Mercvre de France (p. 38-52).
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III

Paul s’ébrouait comme un jeune cheval dont on cherche à entraver les pieds. Jane le suppliait de se calmer et il se roulait de plus belle, brisait les meubles, déchirait des tentures. Elle jugea qu’il fallait user des grands moyens ou on finirait par tout entendre. Elle le prit à plein bras, le baisa sur les oreilles pour mieux l’étourdir.

— Mon pauvre petit prince Charmant !

Il se redressa, un peu plus maître de ses nerfs, eut envie de pleurer et pleura, le front caché dans la robe de la jeune fille.

— Je suis bien malheureux, Jane, hoqueta-t-il, elle m’a traité de Prussien ! Comprends-tu ?

— La vilaine femme ! Après tout, ce n’est pas de votre faute.

Du moment qu’on n’ignorait pas ses nouveaux titres, il lui parut important de les proclamer :

— Eh ! Je m’en moque ! Je me pensais Français, voilà que je suis Allemand. Tant pis ! Me faire naturaliser, ça m’occupera. D’ailleurs, le premier qui m’insulte, après elle, je lui envoie mon épée dans la poitrine, c’est une affaire réglée. Sans me vanter, petite, j’en joue pas mal, moi, de l’épée, grâce à mon frère le Prussien… Dis donc ? Tu veux bien qu’on t’embrasse, maintenant ? Tu n’as pas horreur de l’ennemi ?

Jane recula, un peu confuse.

— Oh ! Monsieur Paul, quand vous seriez chinois est-ce que ça vous empêcherait d’être joli garçon ?

Paul parut réfléchir profondément à la justesse de cette observation et contempla la jeune fille.

— J’ai une idée : si je t’enlevais ?

Jane poussa un cri de frayeur joyeuse.

— Vous m’enlèveriez, vous ? Bien vrai, Monsieur de Fertzen ? Moi qui rêve de ça depuis que je suis toute petite !

— Oui, Janette, nous allons faire notre acte à notre tour. Donne vite de quoi écrire.

— Il est devenu fou ! songeait la jeune fille en présentant docilement plume et papier,

— Écoute un peu, reprit Paul, ce sera de plus en plus selon les us de son théâtre ! (Et il lut, en écrivant :) « Chère Madame, votre rivale : c’était Mademoiselle Jane Monvel qui ne s’en doutait guère… » — ni moi, ajouta le jeune homme souriant de côté — « … Je l’enlève, histoire de vous prouver que je suis Français, car un homme qui enlève une femme, c’est toujours un Français, vous l’avez victorieusement déclaré dans le tome cinq de vos œuvres complètes. Votre respectueux serviteur, Paul-Éric de Fertzen. » Là… posons cette missive en évidence, sous le buste du mari ! Toi, mets dans un petit sac tes choses précieuses et va m’attendre rue de Verneuil. Tu connais l’entresol ? Il est gentil, je te le donne. Nous aimons la lecture, tous les deux. Nous lirons dans le même livre… Excellente, mon idée, excellente ! (Il se planta anxieusement devant-elle :) Est-ce que ça se voit que j’ai pleuré ?

— Non, ça ne se voit pas !… Mais, vous plaisantez, Monsieur Paul. Je connais trop ses secrets ; elle se vengera, si je vous suis.

— Je te défendrai. On peut avoir des attaques de nerfs et être brave… tu doutes de moi ?

Saisie d’un vertige délicieux, Jane se jeta dans ses bras.

— Je vous adore ! Et puisque l’occasion se présente de vous le prouver… Seulement, laissez-moi lui reprendre ses lettres.

— Je t’interdis ce genre de littérature… point fait pour les jeunes filles. Allons-nous-en comme de bons petits enfants sages. (Paul s’inclina.) Mademoiselle voudra-t-elle bien accepter ma voiture et me recevoir, là-bas, chez elle, passé minuit ?

— Ah ! Je crois que je deviens folle ! Je descendrai par l’escalier de service. Je n’emporterai rien, pas même les robes qu’elle m’a données, je ne veux rien garder d’elle. Au revoir, prince Chérubin !… nous sommes fous !

— Au revoir, Janette.

Paul, en sortant de la chambre à coucher, rencontra son frère, debout, pensif sous l’un des globes-veilleuses du corridor. Sa haute taille semblait toujours plus haute, et ses yeux profonds encore plus sombres.

— J’avais justement besoin de te parler, Monsieur mon aîné, gronda le jeune homme. Je suis obligé de te déclarer que je sais tout, comme au dernier acte. Aussi bien, nous sommes ici dans des coulisses !…

Le regard trouble et lourd de Reutler se concentra sur le revers de l’habit de son cadet.

