Les Ignorés/La lettre jaune

Attinger (p. 235-247).


LA LETTRE JAUNE




Tout en manipulant d’une petite main leste et légère le poupon rose et joufflu étendu à plat sur ses genoux, Violette guettait de l’œil l’allée du jardinet qui conduisait de la route à la maison. Tous les matins le facteur matinal qui apportait le courrier de l’étranger passait à cette heure-là, et, depuis plus d’un mois, Violette attendait toujours de l’avoir vu disparaître au tournant du chemin pour achever la toilette du petit et s’occuper des soins de la maison.

Ce jour-là, cependant, au lieu de passer tout droit comme à l’ordinaire, l’employé franchit la petite grille basse et vermoulue, fouilla son sac et en tira une grande enveloppe jaune à l’aspect important. Une main impatiente, tendue par la fenêtre, reçut le pli. Violette mit son nom, d’une écriture nerveuse, à la place indiquée sur le livret du facteur, et, déposant le marmot dans une corbeille d’osier capitonnée de bleu, elle le laissa gigoter un moment sur le dos, tandis qu’elle s’échappait prestement.

— La lettre ! la lettre !

Et, brandissant la volumineuse enveloppe, elle courut à la rencontre de son mari qui, le chapeau sur la tête, sortait de la chambre à coucher, prêt à se rendre là-bas, au bureau, où, sans doute, Piché l’attendait déjà depuis longtemps. Tous les jours, en effet, pendant le cours du dernier mois, l’associé avait été au poste le premier.

Madru tourna et retourna le grand carré jaune d’un air dubitatif et ennuyé. Autre format, autre couleur, autre écriture. Mais il n’avait pas le temps de s’arrêter davantage, et il s’en alla le front traversé d’un pli soucieux. C’est que, mieux que personne, Piché et Madru, notaires, savaient à quoi s’en tenir sur la débâcle de la grande maison russe qui servait à la mère de Violette sa pension trimestrielle. Combien de fois le gendre n’avait-il pas exprimé à sa belle-mère son regret que le capital, dont les intérêts lui étaient régulièrement envoyés, fût inaliénable ! Mais à ces calculs d’homme d’affaires, le visage fané de la veuve prenait une expression rêveuse et elle se retranchait dans le silence. Elle entendait très distinctement, à ces moments-là, voltiger autour d’elle des essaims de pensées cupides, et elle les laissait bourdonner puis s’envoler comme des papillons voyageurs, ne se hasardant jamais à les toucher de la main de peur de leur trouver une réalité, une consistance, de leur blesser les ailes et de les immobiliser. Ce silence prudent où beaucoup de petites bulles empoisonnées, montées du cœur, crevaient et s’éteignaient sans troubler la surface des sentiments, lui assurait la tranquillité auprès de sa fille et du marmot, et son pauvre cœur fatigué n’en demandait pas davantage.

Outre le trousseau cossu où aucun esprit de lésinerie n’avait présidé au choix des étoffes, ni à l’abondance des pièces, ni à l’élégance de la façon, Violette avait apporté à son mari une dot raisonnable, mais la mère avait obstinément gardé le maniement de la pension venant de Russie. Une prophétique intuition l’avait éclairée à temps sur les dangers inhérents aux dévouements absolus. Elle payait largement le vivre et le couvert à son gendre, couvrait le bébé de générosités coûteuses, mais observait un silence tenace sur le contenu des enveloppes venant du lointain pays glacé. Elle gardait pour elle les expériences de son passé et taisait les soucis de sa vie conjugale. Violette elle-même avait toujours ignoré comment la clairvoyance d’amis sûrs avait arraché au gaspillage d’un mari éhonté les débris d’une fortune jadis solide et bien cotée. Enfoui sous le sol russe, le père de Violette se reposait désormais de sa vie étourdissante et perdue, et sa veuve, après avoir enseveli à côté de lui, dans le même cercueil, ses rêves morts et flétris, avait hâtivement emmené Violette loin de ce séjour de souffrance. Et elle l’avait mariée de bonne heure, tout près de sa propre ville natale, heureuse de trouver, mêlées aux parfums de sa première enfance, les anticipations fortes et calmantes d’une seconde maternité.

