Les Idées modernes sur les enfants/V.1

I

les différents cas où se pose
le problème de l’intelligence.


Si vous vous intéressez réellement, profondément à un enfant, vous ne pouvez pas vous poser à son sujet une question plus intéressante, plus importante pour l’avenir de l’enfant et pour son éducation actuelle, plus angoissante pour le cœur d’un père ou d’une mère, que la question suivante : « Cet enfant est-il ou n’est-il pas intelligent ? » Lorsqu’un enfant réussit dans ses études, qu’il a de bonnes notes de devoir et de leçon, de bonnes places en composition, il n’y a pas de doute. L’enfant prouve son intelligence par des actes. C’est comme pour les adultes ; pour savoir ce qu’ils valent comme intelligence et caractère, voyez leur rendement social. Mais il arrive souvent que l’enfant ne réussit pas dans ses études ; il ne profite pas de l’enseignement ; il est dans les derniers rangs. On constate un échec de l’enseignement. À quoi, à qui doit-on l’imputer ? C’est ce qu’il convient de chercher toujours sans parti pris et avec le désir sincère que l’explication qu’on trouvera contienne un remède.

Nous avons déjà vu, dans le chapitre II, qu’il faut grandement se préoccuper de l’état de santé de l’enfant qui travaille mal et de son développement physique ; nous ne reviendrons pas sur ces explications physiologiques du défaut de travail intellectuel. Nous supposons que nous sommes en présence d’un élève dont la santé est satisfaisante et dont le développement corporel est normal ; nous supposons, en outre, qu’il ne présente aucune altération notable des organes des sens. On l’a placé parmi des camarades de même âge ; il reçoit donc l’instruction qui est d’ordinaire distribuée aux enfants de son âge. Nous supposons enfin qu’il est régulier dans sa fréquentation scolaire ; le nombre de ses absences n’est pas beaucoup plus élevé que la moyenne. On peut tolérer, par exemple, une vingtaine de jours d’absence par an ; c’est un nombre moyen.

Si on est consulté sur un cas de ce genre, le petit problème pédagogique qu’on doit résoudre prend d’abord la forme d’un dilemme ; il faut choisir entre deux explications principales ; de deux choses l’une, l’enfant est travailleur, ou bien il ne l’est pas. Ou bien, l’enfant fait des efforts louables pour comprendre, retenir, exécuter ses devoirs, mais il ne réussit pas, par suite d’un défaut d’intelligence ; ou bien, au contraire, il est doué suffisamment pour profiter de l’enseignement, mais il ne fait pas d’efforts, il n’est pas appliqué ; c’est un paresseux. On le voit, le maître et le parent doivent incriminer, selon les cas, soit l’intelligence de l’enfant, soit son caractère. Nous supposerons dans ce chapitre qu’on sait, de science certaine, que l’enfant est appliqué et que, s’il ne réussit pas, c’est par défaut d’intelligence. Nous étudierons donc surtout ce défaut d’intelligence.

Bien des maîtres et des parents semblent s’imaginer que lorsqu’ils ont déclaré qu’un élève manque d’intelligence, ils ont tout dit et qu’il n’y a pas autre chose à chercher. C’est cependant là un jugement trop sommaire ; si on s’y tient, on ne va pas loin. Que de questions il reste à résoudre ! D’abord, quel est le degré de ce défaut d’intelligence ? Est-il grand ou petit ? S’il est grand, est-il d’une grandeur à désespérer l’éducateur ? Ensuite, est-il réel, ou bien apparent, ou du moins grossi, exagéré par des circonstances exceptionnelles ? Et encore en quoi consiste-t-il au juste ? Sur quelle fonction particulière, en quel genre de travail se manifeste-t-il le plus ? Et enfin quelles en sont les causes ? Et ces causes sont-elles de telle nature qu’on puisse les modifier ? Il est tout à fait nécessaire de se faire une idée sur ces divers points, de les raisonner, de les mettre au clair.

Nous croyons bon de commencer notre exposition en classant les différents cas qui se présentent en fait, dans la pratique de l’école, où l’on a le droit de suspecter une défaillance de l’intelligence chez un enfant. Notre énumération de ces cas ne sera pas exhaustive, mais nous en dirons assez pour mettre nos lecteurs en face de la complexité réelle des choses et pour leur donner l’impression de la réalité.

