Les Humoristes américains
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 313-335).
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LES
HUMORISTES AMERICAINS

I.
MARK TWAIN.

Le pays qui a produit Rabelais et Voltaire, les Pamphlets de Courier et les Lettres persanes n’a certainement rien à envier sous le rapport de la raillerie légère et piquante ni de la gaîté spirituelle : nous avons, de l’aveu général, poussé au suprême degré l’art délicat du badinage ; il n’en est pas moins vrai que l’humour, bien qu’il relève de l’esprit, dont la vraie patrie est en France, nous demeure étranger à ce point que nous n’avons su jusqu’ici ni traduire le mot, ni définir la chose. C’est l’oscillation entre le sourire et les pleurs, — c’est la plaisanterie d’un homme qui en plaisantant garde une mine grave, voilà ce qu’on a dit de mieux sur ce mélange de verve et de mélancolie, de grâce et de brutalité, de malice et de rêverie, de scepticisme et d’attendrissement, qui donne une saveur particulière au génie de Shakspeare et de Byron, au talent de Sterne, de Heine et de Richter. L’humour est comme un reflet de la vie humaine, féconde en contrastes heurtés et imprévus ; aussi s’empare-t-il vigoureusement de notre imagination et de nos nerfs, quitte à les fatiguer assez vite quand il s’agit d’imagination et de nerfs français, raffinés, exigeans, doublés de bon goût, hostiles aux dissonances. Au fond nous considérons comme barbare, tout en y prenant plaisir, ce carnaval de sentimens et d’idées qui nous montre la gaîté douloureuse, la tristesse bouffonne, le caprice philosophe, — qui embrouille, jusqu’à nous jeter dans une perplexité presque cruelle, les larmes rieuses et le rire navré, le raisonnement et la caricature ; nous éprouvons plus de curiosité que d’admiration pour la tendance des nations septentrionales à faire jaillir l’étincelle du choc des élémens les plus opposés, les plus contradictoires. L’humour, quelque ingénieux qu’il soit, nous semble être une sorte de maladie propre aux parages brumeux, autant pour le moins qu’une qualité littéraire. Si, comme l’a fait Alfred de Musset par exemple, nous lui empruntons son amertume exotique pour l’ajouter au sel plus franc de notre gaîté gauloise, éclose, épanouie en plein soleil, ce n’est jamais sans précautions ni méfiance : nous craindrions de jongler trop hardiment avec le crâne de Yorick et encore plus avec les facétieuses planètes de Jean-Paul. L’humour anglais, lugubre en somme, nous serre le cœur ; la profondeur de l’humour allemand nous semble souvent lourde et obscure. Il est curieux d’étudier à ce point de vue les humoristes américains et de constater les transformations qu’a subies cette forme littéraire, résultat chez eux d’une habitude d’esprit importée, acclimatée, ensauvagée dans le Nouveau-Monde.

The Jumping Frog de Mark Twain doit être cité d’abord comme un des morceaux les plus populaires, presque un type du genre. Il nous est assez difficile néanmoins de comprendre, en lisant ce récit, les éclats de rire (roars of laughter) qu’il souleva « en Australie et aux Indes, à New-York et à Londres, » les nombreuses éditions qu’il obtint, l’épithète « d’inimitable » que lui ont décernée à l’envi les critiques de la presse anglaise. On va en juger par la traduction que nous en avons faite en nous attachant à conserver le mieux possible le ton goguenard de l’original.


LA GRENOUILLE SAUTEUSE DU COMTÉ DE CALAVERAS.

« A la requête d’un mien ami qui m’écrivait de l’est, je rendis visite à Simon Wheeler, vieillard loquace et d’un bon naturel, pour demander des nouvelles d’un ami de mon ami, Léonidas W. Smiley, et j’enregistre ici le résultat de cette démarche. Je soupçonne vaguement Léonidas W. Smiley d’être un mythe ; j’imagine que mon ami ne connut jamais le personnage en question, mais qu’il s’était dit que, si j’en parlais au vieux Wheeler, ce serait rappeler à ce dernier son infâme Jim Smiley, et que l’ennui presque mortel s’ensuivrait pour moi d’entendre quelque infernale histoire, aussi longue, aussi assommante qu’inutile. Si tel fut le projet, il a certainement réussi.

« Je trouvai Simon Wheeler confortablement assoupi dans la vieille taverne ruinée de l’ancien camp de l’Ange, et je remarquai qu’il était gras, chauve, avec une expression toute sympathique de douceur et de simplicité. Il se réveilla et me donna le bonjour. Je lui dis qu’un mien ami m’avait chargé de m’informer auprès de lui d’un compagnon chéri de son enfance, nommé Léonidas W. Smiley, le révérend Léonidas W. Smiley, jeune ministre de l’Évangile, qui avait résidé pour un temps, croyait-il, au camp de l’Ange. J’ajoutai que, si M. Wheeler pouvait me donner quelque l’enseignement à son sujet, je lui serais infiniment obligé.

« Simon Wheeler me poussa dans un coin, m’y bloqua aussitôt à l’aide de sa chaise, me fit asseoir, et dévida le récit monotone qui va suivre. Il ne sourit pas une fois, il ne fronça point le sourcil, jamais il ne changea de ton : sa voix resta la même depuis la première phrase sans trahir soupçon d’enthousiasme ; mais à travers son interminable récit courait une veine de sérieux et de sincérité, preuve évidente que, loin de se figurer qu’il y eût rien de ridicule ou déplaisant dans l’histoire, il la considérait comme matière grave, et admirait en ses deux héros des hommes d’une transcendante supériorité de finesse. Ainsi que je l’ai dit déjà, je lui demandai ce qu’il savait du révérend Léonidas W. Smiley, et il me répondit comme il suit. Je le laissai filer son nœud à sa guise, sans l’interrompre.

« — Il y avait une fois ici un individu connu sous le nom de Jim Smiley : c’était dans l’hiver de 49, peut-être bien au printemps de 50, je ne me rappelle pas exactement. Ce qui me fait croire que c’était l’un ou l’autre, c’est que je me souviens que le grand bief n’était pas achevé lorsqu’il arriva au camp pour la première fois, mais de toutes façons il était l’homme le plus friand de paris qui se pût voir, pariant sur tout ce qui se présentait, quand il pouvait trouver un adversaire, et, quand il n’en trouvait pas, il passait du côté opposé. Tout ce qui convenait à l’autre lui convenait ; pourvu qu’il eût un pari, Smiley était satisfait. Et il avait une chance ! une chance inouïe : presque toujours il gagnait. Il faut dire qu’il était toujours prêt à s’exposer, qu’on ne pouvait mentionner la moindre chose sans que ce gaillard offrît de parier là-dessus n’importe quoi et de prendre le côté que l’on voudrait, comme je vous le disais tout à l’heure. S’il y avait des courses, vous le trouviez riche ou ruiné à la fin ; s’il y avait un combat de chiens, il apportait son enjeu ; il l’apportait pour un combat de chats, pour un combat de coqs ; — parbleu ! si vous aviez vu deux oiseaux sur une haie, il vous aurait offert de parier lequel s’envolerait le premier, et, s’il y avait meeting au camp, il venait parier régulièrement pour le curé Walker, qu’il jugeait être le meilleur prédicateur des environs, et qui l’était en effet, et un brave homme. Il aurait rencontré une punaise de bois en chemin, qu’il aurait parié sur le temps qu’il lui faudrait pour aller où elle voudrait aller, et, si vous l’aviez pris au mot, il aurait suivi la punaise jusqu’au Mexique, sans se soucier d’aller si loin, ni du temps qu’il y perdrait. Une fois la femme du curé Walker fut très malade pendant longtemps, il semblait qu’on ne la sauverait pas ; mais un matin le curé arrive, et Smiley lui demande comment elle va, et il dit qu’elle est bien mieux, grâce à l’infinie miséricorde, tellement mieux qu’avec la bénédiction de la Providence elle s’en tirerait, et voilà que, sans y penser, Smiley répond : — Eh bien ! je gage deux et demi qu’elle mourra tout de même.

