Les Idées modernes sur les enfants/V.2

II

la mesure de l’intelligence.


Nous allons examiner par quels procédés on doit faire le diagnostic d’une intelligence d’enfant. En fait, le maître qui est doué d’esprit d’observation peut arriver quelquefois, dans les cas extrêmes et très nets, à se faire une opinion juste sur les capacités mentales de ses élèves.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister longuement sur les petits moyens empiriques dont on se sert tous les jours à cet effet. On tient compte de la vivacité d’esprit, de la clarté des réponses, de leur justesse, et de mille autres signes, qui sont souvent très utiles et rendent de grands services. Cependant, les maîtres sont parfois embarrassés, et parfois aussi ils commettent des erreurs certaines, dont j’ai été témoin. J’en dirai autant des parents. S’ils sont intelligents et éclairés, ils sauront admirablement se rendre compte de l’intelligence de leurs enfants ; mais le plus souvent, les termes de comparaison leur manquent ; ils ont une tendance à considérer comme exceptionnel un phénomène quelconque d’intelligence qui est normal. De plus, ils sont extrêmement optimistes ils se laissent prendre à ces mots d’enfants terribles et d’enfants précoces, ces mots qui quelquefois sont charmants, qui quelquefois aussi ne sont que des échos, qui souvent, trop souvent, n’expriment qu’une chose, une franchise déplacée, un manque de jugement. Plus encore que les instituteurs, les parents ont besoin qu’on leur apprenne à estimer l’intelligence enfantine.

Les médecins sont-ils plus habiles ?

Je sais combien nous leur devons, je sais que de services ils nous rendent en nous montrant l’origine physique de beaucoup de troubles intellectuels qui se produisent chez les enfants. Mais comment pourraient-ils savoir si un enfant a précisément l’intelligence de son âge ? À cela aucune étude spéciale ne les a préparés : et le tact et le bon sens ne remplacent pas une étude spéciale. Comment, par quel raisonnement en effet, peut-on deviner à quel âge un petit sait le compte de ses doigts, ou distingue entre le matin et l’après-midi, ou nomme correctement les couleurs principales, ou sait rendre la monnaie ? C’est absolument impossible. Il est facile de voir, en causant avec un élève, s’il est lent ou vif, bavard ou taciturne, et on acquiert ainsi une certaine notion d’ensemble, qui n’est pas à dédaigner, surtout dans les cas extrêmes, dans les cas qui sont si nets, il faut bien le dire, qu’ils mettent tout le monde d’accord. Mais pour savoir si un enfant a l’intelligence de son âge, ou s’il est en retard, ou en avance, et de combien, il faut posséder une méthode précise et vraiment scientifique.

Cette méthode, la psychologie peut-elle nous la donner ? Si elle ne nous l’a pas donnée jusqu’ici, ce n’est pas de sa faute ; car depuis vingt à trente ans, la question de la mesure de l’intelligence n’a pas cessé d’être à l’ordre du jour. Nombreux sont les faiseurs de programmes, les techniciens en chambre, qui ont imaginé des expériences destinées à faire connaître et à jauger les capacités mentales des gens. Que n’a-t-on pas proposé ? Des rébus à deviner, des lacunes d’un texte à combler, une mauvaise écriture à déchiffrer, une pensée compliquée à comprendre, une machine à démonter ou à remonter, un mécanisme caché à imaginer, un dessin à critiquer, une absurdité à dépister, une série de mots abstraits à expliquer, etc., etc. On a même proposé une fois un test beaucoup plus simple il aurait consisté à faire frapper des coups le plus vite possible sur un coin de table ; et au nombre des coups frappés en cinq secondes, on aurait jugé si l’enfant était intelligent ou non.

Supposons qu’on fasse d’abord le tri entre ces différents tests, dont quelques-uns manquent peut-être de clarté et de précision. Si on gardait le meilleur d’entre eux, et qu’on l’appliquât rigoureusement, avec suite, à toute une série d’écoliers qui seraient d’intelligence inégale, ce test unique permettrait-il de déceler leurs différences intellectuelles ?

À la question ainsi posée, l’expérience a déjà répondu. Je vais le montrer en analysant brièvement toutes les conclusions qu’il est possible de tirer d’un test unique. Ce test, que je prends pour exemple, a été suggéré et employé par Biervliet, notre distingué collègue de l’Université de Gand. C’est un test de vision. Il consiste à mesurer l’acuité visuelle, en prenant quelques précautions spéciales.

Pour commencer, Biervliet avait choisi, sur trois cents étudiants d’Université qui avaient passé par ses mains, dix sujets qu’il considérait, d’après ses relations avec eux et leurs succès subséquents dans leurs études et leur carrière, comme les plus intelligents de tous ; il avait choisi avec les mêmes précautions dix autres sujets qu’il considérait, pour des raisons inverses, comme les moins intelligents. La sélection qu’il opérait parmi eux était donc assez sévère, il en retenait un seul sur trente. Ensuite, il mesurait avec soin l’acuité visuelle de chacun de ces étudiants, en recherchant quelle était la distance la plus grande où, dans un éclairage donné, l’étudiant pouvait lire un petit texte fixé à un mur. Cette distance maximum donne la mesure de l’acuité visuelle au moyen d’un chiffre ; celui qui lit le texte à 10 mètres est, pour l’acuité visuelle, supérieur à celui qui lit le même texte à une distance moindre, à 8 mètres par exemple. Jusqu’ici rien de nouveau, c’est la méthode classique. L’ingéniosité du procédé consiste dans le fait suivant. On ne se contentait pas de prendre une seule fois la distance maximum de lecture, on la prenait plusieurs fois successivement, avec des textes de même grandeur typographique, mais différents comme sens ; la distance maximum de lecture était notée chaque fois ; mettons qu’elle fut une fois de 10 mètres, puis de il, puis de 9, puis de 8, puis de 12, etc. Ces écarts se mesurent facilement en calculant d’abord la moyenne de toutes les distances, puis en prenant la moyenne des variations de chaque distance par rapport cette moyenne ; dans le cas cité comme exemple, la moyenne des distances serait de 10 mètres, et la variation de 1m,2.

Fait curieux et un peu inattendu, les étudiants du groupe le plus intelligent ne différaient guère du groupe le moins intelligent par la distance maximum de lecture, ils en différaient seulement par la variation moyenne de cette distance.

