Les Hypothèses cosmogoniques/Chapitre III

Gauthier-Villars (p. 28-34).

CHAPITRE III.

MODIFICATIONS ET ADDITIONS APPORTÉEES À L’HYPOTHÈSE DE LAPLACE.


Laplace ni Kant n’ont cherché à rendre compte de l’immense provision de chaleur que contient le Soleil. Pour Kant, le Soleil est le siège d’une combustion violente, mais le mode d’alimentation de ce feu est péniblement expliqué ; pour Laplace, la température de la nébuleuse primitive est énorme, et la quantité de chaleur qu’elle contient est une propriété originelle, tout comme l’attraction. L’introduction dans la Science de la théorie mécanique de la chaleur a nécessairement modifié beaucoup la notion de la nébuleuse solaire.

Les astronomes ont dû se demander de tout temps comment s’entretient la chaleur du Soleil. Buffon, qui, avec presque tous les savants de son époque, considérait cet astre comme un véritable foyer de matières en combustion, trouvait des aliments à ce foyer dans les comètes que son attraction y faisait tomber sans cesse. C’est aussi à ce mode d’entretien du foyer solaire que les premiers auteurs de la Thermodynamique ont pensé. Mayer et Waterston supposent que des matières venues de l’extérieur tombent incessamment sur la surface du Soleil, où un arrêt brusque engendre une quantité de force vive calorique déterminée. La chute sur chaque mètre carré et par seconde de 0gr,3 de matière venant de l’infini suffirait à compenser la perte de chaleur qu’éprouve incessamment le Soleil. À la matière météorique supposée par Mayer, W. Thomson substitua la matière qui produit la lumière zodiacale. Mais tout afflux de matière venant du dehors augmente la masse du Soleil, et il en résulterait, dans la révolution de la Terre, une accélération contraire aux faits observés. M. Helmholtz a montré qu’il n’est nullement nécessaire de recourir à une alimentation extérieure du Soleil : à mesure que le Soleil se refroidit, il se contracte, et la chaleur engendrée par cette chute incessante de la matière même du Soleil suffit, si on le considère comme une masse gazeuse, à compenser la perte qu’il éprouve par rayonnement. Une contraction annuelle de 75m environ dans le diamètre solaire donnerait, dans les conditions les plus défavorables, la chaleur nécessaire à cette compensation et ne produirait qu’une diminution d’une seconde au bout de plus de 9 000 ans sur le diamètre apparent de l’astre.

Nous sommes alors conduits à une conséquence du plus haut intérêt. S’il est vrai que le Soleil diminue sans cesse de diamètre, il a été, à des époques antérieures, beaucoup plus volumineux qu’aujourd’hui. À un moment, il a rempli tout l’orbite de Mercure, antérieurement il remplissait celui de Jupiter ; il s’est étendu jusqu’à l’orbite de Neptune et au delà, si bien que nous sommes ramenés, comme conséquence mathématique de la théorie de la chaleur, à l’idée que Laplace s’était faite du Soleil primitif, en s’appuyant sur des considérations d’un ordre tout différent. En même temps, cette théorie nous fait connaître la source de la chaleur que possédait déjà la nébuleuse au moment de la formation des planètes, et que possède encore le Soleil. Supposons, avec M. W. Thomson, la matière totale du système solaire primitivement diffusée, à l’état de gaz extrêmement rare, dans un globe de rayon bien supérieur au rayon de l’orbite de Neptune ; cette nébuleuse était au zéro absolu de température, mais sa contraction sous l’empire de la gravité en a élevé peu à peu la température, et l’on peut calculer la quantité totale de chaleur engendrée par cette contraction. Elle est nécessairement limitée, quelle qu’ait été l’étendue de la nébuleuse à l’origine ; un corps tombant de l’infini engendre une quantité finie de chaleur, de même qu’il n’acquiert qu’une vitesse finie. M. W. Thomson a montré que la contraction du Soleil, depuis un volume infini jusqu’à son volume actuel, engendrerait 18 millions d’années de chaleur, c’est-à-dire 18 millions de fois la chaleur que cet astre rayonne aujourd’hui en un an. Suivant qu’on supposera que le Soleil perdait, dans les âges antérieurs, plus ou moins de chaleur qu’il n’en émet actuellement, la théorie dynamique fixera l’âge de cet astre à un nombre d’années inférieur ou supérieur à 18 millions d’années.

Mais cette manière d’envisager l’origine de la chaleur solaire a fait naître une objection contre l’hypothèse nébulaire elle-même. Les géologues de l’école uniformitaire ont calculé qu’au taux moyen de vitesse de formation actuelle des sédiments terrestres, il a fallu à la terre 500 millions d’années pour la formation et la stratification des terrains géologiques ; d’où incompatibilité des faits géologiques avec l’hypothèse nébulaire, qui ne nous fournit que 18 millions d’années en moyenne, peut-être 30 millions au maximum.