« Ce Smiley avait une jument que les gars appelaient le bidet du quart d’heure, mais seulement pour plaisanter, vous comprenez, parce que, bien entendu, elle était plus vite que ça ! Et il avait coutume de gagner de l’argent avec cette bête, quoiqu’elle fût poussive, cornarde, toujours prise d’asthme, de coliques ou de consomption, ou de quelque chose d’approchant. On lui donnait 2 ou 300 yards au départ, puis on la dépassait sans peine ; mais jamais à la fin elle ne manquait de s’échauffer, de s’exaspérer, et elle arrivait, s’écartant, se défendant, ses jambes grêles en l’air devant les obstacles, quelquefois les évitant et faisant avec cela plus de poussière qu’aucun cheval, plus de bruit surtout avec ses éternumens et reniflemens, — crac ! elle arrivait donc toujours première d’une tête, aussi juste qu’on peut le mesurer. Et il avait un petit bouledogue qui, à le voir, ne valait pas un sou ; on aurait cru que parier contre lui c’était voler, tant il était ordinaire ; mais aussitôt les enjeux faits, il devenait un autre chien. Sa mâchoire inférieure commençait à ressortir comme un gaillard d’avant, ses dents se découvraient brillantes comme des fournaises, et un chien pouvait le taquiner, l’exciter, le mordre, le jeter deux ou trois fois par-dessus son épaule, André Jackson, c’était le nom du chien, André Jackson prenait cela tranquillement, comme s’il ne se fût jamais attendu à autre chose, et quand les paris étaient doublés et redoublés contre lui, il vous saisissait l’autre chien juste à l’articulation de la jambe de derrière, et il ne la lâchait plus, non pas qu’il la mâchât, vous concevez, mais il s’y serait tenu pendu jusqu’à ce qu’on jetât l’éponge en l’air, fallût-il attendre un an. Smiley gagnait toujours avec cette bête-là ; malheureusement ils ont fini par dresser un chien qui n’avait pas de pattes de derrière, parce qu’on les avait sciées, et quand les choses furent au point qu’il voulait, et qu’il en vint à se jeter sur son morceau favori, le pauvre chien comprit en un instant qu’on s’était moqué de lui, et que l’autre le tenait. Vous n’avez jamais vu personne avoir l’air plus penaud et plus découragé ; il ne fit aucun effort pour gagner le combat et fut rudement secoué, de sorte que, regardant Smiley comme pour lui dire : — Mon cœur est brisé, c’est ta faute ; pourquoi m’avoir livré à un chien qui n’a pas de pattes de derrière, puisque c’est par là que je les bats ? — il s’en alla en clopinant, et se coucha pour mourir. Ah ! c’était un bon chien, cet André Jackson, et il se serait fait un nom, s’il avait vécu, car il y avait de l’étoffe en lui, il avait du génie, je le sais, bien que de grandes occasions lui aient manqué ; mais il est impossible de supposer qu’un chien capable de se battre comme lui, certaines circonstances étant données, ait manqué de talent. Je me sens triste toutes les fois que je pense à son dernier combat et au dénoûment qu’il a eu. Eh bien ! ce Smiley nourrissait des terriers à rats, et des coqs de combat, et des chats, et toute sorte de choses, au point qu’il était toujours en mesure de vous tenir tête, et qu’avec sa rage de paris on n’avait plus de repos. Il attrapa un jour une grenouille et l’emporta chez lui, disant qu’il prétendait faire son éducation ; vous me croirez si vous voulez, mais pendant trois mois il n’a rien fait que lui apprendre à sauter dans une cour retirée de sa maison. Et je vous réponds qu’il avait réussi. Il lui donnait un petit coup par derrière, et l’instant d’après vous voyiez la grenouille tourner en l’air comme un beignet au-dessus de la poêle, faire une culbute, quelquefois deux, lorsqu’elle était bien partie, et retomber sur ses pattes comme un chat. Il l’avait dressée dans l’art de gober des mouches, et l’y exerçait continuellement, si bien qu’une mouche, du plus loin qu’elle apparaissait, était une mouche perdue. Smiley avait coutume de dire que tout ce qui manquait à une grenouille, c’était l’éducation, qu’avec l’éducation elle pouvait faire presque tout, et je le crois. Tenez, je l’ai vu poser Daniel Webster là sur ce plancher, — Daniel Webster était le nom de la grenouille, — et lui chanter : — Des mouches, Daniel, des mouches ! — En un clin d’œil, Daniel avait bondi et saisi une mouche ici sur le comptoir, puis sauté de nouveau par terre, où il restait vraiment à se gratter la tête avec sa patte de derrière, comme s’il n’avait pas eu la moindre idée de sa supériorité. Jamais vous n’avez vu de grenouille aussi modeste, aussi naturelle, douée comme elle l’était ! Et quand il s’agissait de sauter purement et simplement sur terrain plat, elle faisait plus de chemin en un saut qu’aucune bête de son espèce que vous puissiez connaître. Sauter à plat, c’était son fort ! Quand il s’agissait de cela, Smiley entassait les enjeux sur elle tant qu’il lui restait un rouge liard. Il faut le reconnaître, Smiley était monstrueusement fier de sa grenouille, et il en avait le droit, car des gens qui avaient voyagé, qui avaient tout vu, disaient qu’on lui ferait injure de la comparer à une autre ; de façon que Smiley gardait Daniel dans une petite boîte à claire-voie qu’il emportait parfois à la ville pour quelque pari.

« Un jour, un individu étranger au camp l’arrête avec sa boîte et lui dit : — Qu’est-ce que vous avez donc serré là dedans ?

« Smiley dit d’un air indifférent : — Cela pourrait être un perroquet ou un serin, mais ce n’est rien de pareil, ce n’est qu’une grenouille.

« L’individu la prend, la regarde avec soin, la tourne d’un côté et de l’autre, puis il dit : — Tiens ! en effet ! À quoi est-elle bonne ?

« — Mon Dieu ! répond Smiley, toujours d’un air dégagé, elle est bonne pour une chose à mon avis, elle peut battre en sautant toute grenouille du comté de Calaveras.

« L’individu reprend la boîte, l’examine de nouveau longuement, et la rend à Smiley en disant d’un air délibéré : — Eh bien ! je ne vois pas que cette grenouille ait rien de mieux qu’aucune grenouille.

« — Possible que vous ne le voyiez pas, dit Smiley, possible que vous vous entendiez en grenouilles, possible que vous ne vous y entendiez point, possible que vous ayez de l’expérience, et possible que vous ne soyez qu’un amateur. De toute manière, je parie quarante dollars qu’elle battra en sautant n’importe quelle grenouille du comté de Calaveras.

« L’individu réfléchit une seconde, et dit comme attristé : — Je ne suis qu’un étranger ici, je n’ai pas de grenouille ; mais, si j’en avais une, je tiendrais le pari.

« — Fort bien ! répond Smiley. Rien de plus facile. Si vous voulez tenir ma boîte une minute, j’irai vous chercher une grenouille. — Voilà donc l’individu qui garde la boîte, qui met ses quarante dollars sur ceux de Smiley et qui attend. Il attend assez longtemps, réfléchissant tout seul, et figurez-vous qu’il prend Daniel, lui ouvre la bouche de force et avec une cuiller à thé l’emplit de menu plomb de chasse, mais l’emplit jusqu’au menton, puis il le pose par terre. Smiley pendant ce temps était à barboter dans une mare. Finalement il attrape une grenouille, rapporte à cet individu et dit : — Maintenant, si vous êtes prêt, mettez-la tout contre Daniel, avec leurs pattes de devant sur la même ligne, et je donnerai le signal ; — puis il ajoute : — Un, deux, trois, sautez !

