Les Hypothèses cosmogoniques/Chapitre I

Gauthier-Villars (p. 8-19).

CHAPITRE I.

HYPOTHÈSE DE KANT.


Les conceptions de l’illustre Philosophe allemand sur la constitution et le mode de formation de l’Univers ont été exposées dans l’Ouvrage publié en 1755 à Kœnigsberg et à Leipzig, sous le titre : Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels. Il est divisé en deux Parties. La première Partie traite de la constitution du monde stellaire et en particulier de la voie lactée. Kant y reproduit les idées déjà développées sur ce sujet par Thomas Wright, dans son Livre An original Theory of the Universe (Londres, 1750).

La deuxième Partie traite de l’origine du monde planétaire en particulier et des causes de ses mouvements : c’est la seule dont nous ayons à nous occuper ici.

Le principe de l’hypothèse de Kant est renfermé dans l’énoncé suivant : « Dans l’organisation actuelle de l’espace dans lequel circulent les sphères du monde planétaire, il n’existe aucune cause matérielle qui en puisse produire ou diriger les mouvements. Cet espace est complètement vide, ou du moins il est comme s’il était vide. Il faut donc qu’il ait été jadis autrement constitué et rempli d’une matière capable de produire les mouvements de tous les corps qui s’y trouvent et de les rendre concordants avec le sien propre, par suite concordants les uns avec les autres ; après quoi l’attraction a nettoyé cet espace et a rassemblé la matière en des masses isolées ; les planètes doivent donc désormais, en vertu du mouvement primitif, continuer librement leur mouvement dans un espace sans résistance. » (P. 95.)

« Je suppose donc que tous les matériaux dont se composent les sphères de notre système solaire, les planètes et les comètes, décomposés à l’origine des choses en leurs éléments primitifs, ont rempli alors l’espace entier dans lequel circulent aujourd’hui ces astres. Cet état de la nature, lorsqu’on le considère en soi et en dehors de tout système, me paraît être le plus simple qui ait pu succéder au néant. À cette époque, rien n’avait encore pris une forme. La formation de corps célestes isolés… constitue un état postérieur. » (P. 95.)

Pour tirer du chaos primitif cet état postérieur, Kant ne fait intervenir que deux forces, l’attraction newtonienne, et une force répulsive sensible seulement à distance très petite, et qui agit surtout quand la matière est réduite à un état de division extrême. « Dans un espace ainsi rempli, le repos ne dure qu’un instant. Les éléments possèdent par essence les forces qui peuvent les mettre en mouvement et qui deviennent pour eux sources de vie. La matière est par suite en effort constant pour se façonner. Les éléments disséminés d’espèce plus dense attirent à eux toute la matière plus légère qui les environne. Eux-mêmes, avec les matériaux qu’ils ont déjà ramassés, se réunissent dans les points où existent des particules d’espèce plus dense encore, et ainsi de suite… La conséquence de ce travail sera la formation de diverses masses qui, une fois créées, resteraient éternellement en repos, équilibrées par l’égalité de leurs attractions mutuelles. » (P. 97.)

Ces divers amas paraissent destinés à former les étoiles ou centres de premier ordre dans l’univers entier. Kant les déclare immobiles, et en effet, en supposant la matière primitive en repos absolu, il serait impuissant à expliquer comment elles pourraient circuler les unes autour des autres sans se réunir en une masse unique.

Un autre oubli des principes de la Mécanique permet ensuite à Kant de concevoir comment une de ces masses peut se mettre en rotation par elle-même en vertu d’actions intérieures. Dans cette masse primitive à centre plus dense, les particules éloignées tendent à tomber vers le centre ; mais, dans leur chute, elles subissent des déviations latérales par suite des répulsions qu’elles exercent les unes sur les autres. De là des mouvements tourbillonnaires qui se croisent dans tous les sens et sous toutes les inclinaisons. Mais les chocs qui résultent de ces croisements finissent par ne plus laisser subsister que des mouvements circulaires, parallèles et de même sens. Une portion de la matière se trouve ainsi animée d’un mouvement de rotation, dans lequel chaque particule « se maintient à distance constante du centre par l’équilibre de la force centrifuge et de la force de chute ». Mais la plus grande partie de la matière primitive, réduite au repos par les chocs, tombe directement vers le centre où se forme une condensation prépondérante : c’est le Soleil, « bien qu’il n’ait pas encore l’éclat flamboyant qui se produira sur sa surface après sa complète formation. » Tout autour une masse relativement moindre, formée de particules indépendantes qui tournent dans des orbites circulaires suivant la troisième loi de Kepler. Par l’effet de la force centrifuge, cette masse s’aplatit de plus en plus, et le plan de rotation de cet ellipsoïde coïncide avec le plan équatorial de la condensation solaire.

