Mercvre de France (p. 52-71).
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IV

Il y eut un moment de silence glacial entre les deux jeunes gens. Puis, pendant que Paul se cachait les yeux de ses poings crispés comme un enfant qui ne veut pas voir le fouet dont on le menace, Reutler murmura :

— J’attendais, pour parler, que tu eusses atteint l’âge où l’on réfléchit, mais, toi, tu ne réfléchis pas, tu te décides ! Tu m’as dit, hier : je veux opter. Soit. Tu as deux ans devant toi pour t’accoutumer à cette idée, ce n’est pas trop. Pour moi, mon seul but a été de te créer homme libre, et rien ne me fera influencer tes résolutions. Cependant, je te dois encore un commentaire : je ne crois point aux devoirs sociaux, je ne m’occupe que dès devoirs humains. Je n’ai pas calculé si je demeurais Allemand ou Français en m’abstenant de choisir un pays. Sortant du séminaire, je me suis vu aux prises avec la vie qui me mettait dans les bras un enfant capricieux, traître comme une petite fille, un être inconscient… Alors, j’ai désiré l’élever pour en faire un homme, non selon mes lois ou celles des autres, mais selon les lois de la propre nature de cet homme, pour en faire un poète. J’ai rêvé, en son nom, des choses grandes, et, du titras de cette cervelle, minuscule résumé d’une période de fermentation, que les sots appellent période de décadences, j’ai rêvé de voir surgir les miraculeuses fleurs du Verbe. Les uns sont au monde pour donner des fruits, les autres pour secouer de ces petites choses éblouissantes et éphémères dont l’odeur est souvent un poison. Cependant, certains cerveaux, plus brumeux, ont besoin de ces poisons pour supporter une vie monotone. Tu aurais été leur médecin… ou leur bourreau, comme il te plaira. Donc, je n’ai pas opté. Il paraît que je reste Allemand. Je continue à te nommer Éric quand les voisins te nomment Paul. C’est grave. En tous les cas, je crois qu’avant deux ans, tu t’apercevras que les fameux vocables berceurs de patrie, de drapeau, de revanche, sont autant de pompons littéraires qu’aiment à employer les plus piètres littérateurs d’aujourd’hui. Moi, je ne fais pas de littérature, et dans les livres de science que je lis, je ne les rencontre jamais. Certes, il faut une force peu commune pour en délivrer son souvenir quand on les a appris par cœur. Ne prétend-on pas qu’à trop balancer leur nourrisson, des nourrices les rendent épileptiques ?… Ce prêtre qui renie son dieu, lorsque ce n’est pas pour le vain plaisir du blasphème, mais parce qu’il a reconnu que ce dieu était toujours absent de son tabernacle, est un esprit délivré de toutes souffrances… tellement il a souffert pour en arriver là. Je ne m’attends à rien de pareil de ta part, car tu as horreur de la moindre contrariété. Tu resteras donc souffrant toute ta vie. Je te souhaite de te croire heureux. L’imagination supplée à beaucoup de détail. Je te voulais citoyen de l’univers : si tu préfères être roi dans ton village, à ton aise !

Reutler se leva ; s’étant adossé au large cadre du portrait qui se trouvait derrière lui, il se croisa les bras, en apparence très indifférent. Pas une fois sa voix n’avait tremblé ni n’était sortie de son diapason normal. Paul, couché sur le canapé, enfonçait sa belle tête dans les coussins dont il déchirait le brocart à pleines dents pour étouffer ses sanglots.

C’était fini de ses bravoures. Il n’avait vraiment qu’une manière de prouver sa virilité, lui, et peut-être que ce ne devait pas être la bonne. Oui, enlever des femmes ! Raisonner froidement d’homme à homme, ce lui était impossible. Une seconde, il confondit son père, son frère et Mme de Crossac dans la même malédiction. Enfin, il se redressa et vit au-dessus de la sombre silhouette de son frère, le Prussien, le radieux portrait d’une femme qui souriait en jouant avec un collier de perles.

— Et ma mère, notre mère ? Tu ne m’en dis rien ?

Reutler hocha la tête.