Ainsi, la distance maximum était de 5m,902 pour le groupe des intelligents, et de 6m,427 pour le groupe des moins intelligents ; ceux-ci avaient donc une vue légèrement supérieure, puisqu’ils pouvaient lire d’un peu plus loin le même texte. Mais la moyenne de leurs variations était tout autre 0m,116 pour les intelligents ; 0m,393 pour les moins intelligents. Ici, la différence est beaucoup plus grande, le rapport de ces chiffres est du simple au quadruple. D’où nous conclurons, s’il est permis de généraliser cette petite expérience, que les étudiants les plus intelligents ne diffèrent pas tant des autres par une plus grande puissance de vision à distance, que par la régularité avec laquelle ils maintiennent leur degré de vision ; ils ont moins d’écarts ; si une première fois ils lisent à 6 mètres de distance, ils ne varieront guère que de 0m,10 aux essais suivants, tandis que les variations des moins intelligents seront beaucoup plus fortes. Or, comme ces variations sont sous la dépendance de l’attention, et qu’à une variation faible correspond une attention forte, nous tirerons de tout cela cette conclusion très raisonnable que la supériorité des intelligents est manifeste surtout dans un pouvoir plus grand d’attention.

Nous avons rapporté tout au long, en l’interprétant à notre manière, cette expérience de Biervliet, parce qu’elle est typique ; elle nous dispense d’en citer une infinité d’autres, qui ont été contes sur le même modèle, et qui ont conduit exactement à la même conclusion[1]. Notons bien cette conclusion, et jugeons avec soin de sa valeur pratique. Toute épreuve qui met en jeu l’intelligence des gens, et qui comporte une certaine difficulté appropriée au degré de leur intelligence, suffit pour révéler une différence intellectuelle ayant une valeur de moyenne. Si on a divisé les sujets en deux groupes, l’un plus intelligent, l’autre moins intelligent, la petite expérience de psychologie permettra presque sûrement de distinguer le premier groupe du second. Il ne serait même pas nécessaire pour cela d’une expérience de psychologie. On arriverait à la même différenciation en se contentant de mesurer le volume des têtes des élèves. On y arriverait aussi, j’en suis sur, en posant aux enfants la question la plus simple, par exemple « quel âge avez-vous ? » ou « quel temps fait-il ? », moins encore, en regardant comment ils ouvrent une porte. Il est donc très facile de différencier deux groupes ; mais il l’est beaucoup moins de différencier deux individus. Si, reprenant l’expérience de Biervliet, on la répétait sur vingt sujets d’intelligence inégale, et non divisés préalablement en deux groupes, on ne parviendrait pas à distinguer de cette manière ceux qui sont les plus intelligents.

En réfléchissant à ces choses, on se fait la conviction que l’imperfection de la méthode des tests mentaux tient à deux circonstances principales. D’une part, ils sont fragmentaires ils ne portent que sur une ou deux facultés et non sur tout un ensemble ainsi, le test de Biervliet portait principalement, presque uniquement, sur l’attention. D’autre part, les facultés mentales de chaque sujet sont indépendantes et inégales ; à peu de mémoire peut s’associer beaucoup de jugement ; et celui qui a fait preuve d’un remarquable pouvoir de fixation, dans un test de mémoire, peut être un sot remarquable ; nous en avons rencontré des exemples. Nos tests mentaux, toujours spéciaux dans leur portée, conviennent chacun à l’analyse d’une seule faculté, ils ne peuvent pas faire connaître la totalité d’une intelligence. Or, c’est surtout par cette totalité qu’un individu donne sa valeur. Nous sommes un faisceau de tendances ; et c’est la résultante de toutes ces tendances qui s’exprime dans nos actes et fait que notre existence est ce qu’elle est. C’est donc cette totalité qu’il faut savoir apprécier.

J’ai proposé dernièrement, avec le Dr Simon, une théorie synthétique du fonctionnement de l’esprit ; qu’il sera certainement utile de résumer ici, car elle montrera nettement que l’esprit est un, malgré la multiplicité de ses facultés, qu’il possède une fonction essentielle à laquelle toutes les autres sont subordonnées et on comprendra mieux, après avoir vu cette théorie, quelles sont les conditions que les tests doivent remplir pour saisir toute l’intelligence[2].

À notre avis, l’intelligence, considérée indépendamment des phénomènes de sensibilité, d’émotion et de volonté, est avant tout une faculté de connaissance, qui est dirigée vers le monde extérieur, et qui travaille à le reconstruire en entier, au moyen des petits fragments qui nous en sont donnés. Ce que nous en percevons est l’élément a, et tout le travail si compliqué de notre intelligence consiste à souder à ce premier élément un second élément, l’élément b. Toute connaissance est donc essentiellement une addition, une continuation, une synthèse, soit que l’addition se fasse automatiquement, comme dans la perception extérieure, où voyant une petite tache, nous disons : « voilà notre ami qui se promène là-bas sur la route », soit qu’au contraire l’addition se fasse à la suite d’une recherche consciente, comme lorsqu’un médecin, après avoir longuement examiné les symptômes d’un malade, conclut : « c’est une rupture d’anévrisme, il va mourir », ou lorsqu’un mathématicien, après avoir pâli sur un problème, dit « x vaut tant ». Or, remarquons bien que dans cet additionnement à l’élément a, une foule de facultés travaillent déjà : la compréhension, la mémoire, l’imagination, le jugement, et surtout la parole. N’en retenons que l’essentiel, et, puisque tout cela aboutit à inventer un élément b, appelons tout le travail une invention, qui se fait après une compréhension. Nous n’avons plus qu’à ajouter deux traits, et notre schéma est complet. Le travail décrit ne peut pas se faire au hasard, sans qu’on sache de quoi il est question, sans qu’on adopte une certaine ligne, dont on ne dévie pas ; il faut donc une direction. Le travail ne peut pas se faire non plus sans que les idées qu’il suscite soient jugées à mesure qu’elles se produisent, et rejetées si elles ne conviennent pas à la fin poursuivie ; il faut donc qu’il y ait une censure. Compréhension, invention, direction et censure, l’intelligence tient dans ces quatre mots. Par conséquent, nous pouvons conclure déjà de tout ce qui précède que ces quatre fonctions-là, qui sont primordiales, devront se trouver étudiées par notre méthode, et tomber ainsi sous la prise de tests spéciaux.


Mais puisqu’il s’agit tout spécialement de mesurer une intelligence en voie de développement, une intelligence d’enfant, demandons-nous en quoi cette intelligence peut différer de celle d’un adulte. Évitons de nous payer de mots ; ne disons pas que l’intelligence de l’enfant ne diffère de la nôtre qu’en degré, non pas en nature mais cherchons avec autant de précision que possible à saisir la différence essentielle qui nous sépare de lui. Nous aurons en vue, dans tout ce qui suit, un jeune écolier de huit à neuf ans ; mais il est entendu que les différences que nous allons signaler seront d’autant plus grandes qu’on pensera à un être plus jeune, et d’autant plus petites qu’il sera plus âgé.