Il y avait plus d’un trimestre que la veuve, si régulière jusque-là dans les règlements des affaires d’argent, n’avait rien apporté de sonnant à son gendre. Madru, étonné, s’était expliqué cette négligence par la distraction causée à la grand’mère par la gentillesse du bébé, sa grâce, ses étonnants progrès de tout genre ; mais voyant le quatrième mois s’entamer sans amener de changement, il avait finalement pris peur et secrètement il s’était renseigné sur la solidité de la maison russe. La mauvaise nouvelle était arrivée par retour du courrier, et, depuis cette surprise désagréable, tous les soirs, lorsqu’ils se trouvaient seuls, Violette et lui, dans la chambre élégante, pleine de bibelots coûteux, de jolis meubles compliqués, dus à la générosité de la grand’mère, ils s’entretenaient du désastre, supputant les difficultés multiples que ce malheur allait jeter dans leur vie, mais évasivement, sans faire d’allusion directe à personne, gardant, vis-à-vis l’un de l’autre, la pudeur de leur véritable pensée.

— Enfin ! enfin ! maman, dit Violette, en présentant à sa mère le pli volumineux qu’elle avait reçu des mains du facteur, voici la lettre de Russie.

La veuve déjà tout habillée, coiffée du petit bonnet de gaze blanche qui ne quittait jamais sa tête grisonnante, prit l’enveloppe avec indifférence et la posa sur la table, puis elle baisa Violette au front comme tous les autres matins.

— Le petit va bien ?

— Très bien ; je l’ai mis dans sa corbeille pour rapporter moi-même la lettre, pensant que tu serais bien aise…

— Merci.

Et, inquiète de sentir le bébé seul, la mère devança Violette, laissant sur la table la lettre fermée.

Le petit gigotait encore vigoureusement au fond de l’élégante corbeille, due à la sollicitude de la grand-mère. L’aïeule avait fait faire ce berceau portatif afin de pouvoir garder l’enfant auprès d’elle toute la journée, au lieu de l’abandonner trop souvent à la surveillance douteuse d’une bonne. C’était un bébé solide, d’un an révolu, ayant sous la peau fine du visage et tout le long des membres dodus, la blancheur laiteuse des nourrissons dont on retarde le sevrage. Il s’agita davantage en voyant se pencher sur la corbeille le léger bonnet de gaze blanc, et il tendit les bras pour le prendre, pour y cramponner, comme à l’ordinaire, ses dix petits doigts tenaces.

— Non, bébé, dit Violette, pas aujourd’hui, grand’maman a autre chose à faire aujourd’hui qu’à se laisser tourmenter.

Et enlevant le petit d’un geste rapide, elle murmura d’une voix drôle pour le distraire du gros chagrin qui contractait soudain la petite figure déçue :

— Grand’maman a une grande lettre jaune, une grande lettre jaune, grand’maman !

L’enfant se mit à rire très fort avec un amusant bruit de crécelle enrouée au fond du gosier, et toutes sortes de petites fossettes accidentèrent aussitôt les joues et le menton.

Cependant la toilette du petit était terminée et son premier repas expédié que la grand’mère était encore à côté de lui comme si elle avait complètement oublié la lettre laissée sur la table, et qu’elle n’eût, ce matin-là, de même que tous les autres matins, rien d’autre à faire qu’à jouer son rôle d’aïeule, ce rôle qu’autrefois, dans sa fraîcheur de vie et d’impression, elle considérait comme la fin de l’existence, le fatal naufrage où vont se briser les joies personnelles et ardentes et qui aujourd’hui lui paraissait si doux à remplir.

— À présent, Violette, dit-elle, c’est à mon tour, donne-le moi.

Et elle tendit les bras vers l’enfant. Mais Violette assit résolument le petit sur ses genoux.

— Ne veux-tu pas au moins aller lire ta lettre ? dit-elle, il y a peut-être une réponse.

Dans la voix une impatience sonnait. La jeune femme pensait au mécontentement de Madru s’il apprenait en rentrant, que la lettre était restée sur la table sans être ouverte. Dans les circonstances données, l’indifférence de sa mère lui semblait une indélicatesse envers elle et envers son mari.

— Rien ne presse, dit la veuve, après un court silence, je sais ce que c’est.

Et ayant de nouveau demandé l’enfant, elle le reçut enfin sans plus de résistance. Un instant, Violette regarda le petit s’amuser avec la gaze du bonnet blanc, la malmener à pleins doigts ; puis, sentant son fils bien surveillé, elle sortit en fermant doucement la porte derrière elle. Sur la pointe de ses petits pieds agiles, elle alla jusqu’à la chambre de sa mère, et elle prit sur la table la grosse lettre pesante, interrogeant l’écriture, le poids, la couleur, sûre de la catastrophe qui se cachait sous ce papier jaune, mais intriguée par le léger mystère qui l’enveloppait encore, et un peu irritée de l’incroyable quiétude d’esprit de sa mère.