« Lui et l’individu touchent leurs grenouilles par derrière, et la grenouille neuve se met à sautiller, mais Daniel se soulève lourdement, hausse les épaules ainsi, comme un Français ; à quoi bon ? il ne pouvait bouger, il était planté solide comme une enclume, il n’avançait pas plus que si on l’eût mis à l’ancre. Smiley fut surpris et dégoûté, mais il ne se doutait pas du tour, bien entendu. L’individu empoche l’argent, s’en va, et en s’en allant est-ce qu’il ne donne pas un coup de pouce par-dessus l’épaule, comme ça, au pauvre Daniel, en disant de son air délibéré : — Eh bien ! je ne vois pas que cette grenouille ait rien de mieux qu’une autre.

« Smiley se gratta longtemps la tête, les yeux fixés sur Daniel, jusqu’à ce, qu’enfin il dit : — Je me demande comment diable il se fait que cette bête ait refusé… Est-ce qu’elle aurait quelque chose ? On croirait qu’elle est enflée.

« Il empoigne Daniel par la peau du cou, le soulève et dit : — Le loup me croque, s’il ne pèse pas cinq livres.

« Il le retourne, et le malheureux crache deux poignées de plomb. Quand Smiley reconnut ce qui en était, il fut comme fou. Vous le voyez d’ici poser sa grenouille par terre et courir après cet individu, mais il ne le rattrapa jamais, et…

« À ce point de son récit, Simon Wheeler entendit son nom crié dans la cour, et alla voir ce qu’on lui voulait. Se tournant vers moi : — Restez où vous êtes, étranger, mettez-vous à votre aise, je reviens tout de suite.

« Mais, avec votre permission, je ne jugeai pas que la suite de l’histoire de ce vagabond entreprenant, Jim Smiley, pût me mettre beaucoup sur la trace du révérend Léonidas W. Smiley, de sorte que je m’en allai de mon côté.

« À la porte, je rencontrai l’affable Wheeler, qui m’arrêta par la boutonnière et reprit : — Eh bien ! ce Smiley avait une vache jaune qui était borgne et qui n’avait point de queue, rien qu’un petit tronçon comme une banane pour ainsi dire…

« — Que le diable emporte Smiley et sa vache affligée ! murmurai-je poliment.

« Et, donnant le bonjour au vieux gentleman, je le plantai là. »


The Jumping Frog n’est que la première des brèves esquisses qui composent un volume, mais toutes sont empreintes de la même gaîté inoffensive : les chagrins d’Aurélie, dont le fiancé, défiguré par la petite vérole, privé par accidens successifs de ses bras et de ses jambes, est enfin scalpé par les sauvages, de telle sorte qu’elle ne sait plus trop ce qu’il lui reste à aimer en lui, — les moyens burlesques de guérir un rhume, — l’histoire d’un cheval qui ne veut pas marcher, — le récit de la mort de César localisée, tel que le donna le jour même du meurtre une gazette romaine, le Faisceau du soir, tout cela est puisé à la même source de joviale ironie, de pétulance et d’animal spirits, tout cela suffit à divertir prodigieusement un peuple jeune qui ne se pique point d’être blasé. Il est évident que la première réputation de Mark Twain se fit dans les villes neuves, dans les centres miniers de la Californie. Les livres n’y étaient pas nombreux ; il a plaisamment raconté lui-même comment on se passait d’un camp à l’autre, faute de mieux, certain dictionnaire qui revint à son propriétaire, lacéré par les mains avides qui se l’étaient disputé, sans qu’aucun eût eu le temps de le lire. Et d’où partaient ces récits sans prétention destinés à des lecteurs à demi sauvages ? M. Hingston, qui rendit visite en 1863 au jeune humoriste américain, l’a raconté avec esprit. Il partit de San-Francisco pour la Sierra-Nevada dans une saison où les chemins de la montagne, obstrués par les neiges, étaient impraticables ; force lui fut, après des difficultés inouïes, de s’arrêter à Placerville pour y attendre deux mois entiers qu’il devînt possible de continuer le voyage en diligence. Lorsqu’il atteignit enfin Virginia-City, âgée de quelques mois seulement, sur la pente du Mont-Davidson, et qu’il demanda Samuel L. Clemens, plus connu sous le pseudonyme de Mark Twain, on lui indiqua le bureau de la Territorial enterprise. « L’entreprise territoriale » est un journal quotidien de grandes dimensions et fort bien informé, qui fut créé lorsqu’avaient à peine disparu, chassées par1 la ville naissante, les tentes indiennes qui peuplaient ce désert. Le bureau du journal, à fondations de granit, à façade de fer, forme le plus bel ornement de la rue C. Au rez-de-chaussée, M. Hingston vit un salon meublé d’un piano et où l’on buvait ; derrière le salon à boire, deux presses d’imprimerie perfectionnées à vapeur ; au premier étage, les bureaux des courtiers d’actions de mines et un entrepôt d’eau-de-vie ; au second étage, d’autres courtiers et quelques hommes de loi (attorneys) ; au troisième, les bureaux d’administration et de rédaction du journal. Mark Twain, entendant prononcer son nom, cria gaîment : — Apportez le gentleman dans mon antre. Le noble animal y est ! — M. Hingston, admis en sa présence, nous donne de lui le portrait que voici : « Un homme jeune, vigoureusement bâti, le teint vermeil, les cheveux dorés, les yeux clairs et pétillans, franc et cordial de manières, ressemblant plutôt à un mineur qu’à un homme d’étude, capable, on le voyait tout de suite, de jouer son rôle dans une rixe et d’asséner un rude coup aussi lestement qu’il pouvait lancer une bonne plaisanterie ; brusque, réjoui, de bonne humeur, bienveillant, sans façon… Songez que des fenêtres du bureau on découvrait le désert, qu’à dix milles de là les Indiens campaient dans les sauges, que la ville était peuplée de mineurs, d’aventuriers, de brocanteurs juifs, de joueurs, de toute la population roulante des placers et des territoires neufs ; vous comprendrez qu’un rédacteur de journal quotidien dans un lieu pareil ne s’acquitte point de sa besogne les mains gantées, ni ne prenne ses notes dans des cahiers dorés sur tranches. Mark Twain était bien le produit agreste de ce pays sauvage, homme d’esprit et homme d’action, humoriste et ouvrier tout ensemble, Momus en chapeau de feutre et en bottes à genouillères. » Il y a des rapports frappans entre ses œuvres et sa personne physique : rien de délicat ni de fin, ignorance complète du tact, du goût, de toutes les qualités qui ne germent que dans le sol d’une civilisation avancée, — en revanche une vivacité d’imagination, une surabondance d’énergie, une gaîté naïve, honnête, insouciante et sanguine, une bonhomie railleuse, une sève primitive, une excentricité dans l’invention, une originalité dans le style tout à fait incomparables. Mark Twain possède au suprême degré l’esprit que ses compatriotes qualifient de jolly, bluffy, funny, telling, queer, épithètes intraduisibles ; drôle, comique, bouffon, n’en donnent qu’une idée affaiblie. Cette verve intarissable manque souvent de légèreté, — il ne faut pas demander à l’ale la mousse du Champagne, — mais du moins n’est-elle jamais licencieuse. C’est le trait distinctif et honorable de tous les humoristes américains ; ils ont le respect profond de la pudeur ; une jeune fille pourrait lire sans inconvénient ces joyeuses bluettes, en tête desquelles l’auteur écrit avec une présomption qui chez nous arrêterait d’avance le rire : « collection d’excellentes choses prodigieusement amusantes qui amèneront un sourire même sur les physionomies refrognées. » Ce qu’il y a de plus immoral est l’histoire du méchant petit garçon qui jamais ne fut puni, critique assez piquante de ces livres de récréation protestans, de ces froids et tristes sunday books qui enseignent la vertu aux enfans de façon à les en dégoûter, — ce qu’il y a de plus audacieux, c’est la plaisanterie appliquée à quelques traits de la vie de Washington, le grand saint de la république. Il faut dire que certaines pages des Eye-openers, des Screamers, etc., dont la grande réputation nous étonne, n’ont tout leur piquant que pour ceux qui connaissent à fond les abus qu’elles attaquent ; on peut s’en rendre compte en lisant l’anecdote intitulée une Femme de cœur, spirituelle critique de la justice telle qu’on la rendait en Californie aux premiers temps de l’immigration.