Il existe entre l’enfant et l’adulte bien des différences intellectuelles. Quelques-unes sont à négliger ici, elles sont sans importance. Ainsi, un enfant a moins d’expérience qu’un adulte, il sait moins, il a moins d’idées, il connaît moins de mots ; on remarquera encore qu’il a d’autres buts, d’autres intérêts, d’autres préoccupations ; par exemple l’instinct sexuel n’existe pas encore en lui autant que chez l’adulte et de tout cela résultent bien des conséquences pratiques ainsi, par le seul fait de son ignorance, un enfant ne pourrait pas recevoir la libre direction de sa vie. Mais ce ne sont point là des différences dans l’organisation psychique de l’intelligence, et nous n’avons pas à nous en préoccuper. Ces différences pourraient ne pas exister, et l’enfant n’en resterait pas moins avec son intelligence d’enfant. Pour caractériser cette intelligence, retournons à notre schéma, qui se compose de direction, compréhension, invention et censure.

Le jeune enfant, dans tout ce qu’il entreprend, montre une faiblesse de direction : il est étourdi et inconstant ; il oublie volontiers ce qu’il est en train de faire, ou se dégoûte de ce qu’il fait, ou se laisse emporter par une fantaisie, un caprice, une idée qui passe. Dans une conversation, dans un récit, il saute d’un sujet à l’autre, au hasard des associations d’idées, il fait du coq-à-l’âne. Voyez son défaut de direction lorsqu’il se rend à l’école ; il ne va pas en ligne droite au but, comme un adulte, mais il fait un voyage en zigzag, sans cesse arrêté ou dévié de sa route par quelque spectacle qui l’intéresse, et qui lui fait oublier le but, et le fait changer de trottoir. Et lorsqu’il est absorbé par quelque occupation, il perd les autres de vue, et s’entend souvent répéter : « fais donc attention ! »

Sa compréhension est superficielle. Sans doute, il perçoit les objets extérieurs, leur forme, leur couleur, leur distance, leur bruit, presque aussi exactement qu’un adulte, et l’acuité de ses sens est fort bonne ; aussi peut-il juger et comparer des sensations simples, des couleurs, des poids, des longueurs, avec une justesse qui nous étonne. Mais si la perception doit dépasser la sensation simple et devenir une véritable compréhension, elle donne des signes de faiblesse. On a dit de l’enfant qu’il est un bon observateur ; c’est une illusion ; il peut être frappé par un détail que nous n’aurons pas remarqué, mais il ne verra pas un ensemble, un panorama de choses, et, surtout, il est incapable de discerner entre l’accessoire et l’essentiel. Lui fait-on raconter un événement dont il a été le témoin, on s’aperçoit qu’il n’en a eu qu’une vue superficielle, et qu’il a été frappé par le décor, et non par le sens caché. Une interprétation profonde lui est, du reste, interdite, parce qu’elle exige le langage, et qu’il est encore dans une phase d’intelligence sensorielle ; la phase verbale commence plus tard et, par conséquent, il ne comprend pas beaucoup de mots, très clairs pour nous, ou il leur accroche des idées fausses. Et même si on fait une étude soigneuse du langage dont il se sert, on verra combien il est resté sensoriel ; il emploie très peu d’adjectifs, un peu plus de substantifs, surtout des verbes, ce qui prouve qu’il est principalement sensible ace qui exprime l’action ; tout à fait rares sont ses conjonctions, les car, les parce que, les si, les lorsque, petits mots qui sont peut-être les parties les plus nobles du langage, les plus logiques, car ce sont elles qui expriment les subtiles relations d’idées. Il use des mots concrets, beaucoup moins des mots abstraits. Tout cela plaide dans le même sens : une compréhension qui est de nature sensorielle et reste toujours en surface[3].

Sa puissance d’invention est également limitée ; d’abord, elle est plutôt imaginative que raisonnée, plutôt sensorielle que verbale ; et puis, elle ne va pas profondément, elle n’évolue pas, elle ne se différencie pas. Nous en avons deux exemples très nets. Si on lui demande ce qu’il pense des objets qu’il connaît, si on le prie de nous dire ce qu’ils sont, aussitôt sa pensée se développe dans le sens utilitaire ; il est de ceux qui définissent chaque chose par l’usage, et cet usage est envisagé sous la forme la plus bornée et la plus banale ; « qu’est-ce qu’un couteau ? — c’est pour couper ; un cheval, c’est pour tirer la voiture ; une table, c’est pour manger dessus ; une maman, c’est pour faire le repas ; du pain, c’est pour manger ; un escargot, c’est pour écraser ». De même, si on travaille, c’est pour éviter les punitions ou pour être récompensé. Un autre exemple où sa mentalité se montre bien candidement, c’est lorsqu’on lui fait décrire des gravures ; devant une scène de misère, par exemple, qui représente des malheureux échoués sur un banc, l’enfant de cinq à six ans dira « C’est un homme,… là il y a une femme… là il y a un arbre » ; un enfant de huit à dix ans cherchera à décrire ce qu’il voit, il dira : « l’homme est assis sur un banc, il y a une femme près de lui » ; il faut une intelligence d’adulte pour voir au delà de la gravure, en comprendre le sens, et dire enfin : « Ce sont des gens sans abri, des gens dans la misère, des gens qui souffrent ». Or, remarquons bien ce que ces réponses nous révèlent sur la mentalité de l’enfant ; elles nous prouvent que le don d’invention qu’il possède est encore peu différencié ; l’enfant tout jeune interprète la gravure au moyen d’images vagues, banales, qui conviennent aussi bien à toutes sortes de gravures et par conséquent ne conviennent à aucune. En effet, reconnaître que dans la gravure montrée il y a un homme, ou une femme, c’est faire une constatation banale ; on spécialise davantage lorsqu’on décrit la position des personnages, leur manière d’être et leurs occupations ; la spécialisation va encore plus loin lorsque l’enfant dépasse la description, et fait une interprétation du sens de la scène. Énumérer, décrire, interpréter, ce sont les trois étapes de l’évolution de la pensée ; cette évolution consiste dans le passage du vague au précis, du quelconque au spécial ; ce passage, l’enfant jeune est en train de le franchir.

