Les Hypothèses cosmogoniques/Introduction

Gauthier-Villars (p. 1-7).

INTRODUCTION.

Je me propose de résumer, aussi brièvement que possible, les différentes hypothèses d’ordre purement scientifique, par lesquelles les Astronomes et les Philosophes ont essayé, à diverses époques, d’expliquer le mode de formation des astres qui composent l’Univers. De ces hypothèses, les unes sont très peu connues en France ; d’autres, comme celle de Laplace, ont subi successivement, dans les expositions qui en ont été données, des modifications graves qui en altèrent la physionomie. J’essayerai de donner de chacune d’elles une idée exacte et suffisamment complète par des citations littérales. Je discuterai les objections qui ont été faites à ces diverses conceptions ; et je tâcherai de mettre en lumière l’état actuel de la Science sur ce sujet, en résumant les additions et les modifications que les travaux ultérieurs des astronomes et des géomètres ont apportées aux hypothèses primitives.

Une hypothèse cosmogonique, pour être complète et répondre au sens même du mot, devrait prendre la matière à l’état primitif où elle est sortie des mains du Créateur, avec ses propriétés et ses lois, et, par l’application des principes de la Mécanique, en faire surgir l’Univers entier tel qu’il existe aujourd’hui ; l’application ultérieure des mêmes lois devrait également nous conduire à la connaissance de l’état futur et final du monde. Il est bien entendu, d’ailleurs, que de telles vues de l’esprit s’appliquent uniquement aux astres considérés comme des corps matériels inanimés, et laissent entièrement de côté l’évolution de la vie à leur surface. Un très petit nombre d’auteurs, Swedenborg, Kant, M. J. Ennis, M. Faye, ont essayé d’embrasser le programme complet de la Cosmogonie ; le plus souvent les efforts se sont limités à la formation du système planétaire : telle est l’hypothèse de Laplace. C’est qu’en effet les deux parties dont se compose le problème général de la formation de l’Univers, formation des soleils au dépens de la matière primitive, et formation des planètes autour de leur soleil, sont de nature très diverse et reposent sur des données scientifiques de valeur extrêmement différente. Je veux d’abord examiner ce premier point.

C’est une opinion très répandue chez les Astronomes, et qui était déjà enseignée par Anaximène et l’École Ionienne, que les astres se sont formés par la condensation progressive d’une matière primitive excessivement légère disséminée dans l’espace. Tycho Brahe regardait l’étoile nouvelle, apparue en 1572 dans Cassiopée, comme formée de la substance éthérée de la Voie lactée (Progymnasmata, p. 795). Kepler supposait que l’étoile de 1606 avait été engendrée par une substance éthérée, qui remplit tout l’espace (De stella nova in pede Serpentarii, p. 115). Il attribuait à ce même éther l’apparition d’un anneau lumineux autour de la Lune, pendant l’éclipse totale de Soleil observée à Naples en 1605. Plus tard l’existence d’une matière nébulaire, lumineuse par elle-même, était admise par Halley (Phil. Transactions, 1714). Mais il faut arriver à W. Herschel pour trouver établie sur des données d’observation l’existence de la matière nébulaire. C’est en 1811 que cet illustre Astronome communiqua à la Société Royale le Mémoire dans lequel il expose son hypothèse fameuse sur la transformation des nébuleuses en étoiles (Phil. Transactions, 1811, p. 269 et suivantes).

