup était porté et confondait tous les calculs à Versailles. — « O sang de Charles X ! » — s’écriait M. Vitet. Et Mgr Dupanloup, revenant de Chambord, disait à son tour : — « Je viens d’assister à un phénomène intellectuel sans exemple. Jamais on n’a vu une cécité morale aussi absolue ! » — Dès le lendemain, M. de Falloux allait faire une visite à M. Thiers, qui le recevait cordialement, peut-être en homme un peu soulagé, et lui disait non sans ironie : — « Eh bien, M. le comte de Chambord conduit singulièrement ses affaires. Moi, je ne voulais pas de la rentrée des princes d’Orléans ; je la trouvais imprudente et prématurée. C’est M. le comte de Chambord qui m’a fait forcer la main par ses amis… Maintenant, c’est lui qui rompt brusquement avec ses cousins et jette tout par la fenêtre. On m’accuse de vouloir fonder la république : me voilà bien à l’abri de ce reproche ! Désormais, nul ne disconviendra que le fondateur de la république en France, c’est M. le comte de Chambord[12] ! » — Et tout en reprochant à M. Thiers de se montrer peu généreux, M. de Falloux lui-même se retirait consterné, se plaisant encore à accuser les « conseillers intimes » de cette déception nouvelle, — mais forcé de s’avouer que « le vent ne soufflait plus vers la monarchie, qu’il soufflait en faveur de la république. » Tout était fini au moins pour le moment.

Une seconde fois, cependant, au mois d’août 1873, une perspective monarchique semblait se rouvrir à l’improviste. Maintenant M. Thiers n’était plus au pouvoir. Le premier président de la république avait disparu le 24 mai 1873 et les républicains eux-mêmes avaient précipité sa chute. Il avait été remplacé à la présidence par le maréchal de Mac-Mahon, qui avait choisi ou accepté aussitôt comme premier ministre M. le duc de Broglie : — « Rien n’était changé ! » — disait-on, dans les institutions : la direction, l’orientation politique seule avait changé ; mais ce changement seul ressemblait à une révolution. Moins de trois mois étaient passés depuis le 24 mai, lorsqu’on apprenait tout à coup que M. le comte de Paris venait de se rendre à Vienne et de là à Frohsdorf. M. le comte de Paris avait tenu à éviter le bruit et les négociations qui avaient peut-être tout compromis en 1871 ; il était allé tout droit, sans préliminaires, sans conditions, à M. le comte de Chambord comme au représentant né de la monarchie, comme au chef reconnu de la maison de France, et il avait été accueilli avec la plus vive cordialité. Cette fois, on n’en pouvait plus douter : 1871 était effacé, la réconciliation dynastique était accomplie ! Rien ne pouvait plus s’opposer à une restauration vers laquelle une partie de l’opinion semblait aussitôt se précipiter, que le nouveau gouvernement favorisait de ses vœux, d’une complicité presque avouée. M. de Falloux lui-même, tout découragé qu’il fût dans sa retraite de l’Anjou, avait retrouvé l’espérance et se hâtait de se rendre à l’appel de M. le duc de Broglie, impatient de s’entretenir avec lui.