L’argument peut évidemment se retourner contre l’école des causes actuelles : puisque cette théorie conduit à admettre 500 millions d’années pour la production de phénomènes qui en réalité n’ont pas pu durer 30 millions d’années, cette théorie est inadmissible. Et je crois qu’ainsi présentée l’objection est beaucoup plus forte que la première ; car il est bien difficile d’admettre que les agents de stratification des terrains n’aient pas travaillé autrefois avec une bien plus grande activité qu’aujourd’hui, lorsque la température de la Terre était beaucoup plus élevée.

Cependant le désir de satisfaire aux besoins des géologues a conduit certains esprits à ne pas se contenter de la chaleur ainsi engendrée par la condensation de la nébuleuse primitive, considérée comme le chaos originel, et ils ont fait remonter leurs spéculations plus haut encore dans le temps. M. Croll[1] a émis en 1877 les idées suivantes :

1o  « Si deux masses solides et froides, égales chacune à la demi-masse du Soleil, venaient à tomber l’une sur l’autre en vertu de leur seule attraction, la collision engendrerait une quantité de chaleur suffisante pour les réduire toutes deux en vapeur. Si on leur suppose en outre une vitesse originelle l’une vers l’autre de 202 milles par seconde, il résultera du choc 50 millions d’années de chaleur ; une vitesse de 678 milles donnerait 200 millions d’années ; une vitesse de 1 700 milles, 800 millions.

2o  On peut donc supposer que la nébuleuse solaire était non pas froide à l’origine, mais à une température excessivement élevée, cette nébuleuse ayant été produite par la collision de deux masses solides froides. Toutes les étoiles actuelles tireraient ainsi leur chaleur de la rencontre de masses froides et obscures circulant dans l’espace. Les nébuleuses actuelles sont le produit des chocs les plus récents ; les étoiles sont le résultat de la condensation des anciennes nébuleuses.

3o  Lorsque, dans la suite des temps, les soleils et leurs planètes se seront refroidis et seront devenus obscurs, il suffira de la rencontre de deux soleils éteints pour engendrer une nébuleuse nouvelle, d’où naîtront un nouveau soleil et de nouvelles planètes. Les mondes renaîtront ainsi incessamment par collision, jusqu’à ce que toute la matière qui constitue l’univers soit réunie en une masse unique, froide et obscure…

Ces idées de M. Croll sont sans doute absolument exactes au point de vue purement mécanique. Mais il faut avouer que leur introduction dans le monde physique froisse trop violemment tout ce que nous savons de la stabilité du système de l’Univers, pour qu’elles puissent être acceptées sans preuves directes, et de pareilles preuves font entièrement défaut. Nous n’avons aucun exemple de collision de deux corps : dans les systèmes d’étoiles multiples, les corps circulent les uns autour des autres sans pouvoir se rencontrer. Les vitesses mesurées sont, en général, moindres que 50 milles à la seconde (80km) et n’excèdent jamais 200 milles[2] (322km). Enfin le but que se propose l’auteur ne paraît pas devoir être atteint, car la plus grande partie de la chaleur produite par la collision serait déjà dissipée par rayonnement avant la formation des planètes et de l’étoile aux dépens de la nébuleuse, et il faudrait défalquer bon nombre des années de chaleur gagnées avant d’arriver aux âges géologiques.

Il paraît donc sage de ne pas chercher à remonter dans l’histoire des systèmes célestes au delà de la nébuleuse primitive. Celle-ci nous représente le chaos originel, c’est-à-dire la matière telle qu’elle est sortie des mains de son Créateur, avec ses propriétés et ses lois. Elle était à un état de ténuité extrême, absolument froide et animée d’un mouvement de rotation. C’est la condensation sous l’empire de la gravité qui a produit la chaleur que possède encore le Soleil et qu’ont possédée originairement les planètes. C’est la condensation encore persistante de la masse nébuleuse du Soleil qui suffit, en partie du moins, à la dépense annuelle de chaleur et de lumière. Le Soleil d’ailleurs, d’après ces nouvelles conceptions, est le dernier-né du système. Nous avons vu Laplace le considérer d’abord comme préexistant aux planètes ; c’était l’atmosphère de ce globe, peut-être solide ou liquide, qui formait les planètes. Puis Laplace, converti aux idées d’Herschel, a fait du Soleil et de son atmosphère une nébuleuse planétaire à condensation centrale. Nul ne peut douter qu’aujourd’hui il regarderait l’état actuel du Soleil comme le dernier degré de condensation de la nébuleuse primitive, dont des portions détachées ont antérieurement produit les planètes dans l’ordre même de leurs distances, en commençant par les plus éloignées. La période géologique de la Terre, masse de peu d’importance et par suite rapidement refroidie, a donc, pu commencer bien avant la formation du Soleil actuel, et lorsque la nébuleuse n’avait peut-être pas encore donné naissance à Vénus ni à Mercure.

Les géologues pourront trouver, dans le diamètre considérable de la masse solaire à ces époques, l’explication de l’égalité de climat dont paraît avoir joui la terre jusqu’au commencement de l’époque actuelle. Mais la durée des périodes géologiques, si l’on admet l’ordre de formation des planètes que suppose Laplace, sera nécessairement moindre que 20 ou 30 millions d’années, et d’autant moindre qu’il aura fallu à la nébuleuse plus de temps pour se contracter depuis ses dimensions primitives, jusqu’à l’orbite même de la Terre.