Quels progrès a faits, depuis 1811, cette question de la filiation des étoiles ? L’analyse spectrale nous a appris qu’il existe des nébuleuses entièrement formées de gaz ou de vapeurs lumineuses par elles-mêmes. Est-ce là la matière nébulaire primitive ? Les lignes brillantes du spectre d’une nébuleuse nous y révèlent l’existence de l’hydrogène, peut-être de l’azote et d’une autre matière inconnue. Dans les atmosphères des étoiles et du Soleil, le même procédé d’analyse nous montre les vapeurs de presque tous les métaux. Supposer qu’une étoile se forme par la condensation d’une nébuleuse, c’est donc admettre que nos métaux sont eux-mêmes formés par la condensation de l’hydrogène ou de quelque matière primitive inconnue, problème que la Chimie est encore impuissante à résoudre. L’Astronomie pourrait devancer la Chimie dans cette voie, si elle nous montrait une nébuleuse planétaire, à spectre de trois ou quatre lignes brillantes, se condensant peu à peu, et se transformant en une étoile à spectre sillonné de lignes noires et nombreuses. Mais la question de la variabilité des nébuleuses, même au point de vue de la forme, est encore un des mystères de l’Astronomie. Les données d’observation que nous possédons sur ce sujet sont trop récentes et trop peu sûres pour qu’il soit permis de rien affirmer, aujourd’hui surtout que nous savons que les premiers dessins des nébuleuses en spirale de Lord Rosse, sur lesquelles il serait le plus facile de surprendre la matière en voie de condensation, sont trop inexacts pour servir à des comparaisons utiles.

Nous n’avons assisté, depuis la découverte de l’analyse spectrale, qu’à une seule transformation d’astre ; et elle nous a montré, à l’inverse de ce que veut l’hypothèse nébulaire, une étoile se transformant en une nébuleuse planétaire. L’étoile temporaire du Cygne, au moment de sa découverte par J. Schmidt, le 24 novembre 1876, présentait un spectre interrompu par des lignes brillantes. Puis, peu à peu, le spectre continu et la plupart des lignes brillantes ont disparu, laissant en définitive une seule ligne brillante, qui paraissait coïncider avec la ligne verte des nébuleuses ! (The Observatory, vol. I, p. 185.)

Sans doute, une pareille métamorphose n’est point inconciliable avec l’hypothèse de l’origine nébulaire des étoiles et ce que nous savons de la constitution de ces astres. Mais il n’en résulte pas moins que le seul fait de transformation que nous ayons surpris dans le ciel n’est pas favorable à cette hypothèse, et que celle-ci ne repose en réalité sur aucune observation directe. Tout au plus peut-on invoquer en sa faveur, avec W. Herschel, l’existence de nébuleuses planétaires à divers degrés de condensation, et celle de nébuleuses en spirale avec nœuds de condensation sur les branches et au centre. Mais, en réalité, la connaissance du lien qui unit les nébuleuses aux étoiles nous est encore interdite ; et à défaut d’observation directe, nous ne pouvons même l’établir sur l’analogie de composition chimique.

Et si même, laissant de côté la difficulté qui naît de cette différence de nature, nous admettons que tous les matériaux de l’Univers actuel sont le résultat de la condensation d’une matière primitive unique, un fait d’observation va nous montrer que les actions qui ont produit le monde actuel sont plus complexes que ne le supposent les auteurs des systèmes cosmogoniques.

Il existe dans le ciel deux ordres de nébuleuses irrésolubles, que la lunette ne distingue par conséquent point les unes des autres, mais entre lesquelles le spectroscope révèle une différence essentielle de constitution[1].

Les unes donnent un spectre de trois ou quatre lignes brillantes, les autres un spectre continu. Les premières sont gazeuses, les autres formées d’une matière pulvérulente. Les premières doivent constituer une véritable atmosphère : c’est parmi elles qu’il faudra ranger la nébuleuse solaire de Laplace. Les autres forment un ensemble de particules qui peuvent être considérées comme indépendantes et dont la circulation obéira aux lois de la pesanteur interne : telles sont les nébuleuses adoptées par Kant et par M. Faye. L’observation nous permet de placer l’une ou l’autre à l’origine du monde planétaire. Mais lorsque nous voulons aller plus loin et remonter jusqu’au chaos primitif qui a produit l’ensemble de tous les astres, nous avons à rendre compte de l’existence actuelle de ces deux ordres de nébuleuses. Si le chaos originel était un gaz froid, on comprendra comment la contraction résultant de l’attraction a pu l’échauffer et le rendre lumineux ; il faudra expliquer la condensation de ce gaz à l’état de particules incandescentes dont le spectroscope nous révèle l’existence dans certaines nébuleuses. Si le chaos était formé de telles particules, comment certaines portions ont-elles passé à l’état gazeux, tandis que d’autres conservaient leur état primitif ?