Voici d’abord un écolier qui, pour le moment, est comme désorienté. Il arrive d’une école de la campagne et on l’a placé dans une grande ville. Il y trouve des camarades qui n’ont pas les mêmes idées, les mêmes habitudes, le même langage ; les méthodes d’enseignement de la classe le surprennent. Le maître lui paraît un étranger, très distant, qui ne peut guère s’occuper spécialement de lui, car les élèves sont très nombreux. Ce changement brusque de milieu est une cause de désarroi pour un enfant, surtout s’il est encore très jeune et par conséquent inhabile à s’adapter. Nous avons souvent entendu dire que le seul changement d’école, même lorsque les deux écoles sont dans la même ville, produit pendant plusieurs mois un effet de ralentissement sur les études de l’écolier transplanté. À plus forte raison en est-il ainsi lorsque le changement a lieu de la campagne à la ville. Dans ce cas, que faut-il faire ? Comment doit-on juger l’enfant qui sait mal ses leçons, répond mal aux questions posées en classe, et surtout paraît ne pas comprendre ce qu’on lui explique ? Une appréciation de son degré d’intelligence peut être fort utile.


Nous avons supposé une transplantation faite entre deux écoles de valeur équivalente. Mais il arrive souvent qu’un enfant sort d’une école où il a reçu une mauvaise instruction, donnée avec une méthode défectueuse. Comme on le dit vulgairement, il a été mal commencé. Si on le fait lire, on s’aperçoit des mauvaises habitudes qu’il a déjà contractées ; il lit en chantant ou en ânonnant, ou bien il a une lecture courante assez nette, mais il estropie régulièrement et sans aucun scrupule tous les mots difficiles qu’il rencontre dans sa lecture, ou bien il n’hésite pas à les passer. Ce qu’on observe pour la lecture se retrouve pour les autres branches d’enseignement, et en particulier pour le calcul. Il y a des écoliers qui font à ravir les quatre opérations, mais sont incapables de les appliquer au moindre problème ; ils font des multiplications dans le cas où des divisions sont nécessaires ; ils trouvent par exemple qu’un marchand a plus de marchandises après la vente qu’avant, et autres résultats fantastiques qu’ils se gardent bien de juger. On leur a appris à calculer, non à raisonner. Chacun connaît des établissements où l’instruction dégénère en routine ; les élèves s’appliquent seulement à la forme ; ils peuvent présenter des cahiers dont la calligraphie et les accolades sont irréprochables, mais le fond des devoirs est plein de non-sens ; tout est en surface. Le maître enrichit leur mémoire, mais ne fait rien pour développer leur jugement, leur spontanéité, bref leur intelligence. Tout s’enseigne par questions et réponses, à la manière d’un catéchisme, et si quelqu’un interroge l’élève par une phrase inattendue, l’élève reste coi. Pour répondre, il attend qu’on lui pose exactement la question A, qui est dans son livre, et aussitôt il se rappelle la réponse B. William James raconte à ce sujet une plaisante anecdote : « Une de nos amies, visitant une école, fut priée d’interroger sur la géographie une classe de jeunes élèves. Jetant un coup d’œil sur le manuel, elle demanda : « Supposez que vous creusiez dans le sol un trou d’une centaine de mètres, ferait-il plus chaud ou plus froid au fond du puits qu’à l’ouverture ? » Personne ne répondant, le maître dit : « Je suis sûr qu’ils savent, mais je crois que vous ne posez pas la question de la bonne manière. Laissez-moi le faire. » Et, prenant le livre : « À quel état, demanda-t-il, se trouve l’intérieur du globe ? » La moitié de la classe répondit immédiatement : « L’intérieur du globe est à l’état de fusion ignée. » C’est un amusant exemple d’enseignement automatique.

Il y a pis. J’ai connu une jeune fille qui sortait d’un internat, où elle venait de passer une dizaine d’années ; non seulement, elle ne connaissait rien de la vie, et avait l’air ahuri de quelqu’un qui sort de prison, mais encore elle n’avait reçu pendant son internat aucune sorte d’instruction intellectuelle ; elle lisait mal, avait une orthographe fantastique, ne savait pas même faire une multiplication, et n’avait pas les moindres notions d’histoire ni de géographie et même sa couture laissait à désirer. Mais ce qu’elle savait à peu près, c’était l’histoire sainte, et une grande quantité de prières et de cantiques qu’on lui avait fait apprendre en latin et qu’elle récitait sans les comprendre. Ce n’était pas seulement une instruction manquée, mais encore les facultés intellectuelles de raisonnement et de jugement n’avaient été nullement exercées. On l’avait rendue crédule, superstitieuse, poltronne et elle faisait des réponses de sotte, bien qu’elle ne manquât d’intelligence naturelle.