— Il n’y a rien à en dire : elle nous a faits ce que nous sommes.

— Donne-moi donc un conseil, un pauvre conseil, Reutler ! Tu es dur pour elle et pour moi ! cria Éric de Fertzen, se tordant les bras dans un de ces accès de sensibilité qui le laissaient quelquefois comme expirant sur la place.

— Non, répondit Reutler, je crois à la théorie de la lumière avant l’œil : l’homme, aveugle-né, la tête instinctivement tournée vers la lumière, parce qu’elle est chaude et qu’il est nu, demeure inerte ; mais le rayon, fût-ce au bout d’un siècle d’attente, le perce enfin de sa flèche brûlante, et il voit, et il marche… je laisserai faire le temps. Si ce n’est toi, ce seront tes fils qui verront…

Paul, sanglotant, lui montra les poings, s’écria, désespéré :

— Reutler, Reutler, méchant homme et mauvais compagnon, tu n’es plus mon frère, tu ne m’as jamais aimé ! Oui, c’est bien le mystère dont tu t’enveloppes, c’est pourquoi quand je songe à toi je me sens effrayé. Tu tiens à mon respect et tu dissimules ! Tu tiens à rester le chef, le dominateur, mais tu ne m’aimes pas… Je te gêne, je ne suis plus, pour toi, qu’une opération chimique avortée, et, peut-être, me hais-tu, car nous sommes destinés à nous haïr, c’est d’ailleurs naturel.

Reutler éclata d’un rire terrible.

— Je te hais, moi ? Ceci est le comble ! Ceci manquait à mon enfer. En vérité, j’ai prouvé ma haine depuis que tu es au monde ! (Ses prunelles troubles fulgurèrent, tout à coup dans l’eau noire de son regard imprécis, et de cette eau noire, subitement éclairée, elles jaillirent comme deux pistils rougeoyants d’une corolle ténébreuse. Sa voix s’étrangla, se fit plus sourde et plus mordante ; il parlait en dedans.) Ah ! je te hais !… Les enfants d’Irminsul en présence, hein ? Tu as eu l’habileté de les y mettre, toi ? Fils de la même mère, nous allons nous dévorer pour une idole remplie de paille ! Le fatal incendie se rallume aux pieds de cette énorme statue creuse érigée par l’hystérie des prêtres, car les époques de terreur et de calamités publiques sont toujours des époques d’offrandes ! Le monstre s’embrase. Il est hors nature et il illumine la nature. À sa clarté brutale on devient fou. Les uns sont frappés d’épouvante jusqu’en les parties les plus mystérieuses de leur être, conçoivent le sadisme et toutes les déviations sexuelles. Les autres, moins puissants ou plus fous encore, se bornent à s’anéantir. Débauches et crimes, tout fermente à travers l’osier qui flambe et tout finira par sombrer en un monceau de cendres où, si on se penchait avec des loupes, on retrouverait des crânes de très petits enfants. La haine ? et pourquoi pas ! Nous haïr, c’est si simple ! Tu es faible, je suis fort. Je suis toujours à peu près maître de moi, tu es la perpétuelle victime de tes nerfs. Tu es beau, je me sens effroyable. Et, de toute la pesanteur de ces différences, je t’opprime. C’est naturel, en effet !… Ma conduite entière est là pour témoigner hautement de mon dévouement pour toi, mais cela ne signifie plus rien. Nous sommes faits pour nous haïr, donc il faut que nous nous haïssions ! Ah !… Éric ! Éric !… Monsieur Paul de Fertzen, comme vous êtes perspicace…

Humilié, désorienté, Paul pleurait toujours ; cependant, presque consolé par cette fougueuse colère, il objecta, d’un ton timide :

— N’est-ce pas, mon grand, ce serait l’impossible ? Moi, j’avoue que j’y renonce. Je veux opter parce que je ne sais quelle volonté noble semble m’entraîner… te haïr, non, je n’ai pas la force ! Ensuite, je veux opter pour te faire bien sentir que je ne suis pas un lâche, un efféminé, comme tu as l’air de le supposer… et puis, et puis… si je n’optais pas, tu me traiterais de girouette, je ne peux plus me dédire : je l’ai juré, hier !