« J’étais assis où me voici, dit le juge, à ce même banc. Nous jugions un grand diable de bandit espagnol accusé d’avoir tué le mari d’une jolie Mexicaine. C’était un jour d’été bon pour la paresse et d’une longueur interminable ; les témoins étaient ennuyeux, personne ne s’intéressait aux débats, sauf cette enragée de Mexicaine. Vous savez comme ces femmes aiment et comme elles haïssent ; celle-ci avait aimé son mari de toutes ses forces, et maintenant cet amour bouillonnait en haine, dont ses yeux éclaboussaient l’Espagnol sous forme d’étincelles. C’étaient comme des éclairs de chaleur qui par momens me réveillaient moi-même. J’avais donc ôté mon habit et j’étais les talons en l’air, étendu tout en sueur, — entre les dents un de ces cigares de feuilles de choux que les gens de San-Francisco trouvaient assez bons pour nous dans ce temps-là ; les avocats aussi avaient ôté leurs habits, fumant et pâlissant de fatigue, les témoins aussi et le prisonnier de même. Le fait est qu’une affaire de meurtre n’inspirait aucun intérêt, le verdict de non-culpabilité étant toujours rendu, car chaque juré s’attendait à ce qu’on lui rendît la pareille un jour ou l’autre. Bien que toutes les preuves fussent contre l’Espagnol, nous savions que nous ne pouvions le condamner sans paraître arrogans et sans faire injure à la plupart des membres de notre société, car dans ce temps-là il n’existait chez nous ni équipages, ni livrées, et le seul luxe qu’on se permît était d’avoir chacun son petit cimetière particulier. Cependant cette femme s’était mis en tête de faire pendre l’Espagnol, et il fallait voir comme elle dardait sur lui un regard enflammé, pour le tourner ensuite suppliant vers moi et interroger de même le visage de chacun des jurés, et enfin laisser tomber sa tête entre ses mains, comme si elle y eût renoncé, puis se ranimer encore et se reprendre à la même inquiétude ardente ; mais quand le jury prononça le verdict de non-culpabilité, et que je déclarai au prisonnier qu’il était acquitté, libre de s’en aller par conséquent, la diablesse se leva si droite qu’elle paraissait grande comme un vaisseau de soixante-quatorze canons, et dit : — Juge, dois-je comprendre que cet homme qui a tué mon mari sans cause, sous mes yeux, sous les yeux de mes petits enfans, n’est pas coupable, et que tout a été fait contre lui de ce que la justice et la loi peuvent faire ?

« Je répondis : — C’est cela même. — Que croyez-vous qu’elle fit alors ? Elle se retourna comme un chat sauvage vers cet imbécile d’Espagnol, qui ricanait, et, tirant un pistolet de sa gorge, le tua raide en plein tribunal.

« — C’était une femme de cœur, dis-je.

« — N’est-ce pas ? fit le juge avec admiration. Je n’aurais voulu pour rien au monde manquer de voir cela. J’ai ajourné la séance immédiatement, nous avons remis nos habits, et nous sommes tous sortis faire une souscription pour elle et ses petits avant de les renvoyer à leurs amis de l’autre côté de la montagne. Ah ! c’était une femme de cœur ! »

Ailleurs nous recueillons un trait de mœurs et de caractère, l’âpre amour du gain croqué au vol. Le petit Johnny Greer vient d’arracher au courant de la rivière le cadavre d’un négrillon, et le pasteur célèbre emphatiquement cet acte d’héroïsme à l’église, devant le cercueil entouré par la foule. — C’est vrai que tu as fait cela ? demande tout bas un polisson de ses camarades à Johnny Greer.

— Oui.

— Tu as ramené cette carcasse, tu l’as sauvée toi-même ?

— Oui.

— Farceur ! Et combien t’a-t-on donné ?

— Rien.

— Quoi ! (Avec un mépris profond.) Sais-tu ce que j’aurais fait à ta place ? Je l’aurais ancré dans le courant, et j’aurais dit : Cinq dollars, gentlemen, ou vous n’aurez pas votre nègre.

Le journalisme du Tennessee, où le revolver joue un plus grand rôle que la plume, les esprits frappeurs, les assurances dont on fait un si grand abus en Amérique, sont pour nous dépourvus d’intérêt ou tout au moins d’à-propos ; nous ne pouvons en réalité juger avec compétence que les voyages de Mark Twain.

Au printemps de 1867, un merveilleux perfectionnement du vulgaire train de plaisir fut imaginé à New-York. Un bâtiment à vapeur devait partir du port de cette ville en été, gagner par l’Atlantique la Méditerranée, s’arrêter successivement sur les côtes d’Espagne, de France, d’Italie, de Turquie, de Grèce, d’Égypte et de Syrie, puis ramener les voyageurs au commencement de l’hiver dans leur patrie, le tout à prix réduits : 1,250 dollars (environ 6,300 francs). À cette époque, la fortune de Mark Twain avait grandi ; le rédacteur de l’Entreprise territoriale de la Nevada habitait San-Francisco, et passait dans toute l’Amérique pour un des maîtres de la nouvelle littérature californienne. Il écrivit son nom déjà célèbre à côté de ceux de trois ministres de l’Évangile, de huit docteurs, de seize dames, de plusieurs officiers de terre et de mer, qui composaient la troupe des passagers, et au commencement de juin la Quaker-City leva l’ancre. De ce voyage sont sortis deux volumes, The Innocents abroad (de New-York à Naples), et The New Pilgrim’s progress, qui comprend l’excursion en Grèce, en Syrie et dans la terre-sainte. Le premier surtout est intéressant pour nous. Quelle opinion rapportera de notre vieille Europe cet ingénu, cet innocent, comme il s’appelle lui-même, s’embarquant sans instruction préalable, sans admirations préconçues, sans parti-pris, de quelque nature qu’il soit, sans aucun de ces préjugés que nous suçons pour ainsi dire avec le lait, simplement résolu à voir les choses comme elles sont, et prêt à mettre tout son esprit au service de sa curiosité ? Du monde, il ne connaît que les montagnes de son pays natal, aux pentes brutalement éventrées par la pioche des mineurs, et de grands villages dont tous les citoyens sont égaux le pistolet au poing ; il va comparer à ces sociétés naissantes nos aristocraties caduques, à cette nature exceptionnelle, revêtue d’un manteau d’or, nos campagnes riches de leur seule fertilité, à ces édifices de la veille nos grandes ruines historiques, à l’industrie dont il a vu le plus splendide développement les arts qu’il ignore.

Eh bien ! il est à remarquer qu’un Persan de Montesquieu, un Huron de Voltaire, voire une simple Péruvienne de Mme de Graffigny raisonne beaucoup plus judicieusement de la civilisation européenne qu’un véritable Américain de San-Francisco. C’est qu’il ne suffit pas d’avoir de l’esprit ni même du goût naturel pour apprécier des œuvres d’art, pour se former une opinion esthétique : rien ne remplace l’habitude. Hawthorne l’a bien prouvé, Hawthorne, l’un des talens les plus complexes, les plus délicats, les plus cultivés, qu’ait produits l’Amérique, — Hawthorne, qui se rattacha au vieux monde pourtant par la science profonde des secrètes maladies de l’âme, une sensibilité exquise, un tempérament aristocratique. Hawthorne n’est plus lui-même quand il nous parle de l’Italie : il hésite, il tâtonne dans ses jugemens si fermes et si fins d’ordinaire : il se trompe à chaque instant. De quelles hérésies doit donc se rendre coupable un jeune pionnier littéraire de la nouvelle Amérique, tout de fougue et d’instinct, démocrate, et pratique, prompt à tourner en ridicule ce qui ne lui est pas familier et susceptible d’être blessé dans un très vif amour-propre patriotique par tout ce qui diffère trop absolument des mœurs de son pays natal ! Lui-même en convient : les embarcadères de chemins de fer, les grandes routes, les boulevards, les entrepôts, les halles, l’intéressent plus que cent galeries d’œuvres d’art sans prix, parce qu’il peut comprendre les uns, et que pour juger les autres il n’a ni éducation, ni expérience, ni aucun point de comparaison ; mais les beautés naturelles trouvent en lui un observateur sensitif et intelligent. Ainsi à ses piquantes boutades sur le mal de mer, la vie à bord, les interminables parties de dominos, les bals sur le pont, le journal que chacun a la prétention d’écrire, et les divers moyens que l’on peut employer pour tuer le temps durant une traversée, il mêle certaines vues des Açores, du Maroc et des côtes d’Espagne qui prouvent que le talent descriptif, assez rare parmi ses compatriotes, lui est surabondamment accordé.