— Et la boutonnière de muguet rose est devenue noire. Réaction prévue.

Paul abattit sa main volontaire sur la fleur, l’écrasa.

— Pas l’heure de railler, je t’assure. Pourquoi ne m’avoir jamais mis au courant des sottes complications de la famille ? Est-ce que tu me prends pour un collégien ?

— La peur de te faire de la peine avant le temps. Je savais que tu souffrirais : tu es tellement femme. Demain nous causerons. Ici, taisons-nous… pas devant des fantoches !

— Je suis femme ? bien, cette nuit j’enlève Jane Monvel, sa lectrice ! Ce qu’elle va enrager ! Qu’on prévienne la voiture, la petite doit sortir par l’escalier de service de l’hôtel et aller rue de Verneuil.

— Mademoiselle Jane Monvel est une vraie… jeune fille ?

— N’en sais rien. M’en fiche totalement. D’ailleurs (Paul tira sa montre), m’en rendrai compte dans trente-cinq minutes.

— Éric, fit Reutler, ralentissant le pas, Mademoiselle Monvel est mineure. C’est une orpheline, la fille d’un capitaine d’artillerie, mort en 70, je crois.

— Du feuilleton ?… Tu m’ennuies ! Laisse-moi passer ! Tu vas me faire manquer mon effet.

Avant que Reutler eût conçu la pensée de le retenir, Paul se précipitait au milieu du salon jaune, et grimpait sur un des sièges de forme antique en sifflant. L’auditoire fut médusé. La belle cantinière de mobiles, tombée sous les balles de l’ennemi, venait de se relever pour saluer les frénétiques applaudissements habituels, et ce coup de sifflet solitaire, d’autant plus aigu, lui transperça le cœur. Elle hésita, resalua, s’approcha de la rampe, finit par apercevoir le siffleur, dominant l’assemblée de sa frêle stature de page en révolte.

— Monsieur de Fertzen, dit-elle les lèvres subitement retroussées, prêtes à mordre la chair vive, je reconnais bien là vos vrais sentiments patriotiques !

Paul ne lui permit pas de l’achever, cette fois.

— Madame, répondit-il avec une parfaite courtoisie, je ne siffle ni l’auteur ni l’actrice, mais seulement le costume qui est abominable et qui nous cache les plus ravissantes épaules du monde.

On crut qu’il s’agissait d’un numéro prévu. On réapplaudit. Les vieilles dames se pâmaient. Les hommes riaient. Il fallait bien tolérer quelques incartades au grand favori du jour. Cela ne durerait pas. L’enfant n’avait aucune pitié ; en tous les cas, il s’en sortait spirituellement. Quelle mouche avait donc piqué ce jeune étalon pour qu’il se mît à se cabrer de la sorte ? Le rideau tomba.

— Vous m’avez fait jubiler, vous ! dit le mari, serrant la main de Paul, pendant que sa femme s’évanouissait dans les coulisses. Je n’osais pas protester contre ce déguisement, parce qu’on m’accuse toujours de mauvais goût, mais je suis bien aise que quelqu’un soit de mon avis ! Bien aise !

Paul prit congé.

Dehors, les de Fertzen jugèrent inutile de demander leur voiture, partie depuis quelques minutes en emportant une très jeune femme vêtue de noir.

— Tu me reconduis, n’est-ce pas ? fit Paul impérieusement.

— Volontiers, répondit Reutler, et, j’espère que tu ne remettras plus les pieds dans la maison où tu viens d’entasser toutes ces sottises ? Mes félicitations ! Tu es gentil quand tu romps avec une femme, toi ! Si c’est là ta manière de t’exiler de la vie mondaine…

Philosophiquement, l’aîné alluma un cigare. Il ajouta :

— Nous marchons, n’est-ce pas ? Cela te fera du bien.

Sa voix demeurait calme, il ne reprochait rien, il constatait.

— Non ! Je ne reverrai pas ces gens ridicules ! Je suis outré ! cria Paul ivre de colère. Cette Geneviève est difforme ! C’est une créature abjecte. Elle saura ce que cela coûte d’humilier un garçon de ma trempe !

En ayant l’air de l’envelopper de sa pelisse pour le protéger contre le froid, Reutler lui passa le bras autour de la taille et l’entraîna doucement dans les rues désertes. Il s’attendait à l’explosion, la croyait salutaire.