Reutler s’était rassis, la tête dans ses mains, il ne pleurait pas, il s’isolait. Paul le devina tout à coup si loin qu’il alla le chercher. D’un geste tendre, il saisit le front de son aîné et le baisa pieusement. Reutler eut un tressaillement douloureux.

— Je ne doute pas de ton amitié pour moi, dit-il, reprenant sa voix calme, aux inflexions un peu gutturales. Ce que je disais, je ne le disais pas pour le frère qui est là, c’était pour un inconscient qui vit en ce frère… comme un étranger ! Éric, souviens-toi de ne jamais chercher à glisser la haine entre nous. Il ne faut, entre nous, aucun mouvement de violence… de quelque nature que soit ce mouvement… (Il s’interrompit, rêveur, pour caresser les cheveux du jeune homme.) Ah ! j’avais bien prévu que cette satanée femelle gâterait les choses !… Comment a-t-elle fait pour savoir nos secrets ! J’avais enveloppé ton enfance de tant de précaution, t’élevant moi-même, loin de toutes les intimités bavardes. Allons ! Ne te chagrine pas avant l’heure. Sois égoïste à ton aise. Si je t’ai désiré libre, ce n’est pas pour ma propre satisfaction, et tu choisiras la nation qui te plaira, comme tu choisis le drap de tes habits de bal. Je m’arrangerai de façon à ce que ça ne te coûte pas plus cher ! Toi, si frivole, cela m’amuse de te voir hésitant comme l’Autre ! Quelle est la valeur de la force mystérieuse qui vous pousse aux volontés nobles ! Il faudrait s’en rendre compte, L’atavisme ? Germains ou Gaulois, nous sommes frères. L’idée de tirer vengeance d’une terrible humiliation ? Il aurait peut-être fallu s’y prendre plus tôt. Peu à peu le sang et l’argent ayant de nouveau circulé, la joie de vivre élimine le poison. Déjà le vainqueur, celui qui a massacré davantage, c’est-à-dire le plus à plaindre, nous a imbu, j’allais risqué le mot : rénové de ses rêves artistiques. Vous subissez le joug des mœurs après celui de la guerre. Penseurs, poètes, musiciens s’orientent du côté de l’ennemi, et ce qui était le crime il y a encore un lustre devient la mode aujourd’hui. Restent, parmi un peuple occupé de plus réelles émancipations, quelques braillards vaniteux qui protestent pour l’amour du bruit, éléments chimiques non assimilables et qui empêchent le mélange de se précipiter. Tu as vu, hier, à l’œuvre, une de leurs Égéries. Inintelligente, superficiellement instruite, faiseuse d’intrigues comme on serait faiseuse d’anges, se dupant elle-même et dupant les autres, jusqu’à leur faire croire que c’est en vue de l’option et de l’honneur du drapeau qu’elle s’offre des amants, alors qu’il serait si simple de coucher avec eux au nom de ses seuls instincts. (Reutler rêva encore une minute, les yeux mi-fermés.) N’est-il pas bien plus contre la nature de résister désespérément à ses instincts… et même d’essayer de les transmuer en nobles résultats ! Qui trompe-t-on ? Et tôt ou tard cela n’engendre-t-il pas des crimes moraux plus graves, Selon l’éternité, que les crimes physiques, selon l’époque ? Combien de lois sont basées sur le désir secret d’honorer un vice de légiste… Je crois que nos volontés nobles nous font à tous bien du mal ! (Il reprit, plus vivement :) Oui, cette femme est une goule ! N’a-t-elle pas assassiné moralement cinq ou six beaux jeunes gens sous le spécieux prétexte de l’espionnage, elle, la grande espionne diplomatique ? Elle représente une jolie réduction de la colossale statue carnivore. Toujours Irminsul à qui l’on jette des petits enfants pour attiser son feu flambant en l’honneur du dieu des guerres. Une jolie réduction… hum !… les jambes puissantes d’un soldat et la toute petite tête d’une Sapho ! Chez elle, ça commence par du sirop de myosotis et ça finit par les menstrues…

Paul s’était essuyé les joues. D’un geste résolu, il avait tout envoyé au diable. Il partit d’un franc éclat de rire.