À ce propos, je me permettrai de faire une petite digression. Il semble que je viens de faire le procès de l’instruction automatique ; et, d’autre part, on sait que beaucoup de bons auteurs ont soutenu que l’instruction doit viser à l’automatisme, et même le docteur Le Bon a dit, dans une formule heureuse, que l’éducation est l’art de faire passer le conscient dans l’inconscient.

Je crois cette formule très juste, et il me semble, en effet, que l’idéal pour un calculateur est de faire des multiplications en gardant les retenues sans y penser, et de savoir la table de multiplication sans avoir besoin de tâtonner ; de même, un médecin possède bien son métier le jour où, après l’examen d’un malade, il trouve sans peine, sans efforts, et tout à fait automatiquement le diagnostic qui convient. Mais l’idée juste que je signale ici cesserait d’être juste, si on la poussait trop loin ; si l’on concluait, par exemple, que l’individu tout entier doit être transformé par l’éducation en automate, c’est-à-dire en inconscient. L’automatisme n’est bon que s’il reste partiel, que s’il se cantonne sur certaines parties du travail, afin que celles-ci deviennent faciles, sûres et rapides et que l’économie d’effort ainsi produite permette à l’individu de bien développer son sens critique et son initiative. Il faut user de l’inconscient pour donner libre essor au conscient.


Il arrive encore, et très fréquemment, qu’un enfant a été mal classé. Le directeur, après un examen un peu sommaire, l’a mis dans une classe trop forte, et cette erreur de classement cause un préjudice important à l’enfant, qui est en train de perdre son année. Dans des cours préparatoires, qui devraient être fréquentés par des enfants de six à huit ans, on rencontre parfois des petits beaucoup plus jeunes, qui ont cinq ans et moins encore ; il n’est pas étonnant que ces bambins ne puissent pas s’assimiler un enseignement qui n’est pas fait pour eux, et restent au dernier rang de la classe. Voici, par exemple, le jeune Ernest, qui est entré, le 1er octobre, dans un cours préparatoire ; il n’a eu cinq ans que le 14 octobre ; il est donc en avance d’un an et davantage, ce qui tient à ce que la famille, qui s’occupe beaucoup de son instruction et de son éducation, lui a fait commencer de bonne heure les études. Le petit bonhomme est bien portant, son développement corporel est satisfaisant, un peu en avance sur celui de son âge ; il est d’un an en avance pour la taille et de deux ans pour le poids ; son audition et sa vision sont bonnes. Mais le maître se plaint que cet écolier est inattentif en classe et que son intelligence n’est pas assez éveillée pour suivre ; en effet, ses places sont bien mauvaises ; en moyenne, il est l’avant-dernier, le quarante-neuvième sur cinquante. Le seul remède à appliquer à ce cas serait le renvoi de l’enfant à la Maternelle.

Le jeune Émile est dans le même cas qu’Ernest, mais avec une légère variante qu’il faut noter ; il a un an de plus, il a six ans tout juste, et il suit la même classe, il est donc un régulier ; ajoutons que pour les yeux, les oreilles, le développement corporel et l’état de santé, il est normal et que ses parents s’intéressent à lui, comme le font généralement, du reste, les parents d’enfants très jeunes. Malgré toutes ces bonnes raisons de réussite, il est le quarante-quatrième sur cinquante élèves, et cela ne tient pas à de l’indiscipline, mais à l’éveil un peu tardif de son intelligence ; il est encore comme engourdi. Le maître, pédagogue avisé, qui l’a étudié, dit de lui : Il fait partie d’une catégorie d’enfants des cours préparatoires, dont nous disons à l’école : «  ils n’y sont pas  ». Ces enfants ne sont ni paresseux, ni inattentifs, mais il leur faut souvent quelques mois pour voir, saisir et apprendre ce qui leur est enseigné ; ils font ensuite des progrès rapides et suivent bien la classe.