— Mon cher enfant, dit-il, lorsque le jeune homme se fut un peu détendu les muscles par la marche, il est convenu que nous ne reparlerons des choses graves que demain… Tiens, si tu veux, après ta leçon d’escrime, car il ne faut pas négliger ce sport, mon petit, quand on froisse de trop près les belles haineuses. Mais pour l’instant, laisse-moi te répéter que tu es libre, libre ! Tu opteras ou tu n’opteras pas, selon ta fantaisie, j’allais dire selon ta morale, seulement le mot est un peu gros pour toi. Éric, loge ceci dans ta mémoire : tu seras toujours libre.

— J’opterai ! hurla Paul crispant les poings.

— Soit, ne t’emballe pas. Je n’ai pas l’intention de t’en empêcher… Occupons-nous plutôt de Mademoiselle Jane Monvel.

— Ah ! oui, murmura Paul agacé, encore une femme qui va me cramponner. Elle est charmante, cependant c’est bien excessif de sa part de s’être abandonnée aussi rapidement. Qu’en penses-tu !

— Moi, je ne pense rien. Je t’admire !

— Tu te fiches de moi, hein ! Reutler, Reutler, je t’ai déjà averti : je n’aime pas qu’on le prenne de trop haut…

— Du calme, Don Juan !

Imperturbable, Reutler fumait.

— J’ai peur de ce qui monte en moi contre toi, gronda sourdement le jeune homme, se raidissant sous la pression affectueuse du bras de son aîné.

— Cela doit venir… comme le reste !

— Elle a peut-être raison, Madame de Crossac, tu me méprises, Reutler !

— On ne méprise jamais son sang.

Alors, l’infernale idée du cadet se fit jour.

— Ton sang ? s’exclama-t-il. Tu es un caractère allemand et moi je suis un caractère français. Entends-tu ! Nous avons beau être frères…

— Nous n’en sommes pas moins ennemis, acheva le baron de Fertzen, dont la voix mesurée devint très basse.

Paul se tordit pour échapper au bras puissant de son aîné. Il lui sembla que cela serait normal d’aller se jeter dans la Seine qu’ils traversaient tous les deux en ce moment.

— Mon Dieu ! J’ai la fièvre ! Et qui me sortira de cette fournaise où le caprice d’une femme stupide me plonge tout vif ?

— Une autre femme plus stupide, sans doute, ricana Reutler l’entraînant de force du côté de la rue de Verneuil. Ah ! Don Juan ! Don Juan ! Marche et gravis le joli calvaire de tes passions ! Tu es fou, Don Juan, mais, tu t’es levé de bonne heure pour aller voir les filles et ta folie ne durera pas jusqu’à la nuit de ton âme, heureusement. Veux-tu un cigare ?…

— Merci.

Paul respira péniblement. On le faisait marcher trop vite. Sa tête se renversa en arrière, ses yeux, ou pleins de larmes, ou pleins de fureur, scintillèrent dans l’obscurité du quai, ses cheveux blonds, légers et fins comme des cheveux d’enfants, baignèrent l’épaule de Reutler de leur dorure fluide.

— Non, je ne sais plus où je vais, dit-il exténué, je voudrais m’étendre n’importe où, sous les ponts, dormir d’un sommeil de brute, ne plus vivre, enfin. Et toi, toi, tu es là, m’écoutant, la raillerie à la bouche, aussi nerveux que moi, mais toujours maître de tes nerfs, me conseillant le bien ou le mal avec la même grimace apitoyée. Ah ! j’en suis sûr, demain, ce sera le terrible règlement de nos comptes intellectuels. Il vaudrait mieux en finir tout de suite et nous flanquer à l’eau sans plus d’explication !

— Je te ferai remarquer, objecta Reutler, que je n’ai aucune envie de me jeter à l’eau, moi. Il n’y a rien de changé. Nous sommes encore des gens libres, riches. À notre place, des imbéciles seraient très heureux !

— Oui, seulement, nous, nous pensons. On n’est pas libre quand on pense !

— Pauvre gamin !

Reutler se courba sur le front de son jeune frère et le contempla, puis, il eut un soupir, comme à regret, relâcha peu à peu son étreinte.

— Allons, dit-il, Jane Monvel t’attend. Celle-là… les autres… toutes ! Il le faut, paraît-il, car la débauche est une chose saine qui empêche de penser. Va la rejoindre. Tu es son Messie. Ce serait cruel de lui donner des doutes. Va ! Le droit à l’amour est imprescriptible, Don Juan !

Ils s’étaient arrêtés devant l’entresol de la rue de Verneuil. Paul boudait, se détournant de la porte.

— Reutler, un dernier mot, implora-t-il subitement câlin, m’aimes-tu ?