On n’était pourtant pas aussi avancé que le croyaient ceux qui avaient déjà commandé les carrosses de gala pour l’entrée du « roi » à Paris, et M. le duc de Broglie, entre tous, gardait plus d’un doute. M. le comte de Chambord avait en effet accueilli M. le comte de Paris avec une bonne grâce affectueuse et s’était montré heureux de la réconciliation de famille ; il n’avait rien dit qui ressemblât à un engagement politique. Il s’était réservé de dire le dernier mot, de manifester sa pensée, sa volonté, le jour où il serait rappelé par la France. Que signifiait cette réserve du prince ? On lui envoyait plénipotentiaires sur plénipotentiaires, d’assez médiocres négociateurs à dire vrai : on restait dans l’incertitude ! Une commission exécutive de neuf royalistes de l’assemblée s’était formée sous la présidence du général Changarnier, avec l’intention visible de préparer cette restauration insaisissable ; elle envoyait en désespoir de cause le digne M. Chesnelong à Salzbourg auprès du « roi » pour vaincre ses derniers scrupules, pour obtenir au moins de lui quelques explications. Le point délicat, décisif, restait toujours cette terrible question du drapeau ! M. le comte de Chambord était-il dans le fond moins indécis qu’on ne se plaisait à le supposer ? Avait-il cru démêler l’arrière-pensée de lui imposer des conditions qu’il ne voulait pas subir, de l’enlacer d’engagemens qui coûtaient à son honneur ? Toujours est-il qu’au dernier moment, comme un homme impatient d’en finir, il écrivait cette lettre devenue historique du 27 octobre 1873, où il se dévoilait tout entier : maintenant la réconciliation de famille, dégageant de toute responsabilité M. le comte de Paris, mais confirmant plus que jamais son manifeste de 1871, sa fidélité au drapeau blanc. Il laissait surtout percer la crainte qu’on eût voulu faire de lui « le roi légitime de la révolution ! »

À peine cette lettre était-elle tombée à Versailles et à Paris, elle jetait le désarroi dans le monde royaliste, qui voyait tout perdu et se hâtait de se replier en désordre vers cette combinaison de miséricorde qui s’est appelée la prorogation des pouvoirs ou le « septennat de M. le maréchal de Mac-Mahon. » C’était en d’autres termes la république indéfiniment prorogée. Le « roi » lui-même ne s’était pas rendu compte de l’effet foudroyant de sa lettre. On raconte que, tout étonné et un peu irrité, il s’était rendu mystérieusement à Versailles, ne pouvant croire encore à la défection de ses amis, qu’il était allé attendre le soir, dans la cour du palais, au pied de la statue de Louis XIV, le résultat du scrutin de l’assemblée sur le « septennat. » Quand on vint lui annoncer le vote, il se retira silencieusement, le cœur dévoré de tristesse. Dès le lendemain, sans voir personne, il reprenait le chemin de Paris et de l’exil où il devait mourir. Et c’est ainsi que s’évanouissait encore une fois cette vision de restauration monarchique, toujours fuyante en 1873 comme en 1871 !


VII

C’est, dit-on, la faute du prince qui a refusé la fortune quand elle se présentait à lui, qui a manqué à sa destinée et à ses amis en 1873 comme en 1871. Eh ! sans doute, ce prince de l’exil était plus naïf qu’habile ; il n’avait pas du moins cette habileté apparente qui sait traiter avec les circonstances et ne cherche que le succès du moment. Il ne voulait voir ni la situation telle qu’elle était, ni la France telle que les révolutions l’ont faite. Il vivait dans son rêve, dans son passé, dans sa « tour d’ivoire, » avec sa foi, ses cultes et ses idées de royauté traditionnelle, de « politique sacrée. » Il avait laissé passer l’occasion ! — Qui pourrait dire cependant qu’il n’était pas, qu’il n’est pas resté jusqu’au bout dans son vrai rôle de dernier héritier d’une des plus vieilles races du monde, d’une tradition séculaire ? Que demandait-on, en définitive, à M. le comte de Chambord ? Il faut sortir des polémiques du temps : on lui demandait à lui représentant de l’ancienne monarchie, à lui, qui, selon le mot de Berryer, ne pouvait être en France que le « roi » ou un grand exilé, on lui demandait d’oublier tout et de s’oublier lui-même, de reprendre une autre tradition, d’accepter, comme il le disait, d’être « le roi légitime de la révolution ; » on lui demandait, c’est encore son expression, « d’inaugurer un règne réparateur par un acte de faiblesse. » II répondait que « le droit héréditaire » qu’il représentait n’était pas un objet de transaction, qu’avec son principe il pouvait tout, que « sans son principe, il n’était plus rien. » Il répondait ce qu’il écrivait un jour à l’évêque d’Orléans : « Je n’ai pas de sacrifices à faire, je n’ai point de conditions à recevoir. J’attends peu de l’habileté des hommes et beaucoup de la justice de Dieu. » C’était son destin, il l’acceptait, et il l’a porté quarante années durant, sans craindre de compromettre sa cause par la candeur de sa foi, étranger aux complots, aux intrigues et aux aventures, respectant la paix intérieure de