— Tu l’arranges bien ! Quand on songe que tu me la vantais, l’autre soir.

— Je te ferai toujours l’éloge de la femme que tu auras l’air d’aimer… pour le plaisir, Éric.

— Avoue que tu serais désolé de m’en voir aimer une sincèrement ?

— Le véritable amour n’est pas de ton âge.

Paul ajouta, du haut de toute la morgue de ses dix-neuf ans :

— Je suis de ton avis. Un poète, c’est créé pour être aimé des femmes et non pour en devenir l’esclave. Sans exagération, je ne vois pas de femmes qui puissent me valoir… sous aucun rapport !

Reutler contemplait le jeune homme. Son regard était rentré, et l’on sentait tout au fond de l’eau noire de ses larges yeux, comme l’admiration ironique d’un Satan aux aguets. Il se taisait, laissant Paul rôder autour de son bureau. Celui-ci, le buste cambré, se comparait au portrait de sa mère, se mirant dans ce miroir de toile peinte.

— Elle était très belle, hein ? murmura-t-il, je suis fier de lui ressembler. Elle a quelque chose d’une princesse byzantine. Je t’en prie, parle-moi d’elle. (Dans une subite explosion de tendresse, où tout le cynisme naïf de sa nature de poète resplendissait, il déclara :) Vois-tu, Reutler, c’est la seule dont je sois amoureux, car elle est morte et elle est l’impossible !

Reutler tenait un couteau d’ébène avec lequel il traçait des signes, la main nonchalante. Le couteau se brisa entre son pouce et son index.

— J’espère, dit-il, que ce n’est pas là le sujet du poème que tu intitules ainsi ?

— Mon Impossible ? Oh ! le poème que j’intitule ainsi est encore à l’état confus. C’est le chaos dans ma cervelle, cette œuvre-là.

— Je m’en doute bien… ! Allons, je vais donc te parler de notre mère, reprit Reutler de sa voix sourde, ne daignant plus se révolter… Oui, vous vous ressemblez étrangement, tous les deux !… Ce fut une exquise femme, un peu l’esprit à l’aventure, une romanesque, j’ai su qu’on l’appelait l’abeille du manteau royal à la cour de l’impératrice Eugénie où il était d’usage de surnommer les plus jolies de noms qui n’avaient pas toujours un aussi honnête parfum. Elle était spirituelle, fine, plus emportée que méchante, cependant gardait, dans le fond de son petit cerveau d’oiseau mouche, un entêtement de brute. Du Nord, lui vint l’hercule qu’il fallait à sa primesautière nature d’enfant gâtée. Un des jeunes officiers accompagnant l’ambassade allemande, le baron de Fertzen, notre père, lui plut ; elle voulut l’épouser, valsa trois fois avec lui, l’épousa. Il était riche, noble ; elle était riche, noble. Des années d’enchantements s’écoulèrent, tantôt à Rocheuse, notre résidence française, et tantôt en le château blanc — oh ! si blanc sur son horizon de bois de sapins — d’une petite ville de la Souabe. Elle me mit au monde dans ce château, là-bas, très loin… Douze ans après, lorsque des bruits de guerre se répandirent, sur un coup de tête héroïque, elle revint en France pour l’éternité. Ses parents l’accueillirent… comme une héroïne. Moi, je pleurais. Mon père n’avait rien dit. Il ne disait presque jamais rien, mon père, bien qu’il parlât purement le français. Il s’était incliné devant cette volonté dénaturée, et, devenu l’ennemi de celle dont la poitrine lui servait d’oreiller chaque soir, il s’était redressé, l’œil froid. Je ne vois plus, dans mes souvenirs troubles, que la haute silhouette d’un homme debout, les bras croisés, sur un perron de marbre et regardant partir la voiture qui nous emmenait. Cela, c’était déjà la guerre, la préface du grand illogisme, et parce que c’était absurde, cela s’accomplit sans difficulté.