Kant suppose ensuite que la même cause qui, dans le sein du chaos primitif, a produit le Soleil, continue à agir dans le sphéroïde tournant ; et qu’ainsi se forment, autour de centres d’attraction déterminés, des condensations de matière qui donneront naissance aux planètes. « Mais l’origine des planètes en formation ne doit pas être attribuée uniquement à l’attraction newtonienne ; elle agirait trop lentement et trop faiblement, autour d’une particule de si extraordinaire petitesse. Il vaut mieux dire que la première formation s’est produite par la réunion de plusieurs éléments, obéissant aux lois de la combinaison jusqu’à ce que les noyaux ainsi formés soient devenus assez gros et l’attraction newtonienne assez puissante pour continuer à les accroître par son action à distance. » (P. 101, en note.)

Ces noyaux planétaires doivent tourner dans des orbites presque circulaires autour du Soleil et dans le même sens dans lequel celui-ci tourne, car « les planètes sont formées de particules, qui, à la distance du Soleil où elles se meuvent, ont des mouvements exactement circulaires ; les masses résultant de leur réunion continuent donc les mêmes mouvements, avec la même vitesse et dans le même sens » (p. 102). L’excentricité des orbites vient de ce que les particules, dont la réunion forme une planète, possèdent en réalité des vitesses linéaires différentes. La vitesse tangentielle du corps engendré par ces particules doit en conséquence être différente de celle qui, à la distance du Soleil où se trouve la planète, produirait le mouvement circulaire.

La variété d’inclinaison des orbites provient de ce que le noyau primitif de la planète peut naître accidentellement en un point quelconque du sphéroïde nébuleux et en dehors du plan de son équateur.

La masse et la densité des planètes dépendent essentiellement de leurs distances au Soleil. En effet, d’une part, la densité de la nébuleuse va en croissant du pourtour vers le centre : les planètes extérieures ont donc été formées d’une matière moins dense que les intérieures ; mais, d’autre part, la sphère dans laquelle chacune d’elles a pu exercer son attraction et s’emparer de la matière pour augmenter sa masse est d’autant plus grande que le noyau primitif était plus loin du Soleil : les planètes éloignées ont donc plus de masse que les planètes voisines du Soleil. Et Kant fait remarquer que les actions réciproques des planètes ont dû intervenir aussi pour modifier l’étendue de la sphère d’attraction. Ainsi Mars, plus éloigné du Soleil que la Terre, devrait avoir une masse plus grande ; mais la présence de Jupiter a singulièrement diminué sa sphère d’action, et il n’a pu acquérir qu’une masse relativement faible. Kant est disposé à admettre une semblable action de Jupiter sur la masse de Saturne. Enfin la petitesse exceptionnelle de Mercure doit être attribuée, non seulement au voisinage du Soleil, mais aussi à celui de Vénus.

Ici se place une très curieuse remarque par laquelle Kant croit pouvoir établir la certitude formelle de son hypothèse. S’il est vrai que le Soleil et les planètes soient formés des mêmes éléments, mélangés dans le Soleil, distribués par ordre de densité dans les diverses planètes, la densité moyenne de celles-ci doit coïncider avec celle du Soleil. Or, adoptant les nombres de Buffon, Kant trouve pour rapport de ces densités celui de 64 à 65 ; avec les données actuelles, la densité moyenne des planètes est 0,20, celle du Soleil 0,25. Vérification fort singulière de l’hypothèse hardie par laquelle, pour la première fois et sans le secours des méthodes plus récentes d’observation, Kant avait osé affirmer l’identité de constitution du Soleil et des planètes !