Restée seule avec le petit, la grand’maman l’avait emporté tout près de la fenêtre et elle le regarda très longtemps dans les yeux, attentivement, cherchant une âme dans cette fragile petite boule de chair, une âme qui fût une promesse ou une menace pour l’avenir. Puis elle se mît à le balancer dans ses bras, et pour le faire rire de nouveau comme il avait ri tout à l’heure, elle répéta la phrase de Violette :

— Une grande lettre jaune, grand’maman, une grande lettre jaune !

Tout de suite l’enfant pouffa de son joli rire du gosier, étouffé et drôle. Alors la grand’mère oublia tout à fait l’impatience de Violette au sujet de la lettre jaune, ainsi que les allusions de Madru à la pension russe, allusions devenues presque obsédantes dernièrement ; elle perdit le souvenir de toutes les petites irritations incompréhensibles qu’elle sentait aller et venir dans l’air de la maison, et que, selon son habitude réfléchie, elle laissait s’éteindre dans le silence. Elle ne pensa plus qu’à regarder rire l’enfant de son rire de bébé extasié de joie.

Quand Madru rentra ce jour-là pour dîner, son visage sérieux était plus sombre et plus soucieux qu’au départ. Pour la première fois depuis qu’ils étaient ensemble, Piché avait fait une observation au sujet de l’arrivée tardive de son associé, et Madru, pour se mettre à couvert, avait été forcé de faire allusion à ses ennuis de famille, aux difficultés imprévues menaçant, dans le domaine pécuniaire, ses affaires privées. Il attendait de Russie, au sujet de la débâcle X., des nouvelles qui tardaient indéfiniment. Il serait, du reste, fixé très prochainement, et il pouvait s’engager à être à son poste le lendemain à l’heure ordinaire. Désormais, il quitterait la maison sans attendre le courrier de l’étranger. À son entrée chez lui, il jeta d’abord sur la grand’mère un regard mécontent comme si elle était responsable de l’humiliante remarque faite par Piché, puis il interrogea de l’œil Violette dont l’attitude, dépourvue de signification, le laissait indécis. Elle lui fit, à moitié cachée derrière le gros bébé, un imperceptible signe d’ignorance et, tout de suite, cela le décida :

— Vous avez eu de bonnes nouvelles de là-bas, grand’maman ? interrogea-t-il.

En même temps pour cacher l’intensité de son impatience, il prit des bras de Violette le bébé, l’enleva en l’air et le tint très haut au-dessus de son visage barbu. L’enfant se trémoussa de plaisir.

— Je n’ai pas encore ouvert ma lettre, dit la veuve tranquillement, je sais ce que c’est.

— On ne sait jamais ce qui se cache sous une enveloppe fermée, dit le notaire froidement. Dans les affaires d’argent les choses les plus imprévues arrivent.

La veuve se tut, tandis que son visage prenait l’expression de rêverie lointaine que des conversations de ce genre y amenaient toujours. Cependant une inquiétude plus vive et plus prochaine qu’à l’ordinaire lui prenait le cœur ce jour-là. Elle sentait avec angoisse que, ce jour-là, le silence devenait un rempart insuffisant, et que la réalité qui avait été, jusque-là, ambiante et impalpable autour d’elle, allait prendre une forme, se fixer dans une certitude, et franchir d’un bond le léger obstacle fait d’air et d’illusion.

— Je ne crois pas me tromper, reprit Madru en rendant l’enfant à Violette, c’est bien la banque X., n’est-ce pas, maman, qui vous a servi jusqu’ici votre pension ?

— Oui, dit la veuve laconiquement.

Et elle réfléchit une seconde, hésitante, cherchant hâtivement le meilleur moyen d’entraver encore cette fois le cours des choses sans sacrifier sa propre dignité, puis elle ajouta vivement :

— Jusqu’ici, oui.

— Voilà qui prouve suffisamment, dit le notaire sèchement, comme on sait mal ce qu’on croit le mieux savoir.

Et dominant de sa haute stature bien prise le léger bonnet transparent, il ajouta :

— La banque X. est par terre, grand’maman, elle et tous ceux qui dépendent d’elle. Voilà ce qu’il y a dans la lettre que vous n’avez pas même pris le temps d’ouvrir, comme si cela ne valait pas la peine de se préoccuper de ces choses-là.

— Oh ! dit la veuve sourdement.

Et elle se leva, écartant de la main Madru pour voir Violette, et elle l’interpella directement par son nom :

— Violette !