Je me rappelle les jours ténébreux de l’invasion comme je me rappelle les scènes d’hier soir. J’avais treize ans, mais les enfants de ce temps-là étaient moins blasés que ceux d’aujourd’hui. Je pouvais déjà souffrir en analysant mes souffrances et celles de mes voisins. Il s’opérait une bizarre réaction dans le cœur d’oiseau de ma mère. Éloignée de son vrai foyer, vagabonde suivie d’un enfant dont on n’osait plus nommer le père, elle se sentait à la fois inutile et sacrifiée, un peu sotte. Quand on parlait de nos succès, elle pleurait ; quand on disait : leur succès, elle avait une espèce de joie sauvage. Et, cependant, l’heure venue du fameux affolement au sujet des espions, elle interrompit net sa correspondance avec son mari. Alors, dans la nuit de l’absence, l’époux abandonné grandit d’une coudée d’ombre de plus !… Celle qui avait pensé pardonner à un ennemi se demanda si l’ennemi n’avait point à lui pardonner. Elle sanglota, d’abord tout bas, puis plus haut, comme la France demandant grâce, car elle se voyait vaincue. Nos parents, c’étaient une belle-mère un peu ridicule, vivant de flons-flons d’opérette et s’occupant des destinées des deux nations en piquant les cartes de petits drapeaux roses pour les Français, noirs pour les Prussiens, un sous-préfet, notre oncle, très solennel qui essayait des carabines à tir perfectionné sur des effigies de ulhans, dans la salle de billard, et, j’ajoute, Jorgon, un paysan rude et simple qui, ayant été, jadis, le compagnon de jeu de notre mère, s’était volontairement démis l’épaule pour se faire réformer et demeurer son domestique… Ne fais pas ce geste de mépris, Éric, Jorgon est une créature surnaturelle, (interrompit Reutler avec son sourire inexplicable). Jorgon a aimé d’amour la princesse byzantine et moi seul au monde je l’ai pu deviner. Va ! Va ! Don Juan, tu seras toujours dépassé, dans tes hardiesses cérébrales, par les bons et les chastes ! Il n’est pas de dévouement merveilleux qu’on ne puisse bien étayer sur une mauvaise passion. La vertu n’est que l’art de dissimuler son âme. Un mot l’explique encore mieux : elle n’est que du silence. La suprême vertu, c’est la mort.

Un jour, il y eut une scène de famille à Rocheuse. Les victoires remportées par nous… par la Prusse, je veux dire, illuminaient ces pauvres cerveaux faibles de leur reflet d’incendie : « Si ton mari entrait ici, cria la belle-mère, je le massacrerais de mes propres mains ! » Et le sous-préfet approuva. Je bondis, me mordant les lèvres pour ne pas leur hurler des injures… j’étais jeune !… « Toi, le louveteau à la porte ! » dit cet homme qui était mon oncle, mon tuteur en l’absence de mon père ! Mais avant qu’on m’eût touché, la princesse byzantine s’était révoltée, rappelée au véritable sentiment de la femelle : l’amour du mâle en la défense du petit.