La puissance de la censure est, chez lui, aussi limitée que le reste. Il se rend mal compte de la justesse de ce qu’il dit et de ce qu’il fait ; il est aussi maladroit de son esprit que de ses mains ; il est remarquable par sa facilité à se payer de mots, à ne pas s’apercevoir qu’il ne comprend pas. Les pourquoi dont sa curiosité nous harcèle, ne sont guère embarrassants, car il se contentera naïvement des parce que les plus absurdes. Il démêle très mal la différence entre ce qu’il imagine ou souhaite et ce qu’il a réellement vu, et cette confusion explique beaucoup de ses mensonges. Enfin, tout le monde connaît son extrême suggestibilité qui dure jusque vers l’âge de quatorze ans ; elle est de nature compliquée, car elle tient de son caractère autant que de l’imperfection de son intelligence ; en tout cas, cette suggestibilité est encore une preuve de son défaut de censure.

Avec cette mentalité-là, telle que nous venons de la décrire, l’enfant ressemble beaucoup, comme intelligence, à un imbécile adulte ; et si nous en avions la place, nous montrerions toute une série de questions et de problèmes et de difficultés auxquels l’adulte imbécile et l’enfant normal font exactement les mêmes réponses. C’est le même défaut de censure et de direction, la même compréhension superficielle, la même invention indifférenciée. Cependant on a bien le sentiment que la ressemblance n’est pas et ne peut pas être complète entre deux êtres qui se préparent à un avenir si différent. L’imbécile adulte a achevé son développement, l’enfant est tout au début du sien. Et précisément, parce qu’il est en instance de développement, l’enfant possède un certain nombre de qualités très intéressantes, dont il n’a point été parlé dans le schéma précédent, et qui sont cependant bien caractéristiques de son état. C’est d’abord la puissance de sa mémoire ; l’enfant a une mémoire prompte et durable, parce que cette qualité est nécessaire à toute son évolution ultérieure ; un esprit dépourvu de plasticité serait incapable de se transformer. Comparé à un adulte, l’enfant a une mémoire meilleure ; il n’apprend peut-être pas plus vite, mais il retient plus longtemps ce qu’il a perçu. Autre caractère important de l’enfant : c’est cet excès d’activité qu’il a besoin de dépenser continuellement, qui le rend mobile et bruyant, et si réfractaire à la discipline du silence qu’on veut lui imposer à l’école. Rappelons-nous le nombre de fois qu’on lui répète : « Tiens-toi tranquille ! » Cet avertissement alterne avec cet autre : « Fais donc attention ! » Enfin, troisième caractère, l’enfant se livre à une suite incessante d’essais de toutes sortes pour connaître les objets extérieurs ou pour exercer ses facultés ; tout petit, il prend les objets, les manie, les frappe, les suce… et plus tard, il passe des heures et des heures à se dépenser dans le jeu ; l’enfant est essentiellement quelqu’un qui joue ; le jeu est, compris dans bon sens le plus profond, une préparation aux actes de la vie adulte, une sorte de répétition amusante avant la représentation sérieuse ; le jeu distingue et signale tous les êtres en train de se développer. Il est à peine besoin d’ajouter que l’adulte imbécile ne joue pas.

C’est cette mentalité toute particulière que nous allons chercher à juger, au moyen d’un ensemble de tests.


Il n’est rien de tel que la nécessité pour faire surgir les méthodes nouvelles. Sans doute, nous serions restés longtemps dans le statu quo des tests fragmentaires, si nous n’avions pas été obligés, il y a deux ans, dans un intérêt véritablement social, de faire des mesures d’intelligence par la méthode psychologique. On voulait essayer d’organiser sur une petite échelle des classes pour les enfants anormaux. Avant d’instruire ces enfants, il fallait les recruter. Comment les recruter ?

Nous avons dit déjà que l’opinion des maîtres sur l’intelligence des enfants a besoin d’être contrôlée, et que le retard scolaire d’un élève ne signifie pas grand’chose quand sa scolarité a été irrégulière, ou quand on manque de renseignements sur sa scolarité, ce qui arrive si fréquemment à Paris. Alors que faire ? On nous amenait chaque jour un écolier sur lequel nous manquions d’indications indispensables ; ni les parents, ni les maîtres, ni le passé scolaire de l’enfant ne pouvaient nous aider. Nous étions véritablement réduits à nos seules ressources. L’enfant était là, dans notre cabinet, seul avec nous ; il fallait, après un quart d’heure ou une demi-heure d’interrogations, porter sur lui un jugement précis, jugement redoutable pour nous, car nous allions exercer une influence sur son avenir.

C’est dans ces conditions que nous avons élaboré, avec l’aide de notre collaborateur si dévoué, le Dr Simon, une méthode de mesure de l’intelligence à laquelle nous avons donné le nom d’échelle métrique. Elle a été construite lentement, à l’aide d’études faites non seulement dans les écoles primaires et les écoles maternelles sur des enfants de tout âge, depuis trois ans jusqu’à seize, mais encore dans les hôpitaux et hospices, sur les idiots, les imbéciles et les débiles, et enfin dans toutes sortes de milieux et même au régiment, sur des adultes lettrés et illettrés. Après des centaines de vérifications et d’améliorations, mon opinion mûrie et devenue définitive n’est pas que la méthode est parfaite ; mais c’est bien la méthode qu’il fallait employer ; et si après nous d’autres la perfectionnent, comme nous l’espérons bien, ils ne la perfectionneront qu’en employant nos propres procédés et en tirant parti de notre expérience.

L’idée directrice de cette mesure a été la suivante : imaginer un grand nombre d’épreuves, à la fois rapides et précises, et présentant une difficulté croissante ; essayer ces épreuves sur un grand nombre d’enfants d’âge différent ; noter les résultats ; chercher quelles sont les épreuves qui réussissent pour un âge donné, et que les enfants plus jeunes, ne serait-ce que d’un an, sont incapables en moyenne de réussir ; constituer aussi une échelle métrique de l’intelligence, qui permet de déterminer si un sujet donné a l’intelligence de son âge, ou bien est en retard ou en avance, et à combien de mois ou d’années se monte ce retard ou cette avance.