L’histoire de la paire de gants bleus trop petits,-que lui fait acheter à force de flatteries une jolie gantière de. Gibraltar, est un échantillon de cette verve moqueuse que l’auteur de the Jumping Frog tourne volontiers contre lui-même. « Je ne les demandais pas bleus, mais elle me dit qu’ils feraient si bon effet sur une main comme la mienne ! Cette remarque me toucha. Je jetai un regard furtif sur ma main, et je ne sais comment il se fit qu’elle ne me parut pas avoir mauvaise grâce. Essayant donc le gant gauche, je rougis un peu, car il était évidemment trop juste, mais elle me consola en disant : — Oh ! il va parfaitement ! — quoique je sentisse qu’elle mentait. Je tirais avec vivacité ; c’était un travail décourageant. Elle me dit : — Ah ! je vois que vous avez l’habitude de porter des gants de chevreau ; ici bien des gens sont maladroits pour se ganter, faute de savoir. — C’était le dernier compliment auquel je me fusse attendu, ayant tout au plus l’expérience de la peau de daim. Un nouvel effort, et je déchirai le gant au-dessous du pouce, jusque dans l’intérieur de la main, mais je m’efforçai de dissimuler ce malheur ; elle persistait dans ses complimens, et moi je persistais dans la résolution de les mériter ou de mourir. — Ah ! vous vous y connaissez ! (Le dessus du gant craquait.) Ils sont exactement à votre mesure, la main est très petite ; s’ils se déchirent, que monsieur ne les paie pas ! (Une ouverture béante au milieu.) Je sais à première vue si l’on a ou non l’habitude des gants de chevreau ; il y a une grâce que l’habitude seule… (Mon poing fit définitivement éclater le gant, dont il ne resta rien qu’une ruine mélancolique.) J’étais trop flatté pour jeter la marchandise sur le comptoir de cet ange ; j’étais en sueur, vexé, confus, mais heureux. Seulement je haïssais mes compagnons pour l’intérêt qu’ils semblaient prendre à l’aventure ; j’aurais voulu qu’ils fussent loin, je me sentais infiniment méprisable en disant : — Celui-ci va bien, et il est très élégant ; j’aime les gants un peu justes. Non, non, peu importe, madame, ne faites pas attention. Je mettrai l’autre dans la rue. Il fait chaud ici. : — Il faisait chaud, je ne me rappelle pas de lieu plus chaud que celui-là. Je payai, et en sortant avec un salut fascinateur je crus distinguer dans l’œil de la jeune femme une lueur de moquerie contenue ; quand, un peu plus tard, je me retournai, elle riait toute seule de je ne sais quoi. — Oh ! certainement, pensai-je en m’interpellant avec dégoût, vous vous entendez en gants de chevreau, n’est-ce pas, triple brute ? — Le silence de mes amis m’ennuyait. Enfin Dan dit d’un air rêveur : — Il y a des gentlemen qui ne savent pas mettre leurs gants, mais d’autres savent à merveille. — Le docteur reprit, s’adressant à la lune, je crois : — Mais un gentleman qui a l’habitude des gants est toujours facile à reconnaître. — Le soliloque de Dan reprit après un silence : — Il y a une grâce… — Assez là-dessus, mes garçons ! Vous vous croyez très spirituels, je suppose ; je ne suis pas de votre avis, et, si vous soufflez un mot de tout ceci à bord, je ne vous pardonnerai jamais ; j’ai dit. — ils me laissèrent tranquille ; nous nous laissions toujours tranquilles à temps pour empêcher la mauvaise humeur de gâter nos plaisanteries.

En présence de beaucoup d’autres merveilles européennes, le pauvre Mark Twain est aussi dépaysé que devant les gants de chevreau, et, comme il n’a pas de gantière pour lui en faire les honneurs avec esprit, il dissimule son embarras sous une ironie qui frappe souvent à tort et à travers. La France n’a pas précisément à se plaindre de lui ; il la proclame dès les premiers jours ensorcelante, il se croit emporté à toute vapeur au milieu d’un jardin. A coup sûr, on arrose chaque jour ces brillantes prairies, chaque jour on leur fait la barbe ; un jardinier-architecte veille à la symétrie des haies ; les peupliers, qui divisent en carrés aussi réguliers que ceux d’un échiquier le délicieux paysage, sont tous de hauteur uniforme et déterminée mètre en main ; les routes, blanches, droites et unies, sont sablées, ratissées comme des allées de parc ; autrement comment s’expliquer tant d’ordre, de propreté, de symétrie ? « Oui, c’est le plaisant pays de France, impossible de le désigner mieux. Il paraît que home n’a pas d’équivalent en français ; eh bien ! ayant la chose dans un lieu si charmant, on peut se passer du mot… J’ai remarqué qu’un Français à l’étranger ne renonçait jamais à revoir son pays un jour ou l’autre, et je ne m’en étonne plus. »

En ce pays, tout est réglé comme une horloge. Sur trois hommes, il y en a un qui porte un uniforme quelconque, et, qu’il soit maréchal de France ou simple employé de chemins de fer, il est toujours disposé à répondre aux questions avec une infatigable politesse, prêt à vous indiquer le compartiment que vous devez prendre, prêt à vous y conduire, afin d’être bien sûr que vous ne vous égarerez pas. Vous ne pouvez passer dans une salle d’attente sans montrer le billet qui vous en donne le droit, vous ne pouvez sortir sans que le train soit au seuil même. Vous êtes entre les mains de fonctionnaires spéciaux qui étudient avec zèle votre bien-être et vos intérêts, au lieu d’employer leurs talens à vous tracasser et à vous gourmander, ce qui est souvent la principale occupation de ce despote content de lui, un chef de train en Amérique. Mark Twain exagère même nos mérites ; jamais d’accidens en chemin de fer, partout la politesse la plus exquise, — et quelles belles villes que Tonnerre, Sens, Melun et les autres ! . Quel calme et quel ordre au débarcadère ! Quelle différence avec les voyages dans les montagnes de l’ouest et sur la ligne du Missouri ! — Mark Twain rappelle un de ces voyages. Deux mille milles de tapage et de cahots jour et nuit, d’abord sur un incommensurable tapis de verdure, plus uni et plus doux qu’aucune mer et où l’ombre des nuages trace des dessins en rapport avec cette immensité. Six mustangs emportent à toute vitesse, sans que le fouet qui claque à leurs oreilles les touche jamais, la diligence, au sommet de laquelle les voyageurs, allongés sur des sacs, fument leur pipe en rêvant, — et quels beaux rêves inspirés par les horizons bleus d’un monde qui ne connaît d’autre maître que le passant qui en jouit ! Après la prairie, des déserts plus arides. Certes il n’y a pas là de villes, ni de cathédrales, ni de forteresses, mais les rocs éternels représentent à s’y tromper et sur une échelle colossale les monumens de la main des hommes ; cette architecture surhumaine flamboie, enveloppée de la pourpre du soleil, au milieu des pics couronnés de brouillards et de neiges qui jamais ne fondent. Les villes n’ont pas de bruits comparables à ceux du tonnerre grondant sous les pieds du voyageur, tandis que les nuées orageuses de ces régions indomptées effleurent son visage comme autant d’étendards en lambeaux.