C’est à eux qu’elle montra la porte. Se souvenant qu’elle était chez elle à Rocheuse, une propriété représentant sa dot, elle en chassa nos parents. Restée seule, elle put pleurer seule et leur cacher aussi — les femmes ont de ces pudeurs bizarres — qu’elle allait mettre bas un nouveau louveteau, le gage d’un adieu trop prolongé fait, en Souabe, à l’ennemi légitime. (Reutler, ému, s’efforçait de ricaner.) Et l’armée prussienne (reprit-il d’une voix plus dure), avançait lentement, comme la marée montante, avec, de loin en loin, des sifflements de lourd reptile qui fauche des herbes sur son passage. Ma mère logeait dans le belvédère de Rocheuse, l’endroit dont nous avons fait notre observatoire. À cent pieds au-dessus des forêts environnantes, dans une chambre très froide malgré le feu violent qu’y entretenait Jorgon, son unique domestique, elle attendait… quoi ? Mélusine de la légende guettant le retour du guerrier et n’osant ni le bénir ni le maudire du haut de ce donjon moderne ! Notre maison avait l’air posée sur un hérissement de fagots, tant les bois, cet hiver-là, étaient dépouillés. Ce silence régnait perpétuellement à travers les airs blanchis de neige, et sur la cime de ce bûcher, tout préparé pour la torche, une femme pleurait. Aucune communication de la vie publique. Mon précepteur était parti, indigné, avec nos estimables parents. J’errais, le long des corridors déserts, demandant à Dieu — j’y croyais alors — ce que nous lui avions fait pour qu’il nous réprouvât ainsi. Et elle l’attendait, vainqueur, vaincu, blessé, bien portant, elle l’attendait, il devait venir, cela seul était nécessaire, désormais, à ses pauvres yeux ravagés par les larmes. Ce ne fut pas notre père qui vint, ce fut toi, fleur de sang éclose du plus horrible dualisme humain qui puisse exister ! (Un frisson nerveux convulsa la bouche de Reutler et il fut obligé de s’arrêter. Éric, renversé dans les coussins du canapé pompadour, envoya un chaleureux baiser au beau portrait qui était sa mère.) Je crois, soupira Reutler, haussant imperceptiblement les épaules, que le premier-né d’une femme est toujours le fruit de l’amour du père et qu’il est d’essence mâle… quel que soit son sexe. Le second n’est, sans doute, que le produit du plaisir partagé ou de l’habitude, et la facticité même de sa conception le rend plus léger, plus fille. Si, moi, je dois prendre trop au sérieux mes devoirs vis-à-vis de toi, je m’imagine que tu n’es pas obligé de te rendre compte des tiens avec une gravité exceptionnelle. Carnassier sans le savoir, puisqu’il a dévoré en naissant et son père, cérébralement, et sa mère, physiquement, le second louveteau des de Fertzen finira par me dévorer moi-même, toujours le plus innocemment du monde… et en s’aiguisant les ongles sur des perles, comme la Française qui est derrière mon fauteuil !

Éric souriait.

— Cela signifie, en style de tuteur bienveillant, que je suis capable de nous ruiner, jeta le jeune homme d’un ton convaincu. Allons, je profiterai de cet avis, Monsieur mon cher aîné !

Reutler poursuivit, dédaignant de s’expliquer davantage :

— … Ce jour-là, Éric, il faisait bien froid. Notre mère n’ayant pas eu la force de se traîner à la fenêtre, était couchée, grelottant sous ses draps, et moi, debout, contre les vitres, je devais lui dire ce que je voyais afin de la distraire de ses premières douleurs. Jorgon était parti à la recherche d’une sage-femme qu’il savait, d’avance, ne pas pouvoir trouver, en ces temps de folie peureuse où les paysannes enterraient leurs vieilles hardes. Ma mère ne pleurait plus, elle avait les paupières rouges comme de la flamme et elle répétait des phrases puériles, demandant son Reutler et les servantes. J’arrivais tout transi, supposant qu’elle m’appelait puisque je porte le nom de notre père. Et elle m’expliquait qu’un petit garçon ne doit pas savoir comment naissent ses frères ou ses sœurs, oubliant que je n’étais plus un petit garçon, moi, déjà grand et développé comme un homme. Elle me contait que l’enfant arriverait par la croisée ouverte, imitant le petit Jésus à Noël. Je regardais mélancoliquement les plaines blanches, les bois noirs, et tout à coup je vis — oh ! très loin, tellement loin que je crus à un éclair d’orage, malgré l’hiver, — une lueur, puis une fumée et j’entendis retentir une détonation sourde qui fit vibrer la toiture de zinc du belvédère : « Voici Jorgon, criai-je, mère ne vous impatientez pas ! C’est lui qui rentre en refermant la porte cochère un peu fort. » Elle se leva poussant un cri, l’écho de ce coup sourd, toujours vibrant par la chambre : « C’est le canon ! » râla-t-elle.