Aussi, toujours dans le but de reporter plus loin dans les âges antérieurs le commencement des formations géologiques, plusieurs auteurs ont-ils émis l’opinion que la formation des anneaux a été à peu près simultanée, et non pas successive du dehors en dedans. « Il n’est pas nécessaire de supposer, dit M. Kirkwood[3], que, si l’hypothèse nébulaire est vraie, les planètes extérieures doivent avoir une antiquité beaucoup plus grande que les planètes intérieures. La formation des anneaux qui leur ont donné naissance peut avoir été contemporaine. D’où il suivrait que les planètes les plus éloignées sont moins avancées dans leur histoire physique que celles qui sont plus voisines du Soleil. Peut-être même y a-t-il encore au delà de Neptune des anneaux à l’état nébuleux ou tout au moins non encore condensés en une planète unique. »

M. le professeur Trowbridge a montré que la nébuleuse solaire, très aplatie, pouvait en effet s’être partagée, à un certain moment, en une série presque continue d’anneaux[4].

M. S. Newcomb regarde aussi comme nécessaire une profonde modification au mode de formation des anneaux. « Dans son état primitif, lorsque la nébuleuse très rare s’étendait bien au delà des limites actuelles du système solaire, elle devait avoir une forme à très peu près sphérique. À mesure qu’elle s’est contractée, et que l’effet de la force centrifuge a été plus marqué, elle a dû prendre la forme d’un sphéroïde aplati. Lorsque enfin la contraction a été assez avancée pour que la force centrifuge et la force d’attraction se fissent à peu près équilibre à la limite équatoriale extérieure de la masse, le résultat a dû être que la contraction dans la direction de l’équateur a entièrement cessé et s’est confinée dans les régions polaires, d’où chaque particule tombait non vers le centre, mais vers le plan de l’équateur solaire. Ainsi s’est produit un aplatissement continuel de l’atmosphère sphéroïdale, qui a fini par la réduire à un disque plat et mince. Ce disque se serait alors séparé en anneaux, qui auraient formé les planètes suivant le mode décrit par Laplace. Mais il n’y aurait probablement pas grande différence dans l’âge des planètes ; vraisemblablement les minces anneaux intérieurs se seraient plus rapidement condensés en planètes que les anneaux extérieurs beaucoup plus larges. » (M. S. Newcomb, Popular Astronomy, p. 513.)

Si donc une succession presque continue d’anneaux a pu donner naissance à des planètes de grande dimension, séparées comme elles le sont par d’immenses espaces vides, l’hypothèse ainsi modifiée pourra fournir un plus grand nombre d’années pour le refroidissement de la Terre et la formation des couches géologiques, sans toutefois dépasser les 20 ou 30 millions. Mais il ne faut pas perdre de vue que, s’il est possible de calculer assez exactement la vitesse de refroidissement du Soleil gazeux, le même calcul n’est pas possible pour la Terre, en raison de la différence des conditions. Par suite de l’élat solide de la Terre au moins à la surface, la chaleur qu’elle perd n’a aucune relation connue avec sa température intérieure. Si l’on voulait calculer la durée du refroidissement de la Terre au taux de sa perte actuelle de chaleur, il faudrait compter par milliers de millions d’années. Mais l’état liquide ou solide de la Terre fait entrer en ligne de compte une nouvelle donnée qui modifie considérablement l’allure du phénomène. Ainsi que l’a montré M. Lane en 1870[5], la température d’un corps gazeux s’élève continuellement, tandis qu’il se contracte par suite d’une perte de chaleur. En perdant de la chaleur, il se contracte, mais la chaleur engendrée par la contraction est plus que suffisante pour empêcher la température de s’abaisser. Ce paradoxe apparent est une conséquence immédiate de la loi de l’attraction et de la loi de Mariotte. Mais la contraction d’un solide ou d’un liquide produit un effet exactement contraire. La contraction produite par chaque degré d’abaissement de la température enlève probablement une centaine de degrés de chaleur du globe. Il faut joindre encore à cette cause de perte de la chaleur les énormes éruptions de matières fondues qui se sont fait jour à travers la croûte encore peu épaisse, et qui, par leur refroidissement rapide, ont accéléré celui du globe et l’épaississement de la couche solide. Il est donc possible que le refroidissement de la Terre n’ait pris qu’une minime portion des années de chaleur calculées par M. Thomson ; en tout cas, l’Astronomie ne paraît pas pouvoir aujourd’hui en fournir davantage à la Géologie.

  1. Croll, On the probable origin and age of the Sun (Quarterly Journal of Science, t. LV, 1877).
  2. Un corps qui tomberait de l’infini sur le Soleil, sans vitesse initiale, pourrait atteindre une vitesse de 563km par seconde.
  3. On certain harmonies of the solar system (Silliman’s Journal of Science, 2e  série, t. XXXVIII, p. 5).
  4. Trowbridge, On the nebular hypothesis (Silliman’s Journal, 2e  série, t. XXXVIII, p. 356).
  5. Lane, On the theoretical temperature of the Sun (Silliman’s Journal, juillet 1870).