« La tendance d’une planète à se former aux dépens des particules matérielles qui environnent son noyau est à la fois la cause de sa rotation axiale et celle de la création des satellites qui doivent tourner autour d’elle. Ce que le Soleil est en grand avec les planètes, une planète l’est en plus petit dans sa sphère d’attraction : elle devient le centre d’un système dont les parties sont mises en mouvement par l’attraction du corps central » (p. 122). La différence des vitesses linéaires que possèdent les particules dont la réunion engendre la nébuleuse planétaire est donc pour Kant la cause de sa rotation et par suite du mouvement des satellites. Mais, en vertu du mode de rotation qu’il a assigné à la nébuleuse solaire, les particules plus éloignées du Soleil ont des vitesses linéaires moindres que celles des particules plus rapprochées ; d’où semblerait devoir résulter un mouvement de rotation de la planète et un mouvement de révolution de ses satellites, contraires aux mouvements réels. Il y a là dans la conception du grand philosophe une difficulté qu’il cherche à lever en faisant intervenir des particules plus voisines du Soleil, animées par conséquent d’une vitesse plus grande, qui, attirées de loin par la planète, commenceraient par s’élever au-dessus d’elle suivant une orbite très allongée et retomberaient ensuite en communiquant au satellite en voie de formation un excès de vitesse de l’ouest à l’est. Mais j’avoue n’avoir pu saisir, malgré mes efforts, le sens précis de l’explication de Kant ; et M. Zöllner, grand admirateur et ardent défenseur de Kant contre Laplace, ne paraît pas avoir été plus heureux ; car il admet nettement, dans le Chapitre de ses Photometrische Untersuchungen, qu’il consacre à l’exposition du système de Kant, que la rotation des planètes et le mouvement des satellites devraient être rétrogrades, et que l’explication de Kant est « unklar und auch unrichtig[1] ».

Il suivrait encore de la théorie que les grosses planètes et les plus éloignées du Soleil pourraient seules avoir des satellites. La découverte des satellites de Mars est en contradiction avec cette conclusion.

Les comètes, d’après les idées de Kant, appartiennent au système solaire et ont la même origine que les planètes. Elles se distinguent de celles-ci, au point de vue astronomique, par l’excentricité et l’inclinaison de leurs orbites. Or les orbites, selon Kant, doivent se rapprocher d’autant plus de la forme circulaire, qu’elles sont de plus petit rayon, s’en éloigner d’autant plus que l’astre est plus loin du Soleil. C’est pourquoi Saturne, la plus éloignée des planètes connues de son temps, suit une orbite plus excentrique que celles de Jupiter, de la Terre et de Vénus. Si Mars et Mercure font exception à cette règle, cela tient, pour le premier, à l’action perturbatrice de Jupiter ; et pour le second, à la résistance offerte à son mouvement par la matière environnant le Soleil, résistance qui a dû diminuer sa vitesse linéaire de translation. S’il existe, comme il est probable, des planètes au delà de Saturne, leurs orbites devront être fortement excentriques (p. 114). Il est vrai que la découverte d’Uranus et de Neptune n’a nullement vérifié cette prédiction de Kant.

Quoi qu’il en soit, pour lui, les comètes se sont formées de la même manière que les planètes, mais à de grandes distances du Soleil, dans des régions où la faiblesse de l’attraction centrale et la rareté du milieu permettaient des mouvements très excentriques, et dans des plans fortement inclinés sur l’équateur solaire. Ces mouvements doivent être en général directs. Kant essaye bien de montrer comment ils pourraient être rétrogrades ; mais il tend bien plutôt à regarder de pareils mouvements, reconnus à son époque pour dix-neuf comètes seulement, comme des exceptions et parfois même des illusions d’optique (p. 119).