son pays, gardant dans son éloignement le culte de l’honneur de la France. Avec cela, il n’a pas régné, c’est vrai ; mais il est resté un personnage royal, le roi sans sceptre, relevant son infortune par sa dignité. Il a presque compté dans son exil parmi les têtes couronnées, et le jour où il allait rejoindre le vieil aïeul dans le couvent des franciscains de Goritz, enveloppé du drapeau auquel il n’avait pas voulu renoncer, il emportait avec lui, c’est fort à craindre, la vieille royauté française. Après lui la monarchie peut renaître sans doute dans un reflux de révolution ; mais ce serait une autre monarchie ressemblant plus ou moins, ainsi que le disait M. de Falloux en 1848, à une « présidence de république. » Ce ne sera plus l’ancienne monarchie française : celle-là a fini avec M. le comte de Chambord, à Goritz ; elle avait même déjà fini, si l’on veut, par la lettre du 27 octobre 18731 »

C’était l’impression universelle, instantanée à Versailles et à Paris, aussitôt que cette lettre de Salzbourg avait été connue. M. de Falloux, quant à lui, avait été mêlé depuis la première heure à ces négociations renouées avec l’exil dès le lendemain de la visite de M. le comte de Paris à Frohsdorf ; il les avait suivies de près dans ses conversations intimes et incessantes avec le duc de Broglie, avec quelques-uns des ministres du maréchal de Mac-Mahon, et dans la vivacité de sa confiance renaissante, il avait vu le succès déjà assuré ; il n’admettait plus un doute. « Comment voulez-vous, disait-il au duc de Broglie, qui n’avait pas son optimisme, comment voulez-vous que M. le comte de Chambord refuse quand on lui offre le trône non-seulement dans des conditions inespérées après son manifeste du 5 juillet 1871, mais dans les conditions les plus favorables qu’aucune restauration ait jamais rencontrées ? .. Si M. le comte de Chambord exigeait davantage, sa prétention dépasserait la limite de tous les aveuglemens connus… Jamais partie plus belle ne fut offerte ; jamais la couronne n’aurait été refusée dans des conditions plus absolument incompréhensibles ! » Une fois de plus, il avait cru trop vite et trop vivement à ce qu’il désirait. La lettre du 27 octobre le ramenait à la réalité, à l’éternel et cruel malentendu qui a été au fond de toutes les tentatives contemporaines de restauration monarchique. Elle était pour lui comme pour bien d’autres une surprise, un amer désappointement, et il ne le cachait pas. Parmi les déçus du camp royaliste, il n’était pas le moins sévère pour le manifeste royal, et de nouveau il pouvait dire que décidément « le vent ne poussait pas vers la monarchie, qu’il soufflait en faveur de la république. » Il se sentait pour sa part d’autant plus blessé qu’il voyait s’évanouir, et cette fois d’une façon probablement irréparable, le dernier rêve de sa vie, d’une vie qui pouvait compter encore quelques années, mais qui commençait à s’épuiser.

Aussi bien, pour M. de Falloux, tout était fini ou à peu près. Il semblait quelquefois ressaisi d’une vieille ardeur mal apaisée, et un de ses derniers écrits avait pour objet de combattre ceux qui ne cessaient de confondre la monarchie et la « contre-révolution. » II défendait encore la monarchie pour l’honneur, dans ce qu’elle avait fait pour « l’unité nationale, » non plus, ce me semble, avec l’espérance de la voir renaître de sitôt, si jamais elle devait renaître. En réalité, les années qui lui restaient à vivre, il les passait le plus souvent dans son Anjou, suivant de loin le mouvement des choses, venant peu à Paris, toujours prompt à rentrer dans sa retraite du Bourg d’Iré où il se retrouvait avec ses souvenirs et ses regrets, se dédommageant de tout ce qu’il avait perdu par une active bienfaisance. Il gardait peut-être aussi le sentiment d’une destinée contrariée. Qu’est-ce que cette vie de M. de Falloux ? C’est la vie d’un homme né avec les dons les plus heureux, privilégié de la fortune et de l’esprit, libéral par sa nature, séduisant par ses manières, par son éloquence, fier et doux de caractère, qui était fait pour être un homme d’État dans des temps moins troublés, et qui a résumé dans sa carrière, sous la forme la plus brillante, les contradictions, les instabilités d’un temps de transition. Par son origine, par les souvenirs recueillis dans sa famille, par les liens de monde et de position, il se rattachait à l’ancienne société, aux traditions monarchiques rajeunies sous la Restauration. Par ses goûts, par son éducation libérale, par tous les mouvemens d’un esprit excité et éclairé, par un sentiment très vif de l’inévitable transformation des choses, il se rattachait à l’ordre nouveau, à la France de 1789 : il était de son temps ! Il a passé ses plus belles années à concilier tous ces instincts, à poursuivre dans les faits une conciliation déjà réalisée dans les idées, allant des illusions aux mécomptes, finissant, je pense, par croire peu au succès des combinaisons auxquelles il s’était dévoué, — mais croyant toujours à la France !


