Les Hommes frénétiques01-01

Plon-Nourrit et Cie (p. 1-44).

PREMIÈRE PARTIE

HARRISSON LE CRÉATEUR

I

AU SIÈCLE D’AVÉRINE


Comme sept heures sonnaient au méridien voisin, Harrisson parut sur la terrasse. Après cette journée passée tout entière dans l’atmosphère terrible du laboratoire souterrain, le jeune savant éprouvait une joie aiguë à respirer l’air frais chargé d’inépuisables odeurs végétales.

Ayant retiré son costume de travail, une blouse en soie naturelle doublée de pellicules isolantes, il tint un moment à bras tendus le vêtement grossier, puis il fit une pirouette et, d’un geste gamin, le lança soudain vers la droite. La blouse flotta en l’air une seconde et vint couvrir Samuel, le jeune mulâtre, qui, accroupi par là, jouait avec un petit chat.

Harrisson éclata de rire : le chat miaulait et Samuel s’agitait en criant sous les plis de l’étoffe.

— Sam ! damné garçon ! voici que vous foulez aux pieds ma blouse aux mille glorieuses taches ! Le respect ne saurait-il entrer en votre cervelle d’oiseau ?

— Mauvais !… mauvais !… criait l’adolescent apeuré.

Débarrassé de la blouse, il reculait, serrant entre ses bras sa bête favorite.

— Mauvais garçon vous-même ! continua Harrisson. Quand vous aurez déchiré mon vêtement de cérémonie, comment pourrai-je aller dans le monde ?… Et que dira notre grand poète Lahorie, qui me compare déjà à une bête d’Apocalypse ? Et que diront les Académies ?…

Il parlait d’une voix joyeuse et sonore. Soudain, il se tut et s’immobilisa, l’air confus.

Alors, dans le silence tombé, une voix douce et grave se fit entendre :

— Mes fils, jouez !

Harrisson s’avança vers le devant de la terrasse où un vieillard reposait sur un fauteuil de forme ancienne.

— Maître ! murmura-t-il, je suis honteux d’avoir interrompu votre sommeil par ces gamineries bruyantes et stupides !

Une puissante tête blanche se détacha du haut dossier, une belle tête de patriarche aux yeux pleins d’une douceur infinie.

— Jouez, jeunes gens ! Toi, Luc, grand aîné au cerveau de lumière, toi, petit Samuel au rire étincelant, jouez sans contrainte !… Le spectacle de votre gaieté est doux à mes yeux affaiblis.

— Mais vous dormiez, maître, et nous vous avons réveillé !…

— Je dormais ?… vous m’avez réveillé ?… Cela est bien incertain !… Il n’est plus, pour moi, qu’incertitude… Le sommeil… la vie… la mort… Tout se mêle… Mais la gaieté est chose sûre et bonne… Je comprends votre gaieté… J’aime votre gaieté.

La voix devint plus douce encore, plus voilée, plus lointaine.

— Je crois avoir pensé… oui, pensé clairement… pendant ma longue vie orgueilleuse… Cent ans, bientôt !… cent ans qui passèrent comme une eau courante… comme le vent… Je disais : ceci est le vrai, cela est le faux ! Voici le juste et l’injuste !… Je pesais à poids exacts avec une dure loyauté… Mais le soir est venu… Tout s’efface, tout s’étale… Mon âme ne distingue plus sûrement la clarté de l’ombre… Mon âme est blanche et lisse… Voici le soir, miraculeux et doux… Voici le songe !…

Le vieillard, de nouveau, ferma les yeux.

Déjà Samuel recommençait à jouer avec sa bête favorite. Il n’avait rien écouté… C’était un enfant curieusement arriéré, sans aucun symptôme morbide, cependant ; les experts psychologues voyaient en lui, non un malade, mais un spécimen de l’humanité aux âges néolithiques. En sa cervelle obscure, les mots les plus simples éveillaient seuls de fugitives images. D’une beauté parfaite, l’harmonie naturelle de ses gestes était une joie pour les yeux. Harrisson, aux heures de repos, le laissait souvent jouer près de lui. Ce soir, pourtant, importuné par son manège, il le congédia.

Samuel, qui aimait la présence du savant, se fit un peu prier.

Harrisson, d’un geste, lui montra la sortie.

Go !

L’enfant s’éloigna, triste, son chat entre les bras.

Le vieillard semblait dormir. Malgré l’approche du crépuscule, il faisait encore chaud. Sûr de n’être pas dérangé, Harrisson, avec un soupir de soulagement, ôta sa tunique ; puis il retira la mince pellicule isolante qui lui protégeait les mains et les poignets.