La première partie du problème cosmogonique, quelle est la matière primitive du chaos et comment a-t-elle donné naissance aux étoiles et au Soleil, reste donc, aujourd’hui encore, dans le domaine du roman et de l’imagination pure.

Il n’en est pas de même de la seconde partie du problème cosmogonique, qui a trait à la formation du système planétaire. Ici l’unité d’origine de l’astre central et de ses satellites repose sur des faits incontestables. C’est d’abord l’identité de la matière constitutive du Soleil et des planètes, prouvée d’une part par l’existence de la gravitation entre ces astres, de l’autre démontrée par l’analyse spectrale pour le Soleil et pour la Terre, c’est-à-dire pour une planète intermédiaire, et étendue par suite aux autres planètes avec une très grande probabilité. C’est en second lieu la coïncidence des plans des orbites avec le plan de rotation du Soleil, et l’identité du sens des mouvements de rotation et de révolution de tous les corps du système. « Si l’on remarque, dit Kant dans son ouvrage intitulé : Allgemeine Natur geschichte und Theorie des Himmels (Königsberg et Leipzig, 1755)[2], que les six planètes et leurs neuf satellites, qui circulent autour du Soleil comme centre, se meuvent tous dans un même sens, et dans le sens même de la rotation du Soleil, qui dirige tous ces mouvements par la force de l’attraction ; que leurs orbites ne s’éloignent pas beaucoup d’un plan commun, qui est le plan de l’équateur solaire prolongé ; on est forcé de croire qu’une même cause, quelle qu’elle soit, a exercé une même influence à travers toute l’étendue du système et que l’accord dans la direction et la position des orbites des planètes est une conséquence de la relation qu’elles ont du toutes avoir avec les causes matérielles qui les ont mises en mouvement. » (Loc. cit., p. 93.) Laplace exprime le même sentiment sur l’identité des mouvements du Soleil et des planètes, et aussi sur l’égalité des moyens mouvements de rotation et de révolution des satellites de la Terre et de Jupiter : « Des phénomènes aussi extraordinaires ne sont point dus à des causes irrégulières. En soumettant au calcul leur probabilité, on trouve qu’il y a plus de deux cent mille milliards à parier contre un, qu’ils ne sont point l’effet du hasard, ce qui forme une probabilité bien supérieure à celle de la plupart des événements historiques dont nous ne doutons point. Nous devons donc croire, au moins avec la même confiance, qu’une cause primitive a dirigé les mouvements planétaires. » (Exposition du Système du monde, t. II, p. 509, 6e  édition, 1836.) Lorsqu’il écrivait ces lignes, Laplace ne connaissait autour du Soleil que sept grandes planètes, quatre planètes télescopiques et dix-huit satellites. Aujourd’hui, le nombre des corps de notre système qui satisfont à la loi d’identité des sens des mouvements est de deux cent cinquante-six.

Le problème de l’origine du système solaire se pose donc en termes très nets : expliquer comment une même matière a pu, en obéissant aux lois de Newton, donner naissance à des corps, soleil, planètes et satellites, soumis aux conditions d’identité des mouvements qui viennent d’être indiquées.

La question a été attaquée par deux voies très différentes. Kant et Laplace supposent qu’à l’origine, toute la matière qui constitue actuellement les astres du système était répandue dans tout l’espace que comprend ce système et même au delà, constituant ainsi une nébuleuse de densité extrêmement faible, dont la condensation a donné naissance, successivement et par un mécanisme qu’il reste à expliquer, aux divers corps du système. C’est l’hypothèse nébulaire, très différemment traitée d’ailleurs, comme nous le verrons, par Laplace et par Kant.