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. C’était au fond le sentiment de beaucoup de républicains. Trois mois après encore, un des ministres de la république, M. Goudchaux, disait tout haut en pleine assemblée : « La révolution de février est arrivée trop tôt ! »
  3. Lettres de Mme Swetchine, 2 vol.
  4. Lettres de Mme Swetchine. — Voir surtout la correspondance très suivie avec Mme de Nesselrode sur les affaires de France.
  5. Telle était l’opinion du roi Louis-Philippe lui-même. Lorsqu’on parlait devant lui de la terrible victoire de juin et de la faiblesse de la défense au 24 février, il prétendait qu’il n’y avait qu’un gouvernement anonyme qui pût se permettre de telles répressions.
  6. Les Souvenirs d’Alexis de Tocqueville, tout récemment publiés, sont certes un des documens les plus intéressans sur cette époque, un très vif et curieux tableau de ces scènes de 1848, des journées de juin, de la présidence napoléonienne, des relations ministérielles, des choses et des hommes. Ce sont les récits d’un témoin ; ils révèlent de plus un Tocqueville assez nouveau. On connaissait bien en Tocqueville un philosophe politique à l’esprit élevé et toujours un peu tendu ; on soupçonnait moins en lui le peintre au trait mordant qui en prend ici à son aise avec ses collègues et même avec ses amis. Ils sont tous peints au vif et sans indulgence. Chose bizarre ! le personnage le moins maltraité est le prince Louis-Napoléon, pour qui Tocqueville n’avait cependant aucune faiblesse.
  7. Aux scènes les plus dramatiques, dans les événemens sérieux, se mêlent quelquefois les scènes piquantes. M Dufaure, le ministre à la rude écorce que nous avons connu depuis, se trouvait, le 2 décembre, là où l’appelait son devoir, à la mairie du Xe arrondissement et parmi les prisonniers du quai d’Orsay. Il avait laissé précisément ce jour-là Mme Dufaure en couches. À peine arrivé au quai d’Orsay, il demandait à se rendre chez lui : on croyait peut-être ne plus le revoir. Il ne prenait que le temps d’aller chercher des nouvelles de sa femme et revenait aussitôt se constituer prisonnier. Il portait sous son bras un petit paquet de linge enveloppé dans un grand mouchoir à carreaux, — ne sachant à quel voyage il était destiné. Il faisait cela tout simplement ! — À l’autre extrémité de Paris, à Vincennes, M. Odilon Barrot et Berryer, qui faisaient partie d’un autre convoi de prisonniers, se trouvaient ensemble. Épuisés d’émotions et de fatigues, ils tombaient de sommeil. Ils étaient couchés l’un près de l’autre, lorsque M. Barrot, se levant à demi sur son lit, et d’un ton solennel : « Eh bien, Berryer, se mit-il à dire, il sera donc écrit qu’après plus de soixante ans écoulés depuis 1789, nous voilà réduits, toi et moi, à voir de nouveau la force triompher du droit ! N’est-ce pas humiliant ? — Tais-toi, Barrot ! » répondait Berryer, l’homme qui songeait le moins à poser !