Nous donnons dans le tableau ci-dessous la liste de nos épreuves. Un court commentaire sera suffisant pour en comprendre le sens. Ceux qui désireraient de plus amples détails, surtout pour des applications pratiques, sont priés de se reporter à nos travaux antérieurs[4].
Échelle métrique de l’intelligence.
3 mois. — Avoir un regard volontaire.
9 mois. — Faire attention au son. Saisir un objet après contact ou après perception visuelle.
1 ans. — Discerner les aliments.
2 ans. — Marcher. Exécuter une commission. Indiquer ses besoins naturels.
3 ans. — Montrer son nez, son œil, sa bouche. Répéter deux chiffres. Énumérer les personnages et objets d’une gravure. Donner son nom de famille. Répéter six syllabes.
4 ans. — Donner son sexe. Nommer une clef, un couteau, un sou. Répéter trois chiffres. Comparer deux lignes et indiquer la plus longue. Décrire une gravure. Compter trois sous simples. Nommer quatre pièces de monnaie.
5 ans. — Comparer deux boîtes de poids différent et indiquer la plus lourde. Copier un carré. Répéter une phrase de dix syllabes. Compter quatre sous simples. Recomposer un jeu de patience formé de deux morceaux.
6 ans. — Distinguer la main droite et l’oreille gauche. Répéter une phrase de seize syllabes. Faire une comparaison d’esthétique. Définir des objets familiers par l’usage. Exécuter trois commissions. Dire son âge. Distinguer le matin et le soir.
7 ans. — Indiquer des lacunes de figures. Donner le compte de ses doigts. Copier une phrase écrite. Copier un losange. Répéter cinq chiffres.
8 ans. — Faire une lecture et en conserver deux souvenirs. Compter trois sous simples et trois doubles et donner le total. Nommer quatre couleurs. Compter de 20 à 0, en descendant. Comparer deux objets de souvenir. Écrire sous dictée.
9 ans. — Donner la date complète du jour. Indiquer les jours de la semaine. Définir mieux que par l’usage. Faire une lecture et en conserver six souvenirs. Rendre la monnaie sur vingt sous. Ordonner cinq boîtes d’après leur poids.
10 ans. — Énumérer les mois de l’année. Reconnaître les neuf pièces de notre monnaie. Composer deux phrases dans lesquelles se trouveront deux mots donnés. Répondre à sept questions d’intelligence.
12 ans. — Critiquer des phrases absurdes. Mettre trois mots en une phrase. Trouver plus de soixante mots en trois minutes. Donner des définitions de mots abstraits. Reconstituer des phrases désarticulées.
15 ans. — Répéter sept chiffres. Trouver trois rimes à un mot donné. Répéter une phrase de vingt-six syllabes. Interpréter une gravure. Résoudre un problème psychologique.

Les premières épreuves ont été faites dans des crèches auprès des berceaux, et nous opérions avec des sonnettes, des biscuits et des bonbons. Le premier éveil de l’intelligence consiste à suivre du regard un objet, par exemple une allumette enflammée qu’on déplace ; puis, c’est l’attention au son ; on fait tinter une sonnette derrière la tête de l’enfant, et il se retourne. La préhension d’un objet qu’on lui présente a lieu déjà, à neuf mois ; un peu plus tard, il sait distinguer entre un morceau de bois et un morceau de chocolat, et porte de préférence ce dernier à sa bouche. Les premiers mots spontanés commencent vers dix-huit mois et deux ans. C’est à deux ans, et même un peu plus tôt, que la marche se fait sans aide, et que le langage est suffisamment compris pour que l’enfant puisse exécuter une commission élémentaire, comme d’aller chercher une balle.

Avec l’âge de trois ans commencent des expériences d’école maternelle. Là aussi, il fallut prendre bien des précautions, non seulement pour ne pas effrayer les bambins, mais surtout pour les décider à nous parler ; le mutisme est la forme habituelle de la timidité des petits ; ils ne sont pas seulement timides ; quelques-uns ont déjà un caractère rétif ; il y en eut plusieurs qui ne voulurent pas ouvrir la bouche devant nous ; ils n’étaient pas muets, pourtant, ils étaient même, à l’occasion, nous disaient les maîtresses, assez bavards.

Les expériences de la Maternelle sont assez simples ; elles consistent d’abord à provoquer des répétitions de chiffres ou de mots. On dit à l’enfant trois chiffres, par exemple, comme 2…, 8…, 7… et il doit répéter exactement. Sur l’ordre, il montre les parties les plus apparentes de son visage, ou bien il commence à nommer des objets très élémentaires qu’on lui présente. Cela est déjà plus compliqué, car le développement de la parole suppose à la fois qu’on comprend la parole d’autrui et qu’on trouve les mots de sa propre pensée ; or ce second acte se fait plus tardivement que le premier. On demande encore à ces tout jeunes enfants de dire leur nom de famille, et de répondre correctement à la question suivante : es-tu un petit garçon ou une petite fille ? Le dernier exercice de langage se fait avec des gravures, qui ont ce précieux avantage de toujours intéresser les enfants. À cet âge-là, on en est encore à l’énumération, on dit en promenant son doigt sur une scène quelconque : « Un monsieur, une dame, un bébé », et ainsi de suite. Les épreuves de la Maternelle comportent aussi quelque recherche sur l’intelligence sensorielle. On demande à ces enfants de décider quelle est la plus longue de deux lignes, ou la plus lourde de deux boîtes ; et lorsqu’on est parvenu à fixer leur attention, on est étonné de leur justesse d’appréciation.

De six à douze ans, les expériences se passent à l’école primaire. Ce fut là que nous fîmes le séjour le plus long. Nous ne fûmes arrêtés par aucune difficulté. L’écolier, dès sept ans, est bien adapté, bien discipliné. Nous n’avons rencontré chez lui aucun exemple gênant de timidité ; aucun enfant n’a refusé de nous répondre, aucun n’a paru troublé, après quelques minutes passées avec nous. Ce dont nous avons dû surtout nous méfier, c’est de l’amour-propre de quelques-uns ; lorsqu’on a affaire à un élève de douze ans, qui se considère déjà comme un homme, il faut éviter de lui poser des questions trop faciles, qui lui donneraient l’idée qu’on se moque de lui. Ces examens d’écoliers furent fort longs, ils prenaient environ vingt minutes pour les plus petits, une demi-heure à trois quarts d’heure pour les plus grands.

Les épreuves auxquelles on soumet ces jeunes enfants sont nombreuses, et portent sur toutes les facultés intellectuelles : sur l’intelligence sensorielle, et aussi sur le langage, qui commence à jouer un rôle important dans la vie psychique de l’enfant ; l’exécution des épreuves exige de l’attention, ce que nous avons appelé de la direction, de la compréhension, de l’invention et de la censure. Nous donnerons seulement quelques exemples.

Il y a d’abord toute une série de renseignements de vie pratique, qu’un enfant normal doit être capable de fournir : par exemple, on l’oblige à répondre aux questions suivantes : quel âge as-tu ?… est-ce le matin o u l’après-midi ?… montre ta main droite ! ton oreille gauche ! combien as-tu de doigts à la main droite ? aux deux mains à la fois ? quelle est la date du jour (jour, quantième, mois, année) ? quels sont les jours de la semaine ? quels sont les mois de l’année ? Si on cherche sur le tableau à quel âge un enfant est assez instruit pour répondre à ces questions bien élémentaires, on sera étonné ; ce n’est qu’à neuf ans que la date complète du jour est connue, et à dix ans qu’il est possible de réciter sans faute et en ordre la série des mois.