— C’est vrai, maman, dit Violette, en déposant l’enfant dans sa corbeille pour avoir, dans ce moment important, l’esprit libre de toute autre préoccupation, ce n’est que trop vrai. Il y a longtemps que Jacques me l’a dit, mais nous n’avons pas voulu vous tourmenter trop tôt. C’est déjà bien assez triste pour tout le monde ainsi.

La veuve ne répondit pas ; ses yeux voilés se posèrent un instant sur le bébé, puis elle traversa la chambre et sortit.

Un seul coup de vent rapide venait d’enlever à la vérité tous ses voiles légers et flottants, chassant, du même souffle brutal, tout au fond du passé, le silence et sa bienfaisante complicité. Ils avaient donc cru, Violette aussi, qu’elle, la grand’raaman, allait escompter le passé et mordre la part du petit ? Toutes les petites vexations sans nom, mais perceptibles, du dernier trimestre, étaient venues de là. Elle avait soupçonné beaucoup de choses, mais elle n’avait pas deviné cette inquiétude anticipée, mesquine et ingrate.

Elle déchira l’enveloppe jaune d’une main tremblante, en sortit deux feuilles pliées, en mit une dans un tiroir qu’elle ferma, parcourut de l’œil la missive qui accompagnait les chèques, et retourna dans la chambre où elle avait laissé Madru et Violette vis-à-vis l’un de l’autre, stupéfaits. Sans rien dire, elle alla poser le chèque sur la table. Il représentait une somme dépassant la pension de toute une année, et d’un seul coup d’œil rapide, Madru et Violette lurent la valeur écrite en chiffres, puis, tout au long, en lettres.

Ce fut Violette qui rompit la première le silence, le lourd silence devenu tout à coup si transparent. Délivrée de son obsédante inquiétude, elle venait d’éprouver vis-à-vis de sa mère une sensation très vive de honte et de chagrin. Tout ce que l’enfant, Madru et elle-même devaient à la large générosité maternelle lui revint brusquement à la mémoire.

— Chère maman, dit-elle… Je ne voudrais pas… Il y a eu un malentendu… Jacques…

À son tour, Madru s’approcha :

— Je vous demande pardon, grand’maman, dit-il, je vous ai fait peur pour rien. Je me suis toujours figuré, je ne sais pas pourquoi, que ce capital qui alimente votre pension, était inaliénable.

Et il attendit vaguement une explication sur ce point. Mais il n’en vint pas. La veuve ne se sentait pas, vis-à-vis de Madru, l’obligation de dévoiler par quelle heureuse transaction faite en son nom, là-bas, par des mains prévoyantes, elle avait échappé au désastre. Tout ce qui lui restait de prestige dans la maison lui semblait dépendre du mystère enveloppant la pension russe, et, tout au fond de son cœur désabusé, elle gardait jalousement le secret.

Après avoir attendu un instant en vain, Madru interloqué par le silence de sa belle-mère, prétexta le reçu à écrire, et, laissant sur la table le chèque ouvert, il sortit. Violette le suivit presque aussitôt. L’idée d’un tête-à-tête avec sa mère, dans ce moment, l’effrayait. Seules les petites lèvres roses et muettes de l’enfant exprimeraient peut-être ce qu’il fallait dire. Laissée seule avec le bébé, l’aïeule trouverait peut-être plus facilement le courage d’oublier…

Du fond de la corbeille satinée, l’enfant sourit en voyant le petit bonnet blanc se pencher sur lui, et, tout de suite, il tendit les bras pour saisir l’étoffe vaporeuse.

D’un geste prompt, pressé, jeune, la grand’mère l’enleva du berceau et, comme le matin, elle le porta tout près de la fenêtre. Puis après avoir longtemps interrogé les yeux bleus, limpides, tournés vers la lumière, elle murmura :

— Est-ce que toi aussi ?… Est-ce que toi aussi ?…

Et sentant sa figure se mouiller, elle la cacha brusquement derrière la tête ronde du gros bébé. Mais l’enfant voyant de nouveau disparaître le petit bonnet blanc, toujours fugitif, se révolta. Il se mit à pleurer très haut, comme s’il se souvenait encore de la déception du matin et en avait assez, pour tout de bon, cette fois, de cette mauvaise plaisanterie.

Alors, prestement, l’aïeule le hissa au-dessus de sa tête, très haut, à la manière de Madru, et pour dissiper tout à fait les crispations qui continuaient à tirailler le petit visage laiteux et replet, elle dit d’une voix enjouée, vive, sautillante :

— Une grande lettre jaune, grand’maman ; une grande lettre jaune !

Le désespoir du bébé s’acheva dans une explosion de joie.