  8. Après la grande dispersion de 1852, Mme Swetchine écrivait un jour : — « Les plus sapes en ce moment sont, ce me semble, ceux qui laissent le pays aller pour le coup da se et qui, rendus à la liberté de leurs loisirs, vaquent à leurs devoirs et affaires comme, par exemple, Alfred de Falloux. Il vit dans son Anjou de la vie de l’agriculteur et de l’éleveur. Ne vous le représentez donc plus jamais que figurant dans un Paul Potier. Montalembert, de son côté, est fort occupé d’un pont à jeter sur les fossés de son château de la Roche-en-Breny et de ses excursions dans les environs pour prendre sur le fait tout ce qui reste encore de vieilles églises et de ruines de couvens. » — Et pendant son séjour à Bourg d’Iré, elle écrivait, encore : — « Le Bourg d’Iré est bien un des lieux de ce monde où le bonheur préparé de plus loin se soit établi davantage en permanence. Tout y est en harmonie, à commencer par le maître, qui est d’accord avec lui-même et avec ses goûts. Vraiment on ne devrait jamais affronter le précaire de la vie publique qu’avec une honnête passion qu’on est sûr de retrouver… » — (Lettres inédites de Mme Swetchine, publiées par M. de Falloux, 1 vol.)
  9. Au cours de ces années d’agriculture, M. de Falloux était allé conduire au concours de Poissy des bœufs dont l’un était couronné, et M. Rouher, qui présidait le concourt, qui avait d’ailleurs de la rondeur et de la bonhomie, lui dirait en riant : — « Vous l’avez bien mérité ! — Que voulez-vous dire ? reprenait M. de Falloux. — Eh ! oui ! lui disait M. Rouher, quand le jury a vu que le bœuf primé vous appartenait, il s’est mis en quête d’un autre animal à couronner, — et il s’est trouvé que cet autre animal qu’il a découvert était encore à vous… » — Il fallait déjà, sous l’Empire, des bœufs orthodoxes ! Cela s’est vu depuis sous d’autres régimes !
  10. Un des premiers, si ce n’est le premier, qui eut l’idée de la « fusion, » est un des plus purs légitimistes du temps, M. Hyde de Neuville en personne. Dès le 24 février 1848, M. Hyde de Neuville, informé que la duchesse d’Orléans avait couru des dangers, qu’elle était réfugiée aux Invalides et était peut-être embarrassée pour se sauver, avait immédiatement décidé de se mettre à la disposition de la princesse et s’offrait à la sauver. Il ne voyait en elle que la mère du « premier prince du sang. Il avait tout préparé, voiture, argent, et il comptait précisément sur sa notoriété de légitimiste pur pour échapper à tout soupçon. Il se rendit aux Invalides : la princesse était partie ! il comptait dire à la duchesse d’Orléans, — c’est lui qui le disait à Mlle de Fougères, la seule personne qu’il eût mise dans son secret : — « Madame, je vous conduirai là où vous voudrez aller, en Allemagne, en Angleterre. Si j’osais me permettre un conseil, je dirais : Allons à Frohsdorf. Par-là vous rendrez un grand service à vos enfans et à la France. » — C’était le 24 février 1848. Deux ans après, il tenait le même langage dans une lettre adressée à la princesse, et ce qu’il disait à la duchesse d’Orléans, il le disait d’un autre côté à M. le comte de Chambord, — sans aller pourtant aussi loin peut-être que M. de Falloux. (Voir les Mémoires et souvenirs du baron Hyde de Neuville, IIIe volume.)
  11. A un des momens les plus vifs des affaires italiennes et des conflits religieux, M. de Falloux, alors directeur de l’Académie, s’était rendu aux Tuileries pour soumettre à l’empereur une élection récente. Aussitôt, entre l’empereur et son ancien ministre, s’était engagée une conversation très animée, très bien conduite, que M. de Falloux rapporte tout au long. Le fond est nécessairement vrai et la sincérité ne fait pas question. Il est seulement toujours à craindre que M. de Falloux, avec son imagination, n’ait un peu arrangé la scène et distribué les rôles d’une façon peu avantageuse pour Napoléon III.
  12. Il est certain que M. de Falloux avait fini par se montrer sévère pour M. Thiers, allant même jusqu’à l’accuser de tout sacrifier à son ambition. Il le lui disait du reste librement, et comme, selon le mot de M. Thiers, ils « n’étaient muets ni l’un ni l’autre, » les discussions étaient quelquefois vives. M. de Falloux était néanmoins resté longtemps sous le charme ; M. Thiers, de son côté, avait beaucoup de goût pour M. de Falloux. C’était un souvenir de 1848 !