Voici une autre victime d’un défaut de classement, seulement il s’agit d’un enfant plus âgé, et qu’on peut, par conséquent, étudier de plus près. Le jeune Raoul entre, à dix ans et demi, au cours supérieur, où l’on entre d’ordinaire à partir de onze ans. C’est un garçon assez intelligent, et sa famille suit avec intérêt ses progrès à l’école  ; il a eu jusqu’ici une scolarité régulière  ; il a passé par l’école enfantine, puis il est resté deux ans au cours élémentaire, c’est l’usage  ; mais on ne l’a laissé qu’un an au cours moyen, au lieu de deux. L’audition et la vision sont normales  ; il a l’aspect bien constitué, et même vigoureux ; pour le poids et la taille, il est l’égal des enfants de son âge. Dans les récréations, il a une attitude normale, il est gai, éveillé, actif, sans violence  ; mais, en classe, il laisse beaucoup à désirer. Il n’apporte aux leçons qu’une attention modérée  ; il est devenu même plus distrait pendant le second semestre que pendant le premier  ; il fait donc des progrès à rebours  ; ses leçons sont mal sues et ses devoirs négligés comme forme. Conclusion  : il se classe le trentième sur trente-deux élèves, ce qui est tout à fait fâcheux pour lui. Le maître de la classe, qui ne manque pas d’intelligence pédagogique, n’a pas grondé ni sévi ; il s’est très bien rendu compte de ce qui s’est passé. «  Une légère avance sur son âge, dit-il, a mis l’enfant en présence d’études un peu arides. Les abstractions, sans lui échapper, exigent de lui un effort pénible, prématuré. Il semble qu’il y ait pour l’instant une sorte de fatigue intellectuelle à laquelle l’enfant cherche à échapper par des distractions.  » Ce cas est normal, tout à fait classique, et apprenons à le connaître, pour savoir comment il faut le traiter. Ne décourageons pas Raoul, ne le rebutons pas ; il faut attendre, se dire que l’année qui s’écoule est une année d’incubation. Cet élève, qui ne comprend pas, comprendra mieux l’an prochain ; il suffira de lui faire redoubler sa classe, et il donnera d’excédents résultats.

Ces cas se présentent souvent. Il faut savoir que le développement intellectuel ne suit pas une direction régulièrement ascendante ; la courbe a des paliers, et c’est normal. De temps en temps, un enfant cesse de se développer, il se repose en quelque sorte ; peut-être, pendant ce temps, l’organisme physique se développe-t-il à son tour ; on n’en sait rien au juste.

L’existence de ces périodes de stationnement doit être connue des maîtres et des parents, et ceux-ci auraient bien tort de s’en effrayer. Nous leur donnerons, pour les rassurer, le renseignement suivant, qui nous est fourni par une statistique récente de M. Bocquillon.

Sur 39 enfants paresseux, qui occupaient le dernier cinquième de la classe, il y en a 31 qui, l’année suivante, se sont rattrapés et ont conquis un rang honorable. 31 sur 39, c’est plus qu’une simple majorité, ce sont les quatre cinquièmes.

Comme contraste avec le précédent écolier, nous en citerons un autre qui, à première vue, paraît lui ressembler de tous points ; c’est un élève qui, lui aussi, n’arrive pas à s’assimiler l’enseignement de la classe ; il est le vingt-neuvième sur trente-deux, il voisine donc le précédent ; seulement son affaire est plus grave, et son avenir est déjà compromis.