L’aîné, se tenant immobile, à côté du cadet, paraissait l’envelopper de toute son ombre. Il le dominait et se taisait. On ne voyait rien de son visage que sa bouche torturée de son éternel rictus. Il se taisait… et son silence était effrayant pour Paul qui haletait, songeant qu’à l’extrême rigueur, demain, on pourrait devenir ennemis, se séparer éternellement sur des injures.

Paul ne se décidait pas à rentrer chez lui ; il frappait le trottoir du pied et toutes ses volontés se diluaient dans une extraordinaire lâcheté cérébrale. Il ne désirait plus, sincèrement, que la réponse de son frère, fût-elle n’importe quel mensonge. Était-ce bien son frère, cet homme sombre comme le bon prêtre… ou le mauvais ange ? Comme il était plus grand que lui ! Comme il était implacablement plus haut !

— Réponds-moi donc, cria Paul angoissé. Pourquoi me regardes-tu ainsi, derrière ta main ? Je suis dans la lumière, moi, je ne te cache pas mes yeux ! Reutler, je te dis que la comtesse a raison : tu me méprises, voilà la vérité !

Alors le grand Reutler, d’un lent geste d’ironie — oh ! atrocement ironique par cela même qu’il était respectueux — se découvrit, et sa face livide éclaira toute son ombre. On vit palpiter, plus intense, le frisson de sa bouche douloureuse, mais il ne prononça pas une syllabe.

Ayant salué, il s’éloigna.

Stupéfait, Paul n’eut point le courage de lui demander la raison de cette étrange plaisanterie. Il pénétra chez lui, l’imagination comme endeuillée d’un souvenir funèbre, du souvenir de son frère ayant salué, passé et… n’étant déjà plus qu’un autre homme là-bas, très loin, au fond du brouillard.

Le lendemain, vers midi, Paul réintégrait son domicile légal, une maison sévère située au fond d’une cour dallée de granit gris, dans la rue de Bellechasse. En l’apercevant, la livrée eut un discret sourire, mais Jorgon bouscula tous les domestiques pour commander le bain plus chaud, le déjeuner plus substantiel et des fleurs dans toutes les jardinières. Il avait l’air furibond, le brave colosse, trouvait, probablement, que ce n’était pas l’heure de sourire.

— Vous arrangerez des touffes de roses de Nice sur les dressoirs. Vous en mettrez de tous les côtés. Et dans l’antichambre, qu’on renouvelle tous les capillaires, les palmiers nains. Dépêchez-vous. Voici Monsieur Paul, et la maison à l’air d’un pénitencier. Vous savez bien qu’il aime les fleurs, Monsieur Paul !

— Presque autant que mon ancienne patronne, la cocotte, marmotta Françoise, déliant les bottes de roses, et il les lui faut rares… pas de saison, surtout ! Dites donc, Jorgon, est-ce vrai qu’on n’ira plus chez la Crossac ? Le groom prétend que ça va encore changer, les amours !

— Faites vos bouquets, Françoise, et priez Dieu, si vous y croyez, que son meilleur tonnerre tombe sur la Crossac, c’est tout ce que je peux vous dire.

Monsieur Paul prit son bain, sa douche, se fit masser et nettoyer les cheveux à la poudre, déjeuna dans son cabinet de toilette, ensuite, très dispos, escalada, en courant, l’étage qui le séparait de son frère.

Paul sentait, vaguement, qu’il allait à l’audition d’un tout autre drame que celui de la veille, et sa fièvre apaisée par une orageuse nuit d’amour, il se croyait calme.

Le cabinet de travail de Reutler de Fertzen, cellule de moine dont les murs, simplement blanchis à la chaux, n’étaient ornés que de livres, prenait le jour d’une grande verrière à croisillons plombés et tristes. Selon les ordres de cet homme jeune, cependant maniaque comme plusieurs vieux, on ne devait jamais ouvrir la fenêtre. Il redoutait la poussière de la rue pour ses parchemins, ses menus outils de laboratoire, peut-être aussi la lumière du soleil pour ses propres pensées.