Voyez la perfidie ! Ce plaisant pays de France, placé ainsi à côté de la moins plaisante, mais plus grandiose Californie, se trouve tout à coup réduit, sous la grêle de complimens dont on l’écrase, aux proportions d’un jouet de Nuremberg. Cependant, à peine arrivé à Paris, Mark Twain est obligé de convenir qu’il n’a rien vu de comparable aux maisons de pierre blanche régulièrement alignées et précédées d’un alignement non moins régulier de réverbères, aux magasins de bijouterie, où l’or est séparé de l’imitation, bien qu’on puisse s’y tromper, — quelles honnêtes gens que ces Français ! — au bois de Boulogne et à ses équipages ! Voilà tout. De Notre-Dame, il ne remarque guère que les reliques, qui lui paraissent ridicules ; il en parle un peu moins longuement que de la Morgue ; les chefs-d’œuvre du Louvre lui sont un prétexte pour déclamer contre la basse adulation des artistes, qui ont prostitué leur génie au point d’asseoir des tyrans et des princesses infâmes sur les nuages d’une apothéose ! Il accorde plus d’attention qu’elle n’en mérite à la colonne de Juillet, afin de pouvoir maudire la place qu’occupa la Bastille. Les revues militaires l’intéressent ; c’est dans une revue qu’il rencontre pour la première fois Napoléon III et son hôte le sultan. Ce dernier représente, bien entendu, aux yeux d’un démocrate, l’ignorance, la superstition, le despotisme sanguinaire ; quant à l’autre, il en fait l’expression vivante du XIXe siècle, un parvenu sublime ; il faut citer les paroles mêmes de l’humoriste américain, que les événemens se sont chargés d’interpréter à leur façon. « On l’a bafoué, on l’a nommé bâtard, tandis qu’impassible il poursuivait une chimère apparemment irréalisable. On l’a exilé : dans l’exil, ses rêves l’ont suivi en Amérique, il a couru des courses à pied, et le voici sur un trône ! Ce trône, il savait qu’il l’occuperait ; ni le fiasco de Strasbourg, ni sa captivité dans les cachots de Ham ne l’ont découragé ; c’est le génie de l’énergie, de la persévérance, de l’entreprise. C’est lui qui crie à l’Europe : en avant ! Il a reconstruit Paris en grande partie, il a reconstruit presque toutes les villes de ses états… » Dans son admiration pour les maisons de pierres, ce citoyen californien est bien près, quoi qu’il en dise, de pardonner à son héros la guerre du Mexique. Que la France puisse avoir besoin de liberté, il ne paraît pas l’admettre : ce bien-là est réservé à l’Amérique ; Napoléon III nous a donné tout ce qu’il faut à un peuple aussi peu soucieux que le nôtre de ses affaires politiques, — la sécurité. Nulle part la vie et la propriété ne sont mieux protégées qu’en France. D’ailleurs « ce petit homme aux moustaches aiguës, au visage flétri et impénétrable, aux yeux à demi clos sur la ruse dont ils sont pleins, » a des qualités de nerve, de self reliance, de craft, d’endurance, qui font de lui un grand spéculateur, un intrépide aventurier, un american fellow.

Ce qui console un peu Mark Twain de la supériorité architecturale de Paris sur les villes de la Sierra-Nevada, c’est l’absence d’éclairage au gaz et de savon dans les chambres d’hôtel. Il se hâte de conclure que nous ignorons absolument le comfort et la propreté. Parce qu’un barbier l’a rasé, dit-il, comme on scalpe en son pays, la Californie est avertie qu’il n’existe pas en France, en Italie non plus, de main assez habile pour abattre sans effusion de sang cette forêt vierge, la barbe d’un citoyen de Nevada ; les embarras que lui cause une toison dont il est fier évidemment font naître des scènes comiques tout le long du récit. Il confesse ses déceptions au sujet de la gaîté française : il avait cru les Français toujours prêts à rire de tout (à rire très haut probablement) ; il juge notre moralité d’après les mœurs de Mabille. Comme Henri Heine, il s’est hâté de chercher la grisette, qu’il adore sur la foi des romans ; seulement Heine rencontre ce qu’il cherche et persiste à l’adorer : la grisette n’existât-elle nulle part, son enthousiasme et sa bonne volonté l’inventeraient, tandis que Mimi Pinson dégénérée est l’objet des plus sévères anathèmes et des railleries les plus cruelles de la part de Mark Twain. Du reste toutes les Françaises lui paraissent assez communes, avec de grands pieds, de grandes mains, le nez retroussé ; les plus jolies parmi elles sont des Américaines.

Disons, pour excuser tant et de si lourdes bévues, que Mark Twain n’a pas vu Paris, qui, à l’époque de l’exposition universelle, n’était qu’un immense caravansérail. En revanche, les grandes eaux et les charmilles taillées de Versailles, des monumens à leur manière, l’ont ébloui. Certes nous n’y trouverions rien à redire, si, dans un brillant tableau de la cour « licencieuse » de Louis XIV, il ne prêtait à Mme de Maintenon le caractère d’une Dubarry. Peut-être après tout les confond-il, comme il fait de Raphaël et de Rubens, de Catherine et de Marie de Médicis. Les impressions de voyage de Mark Twain, lorsqu’elles s’émaillent de souvenirs historiques, sont bien plus amusantes que l’auteur ne le soupçonne. Il visite au château d’If la cellule de Monte-Christo avec autant d’intérêt que celle du masque de fer, déclame au cimetière du père Lachaise contre l’immoralité d’Abeilard, s’attendrissant sur cette dupe intéressante, le chanoine Fulbert, et réservant sa couronne d’immortelles pour les sicaires qui ont accompli une œuvre de justice, de même qu’un peu plus tard, à la bibliothèque ambrosienne, les sonnets de Pétrarque lui inspireront une sympathie subite pour le mari de Laure !

C’est le droit des humoristes d’être extravagans ; encore faut-il que le bon sens, bien que soigneusement dissimulé, perce un peu sous le paradoxe. Au moment même où Henri Heine (on ne peut trop citer ce maître lorsqu’il s’agit d’humour) se joue le plus lestement des dieux de l’Olympe, nous sentons qu’il a beau travestir Vénus en dame aux camélias, son âme, en dépit des blasphèmes de sa bouche, se prosterna avec de pieux transports aux pieds de la statue de Milo. Chez Mark Twain au contraire, le protestant se cabre contre le culte païen des marbres brisés, le démocrate refuse toute poésie au moyen âge. En Italie et en Grèce, il devient simplement absurde. Sans doute, ses yeux ne sont pas insensibles au genre de grandeur baroque et anti-classique des palais de Gênes ; le grand canal de Venise, parsemé de gondoles, les découpures audacieuses de la cathédrale de Milan, le golfe de Naples vu de l’Ermitage, le Parthénon au clair de la lune, lui plaisent comme autant de décors à effets ; mais jamais il ne pardonnera aux grands maîtres ni de s’être laissé protéger par les rois, ni d’avoir peint des Vierges insignifiantes ou de hideux martyrs, au lieu d’immortaliser des scènes telles que celle-ci par exemple : Christophe Colomb revenant enchaîné de la découverte d’un monde. — Et quel scandale que la magnificence du tombeau des Médicis au cœur même d’un pays de mendians !

Rien n’est plus méprisable que la pauvreté aux yeux d’un Américain, et elle devient haïssable tout à fait quand elle conserve des allures princières : aussi Mark Twain méprise et déteste l’Italie ; il la voit sur la pente d’une banqueroute, et se demande comment on n’a pas, pour y remédier, l’heureuse inspiration de jeter ses œuvres d’art dans le trésor public. Ce qui le frappe le plus à Rome, c’est qu’on vit en pleine idolâtrie, adorant premièrement la mère de Dieu, secondement le Père éternel, troisièmement saint Pierre, puis douze ou quinze papes et martyrs couronnés, enfin Jésus-Christ, mais toujours sous forme de baby. Les galeries du Vatican lui procurent ce vertige pénible qu’ont éprouvé du reste avant lui tous les voyageurs pressés de satisfaire une curiosité banale et stérile, de voir beaucoup de tableaux en peu de temps. S’il a une préférence pour la Transfiguration, c’est principalement parce qu’elle est seule dans une salle. Les ruines sublimes du Colisée le pénètrent de la supériorité de l’Amérique, qui punit ses criminels en les forçant à travailler au profit de l’état, sur l’antique Rome, qui ne savait tirer des châtimens qu’elle infligeait que le plaisir fugitif d’un spectacle.