Les comètes, ainsi créées dans les régions les plus extérieures de la nébuleuse, sont formées d’une matière d’une ténuité extrême. C’est la volatilité de cette matière qui produit la chevelure et la queue de ces astres. Kant assimile cette formation au phénomène de l’aurore boréale : les vapeurs les plus légères de la Terre, chassées des régions équatoriales par la chaleur solaire, se rassemblent au-dessus des régions froides des pôles, y produisent les aurores, et donneraient à la Terre l’aspect d’un astre chevelu, si elles y étaient aussi abondantes que sur les comètes.

Le Chapitre V, consacré à la formation de l’anneau de Saturne, offre un très grand intérêt par l’originalité et la hardiesse des idées que Kant émet sur la nature et l’origine de ce mystérieux ornement et sa liaison avec la rotation de la planète.

Saturne, la plus éloignée des planètes, était à l’origine un astre analogue aux comètes ; il décrivait une orbite très excentrique et, au voisinage du Soleil, il avait acquis une haute température, qui l’avait enveloppé d’une vaste atmosphère semblable à la chevelure de ces astres. Peu à peu, son orbite s’est rapprochée de la forme circulaire, tout en conservant des traces de son excentricité primitive ; la planète s’est refroidie, et c’est pendant cette période qu’a eu lieu la transformation de son atmosphère en un anneau.

Cette transformation est une conséquence de la rotation de Saturne. « Les vapeurs qui s’élevaient de la surface de Saturne conservaient leur mouvement propre et continuaient à circuler librement, à la hauteur où elles étaient montées, avec la vitesse qu’elles avaient acquise comme parties intégrantes de sa surface dans leur rotation autour de son axe. Les particules qui s’élevaient au voisinage de l’équateur de la planète devaient posséder les mouvements les plus rapides ; les autres, des mouvements d’autant plus lents que la latitude des points d’où elles étaient parties était plus élevée. Le rapport des densités réglait les hauteurs auxquelles s’élevaient ces particules. Mais seules ces particules pouvaient se maintenir en mouvement circulaire libre et constant, qui étaient soumises, en raison de leur distance à l’axe, à une attraction capable d’équilibrer la force centrifuge résultant de leur rotation autour de l’axe. Les autres, pour lesquelles ce rapport exact n’existait pas, ou s’éloignaient de la planète en vertu de leur excès de vitesse, ou retombaient sur elle si leur vitesse se trouvait en défaut. Les particules, disséminées dans toute l’étendue de la sphère de vapeur, devaient dans leur révolution, en vertu de la loi des forces centrales, venir couper dans un sens ou dans l’autre le plan de l’équateur prolongé de la planète, et, se rencontrant dans ce plan en venant de l’un ou l’autre hémisphère, elles s’y arrêtaient réciproquement et s’y accumulaient. Et comme je suppose que ces vapeurs étaient les dernières qu’émettait la planète pendant son refroidissement, toute la matière vaporeuse a dû se réunir dans un espace resserré au voisinage de ce plan, et laisser vides les espaces situés de part et d’autre. Après cette transformation, toute cette matière continue à se mouvoir librement dans des orbites circulaires concentriques. C’est ainsi que l’atmosphère vaporeuse échange sa forme première de sphère pleine contre celle d’un disque plat qui coïncide avec l’équateur de Saturne. Puis ce disque, sous l’action des mêmes causes mécaniques, prend enfin la forme d’un anneau. Le bord externe de cet anneau est déterminé par la puissance de l’action des rayons solaires, sous l’influence de laquelle les molécules gazeuses se sont disséminées en s’éloignant du centre de la planète, exactement comme elle agit sur les comètes et détermine la limite extérieure de leur atmosphère. Le bord intérieur de l’anneau en formation est déterminé par la grandeur de la vitesse équatoriale de la planète. C’est en effet à la distance de son centre où cette vitesse fait équilibre à l’attraction que se trouve le point le plus rapproché, où des particules parties de sa surface peuvent décrire des cercles en vertu de la vitesse propre dont les a douées la rotation. Les particules plus rapprochées, qui auraient besoin pour un tel mouvement d’une vitesse propre plus grande que celle que possède et peut leur communiquer l’équateur même de la planète, décrivent des orbites excentriques, qui se croisent les unes les autres et détruisent réciproquement leurs mouvements, si bien que finalement elles retombent sur la planète d’où elles étaient parties. [P. 132 à 134[2].]