Et la louve de France ne s’était pas trompée. On se battait à Villersexel. Je perdis la tête. Effaré, je me blottis près de son lit en me bouchant les oreilles. Je n’étais pas peureux, mais je devinais bien que ce bruit allait l’assassiner et, très égoïstement, je pensais qu’une guerre est surtout une chose abominable parce qu’elle peut, par mégarde, écraser une pauvre femme en couches dans une chambre trop sonore. Un nouveau coup retentit, puis un troisième, puis les mitrailleuses. Ce fut bientôt un bruit si formidable, qu’elle voulut se précipiter par la fenêtre. « Mère, suppliai-je, tenez-vous tranquille ! Cela résonne beaucoup, ici, parce que nous sommes très haut. Il ne viendront jamais jusqu’ici, rassurez-vous ! » « Je veux qu’ils viennent, rugissait-elle, je veux le revoir. Il est là, ton père, Il y est sûrement. C’est une grande bataille et tout l’état-major doit y être. Il m’a promis qu’il se laisserait tuer sans combattre ! Il l’a juré ! Et on va me le tuer ! Je ne veux pas qu’on me le tue. Il faut qu’il voie notre enfant !… » Ces hurlements de femme déchirée à la fois par l’irruption de la vie et l’approche de la mort, qui pourrait les oublier ! J’appelais Jorgon ; Jorgon ne revenait pas.

Ma mère était retombée sur son lit ; elle se tordait, s’entrait les ongles dans les flancs et semblait vouloir en extirper son fardeau de chair pour aller au secours de celui qu’elle avait condamné là-bas, à l’inaction devant l’ennemi. Cela dura je ne sais plus combien d’heures, puis elle eut un dernier cri affreux, un cri comme jamais je ne veux en ouïr par ma faute, et ne bougea plus. Est-ce qu’elle eut, vraiment, cette odieuse hallucination ? Le vit-elle quand elle dit, d’un accent prophétique : « On va me le tuer ! » Je ne suis pas assez superstitieux pour le croire, mais la volonté noble de cette Française l’avait déjà tué, sur le champ de bataille de son cerveau, lorsqu’elle lui fit jurer de ne pas combattre ses ennemis, et c’est depuis la nuit où elle te conçut, Éric, qu’elle voyait le baron de Fertzen à l’état de cadavre ! Elle mourut d’avoir tué cérébralement un homme ! Toi, tu es né de ces deux morts, la fleur de sang ! Et ce fut moi qui te cueillis pour te porter tout rouge dans ton berceau pâle. Jorgon m’avait expliqué, comme un paysan sait dire ces choses, que si, par hasard, le petit venait Jdurant son absence, il faudrait le séparer de la mère, sans hésiter. Je fis religieusement tout ce qu’il avait recommandé. J’embrassai la pauvre patiente : « Du courage chère maman, murmurai-je, vous voici enfin délivrée et il vous faut dormir ! Vous avez un beau petit garçon ! » Jorgon arriva, il ne ramenait personne, après avoir parcouru quelques lieues, et il était fou de colère à cause du canon. « Elle dort, lui dis-je. Ne fais pas de tapage. Seulement, je me sens tout malade. J’ai le cœur qui bat, la tête qui tourne… je ne sais pas ce que j’ai. » Jorgon examinait notre mère, pétrifié ; de grosses larmes lui sautaient hors des prunelles, comme les gouttelettes d’une source bouillante. « Oui, fit-il, elle dort, elle est délivrée de tout, elle est morte ! » Je m’évanouis en m’imaginant que la toiture du belvédère s’effondrait sur moi.