Depuis longtemps, il est avéré que le meilleur moyen de bien connaître une personne est de voyager avec elle ; eh bien ! dans le cours de ce voyage en compagnie de Mark Twain, nous découvrons à la longue, sous sa bonhomie et son ingénuité apparente, des défauts dont on ne se serait jamais douté. — Que disions-nous qu’il n’avait pas de parti pris d’avance ? Il a au plus haut degré celui de ne paraître étonné de rien, particulier du reste à tous les sauvages ; il avoue lui-même qu’un de ses grands plaisirs est de désespérer les guides par son indifférence et sa stupidité. En outre il est décidément envieux ; à chaque pas, il est forcé de le reconnaître. — J’envie aux Européens, nous dit-il, de se reposer si souvent. Le charme principal de la vie européenne est le loisir ; en Amérique, nous nous hâtons toujours, et, le travail de la journée fini, nous ne parvenons pas à nous en distraire, comme font les Européens, qui prennent des glaces ou d’autres breuvages doux en écoutant de la musique, vont se coucher d’assez bonne heure et dorment bien. La nuit, nous pensons à nos pertes, à nos gains, nous emportons nos affaires au lit ; nous nous dévorons de soucis et d’excitations ; nous sommes vieux quand un Européen est encore à la fleur de l’âge. Nous ne nous donnons jamais de trêve, nous nous traitons plus mal que nous ne traiterions une pièce de terre qui se repose après avoir produit, ou les objets inanimés à notre usage, qui sont mis de côté à l’occasion en vue de durer plus longtemps. Nous n’avons jamais pitié de nous-mêmes. Quel peuple robuste, quelle nation de penseurs nous serions, si nous nous accordions parfois quelques minutes d’arrêt ! — Il envie aux connaisseurs leur admiration, si elle est franche, leur ravissement, si c’est du ravissement, devant des tableaux qui à son avis ne sont même plus intelligibles, entre autres la Cène de Léonard de Vinci. Pour lui, il est comme un homme qui, devant de vieux troncs vermoulus, entendrait crier : quelle forêt magnifique ! — ou devant une vieille femme ridée : quelle beauté sans égale ! — Il est indigné de la célébrité du lac de Côme, si loin de la transparence du lac Tahoe, où l’on peut compter les écailles d’une truite à cent quatre-vingts pieds de profondeur. Il constate avec colère que toutes les églises d’une ville d’Amérique réunies ne pourraient acheter la friperie d’une des cent cathédrales de l’Italie. Il est vrai, ajoute-t-il, et cette aigreur est une preuve de plus de son dépit, qu’à chaque mendiant d’Amérique l’Italie peut en opposer cent avec des haillons et de la vermine à proportion. Pompéi l’irrite parce qu’il en reste assez pour fixer notre opinion sur l’histoire de la ville et ses mœurs dans leurs moindres détails. Si la lave d’un volcan ensevelissait une ville américaine, que trouverait-on sous les cendres refroidies ? A peine un débris significatif.

Nous lui pardonnerions volontiers son amour-propre patriotique, souvent blessé par l’ignorance des Européens, surtout en ce qui concerne le Nouveau-Monde, pourvu que cet orgueil fût sans mélange, de vanité personnelle ; mais comment se fait-il que Mark Twain, si sévère pour ces pauvres Turcs, ne trouve presque rien à critiquer en Russie, où, l’absolutisme n’a cependant pas cessé de fleurir ? Ne cherchez pas bien loin la cause de cette indulgence : le tsar a reçu nos farouches républicains, l’impératrice, la grande-duchesse Marie leur ont parlé anglais ; ils ont été promenés dans le palais de Yalta par l’empereur lui-même, invités à visiter aux environs les palais du prince héréditaire et du grand-duc Michel, ils ont déjeuné avec des ducs, des princes, des amiraux, des dames d’honneur, et il se trouve que Yalta évoque chez les voyageurs un tendre souvenir de leurs sierras natales, que le thé du grand-duc est le meilleur de tous les thés, et les toilettes des princesses les plus simples et les plus élégantes à la fois de toutes les toilettes. Mark Twain ne trouve plus les empereurs aussi haïssables, on sent qu’il se préoccupe de n’avoir pas eu peut-être à un degré suffisant des façons de cour. « Une responsabilité grave pesait sur nous, car nous représentions non pas le gouvernement, mais le peuple d’Amérique, et nous devions faire de notre mieux pour être à la hauteur de la mission. D’autre part, la famille impériale considérait sans doute qu’en nous accueillant ainsi elle témoignait des égards plus directs au peuple américain qu’en faisant pleuvoir les honneurs sur un peloton de ministres plénipotentiaires, et elle voulut donner à l’événement toute la signification possible de bienveillance et de cordialité. Nous avons pris ainsi les attentions dont on nous combla, cela va sans dire, mais nous ne nions pas l’orgueil personnel que nous ressentîmes en nous voyant traités comme les représentans d’une grande nation. » Il déclare en riant avoir reçu le lendemain à bord le prince Dolgorouki, le baron Wrangel et autres visiteurs distingués avec une certaine froideur digne, ayant pris l’habitude d’intimités plus hautes, et il se moque de sa propre vanité ; c’est du reste ce qu’il a de mieux à faire, car pour la cacher, il ne réussirait pas.

La poésie rêveuse de l’Orient n’est point du goût d’un esprit positif tel que le sien. Mark Twain souhaite à la Turquie d’être annihilée par son ami le tsar ; mais en Palestine, le saint livre à la main, il recommence, comme il dit, à se sentir at home. Avec cette érudition, nous pourrions presque dire ce pédantisme biblique propre à ceux de sa religion, il compose consciencieusement un itinéraire des plus agréables et des plus sérieux à la fois, où l’esprit de vénération dont il nous avait paru tout à fait dépourvu jusque-là s’affirme d’une manière très remarquable. Il y a des sujets sur lesquels l’humoriste américain le plus audacieux ne plaisante jamais : c’est une supériorité de cette littérature légère sur la nôtre.

L’ensemble du Pleasure Trip on the continent mérite-t-il cependant le succès dont il jouit ? Malgré l’indulgence que nous devons avoir pour les jugemens d’un étranger en songeant que ceux d’entre nous qui ont visité l’Amérique sont tombés sans doute sous l’influence de préjugés presque aussi dangereux que l’ignorance dans des erreurs égales, malgré l’esprit dont pétillent certaines pages, il faut dire que ce voyage est fort au-dessous des excursions moins célèbres du même auteur dans son propre pays. Il n’a ses coudées franches, il n’est absolument lui-même avec les instincts énergiques qui le portent aux difficultés et à l’aventure, avec ses explosions de gaîté vaillante, au milieu des circonstances les plus terribles, que dans ce far-west, où, le rire aux lèvres, il se fraie un rude chemin. parmi les bandits et les Indiens, les déserts et les neiges, maniant tantôt le revolver, tantôt les outils du mineur, pour saisir enfin, après avoir brandi la pioche et secoué la battée, la plume du journaliste d’une main non moins vigoureuse. Les villes telles que Virginia-City conviennent à son tempérament de pionnier mille fois mieux que nos capitales européennes féodales et gothiques, reines déchues parfois et qui s’enveloppent dans leur deuil d’une silencieuse majesté que les initiés seuls savent comprendre. Ce qu’il lui faut, c’est le bruit, le mouvement, la vie industrielle et animale de ces rues encombrées d’une si longue procession de wagons de quartz, de charrettes chargées, qu’on est forcé parfois d’attendre une demi-heure pour traverser la voie principale, — et les constructions rapides, légères, de bois ou de brique, qui se dressent en un clin d’œil sous les noms de banques, d’hôtels, de théâtres, de prisons, de clubs, de cafés, de maisons de jeu, — et les rixes continuelles que ne parvient pas à empêcher la police, quelque forte qu’elle soit. Tout cela tient en éveil les énergies de chacun, car il faut se défendre, et le danger contribue à l’excitation de ces flush-times, où l’or est commun presque autant que la poussière. De là vient qu’on ne rencontre jamais de visage attristé ; la joie au contraire est partout, une joie âpre, intense, fiévreuse, qui trahit l’ambition en train de s’assouvir. la ville se tient suspendue à une pente si rapide (7,200 pieds au-dessus du niveau de la mer), que chaque rue est une terrasse séparée de la rue inférieure par une descente de 40 à 50 pieds. Un filon traverse la ville du nord au sud, de sorte que le fracas d’un travail incessant domine tous les autres. L’une des mines emploie à elle seule 675 ouvriers payés chacun 4 et 6 dollars par jour. Sur les 15 ou 18,000 habitans, la moitié s’agite industrieuse ou turbulente dans les rues, l’autre s’enfouit comme un peuple de fourmis dans les tunnels et les gangues qui passent sous ces mêmes rues. Mark Twain aime l’explosion qui, retentissant au plus profond des entrailles de la terre, fait trembler sa chaise tandis qu’il écrit.