D’après le mode de formation de cet anneau, il existe un rapport facile à trouver entre sa période de révolution et la durée de rotation de Saturne : car les particules dont il est formé ont conservé, en s’élevant, la vitesse linéaire dont elles étaient animées lorsqu’elles reposaient le long de l’équateur de la planète. Si donc on peut déterminer la période de l’anneau, on en déduira la rotation de Saturne, qui était encore inconnue à l’époque de Kant. C’est le problème que résout notre auteur de la manière suivante. Les particules de l’anneau circulent autour de la planète suivant les lois de Kepler exactement comme les satellites ; c’est ce que J.-D. Cassini avait déjà énoncé. Il suit de là que les vitesses dans l’orbite sont entre elles en raison inverse des racines carrées des distances au centre de la planète. En employant les données de Cassini relatives au premier satellite et au rayon intérieur de l’anneau, Kant trouve pour ce bord intérieur une durée de révolution d’environ 10h ; d’où il conclut pour la rotation de Saturne une durée de 6h 13m 53s. Avec les données actuelles, on trouverait 5h et quelques minutes (Zöllner), presque exactement la moitié de la durée de rotation réelle. Un pareil désaccord refroidit singulièrement l’admiration que certains auteurs allemands voudraient nous faire partager au sujet de la théorie de l’anneau de Saturne.

On ne peut en revanche refuser à Kant l’honneur d’avoir indiqué le moyen de calculer l’aplatissement de Saturne et d’avoir annoncé que l’anneau de cette planète devait se composer de zones concentriques, séparées les unes des autres par des intervalles vides, à une époque où l’existence même de la grande division de Cassini lui était entièrement inconnue.

Kant aborde enfin la question très intéressante de savoir pourquoi, parmi les planètes, Saturne seul possède un anneau. La réponse est aisée si l’on se reporte au mode théorique de formation de cet anneau. Soient g la pesanteur à la surface de la planète, r le rayon équatorial de celle-ci ; l’attraction exercée à une distance R sera g r²/. Si une particule s’élève de l’équateur, où elle possède la vitesse v, à cette distance R, en conservant inaltérée sa vitesse primitive, la force centrifuge développée par la rotation deviendra v²/R. Pour que la particule s’arrête à la distance choisie R et décrive un cercle autour du centre de la planète, il faut que

g r²/ = v²/Rou queR/r = g r/v²,

c’est-à-dire que la distance R est au rayon de la planète comme la pesanteur à la surface est à la force centrifuge à l’équateur. D’après cela, Kant calcule que la distance R, ou le rayon intérieur de l’anneau, serait pour Jupiter 10 fois et pour la Terre 289 fois le rayon de la planète : or, dit-d, la matière de la planète aurait de la peine à s’élever à de pareilles hauteurs[3].

Kant termine l’exposition de son système cosmogonique par quelques considérations sur la nature de la lumière zodiacale : « Le Soleil est entouré d’une matière subtile et vaporeuse, qui s’étend assez loin dans le plan de son équateur sous une faible épaisseur, sans qu’on puisse affirmer si, comme le suppose de Mairan, elle a la forme d’une lentille en contact avec le Soleil, ou si elle en est séparée de toute part comme l’anneau de Saturne. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, la vraisemblance est que ce phénomène est comparable à l’anneau de Saturne, et qu’on peut lui attribuer une origine semblable. » (p. 148.)