Outre ces questions de vie pratique, notre tableau contient des interrogations qui relèvent plus particulièrement de l’instruction. Ainsi, plusieurs exercices s’adressent à la faculté de compter. Déjà à cinq ans, un enfant sait compter 4 sous simples, mais ce n’est qu’à sept ans qu’il peut compter 13 sous simples, et à huit ans qu’il compte une somme de 9 sous, composée de sous simples et doubles ; on lui demande encore à cet âge-là de savoir réciter les chiffres à rebours de 20 à 0. À neuf ans, nous pouvons même devenir beaucoup plus exigeants ; nous lui faisons rendre la monnaie sur 20 sous. Un petit jeu divertissant sert de prétexte à cette épreuve. Nous supposons que l’enfant est un marchand, nous lui achetons une botte de 4 sous, nous le payons avec 20 sous, et nous le prions de rendre la monnaie. C’est bien plus difficile que les tests de sept à huit ans. Ceci nous prouve que le développement de la faculté arithmétique prend surtout son essor à partir de neuf ans ; si on se reporte au barème d’instruction publié dans le chapitre II, et qu’on étudie la suite des problèmes proposés aux élèves, on remarquera aussi quelle différence existe entre le problème de huit ans, une simple soustraction, et le problème de neuf ans, qui comporte une division avec un reste. Par deux voies différentes, on arrive donc à la même conviction ; l’âge des progrès en mathématiques commence à neuf ans. Un autre coup d’œil sur ce même barème d’instruction montrerait que l’âge des progrès en lecture a lieu bien plus tôt, à six ans, ou de six à sept ans, et que l’âge des progrès en orthographe a lieu vers la même époque.

Dans notre série de tests, la lecture figure, mais sous une forme qui la met au-dessus d’une épreuve d’instruction, car nous faisons lire à l’enfant un fait divers, et après qu’il l’a lu, nous exigeons qu’il nous en donne un compte rendu ; à neuf ans, par exemple, quand la lecture dont nous avons montré déjà le développement dans le sens automatique a atteint un automatisme assez complet pour que l’attention puisse se fixer librement sur le sens, nous exigeons que notre fait divers laisse dans la mémoire six souvenirs distincts. C’est alors la preuve qu’on ne lit pas seulement avec les yeux, mais avec son intelligence.

Il y a enfin toute une série d’épreuves qui sont étrangères à l’instruction scolaire et à l’instruction de la vie vécue, au moins dans la plus large mesure, et qui dépendent presque uniquement de l’intelligence naturelle et toute nue ; aussi pourrait-on dire, avec un peu d’exagération, que tout enfant, quel que soit son âge, en serait capable, s’il avait l’intelligence nécessaire. Ainsi, répéter cinq chiffres exige un petit effort d’attention ; faire trois commissions dont on a reçu l’ordre en même temps, suppose déjà un esprit de suite, une bonne direction ; et les mères savent bien que l’enfant d’un certain âge ne peut recevoir qu’une seule commission à la fois, sans cela il oublierait les autres. La direction est encore plus nécessaire dans une curieuse épreuve d’ordination, qui consiste à ranger par ordre décroissant cinq boites de poids différents ; il faut, pour faire un rangement exact, non seulement percevoir les différences de poids, qui sont assez grandes, mais encore, ce qui est plus difficile, conserver l’idée de l’ordre, et le réaliser sans se laisser distraire. Voilà donc une bonne épreuve de ce que nous appelons la direction.

À son tour, la compréhension apparaît dans plusieurs exercices par exemple, lorsqu’on montre à l’élève deux figures de femme et qu’il doit indiquer la plus belle ; ou encore qu’on lui fait comparer deux objets de souvenir et qu’on lui demande la différence du verre et du bois, du papillon et de la mouche, du papier et du carton ; ou enfin qu’on lui pose des questions compliquées, dont il doit percevoir le sens pour être en mesure d’y répondre par exemple avant de prendre parti dans une affaire importante, que faut-il faire ? ou bien pourquoi pardonne-t-on plutôt une mauvaise action exécutée avec colère qu’une mauvaise action exécutée sans colère ? ou encore pourquoi doit-on juger une personne d’après ses actes plutôt que d’après ses paroles ?

L’invention sera éprouvée par des exercices où le sujet met un peu de lui-même, et ajoute à ce qu’on lui donne. Répondre à une question comme celles que nous venons de transcrire, suppose à la fois compréhension et invention. De même, définir des objets ; de même encore, décrire des gravures ; l’invention est plus difficile dans un exercice qui consiste, étant donnés trois mots (ceux dont nous nous servons sont les mots : Paris, fortune, ruisseau), à constituer une phrase ayant un sens et dans laquelle ces trois mots-là seront contenus.

Pour terminer, disons que l’appréciation de la censure se fait tout le long de l’examen par l’attitude générale du sujet et l’exécution des épreuves ; mais il y a des exercices spéciaux, qui sont destinés à mettre bien en lumière la défaillance de la censure. Ce sont des phrases à critiquer. On annonce d’avance au sujet qu’on va lui lire une phrase dans laquelle il y a une bêtise, et qu’il devra découvrir en quoi la bêtise consiste.

Voici quelques-unes de ces phrases : « Un malheureux cycliste a eu la tête fracassée et il est mort sur le coup on l’a emporté à l’hôpital et on craint bien qu’il ne puisse pas en réchapper. — Il y a eu, hier, un accident de chemin de fer, mais ce n’est pas grave, le nombre des morts est seulement de quarante-huit. — J’ai trois frères Pierre, Ernest et moi. — On a trouvé, hier, sur les fortifications le corps d’une malheureuse jeune fille coupée en dix-huit morceaux. On croit bien qu’elle s’est tuée elle-même. »

À partir de douze ans, nous quittons l’école primaire élémentaire. La suite des épreuves se divise en deux groupes ; l’un, qui convient aux sujets de quinze ans, l’autre qui est pour les adultes. Pour cette dernière partie de nos recherches, nous avons dû examiner des jeunes gens et des jeunes filles appartenant au commerce et à l’industrie ; devant nous, se sont succédé des commis, des employés de commerce, des comptables, des mécaniciens, et puis des couturières, des repasseuses, des midinettes. Il fallait, avec ces adultes, prendre plus de précautions qu’avec des enfants, être plus prévenant, expliquer davantage le résultat obtenu, et surtout pallier les échecs en les excusant de son mieux, afin de ménager l’amour-propre des gens ; mais, en somme, il n’y a pas là de difficulté insurmontable, et on arrive assez bien à dissimuler aux examinés que l’épreuve consiste surtout à juger leur puissance de jugement. Quand ils échouent, par exemple, quand ils ne peuvent pas montrer par leurs explications qu’ils ont compris le texte un peu obscur qu’on leur a lu, on leur dit : « Vous avez oublié… c’est très difficile de se rappeler tout… et vous n’avez peut-être pas une grande mémoire. » Ils s’empressent, en effet, d’accuser leur mémoire, et l’honneur est sauf.