En effet, Ramond, qui est dans le même cours supérieur que Raoul, n’a pas dix ans et demi, mais treize ans bien comptés ; son retard est de trois ans. Sa scolarité antérieure est peut-être défectueuse, car il a passé par une école congréganiste, où d’habitude on se soucie peu de développer le jugement. Il a la vision, l’audition normales ; rien à dire de son aspect corporel, qui est normal aussi ; il joue avec animation, presque avec violence. Ses parents, qui jouissent d’une modeste aisance, ont un grand souci de ses progrès, et même lui font donner des répétitions après la classe. Il est très assidu, ne manque pour ainsi dire jamais l’école. En classe, sa tenue est correcte, il montre une grande docilité ; ses leçons sont bien étudiées, il en apprend le mot à mot plutôt que le sens, et ses devoirs, faibles comme fond, sont assez bons comme forme. Le maître, qui l’a bien étudié, et qui a même été appelé à lui donner des répétitions, s’est bien rendu compte que Ramond est un arriéré de l’intelligence. Son insuffisance mentale se caractérise par la lenteur des conceptions, la difficulté de s’exprimer, la répugnance absolue à l’abstraction, l’impossibilité manifeste de s’élever aux idées générales. « Tout le savoir de l’enfant, ajoute le maître, repose sur la mémoire, et encore cette mémoire ne répond-elle souvent que lentement aux besoins de l’enfant. Sa répugnance pour le travail intellectuel est la conséquence inévitable de ce qui précède. Les répétitions n’ont produit qu’un résultat insignifiant. Elles prouvent qu’il y a une véritable impossibilité à vaincre, une insuffisance naturelle. » Nous ne souscrivons pas, bien entendu, à cette conclusion décourageante, et nous avons peine à croire à une impossibilité. Mais on comprend l’intérêt immense qu’il y a pour le maître à distinguer ces deux types d’écoliers, celui de Raoul et celui de Ramond. Le second type peut devenir un véritable déchet social. Comment faire la distinction ? Il faudra surtout bien tenir compte de la différence d’âges. En général, l’écolier qui est destiné à ne pas faire de progrès ultérieurs est un vieux ; nous voulons dire par là qu’il est en retard de deux ans au moins, quelquefois de trois. Sa place serait dans une classe de perfectionnement, où avec un enseignement individualisé, que nous expliquerons plus loin, on arrive à faire faire à ces arriérés des progrès sensibles.

L’exemple que je viens de citer d’enfant arriéré est peu net, c’est un cas de transition entre l’arriération et la normalité. Voici un exemple plus franc, et qui présente un intérêt particulier, car c’est un sujet très jeune encore. Le jeune Armand est au cours préparatoire, il a huit ans, il est en retard d’un à deux ans. Le pauvre petit est maigre et chétif ; il manque de développement corporel ; sa taille est en retard de quatre ans, son poids de trois ans ; sa vision et son audition sont anormales ; et pour achever ce triste tableau, ajoutons que sa famille est dans la misère et se désintéresse complètement de son éducation et de son instruction. À ces signes, on reconnaît un anormal physique. C’est également un anormal intellectuel ; en classe, il est somnolent, endormi, atone ; il n’a jamais répondu à une question posée. S’il copie un modèle d’écriture, il le dénature, et reproduit sans cesse un signe de son invention qui ne ressemble à aucune lettre. Mais il n’est pas indiscipliné, et on n’a pas d’observation à lui faire. En récréation, il reste passif, inerte, assis sur un banc, ne montrant aucune activité physique, assistant aux jeux des autres enfants sans s’y intéresser. Il est triste et timide. Si on l’invite à jouer avec ses camarades, il obéit, mais abandonne bientôt le jeu et retourne s’asseoir. Le maître conclut avec raison que c’est à la fois un arriéré physique et un arriéré intellectuel. Nous avons rapporté cet exemple pour achever la série ; mais il est évident que par son développement, ce cas d’arriération cesse d’être intéressant pour nous ; ce ne sont pas ces enfants-là qui feront hésiter le diagnostic. La femme de service elle-même reconnaît que ce sont de petits anormaux.

Voici encore l’écolier qui ne profite pas de l’enseignement, pour une raison qui est vraiment paradoxale : il est trop intelligent. On rencontre parfois des enfants très brillamment doués, qui sont d’un niveau intellectuel très supérieur à celui des enfants de leur âge. Ils ne sont pas les derniers à s’en apercevoir. Dans la classe, ils n’ont pas besoin de grands efforts pour gagner la meilleure place. Leur vanité s’allume. Ils ne travaillent que par caprice ; ils n’apprennent leurs leçons qu’au dernier moment ; ils sont volontiers insubordonnés ; ils font des devoirs qui n’ont pas été donnés, pour se singulariser. À l’étude, ils empêchent les autres de travailler. On leur en veut, on les punit, mais ils se font toujours pardonner, quand vient le jour des grands concours. C’est pour eux qu’on devrait former des classes de surnormaux. Ces classes seraient tout aussi utiles, peut-être plus, que celles des normaux car c’est par l’élite, et non par l’effort d’une moyenne, que l’humanité invente et progresse ; il y a donc un intérêt social à ce que partout l’élite reçoive la culture dont elle a besoin. Un enfant d’intelligence supérieure est une force à ne pas laisser perdre.