Avant Laplace, Buffon, frappé comme lui de cette remarquable identité des mouvements des planètes et « voulant s’abstenir d’avoir recours, dans l’explication des phénomènes, aux causes qui sont hors de la nature », fit naître les planètes et leurs satellites du globe même du Soleil, auquel une puissante comète aurait arraché, par un choc oblique, la quantité de matière nécessaire à leur formation. Je ne m’arrêterai pas à cette hypothèse, dont Laplace a fait justice dans la Note VII de son Exposition du Système du monde. Plus récemment, un mathématicien anglais, M. G. Darwin, a présenté à la Société royale une série de Mémoires sur les marées produites dans un corps visqueux par l’action d’un ou plusieurs corps extérieurs. Une des conséquences de ses recherches le conduit à émettre l’hypothèse qu’une planète peut donner naissance à un satellite par la séparation d’une portion de la protubérance équatoriale, satellite qui s’éloignerait ensuite progressivement de la planète mère, à mesure du ralentissement de la rotation, dû à la réaction des marées, et finirait par atteindre une position d’équilibre. Bien que cette conception ne paraisse pas pouvoir être étendue à l’explication de l’origine des planètes elles-mêmes, elle peut jouer un rôle important dans les développements d’une hypothèse cosmogonique plus générale, parce qu’elle peut être appelée à expliquer certaines anomalies qui, dans la réalité, troublent l’harmonie générale des mouvements sur laquelle repose toute hypothèse.

En effet, il ne faut pas oublier que les orbites de certaines planètes, comme Mercure, Pallas, ont des inclinaisons très fortes sur le plan de l’équateur solaire ; que les équateurs de plusieurs grosses planètes font des angles souvent considérables avec les plans des orbites ; qu’enfin certains satellites ont leurs orbites très fortement inclinées sur le plan de l’orbite de la planète. Il semble impossible qu’une même cause originelle, agissant dans sa simplicité primitive, puisse rendre compte de ces anomalies : le système planétaire, né suivant une hypothèse quelconque, présente forcément à l’origine une harmonie de mouvements presque parfaite. C’est par l’action de perturbations ultérieures qu’on pourra expliquer les déviations réelles ; et le développement d’une hypothèse ne sera complet que lorsqu’elle sera arrivée à rendre compte de ces anomalies d’une manière mathématique, ou tout au moins à en montrer la possibilité. Mais, en attendant ce couronnement final, il ne me paraîtrait pas sage de faire de ces cas exceptionnels une objection renversante contre une hypothèse, attendu que toutes y sont nécessairement sujettes.

  1. La question de la résolubilité des nébuleuses a été souvent présentée d’une manière trop affirmative et contraire aux idées exprimées par l’illustre observateur des spectres de ces astres, M. Huggins. Toute nébuleuse dont le spectre ne contient que des lignes brillantes est gazeuse et, par suite, dit-on, irrésoluble ; toute nébuleuse dont le spectre est continu doit finir par se résoudre en étoiles avec un instrument suffisamment puissant. Cet énoncé est contraire à la fois aux résultats de l’observation et à la théorie spectroscopique. La nébuleuse de la Lyre, la Dumbbell nebula, la région centrale de la nébuleuse d’Orion, paraissent résolubles, et donnent un spectre de lignes brillantes ; la nébuleuse des Chiens de chasse n’est pas résoluble et donne un spectre continu. C’est qu’en effet le spectroscope nous renseigne sur l’état physique de la matière constitutive des astres, mais non sur son mode d’agrégation. Une nébuleuse formée de globes gazeux (ou même de noyaux peu lumineux entourés d’une puissante atmosphère) donnerait un spectre de lignes et serait cependant résoluble ; tel paraît être l’état de la région d’Huygens dans la nébuleuse d’Orion. Une nébuleuse formée de particules solides ou liquides incandescentes, un véritable nuage, donnera un spectre continu et sera irrésoluble.
  2. La première édition de cet Ouvrage de la jeunesse de Kant parut d’abord en 1755, sans nom d’auteur, en un volume de 200 pages chez Joh. Frd. Petersen à Leipzig. Il était dédié à Frédéric le Grand. Plus tard il a formé le tome VI de l’édition des Œuvres de Kant, par Rosenkranz et Schubert. C’est de cette édition que je tire les citations de Kant.