Il n’est pas sans intérêt de connaître l’opinion que se faisait Kant de l’origine de la chaleur solaire : « Puisque le Soleil aujourd’hui et, d’une manière générale, les soleils sont des sphères enflammées, la première propriété de leur surface qu’il faut en déduire, c’est qu’il doit y exister de l’air ; car le feu ne brûle pas sans air. Cette condition donne lieu à des conséquences remarquables ; car, si l’on considère d’abord l’atmosphère du Soleil et son poids relativement à la masse du Soleil, dans quel état de compression ne doit pas se trouver cet air, et quelle puissance ne doit-il pas avoir pour entretenir par sa force élastique un feu aussi violent que celui du Soleil ! Dans cette atmosphère s’élèvent aussi, suivant toute vraisemblance, des nuages de fumée provenant des matériaux détruits par la flamme ; ces nuages sont formés sans aucun doute d’un mélange de parties grossières et légères, qui, après qu’elles se sont élevées à une hauteur où elles rencontrent un air plus froid, se précipitent en pluies de poix et de soufre, et ramènent à la flamme un nouvel aliment. Cette atmosphère, pour les mêmes causes que sur notre Terre, n’est pas exempte du mouvement des vents, qui dépassent probablement en violence tout ce que peut supposer l’imagination. Lorsqu’en un lieu quelconque de la surface solaire, l’expansion de la flamme vient à décroître, étouffée par les vapeurs qui se dégagent, ou par suite d’un afflux moins abondant de matière combustible ; l’air qui se trouve au-dessus de ce lieu se refroidit et, par sa contraction, permet à l’air environnant de se précipiter dans cet espace avec une force proportionnée à l’excès de sa force élastique et d’y attiser la flamme qui s’éteignait. » (p. 174.)

Certains auteurs allemands veulent voir, dans ce passage de Kant, l’explication des taches solaires, la prédiction de l’existence des protubérances, etc. Il est certain que ces idées sur la constitution du Soleil sont moins bizarres et plus conformes aux principes de la Science que celles qui furent adoptées plus tard par de grands esprits comme Herschel et Arago.


Tels sont les caractères principaux de la célèbre hypothèse de Kant, trop peu connue en France et dont Laplace ne soupçonnait même pas l’existence, lorsqu’il produisit la sienne quarante ans plus tard. Ces deux conceptions ont un point de départ commun ; toutes deux font naître le système planétaire d’une nébuleuse primitive, dont le mouvement commande celui des planètes et lui donne cette uniformité si remarquable qui démontre la communauté d’origine de ces astres. Il est de toute justice de reconnaître au Philosophe allemand la gloire d’avoir le premier énoncé cette idée grandiose. Mais il n’existe entre les deux hypothèses aucun autre point commun ; la nébuleuse de Kant diffère entièrement, par ses propriétés et son mouvement, de la nébuleuse de Laplace ; et les conceptions de Kant sont trop souvent en contradiction formelle avec les principes de la Mécanique.

Kant suppose le chaos universel primitif se divisant, par l’effet de l’attraction, en un grand nombre d’amas isolés, germes des étoiles futures, qui restent en repos par l’équilibre de leurs actions mutuelles. Un pareil système d’amas dénués de vitesse initiale se rassemblerait forcément en une masse unique.

Dans chaque nébuleuse isolée, les actions intérieures sont tenues pour suffisantes à produire un mouvement de rotation régulier de l’ensemble. Cette conclusion est absolument contraire aux lois de la Mécanique : les mouvements actuels de révolution et de rotation du Soleil et des planètes ne peuvent être que les équivalents, sans augmentation ni diminution, du mouvement de rotation communiqué à l’origine à la nébuleuse par une cause extérieure.

Cette nébuleuse est formée d’une condensation centrale, autour de laquelle des particules, indépendantes les unes des autres, une sorte de matière pulvérulente, circulent dans des orbites isolées suivant les lois de Kepler. Nous allons voir que la nébuleuse de Laplace est une véritable atmosphère, formée d’un gaz élastique, dont la masse entière tourne avec la même vitesse angulaire que la condensation centrale, en vertu d’un mouvement originel, dont la cause, non indiquée, est en dehors de la nébuleuse elle-même.

Les planètes, formées suivant les idées de Kant, paraissent devoir être animées d’un mouvement de rotation rétrograde, et les mouvements des satellites seraient également rétrogrades.

Ces remarques suffisent à montrer que l’hypothèse de Kant, très remarquable pour l’époque où elle fut imaginée, ne conserve en réalité aujourd’hui qu’un intérêt purement historique.