Paul le trouva assis, lisant devant un immense bureau où s’empilaient journaux et revues scientifiques, vêtu de son éternelle robe de chambre de bure, tigrée de taches multicolores provenant d’éclaboussures de tous les acides connus. Près de lui reposait, comme un gros chat endormi, une large toque de fourrure ; quand ses névralgies le relançaient, il s’en couvrait la tête frileusement jusqu’aux oreilles, s’enlaidissait. Reutler habitait le second étage de leur hôtel, ayant abandonné le premier au frère mondain qui n’aimait pas les taches d’acides sur les tentures ; mais, en philosophe respectueux de tous les goûts, il avait distrait du luxe effréné d’en bas, un canapé pour le cas probable où le frère mondain refuserait de s’asseoir dans les opérations chimiques. Ce canapé, un pompadour, gracieusement convulsé sous des coussins de brocart d’un rose éteint, faisait, en face du bureau noir, le plus bizarre effet. Au-dessus du bureau, derrière le fauteuil de Reutler, se dressait, digne pendant à l’élégance du meuble pompadour, le portrait d’une jeune femme, en robes bouffantes datant d’un bal du troisième empire, qui ressemblait d’une façon merveilleuse au plus français des de Fertzen.

Paul dit un bonjour sec.

— Tu es bien, ce matin ? questionna doucement le liseur en marquant sa page et en fermant son livre.

— Tout à fait bien. Je suis venu pour ce que tu sais.

— Bon ! Bon ! Cela ne presse pas. Nous avons… la vie ! Et la petite femme ?

Paul, dédaigneux, haussa les épaules.

— Du picrate, mon cher, elle m’adore ! Vierge ou grue, c’est décidément la même chanson !

Il tourna un instant dans la pièce, essayant de ne rien déranger des piles de livres ou des fioles, atterré, au fond, par le sang-froid de son frère ; il finit par se jeter sur le canapé, tassa les coussins d’un mouvement rageur et s’accota, les yeux fixes.

— Telle est vraiment ta volonté ? murmura Reutler.

— Ah ! Oui ! Oui ! Je veux tout savoir… je le veux.

— Ne crains-tu pas qu’à remuer ces choses du passé, il se dégage une odeur de pourriture qui empoisonne ta belle insouciance ?

— Je ne comprends même pas, fit Paul, les dents serrées, que tu te soies permis d’attendre ! Tu m’as raconté que nous, portions un nom d’origine autrichienne, qu’on nous avait baptisés, moi Éric, toi Reutler, en souvenir de je ne sais plus quel grand ancêtre ; que nous étions nés tous les deux en Franche-Comté, à Rocheuse… tu m’as menti. Or, Reutler mentant, c’est pour moi un tel effondrement, une telle déception, que tu peux bien y ajouter les pires tortures morales, je ne crains plus rien.

Un sourire amer s’extravasa dans le visage blême de Reutler ; il eut un geste résigné et ouvrit un des tiroirs de son bureau. Il en tira des papiers jaunis, constellés de larges timbres, et les tendit à Paul qui se leva brusquement. Ses doigts, agités de petits frissons, déroulèrent les papiers.

À l’aube de ce jour néfaste, en s’éveillant sous les ardentes caresses de Jane Monvel, Paul avait eu très peur, parce qu’il lui avait semblé qu’un vague fantôme se profilait sur les draperies soyeuses de la chambre d’amour ; il s’agissait seulement de sa grande pelisse d’astrakan, pendue à son chevet. Non ! Il n’y avait pas de fantôme. Tout est toujours naturel. D’ailleurs, la famille, pour lui, c’était son frère. En somme, au milieu de ces révélations, il n’était frappé que du mensonge de son frère.

Et voici que peu à peu ses yeux se gonflaient sous une nouvelle poussée des larmes. Ce qu’il tenait là, au bout de ses jolies mains libertines, c’était l’identité d’un homme très bon, qui, s’il ne l’avait jamais vu, passait, dans le souvenir de son aîné et du vieux Jorgon, pour un être d’élite.

— Ainsi, fit-il très bas, je suis réellement le second enfant du baron de Fertzen, officier d’état-major de l’empereur Guillaume. Il n’y a aucun doute.

Il se laissa tomber sur le canapé, feuilletant les papiers. Il examina un extrait mortuaire, bref et fauchant en trois lignes la vie de ce père mystérieux.

— Tué à l’ennemi, fût-il tout haut… à l’ennemi… c’est-à-dire par des Français, durant le combat de Villersexel ? Reutler, s’écria-il avec un involontaire mouvement d’horreur, et Madame de Crossac m’a dit que j’étais né le jour même de cette bataille, à Rocheuse, à quelques lieues de Villersexel !

— Si elle a dit cela, Madame de Crossac a dit la vérité. La vie est faite de ces ironies, on ne s’en aperçoit bien que lorsqu’on en parle.

Paul s’affaissa dans les coussins, repoussant les papiers.

— Je suis né en France, mon père a été tué par des Français… toi, tu es Allemand, né en Allemagne ; il me reste le droit d’opter pour rétablir l’équilibre. Ah ! non, c’est trop fort ! Reutler, qu’est-ce que ce cauchemar ?