Les Ignorés/Un coin d’hôpital

Attinger (p. 248-253).


UN COIN D’HÔPITAL




Le docteur écartant du lit tout le monde, même la sœur qui arrangeait les oreillers d’une main nerveuse, s’approcha, bourru et brusque. Trois fois pendant la nuit, réveillé en sursaut, il avait dû se lever à la hâte et tendre subitement tous ses nerfs dans une attention inflexible. Au diable le sommeil, le repos, la douce tiédeur des draps, l’apaisante inaction de la nuit.

En sortant pour la quatrième fois de son lit, ce matin-là, tout étourdi de fatigue, il avait invectivé son métier d’esclave avec de gros mots colères ; en même temps une rancune lui avait saisi l’âme, une sourde rancune s’étendant confusément à toute l’échelle des êtres créés, de ces misérables vers, qui se traînent un jour sur la croûte terrestre pour s’abîmer demain dans la poussières et qu’il faut, pendant cet espace d’heures si court, veiller, cisailler, soigner. À quoi bon ?

S’approchant du lit, il rencontra les yeux fiévreux de l’enfant, de grands yeux pensifs où tout un monde de choses inconnues passait et repassait mettant sur la figure fine et jeunette, un reflet de vieillesse anticipée.

La petite tête pâlotte s’avança légèrement au-devant du visage embroussaillé et maussade, et l’enfant murmura :

— Je m’appelle Paul.

Dans ce coin de salle très éclairé où, tout à l’heure, on bavardait autour du nouveau venu, le docteur et l’enfant étaient restés seuls. À la vue de la mine renfrognée du médecin, les convalescents, traînant leurs babouches de feutre, s’étaient dispersés dans tous les sens. La sœur elle-même s’était prudemment éclipsée. À certaines heures de franchise brutale, il ne faisait jamais bon se trouver dans la proximité du docteur. La vérité vous arrivait en face par jet trop direct, et les éclaboussures de ce flot atteignaient tout le monde. Les plus subtiles imperfections, les tout petits manquements, involontaires ou dissimulés, déparant des vies en apparence toutes de dévouement et d’amour, étaient fustigés d’un mot cinglant ; les réputations les mieux assises se trouvaient alors maculées d’impitoyables taches.

Sans répondre à l’enfant, le docteur se pencha sur le lit. Il découvrit les petites épaules osseuses, frappa de la main le dos desséché, écouta partout, puis il remonta la chemise et la rattacha sous le menton.

— C’est bon.

De sa voix enrouée, creuse, au son déjà un peu lointain, l’enfant répéta :

— Je m’appelle Paul.

Et son regard ardent, noir, très ouvert resta attaché sur la figure sombre et barbue.

Cette fois, à travers la lassitude de la nuit et de cette autre lassitude, bien plus accaparante qui, à force d’accoutumance, avait presque paralysé sa sensibilité, l’oreille absente du docteur saisit distinctement les trois mots ; il vit devant lui la chétive petite figure flétrie, avec l’impitoyable stigmate imprimé sur le front enfantin. Sa mine froncée se détendit légèrement.

— Ah ! dit-il, tu t’appelles Paul, toi.

Et après une seconde de distraction, il ajouta :

— Moi aussi, je m’appelle Paul.

Et il s’attarda un instant à côté du lit, prenant à poignée sa barbe jeune et courte et la travaillant nerveusement d’une grosse main forte. Comme cela lui arrivait toujours dans les courtes pauses où sa pensée s’émancipait du joug du travail, la sombre tragédie de la vie humaine, toujours la même sous ses dissemblances et ses travestissements, venait d’ouvrir devant lui ses perspectives aux buts inconnus. Une identité de commencement et de fin allait de lui, l’homme fort, actif, en apparence invulnérable, à ce petit squelette haletant, couché sur ce lit de passage pour y mourir. La même condition d’obscurité et d’attente enveloppait leurs deux destinées, et un peu plus tôt, un peu plus tard, la même heure sonnerait pour chacun d’eux.