Nous revenons maintenant à ceux qui ne comprennent pas, et qui montrent un défaut d’intelligence. Parmi eux une distinction importante est à faire. Les uns ont un abaissement général, global des facultés intellectuelles ; ils n’ont d’aptitude pour rien, ils sont également nuls dans toutes les branches de l’enseignement. Les autres sont plus favorisés ; ils montrent quelques aptitudes partielles. Le plus souvent, ils sont réfractaires aux idées générales et abstraites, mais leur main est habile ; ils ont de bonnes notes en dessin, et surtout à l’atelier ; quelques-uns se classent même les premiers en travail manuel ; l’outil les intéresse plus que la plume. Ce n’est pas un grand mal, s’ils doivent devenir plus tard de bons ouvriers. Aussi, tandis que le maître ordinaire de la classe les trouve peu intelligents, le chef d’atelier a pour eux de l’estime. On voit par là combien il est nécessaire de ne pas confondre ces cas si différents, de distinguer l’enfant qui a des aptitudes pour le travail manuel, et celui qui n’a aucune sorte d’aptitude.


On devrait faire une catégorie très grande d’enfants qui s’appellent des faux inintelligents. Ce sont des enfants trahis par leur apparence. Ils ont bien un certain défaut, mais ce défaut, qui, considéré en lui-même, n’est pas très important, leur nuit au point de les faire passer pour des imbéciles. Ainsi, une parole franche et déliée prévient en faveur de celui qui possède ce don. Mais supposez un enfant qui bégaye, ou qui, sans avoir à proprement parler un défaut d’articulation, a beaucoup de peine à trouver ses mots ; on s’impatiente contre son insuffisance de parole, et on le juge mal. Puis, il y a la lenteur de parole et de pensée. On croit d’ordinaire, et avec raison, que la vivacité d’esprit, comme celle de la physionomie, est une marque d’intelligence ; mais il y a des lents qui nous font attendre très longtemps la moindre réponse, soit parce qu’ils sont réfléchis, ou bien parce qu’ils ont des doutes, ou encore tout simplement parce qu’ils ont de la lenteur pour toute chose ; il est rare qu’on ne les mésestime pas. J’examinais dernièrement un jeune enfant que son maître plaçait, comme intelligence, au dernier rang de la classe ; j’eus la patience de l’interroger longuement, avec la méthode que j’indiquerai plus loin, et je fus obligé de reconnaître qu’on lui faisait du tort, et qu’il ne méritait pas la mauvaise opinion qu’on avait de lui. Il est vrai qu’on rencontre rarement un élève aussi peu vif ; il était lent pour parler, lent pour écrire, lent pour marcher, lent pour faire n’importe quoi. Je lui fis marquer des petits points sur une feuille de papier pendant dix secondes. Malgré une foule d’essais, il n’arriva jamais à marquer plus de trente-cinq points, alors que ses camarades de même âge en marquaient soixante. Cet enfant n’était que lent et un peu somnolent. Il en est d’autres qui sont atteints d’une autre manière ; ce sont de pauvres émotifs ; la présence de camarades, le moindre regard du maître déchaînent dans leur intérieur un violent orage d’émotion qui les trouble, les désorganise, les rend incapables de réfléchir à quoi que ce soit. Ils ne sont pas poussés par l’émotion à des actes violents et déraisonnables, ils ne deviennent pas des impulsifs, ils sont au contraire paralysés par l’émotion ; on ne saurait mieux les comparer qu’à des boussoles affolées. Les examinateurs connaissent bien ce genre de candidats que le trac abrutit. On me signalait dernièrement un de ces enfants, élevé dans la famille avec ses sœurs, ne sortant jamais seul, conduit à l’école par une bonne, choyé, gâté par sa mère, et recevant toutes les influences qui peuvent surexciter sa nervosité — on lui faisait même apprendre le piano ; en classe, il se laissait tellement troubler par le moindre incident, qu’il ne donnait que des réponses stupides.

Telles sont les principales circonstances dans lesquelles il est nécessaire de faire à l’école un diagnostic d’intelligence. Ce ne sont que des exemples ; et en les citant, nous désirons ne pas poser ainsi des limites à une question extrêmement vaste. C’est presque à chaque instant qu’on a besoin de savoir si un enfant est intelligent. Cette constatation est d’une importance primordiale.