Telle est Virginia-City à son aurore. Que deviendra-t-elle avec le temps ? Peut-être prendra-t-elle rang un jour parmi les villes principales, San-Francisco, Sacramento, Stockton, Marysville, qui rappellent de leur mieux le luxe de New-York, ce qui fait que Mark Twain les trouve volontiers old fashioned ; peut-être disparaîtra-t-elle du sol déchiré, interrogé de toutes parts et enfin appauvri, comme disparut cette ville de la vallée du Sacramento dont il nous conte la curieuse histoire, qui florissait il y a quinze ans, et dont il ne subsiste pas de trace aujourd’hui, a Pas une âme, pas une maison, pas une pierre ! Vous ne croiriez jamais qu’elle eut ses journaux, ses compagnies d’assurances, sa milice de volontaires, sa banque, ses hôtels, ses tripots remplis de fumée de tabac et d’hommes barbus de toute nation et de toute couleur assemblés autour de tables où s’entassait plus de poussière d’or qu’il n’en faudrait pour les revenus d’une principauté d’Allemagne. Vous ne croiriez jamais qu’elle eût contenu tant de travail, de gaîté, de musique, assisté à tant de fêtes, de combats, de meurtres. Il y avait une enquête pour coups de couteau ou de pistolet presque chaque matin avant déjeuner ; enfin on ne manquait de rien de ce qui embellit l’existence, de ce qui contribue à la prospérité d’une jeune ville pleine de promesses, et maintenant il ne reste qu’une morne solitude. Les hommes sont partis, les maisons se sont évanouies, on a oublié jusqu’au nom de ce lieu. Dans aucun autre pays, aux temps modernes, les villes ne sont mortes aussi vite ni aussi complètement que dans ces anciennes régions des mines. »

La population des premiers établissemens californiens devait être curieuse à observer ; le monde n’en avait jamais vu et n’en reverra probablement jamais de pareilles. Imaginez une agglomération de deux cents jeunes gens par exemple, de deux cents athlètes intrépides, débordant de vigueur et d’audace, royalement doués de tout ce qui fait des hommes ; point de vieillards, point d’enfans, rien que des géans, qui, ayant pris possession au gré de leur fantaisie des solitudes étonnées d’un pays désert, y firent des orgies d’or, de whisky, de sang et de fandangos, heureux autant qu’un être libre et fort peut l’être en lâchant la bride à ses instincts les plus effrénés. Le mineur tirait quotidiennement de 100 à 1,000 dollars de son placer, et, les enfers de jeu aidant, il ne possédait plus un sou le lendemain. Les compagnons faisaient leur propre cuisine, recousaient leurs habits, lavaient leurs chemises bleues, et, quand un homme voulait se battre, il n’avait qu’à paraître en chemise blanche, on l’accommodait à son goût, car ces titans abhorraient toute aristocratie. C’était une société unique ; des hommes, rien que des hommes… Ils auraient couru en foule pour voir seulement passer de loin une femme. Les vétérans de certain camp racontent qu’un matin le bruit se répandit qu’une femme était venue. On avait vu sa robe blanche suspendue à un chariot couvert qui arrivait des grandes plaines. Chacun se précipita vers le lieu indiqué, un long hourrah retentit quand la robe se fut montrée flottante au vent ; mais un émigrant du sexe masculin était seul visible. Les mineurs lui dirent : — Fais-la sortir ! — Il répondit : — C’est ma femme, messieurs, elle est malade, nous avons été volés de notre argent, de nos provisions, de tout, par les Indiens ; nous demandons à nous reposer. — Qu’elle sorte ! nous sommes venus pour la voir. — De grâce, messieurs, épargnez-la. — Fais-la sortir ! — Il obéit, et tous les chapeaux volèrent en l’air, et trois vivats éclatèrent, suivis d’un rugissement de tigre, et ils se pressèrent autour de la pauvre créature, la regardant, touchant sa robe, écoutant sa voix, comme des hommes qui sont tout à un souvenir plutôt qu’à la réalité présente, puis ils réunirent cent vingt-cinq dollars d’or, les donnèrent à l’homme, et, secouant leurs chapeaux une seconde fois, poussant trois nouveaux vivats, ils s’en allèrent satisfaits.

Un jour, raconte encore Twain, je dînai à San-Francisco avec la famille d’un pionnier et causai avec sa fille, jeune personne dont l’arrivée dans la ville, alors qu’elle n’avait encore que trois ans, fut marquée par une aventure étrange. En descendant du vaisseau sur les bras de sa bonne, elle fut accostée par un grand mineur barbu, éperonné, avec toute sorte d’armes mortelles passées à sa ceinture ; il arrivait évidemment de la montagne, où il avait fait long séjour. Barrant le chemin à la servante, il joignit les mains d’un air de joie et de surprise : — Ma foi ! dit-il, si ce n’est pas là un enfant ! — Puis, tirant de sa poche un petit sac de cuir : — Tenez, voici cent cinquante dollars en poudre ; je vous les donne, si vous me laissez embrasser l’enfant.

The Innocents at home et Roughing it fourmillent d’anecdotes du même genre, qui prouvent l’heureuse impossibilité où l’on est d’éteindre même sous la fièvre de l’or les sentimens tendres et les besoins naturels du cœur. Mark Twain les conte avec un charme sauvage et une simplicité émue dont on ne peut donner qu’une idée imparfaite. Ce qui est intraduisible surtout, c’est ce qui fait le principal mérite de ces bigarrures, le style original et mordant, le tour idiomatique, le mélange bizarre et souvent pittoresque de néologie, de patois et d’argot qu’on appelle le slang. L’anglais reste la langue mère, fondamentale, mais c’est une nourrice vieillie dont les mamelles se tarissent souvent ; elle ne peut exprimer que la civilisation européenne, et se trouve à court devant la surabondance d’idées, d’inventions, de découvertes, dont s’enorgueillit la jeune Amérique. Pour désigner des choses nouvelles, il faut des mots nouveaux ; à la souche antique on a donc greffé peu à peu de nombreux emprunts plus ou moins défigurés, plus ou moins corrompus, faits aux dialectes variés dont les émigrans venus de tous les points du globe avaient doté leur patrie adoptive ; les Indiens à demi exterminés ont eux-mêmes laissé quelques traces de leur génie local, absorbé par le génie supérieur et envahissant de l’Anglo-Saxon, qui est devenu comme l’architecte d’une nouvelle Babel. De cette confusion des langues ont jailli, pareilles à autant de pousses vivaces, les expressions neuves, énergiques, ingénieuses et hardies. C’est en Californie, — et il est facile de comprendre pourquoi, — que la révolution se produit avec le plus de vigueur. Les audaces d’un Bret Harte, les témérités plus grossières d’un Mark Twain nous étonnent encore ; mais bientôt nous serons accoutumés à une langue américaine dont la verdeur savoureuse n’est pas à dédaigner, en attendant les qualités plus délicates et plus relevées que le temps lui apportera sans doute.


TH. BENTZON.