Et dans le lointain brumeux du passé, il revit tout à coup des jours aux teintes mortes, des jours où, lui aussi, il disait : « Je m’appelle Paul. » En même temps une figure blanche de blonde fatiguée se détacha de ce monde effacé, et toute la lumière du dedans se concentra sur cette forme languissante. Il revit la silhouette silencieuse de sa mère aller et venir dans sa vie d’autrefois mettant autour de l’éclosion de son enfance, de la lumière, de la chaleur, du soleil. Depuis qu’une main légère et douce avait cessé de l’endiguer, la brusquerie un peu brutale qu’il devait à la nature et à son père, avait envahi librement un espace complaisant, ouvert et vide. La valeur du rôle joué sur la scène du passé par une femme disparue, lui apparut dans un éclair de souvenir et brusquement la pensée de tous les souffreteux à babouches de feutre s’éparpillant à son entrée lui toucha le cœur à une place souvent meurtrie. Il se pencha sur le petit condamné, que la mort avide guettait, et il l’interrogea, la voix basse et douce :

— Qui t’a amené ici ? La maman ?

L’enfant secoua la tête sans répondre.

— Le papa ?

Un petit frisson écarta les lèvres blanches, mais elles restèrent muettes.

— Morts tous les deux ?… Non… Partis ?

Les petites épaules sèches se soulevèrent de nouveau très légèrement et, du pouce, le petit garçon indiqua derrière son épaule l’agglomération de bâtiments que dominait l’hôpital, la ville bruyante et populeuse, massée sur elle-même et projetant très loin dans la banlieue, des rayonnements de rues, de chemins, d’avenues.

Suivant l’indication donnée, les yeux du médecin restèrent attachés sur l’ensemble massif des constructions inégales, des maisons, des édifices, tandis que sur ce fond banal un drame ordinaire et poignant se déroulait. Il voyait distinctement se dessiner là-bas, jointe au dénuement du dehors, l’affreuse misère du dedans, implacable et glacée, l’abandon des hommes et des choses, l’abandon complet, dressant autour de ce lit d’hôpital toutes ses barrières d’isolement. Des joies solides ou légères de la vie, des heures voluptueuses, courtes et trompeuses, des longues affections fortes, indulgentes et patientes, du laborieux apprentissage de l’existence, le petit être couché là ne soupçonnerait rien. Le seul coin du monde, hideux et vide, entrevu un jour par ses yeux étonnés, allait rentrer pour lui dans la nuit et il marchait vers le pays mystérieux plié sous le joug des choses fatales, le regard et le cœur remplis d’épaisses ténèbres sans rien attendre et sans rien prétendre.

L’expression volontaire, intrépide et dure s’était effacée du visage mâle et fatigué du docteur. Il se pencha brusquement, prit entre ses mains fortes la tête sèche et décharnée, regarda la mort passer au fond des yeux noirs, grands ouverts, et murmura :

— Moi aussi je m’appelle Paul.

Et d’une main prompte remettant la tête sur la pile des oreillers entassés, il ajouta sourdement :

— Cela vaut mieux ainsi !… À ce soir, petit Paul.

Et il s’en alla vite à travers la salle complètement déserte. En prévision du prochain passage du médecin, tous les convalescents assez valides pour traîner à leurs pieds, encore lourds ou incertains, les babouches de laine moelleuse s’étaient massés près d’une fenêtre ; leur groupe silencieux et inoccupé restait là, à l’abri.

Dans le corridor vaste et clair, la sœur, en attendant de pouvoir rentrer sans danger, parlait et riait avec une visiteuse de passage, quelqu’un du dehors… une inutile.

Les épais sourcils noirs du docteur accoutumés à se rapprocher, se touchèrent :

— Morbleu…

Mais il s’arrêta, comprima l’élan de colère, éteignit le timbre violent et ajouta d’un ton bas et rapide :

— Le numéro sept, s’il vous plaît ; des soins, de la bonté. Il ne passera pas la nuit.

Et, enfilant un corridor de traverse, il disparut emportant dans son oreille l’écho encore très distinct de la petite phrase courte qui, un instant, avait éveillé en lui l’image de la mère blonde, douce et fanée, en même temps que l’âme enfantine d’antan : « Je m’appelle Paul. »