Enfin, nos dernières investigations ont porté sur des soldats, en convalescence à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, et ne présentant plus rien de pathologique. Un médecin militaire nous avait conviés à faire ces examens, à la suite d’une demande que nous avions adressée au Ministre de la Guerre, pour qu’on introduisît en France l’usage de rechercher, comme on le fait actuellement en Allemagne, les conscrits atteints de débilité intellectuelle. En interrogeant une quinzaine de soldats avec nos tests, nous eûmes l’occasion de recueillir quelques-unes de ces réponses vraiment ineptes qui avaient été obtenues déjà par des officiers curieux de connaître l’instruction de leurs hommes ; ce sont des réponses qui ont fait déjà la joie, la triste joie de beaucoup de journaux. Nous admettons, pour notre part, que les soldats illettrés ou mal instruits sont très nombreux ; mais, lorsqu’on fait ces sortes d’examens, on devrait surtout se méfier d’une cause d’erreur, qui abaisse grandement le niveau intellectuel des candidats, c’est la timidité des hommes devant leurs chefs. Cela nous a beaucoup frappés. Nous étions installés comme des juges de conseil de guerre, dans une grande salle, dont les murs austères étaient décorés de panoplies de sabres ; parmi les soldats qu’on nous amenait, il y en eut plusieurs qui, malgré notre accueil amical, restaient pâles, avec une voix tremblante et des gestes convulsifs dans la face et dans les mains ; c’étaient ces émotifs qui nous donnèrent quelques réponses fantastiques.

Nous remarquâmes alors que la présence de quelques officiers supérieurs, curieux de voir notre procédé à l’œuvre, avait un effet désastreux sur le niveau intellectuel des soldats, et qu’après le départ de ces officiers, les réponses des soldats devinrent généralement meilleures. Nous concluons donc que beaucoup de réponses de soldats, dont les journaux se sont égayés, doivent être dues à un niveau intellectuel abaissé temporairement par l’émotion.

Extrayons de nos notes un renseignement important. Quoique notre échelle métrique ait été faite surtout pour mesurer des intelligences d’enfants, elle nous a permis de connaître quelle est la limite moyenne de l’intelligence des adultes, quand ceux-ci sont des normaux, et appartiennent à la classe ouvrière ; ils ne dépassent pas le niveau de douze ans, au point de vue de la compréhension abstraite ; deux épreuves, l’une consistant dans les questions d’intelligence, l’autre dans les questions de critiques (nous avons donné des exemples des unes et des autres), constituent la pierre de touche de l’intelligence normale, chez l’ouvrier.


En appliquant dans les écoles nos moyens d’investigation, nous sommes arrivés au résultat suivant, qui montre la manière dont l’intelligence se distribue dans les groupes d’individus. Sur 203 enfants d’école, nous constatons que 103 sont réguliers, qu’ils ont exactement le niveau mental que nous attribuons à leur âge ; 44 sont en avance et 56 sont en retard.

Ajoutons un détail. Nous parlons d’avancés et de retardé. Mais de combien le sont-ils ? L’immense majorité des irréguliers l’est seulement d’un an ; il n’y en a que 12 sur 203, soit, par conséquent, un pourcentage de 6 %, qui présentent un retard de deux ans et nous n’en avons trouvé aucun, parmi les écoliers que les instituteurs jugent normaux, qui eût un retard supérieur à deux ans. D’autre part, nous n’en avons rencontré que deux ayant une avance de deux ans.

Ajoutons que toutes les fois qu’un instituteur est venu nous voir, après notre examen, pour nous signaler que tel élève en particulier lui paraissait être un sujet d’élite, cet élève s’était tiré à son avantage de notre examen ; il avait une avance d’un an, ou du moins c’était un régulier ; jamais il n’était en retard. Autre détail significatif. Lorsque nous avons eu à examiner des enfants qui étaient soupçonnés d’arriération, et qui l’étaient, non pour des raisons vagues, des motifs futiles, mais parce qu’ils présentaient un retard d’instruction égal au moins à trois ans, sans l’excuse d’une fréquentation scolaire irrégulière, nous leur avons toujours trouvé des retards intellectuels, mis en évidence par notre échelle métrique. Je copie dans mes notes le renseignement suivant, pris sur une fournée de 13 enfants suspects d’arriération qu’on m’a amenés, en 1908, à mon laboratoire de pédagogie. Les retards d’intelligence existent pour tous ; ils sont compris entre 1 an et 5 ans. Voici, du reste, la série de ces retards 1 an — 1 an — 1 an — 2 ans — 2 ans — 2 ans 1/2 — 3 ans — 3 ans — 3 ans 1/2 — 3 ans 1/2 — 4 ans — 5 ans. On peut remarquer, en passant, que ces retards d’intelligence sont énormes, bien supérieurs en moyenne à ceux qu’on rencontre chez des normaux. Je suis d’avis, pour ma part, que tout retard d’intelligence égal à deux ans constitue une présomption extrêmement grave d’arriération.


En quoi consiste au juste la mesure d’intelligence ? Comme pour l’instruction, comme pour le développement corporel, de même pour l’intelligence, le mot mesure n’est pas pris ici au sens mathématique : il n’indique pas le nombre de fois qu’une quantité est contenue dans une autre. L’idée de mesure se ramène pour nous à celle de classement hiérarchique ; de deux enfants est le plus intelligent celui qui réussit le mieux un certain ordre d’épreuves. En outre, par la considération des moyennes enregistrées chez des enfants d’âge différent, la mesure s’établit en fonction du développement mental, et, pour l’intelligence, comme pour l’instruction, comme pour le développement corporel, nous la mesurons par le retard ou l’avance de tant d’années que tel enfant présente sur ses camarades.

Il y a là tout un système d’évaluation, que nous croyons nouveau, et dont nous n’avons pas le temps d’exposer les principales conséquences philosophiques. Tout au moins, il est une de ces conséquences que nous devons souligner : c’est que, par convention, nous considérons un enfant moyen comme plus intelligent qu’un enfant plus jeune, et qu’en d’autres termes, un enfant précoce a une intelligence supérieure à la moyenne de son âge.