  1. Zöllner, Photometrische Untersuchungen, Leipzig, 1865, p. 224.
  2. M. Faye a annoncé dernièrement à l’Académie (Comptes rendus, 21 avril 1884, p. 949) que Kant avait formulé le premier, en 1755, dans sa théorie de l’anneau de Saturne, le théorème suivant sur les atmosphères des corps célestes, généralement attribué à Laplace : « Lorsqu’un corps céleste est animé d’un mouvement de rotation, son atmosphère ne saurait dépasser une certaine limite sans cesser aussitôt d’appartenir à ce corps. Cette limite, dans le plan de l’équateur de la planète, est celle où la force centrifuge fait équilibre à la pesanteur. » J’avoue qu’il m’est impossible de partager l’opinion de M. Faye. Ni dans le Mémoire spécial de Kant sur la théorie du ciel, ni dans la partie cosmogonique des preuves de l’existence de Dieu, je n’ai pu trouver l’énoncé du théorème sur la limite des atmosphères. La limite extérieure des comètes, comme celle de l’anneau de Saturne, est la hauteur à laquelle la chaleur solaire a fait monter la vapeur ; quant à la limite intérieure de l’anneau, elle est bien définie par l’égalité de la force centrifuge et de l’attraction ; mais c’est la condition du mouvement circulaire et rien de plus. Les auteurs allemands les plus admirateurs du philosophe de Kœnigsberg, Zöllner, Meydenbauer, Grœtschel n’ont jamais non plus réclamé pour lui la paternité du théorème de Laplace.
  3. À la fin du cinquième Chapitre, Kant revient sur cette idée de l’existence d’un anneau autour de la Terre, et se laissant aller à son imagination, il entrevoit dans la rupture de cet anneau la cause du déluge mosaïque. Je crois être agréable au lecteur en mettant sous ses yeux cette page fort curieuse de l’œuvre de Kant : « Ne pourrait-on pas se figurer que la Terre a autrefois possédé un anneau tout comme Saturne ?… Quelles ne seraient pas les conséquences à faire sortir d’une pareille idée : un anneau autour de la Terre ! Quel magnifique spectacle pour les êtres créés en vue d’habiter la Terre comme un paradis ; quelle foule d’avantages pour ces heureuses créatures, à qui la nature souriait de toutes parts ! Mais ceci n’est rien encore auprès de la confirmation qu’une telle hypothèse peut emprunter au témoignage de l’histoire de la Création, confirmation qui ne peut être de peu de poids pour enlever le suffrage des esprits qui ne croient pas dégrader la Révélation, mais bien plutôt lui rendre hommage, lorsqu’ils la font servir à donner une forme aux divagations même de leur imagination. L’eau du firmament, dont parle le récit de Moïse, n’a pas peu embarrassé les commentateurs. Ne pourrait-on pas faire servir l’existence de l’anneau de la Terre à écarter cette difficulté ? Cet anneau était sans aucun doute formé de vapeur d’eau ; qui empêcherait, après l’avoir employé à l’ornement des premiers âges de la création, de le briser à un moment déterminé, pour châtier par un déluge le monde qui s’était rendu indigne d’un si beau spectacle ? Qu’une comète, par son attraction, ait apporté le trouble dans la régularité des mouvements de ses parties ; ou que le refroidissement de l’espace ait condensé ses particules vaporeuses et les ait, par le plus effroyable des cataclysmes, précipitées sur la Terre ; on voit aisément les conséquences de la rupture de l’anneau. Le monde entier se trouva sous l’eau, et dans les vapeurs étrangères et subtiles de cette pluie surnaturelle, il suça ce poison lent, qui raccourcit dès lors la vie de toutes les créatures. En même temps, la figure de cet arc lumineux et pâle avait disparu de l’horizon ; et le monde nouveau, qui ne pouvait se rappeler le souvenir de son apparition, sans ressentir l’effroi de ce terrible instrument de la vengeance céleste, vit peut-être avec non moins de terreur dans la première pluie cet arc coloré qui, par sa forme, semblait reproduire le premier, et qui pourtant, d’après la promesse du Ciel réconcilié, devait être un signe de pardon et un monument d’assurance de conservation pour la Terre renouvelée. »