Comment Jorgon, ce lourdeau, demeuré seul, entre un adolescent délirant de fièvre et un nouveau-né, put-il s’en tirer, je n’en sais rien. Il fallut un souvenir bien puissant, presque le remords d’une passion mauvaise, pour lui permettre tous ces tours de force ! Du village il vint quelques matrones récriminer et on le laissa dès qu’on le sentit bien décider à protéger les louveteaux. On ne nous a jamais beaucoup aimés dans les environs de Rocheuse, c’est justice, nous portons notre nom ! Jorgon dut chercher la nourrice. Il en dénicha une, je ne sais où, du côté de Lure, derrière Villersexel. Une aliénée, nous nous en aperçûmes tout de suite, mais on n’avait pas le choix. Elle bredouillait des choses étranges en te berçant, elle disait que son mari avait mis du poison dans une salade, qu’on l’avait fusillé et qu’elle on l’avait violée pendant qu’on écrasait son petit enfant sous une barrique de vin ! De temps à autre, elle interrompait sa litanie d’horreur en chantant des refrains obscènes. Ce n’était pas drôle, quand je l’écoutais, la nuit, ne pouvant dormir à cause de ma fièvre. Elle te soignait admirablement ; pourtant, Jorgon et moi, nous ne la quittions pas de l’œil. Je me la rappelle encore. Elle avait été belle : une paysanne brune, de type bohémien, seulement l’expression de sa bouche, tordue par on ne savait quelle suprême crise de douleur, restait hideuse, et je crois que je lui ai volé cette expression à force de la regarder. Nous pensions toujours qu’elle voulait te mordre ! Un matin, elle nous déclara qu’on la trompait, que tu n’étais décidément pas son enfant et qu’elle allait en avoir un autre, chez le diable ; elle se sauva. On ne la revit plus. Bravement, Jorgon le colosse, Jorgon dont les mains feraient le tour d’un col de bœuf, Jorgon acheta un biberon et sut s’en servir… Quand la guerre fut terminée, notre oncle, le sous-préfet, vint visiter les louveteaux pour mettre un peu d’ordre dans leur existence. Il m’envoya d’abord au séminaire, sans s’inquiéter le moins du monde de mes penchants naturels, puis, congédia notre pauvre Jorgon. Celui-ci se fit pleutre, rampa, inventa des histoires extraordinaires et se ménagea une rentrée comme jardinier de Rocheuse. En leur défendant de te parler de notre père, on confia le soin de ton éducation aux domestiques de la sous préfecture. Ce qu’ils t’apprirent ? tu dois le savoir mieux que moi !… Mais, lorsqu’à vingt et un an, l’oncle mort, je m’échappai du séminaire où je m’obstinais à ne pas vouloir expier ma criminelle origine, je me retrouvai en présence d’un petit monstre froidement cruel, qui tuait les oiseaux en leur enfonçant des épingles dans le corps, fouettait les chiens jusqu’à leur briser l’échine et poursuivait les poules pour les plumer vivantes… Te souviens-tu, Éric ? Tu étais d’ailleurs irrésistiblement séduisant, jouant de tes yeux langoureux comme une demoiselle du trottoir et mentant… oh ! mentant d’une voix de soprano tout à fait exquise !… Je fus séduit…

Paul était venu s’agenouiller devant son frère.

— Avoue, balbutia-t-il tendrement, qu’il y avait de quoi ! J’étais si malheureux ! Ne fais pas l’ogre ! Je vais achever ton récit : tu me passas tous mes caprices et tu fus tellement bon, au retour du long voyage que tu dus accomplir pour recouvrer la fortune de notre père, tu fus tellement bon, que je me suis corrigé ; je ne mens plus et je ne toucherais pas à un chien, même avec une fleur !

Reutler ne put s’empêcher de rire, de son rire muet.

Spontanément très sérieux, un peu théâtral, Paul se releva et, serrant les mains puissantes de son aîné, il dit :

— Mon père, mon frère et mon ami chéri, est-ce ta volonté que nous retournions tous les deux à Rocheuse pour… y réfléchir ?

Reutler frémit de la tête aux pieds.

— Non, répondit-il d’un ton rauque, ne me tente pas ! Je n’ai pas le droit de t’imposer mes goûts de vieux moine. Ah ! Je te veux libre, je te veux libre ! Et puis, ne me donne pas ce titre de père, je ne le mérite pas. Tu peux juger mes actes, mais mon cœur, est-ce que tu le connais ? Mon cœur est lâche, si mes actes sont honnêtes. Sous aucun prétexte je ne veux usurper ton estime. Tu as désiré entendre parler de la famille, je t’en ai parlé, mais que n’ai-je pu effacer mon nom de tout cela ! Je te le répète ; j’ai un cœur lâche… un cœur lâche, comme celui de tous les hommes !

Paul, pensif, posa son index sur la poitrine de Reutler.

— L’impossible, fit-il machinalement !

Et, respectant l’émotion de son aîné, il évita de le regarder en face.

Il y avait donc encore quelque chose qu’il ne saurait pas, qu’il ne saurait peut-être jamais !…