Il est clair que cette méthode de mesure ne peut pas être mise entre les mains du premier venu ; elle exige du tact, du doigté, une expérience des causes d’erreur à éviter, surtout une notion claire des effets de la suggestion ; de plus, elle n’a rien d’automatique ; on ne peut pas la comparer à une bascule de gare sur laquelle il suffit de monter pour que la machine délivre notre poids imprimé sur un ticket. Ce n’est pas une méthode de manœuvre, et nous prédisons au médecin pressé, qui voudrait la faire appliquer par des infirmiers, qu’il aurait des déboires. Les résultats de notre examen n’ont pas de valeur s’ils sont séparés de tout commentaire ; ils ont besoin d’être interprétés.

Nous savons bien qu’en déclarant la nécessité de cette interprétation, nous semblons ouvrir la porte à l’arbitraire et priver notre méthode de toute précision mais ce n’est qu’une apparence. Notre examen d’intelligence sera toujours bien supérieur aux examens d’intelligence qu’un professeur essaie de faire, pendant les dix minutes que dure l’oral du baccalauréat, et cela, parce que notre examen à plusieurs avantages ; il se déroule d’après un plan invariable, il tient un compte exprès de l’âge, il fait état des réponses, en les comparant à une norme, et cette norme est une moyenne réelle et vécue. Si, malgré toutes ces précisions, nous reconnaissons que le procédé a besoin d’être mis en usage avec intelligence, nous ne pensons pas le diminuer en faisant cette réserve.

Le microscope, la méthode graphique sont des méthodes admirables de précision ; mais que d’intelligence, de circonspection, d’érudition et d’art sont impliqués par la pratique de ces méthodes ! Et imagine-t-on ce que vaudraient des observations faites au microscope par un ignorant, doublé d’un imbécile ? Nous en avons vu des exemples, et cela faisait frémir.

Il faut donc abandonner cette idée qu’un procédé d’investigation puisse devenir assez précis pour permettre de le confier au premier venu ; tout procédé scientifique n’est qu’un instrument qui a besoin d’être dirigé par une main intelligente. Nous avons exploré, avec l’outil nouveau que nous venons de forger, plus de trois cents sujets, et, à chaque examen nouveau, notre attention a été éveillée, surprise, charmée, par les observations que nous devions faire à côté sur la manière de répondre, la manière de comprendre, la malice des uns, l’obtusion des autres, et les mille particularités qui faisaient que nous avions devant les yeux le spectacle si attachant d’une intelligence en activité.

Les quelques personnes à qui, bien rarement, du reste, nous avons accordé la faveur d’être témoins de nos examens, ont compris, elles aussi, et nous ont déclaré spontanément quelle impression massive elles recevaient, et comment elles arrivaient à se faire une idée pleine de l’intelligence de chaque enfant, même quand elles le connaissent de longue date. C’est cette impression massive qu’il faut savoir recueillir, interpréter et mettre à sa juste valeur.

De plus, la constatation d’un niveau n’est intéressante que si elle s’accompagne d’une interprétation des causes qui ont produit ce niveau. Ainsi, il y a lieu chaque fois de se demander quelle est l’influence de la famille, du milieu social ; un enfant de bonne famille, qui cause souvent avec ses parents, a l’esprit plus éveillé qu’un autre, qui reste livré à lui-même ; il a surtout un vocabulaire plus riche, des notions plus étendues sur toutes sortes de choses. Nos examens fournissent des repères applicables surtout à la population primaire de Paris. Prenez des enfants de riches, il est absolument certain qu’ils répondront mieux en moyenne et seront en avance d’un an, deux ans sur nos petits primaires. Prenez des enfants de la campagne, peut-être répondront-ils moins bien. Prenez des enfants de la Belgique, dans des contrées où l’on parle à la fois le français et le wallon ; les enfants du peuple y répondront encore moins bien, surtout aux épreuves de langage. Notre collègue Rouma, professeur à l’École normale d’instituteurs de Charleroi, a attiré notre attention sur ces surprenantes inégalités d’intelligence qu’il a constatées par l’emploi de nos tests, et qui dépendent des milieux.

D’autre part, l’examen du niveau ne nous apprend pas si un enfant en retard est dans une phase de repos intellectuel, qui sera de courte durée ou de longue durée ; il ne nous apprend pas davantage si cette obtusion intellectuelle est due à un envahissement de ses fosses nasales par des végétations adénoïdes. Toutes ces recherches se font autour de l’examen elles sont importantes et exigent l’esprit le plus fin, le plus délié. Nous sommes loin de l’automatisme !

Si on essaye nos épreuves sur des centaines d’enfants, on s’aperçoit d’un fait important pour la psychologie de l’intelligence ; c’est qu’il est impossible de trouver une seule épreuve qui soit telle que, lorsqu’on l’a franchie, toutes les précédentes soient franchies et toutes les autres soient ratées. Ainsi prenons l’interprétation des images ; elle se fait couramment à onze ans ; néanmoins il y a des enfants plus jeunes qui la réussissent et il y a des enfants plus âgés qui échouent et font encore de la description d’images. Chaque enfant a son individualité. Tel réussit mieux l’épreuve A et échoue pour l’épreuve B. À quoi tiennent ces différences individuelles dans les résultats expérimentaux ? Nous n’en savons rien au juste, mais nous pouvons supposer avec une grande apparence de raison que les facultés mentales intéressées par des épreuves différentes sont elles-mêmes différentes et inégalement développées, selon les enfants. Si celui-ci a plus de mémoire qu’un autre, nous trouverons naturel qu’il réussisse mieux dans une épreuve de simple répétition. S’il a davantage des aptitudes au dessin, il montrera plus d’habileté à comparer des grandeurs de lignes. Une autre raison peut être alléguée. Tous nos tests supposent un effort d’attention ; or, l’attention varie sans cesse de concentration, surtout chez les jeunes ; maintenant elle est intense, une minute après elle se relâche. Supposons que le sujet ait un moment de distraction, de gêne, d’ennui pendant une épreuve, le voilà qui échoue. On ne peut pas douter de la justesse de cette dernière raison. Nous en sommes pénétrés à ce point que nous jugeons chimérique et absurde de mesurer une intelligence d’enfant d’après un très petit nombre d’épreuves.

  1. Travaux de Meumann, Ebbinghaus, Gilbert, Scripture, Seashore, et surtout Nehen…, etc.
  2. Pour les détails, voir Binet et Simon : L’intelligence des imbéciles, Année Psychologique, XV, p. 1, et une nouvelle théorie de la démence, ibid. Les travaux étrangers relatifs à cette même question sont dus à Acht, Watt, Bühler, Marbe, Messer, Dürr, etc. Voir le compte rendu de Larguier, dans Année Psychologique, XIII, p. 497.
  3. Tracy. American Journal of Psychology, VI, no 1.
  4. Voir notamment Année Psychologique, XIV, 1908, p. 1, pour l’exposé complet de la méthode.