Depuis un mois, il vivait dans son laboratoire privé, y passant toutes ses journées et une partie de ses nuits. Il y vivait seul, à cause de l’atmosphère infernale à laquelle ses aides ne s’habituaient pas ; à cause, surtout, des dangers inconnus. Certes, contre les dangers ordinaires, toutes les précautions étaient prises. Harrisson ne craignait point ces dangers-là ; il s’était prouvé à lui-même l’impossibilité de l’accident actuellement explicable. Mais il fallait compter avec de grosses, avec de terribles surprises. Le domaine que le jeune savant explorait, ce domaine extravagant des impondérables, était d’une diversité inconcevable et, malgré de nombreux travaux, il demeurait encore d’une effrayante nouveauté.

Et Harrisson se comparait à quelque aventureux coureur des âges primitifs, quittant la horde pour pénétrer seul, toujours plus avant, dans le mystère d’une forêt inconnue. La forêt était sans bornes, peuplée de formes inimaginables et d’une mobilité telle que les images glissantes d’un rêve saugrenu eussent paru, en regard, choses stables, nettes, admissibles. Royaume de folie, plein de l’immense tremblement des chimères.

La folie ! Un savant des siècles précédents et même, à l’heure présente, un penseur trop habitué aux vieilles règles en eussent peut-être senti le vent sur leur face. Mais lui, Harrisson, regardait, sans trouble, chavirer les idoles, s’évanouir les systèmes qui, depuis des siècles, formaient les assises de l’esprit humain.

Il observait, mesurait, comptait ; il notait d’effarants résultats, et il levait les épaules quand un philosophe, du haut de son ignorance, l’accusait de rajeunir simplement de vieilles utopies, de propager des absurdités élémentaires.

Une joie virile lui gonfla la poitrine : ses recherches, une fois de plus, venaient d’aboutir. Non point à un résultat définitif comme il n’en existe que dans l’esprit des ignorants et des poètes, mais à un résultat qui compterait néanmoins dans l’histoire des tâtonnements humains.

Par lui, une nouvelle conjonction de forces s’était opérée. Il venait de faire ce qu’aucun homme n’avait jamais fait. Une fois de plus, pendant une brève minute, en un point singulier, il venait véritablement de créer.

Comment cette découverte serait-elle accueillie ? Il y avait là un fait étrangement nouveau, un fait déconcertant, anarchique. Sans doute, une résistance vive allait se prononcer. Les physiciens attardés aux vieilles méthodes souriraient ; des philosophes se boucheraient un peu plus les oreilles, des rhéteurs balanceraient de ronflantes périodes, des plaisantins feraient des mots, des poètes essoufflés exhaleraient une fois de plus l’hymne sempiternel au passé et couvriraient de fleurs les idoles chancelantes.

— Et, demain, j’aurai raison contre tous ces bavards !

Harrisson s’était allongé sur un divan très bas au fond de la terrasse. Devant ses yeux, la campagne s’étendait, calme et somptueuse ; un vent tiède poussait des bouffées odorantes ; le jour s’atténuait dans un bonheur langoureux.

Harrisson sentait se dissiper sa fatigue. La dernière phrase du vieillard vint sur ses lèvres :

— Voici le soir… le soir miraculeux et doux…

Les regards du jeune homme se posèrent avec une tendresse respectueuse sur la haute figure blanche aux yeux clos ; et il murmura :

— Le plus beau cerveau qui fut jamais !… Il en est au rêve, au miracle… Comme il baisse !… Cent ans, hélas !

Il se remémora l’étonnante histoire de cet homme, de ce grand Avérine qui, déjà, aux yeux des masses populaires, prenait place parmi les figures de légende. Né au début du cinquième siècle de l’ère universelle, abandonné par ses parents, complètement illettré à douze ans, aide-cuisinier à quinze, puis frotteur, puis mécanicien, faisant trois ou quatre cents fois le tour de la planète à bord des grands express aériens, il se trouvait, à vingt-cinq ans, garçon de laboratoire dans un institut de recherches péruvien. On commençait à parler de lui en 452 : il attirait l’attention du monde savant et industriel par une synthèse des albuminoïdes mille fois plus simple, plus rapide, que celles connues jusqu’à ce jour.

D’autres découvertes avaient suivi, présentant toujours le même caractère de surprenante aisance. Puis, en 457, un coup de foudre : le problème de l’éther était résolu !

Depuis des siècles, l’élite humaine se sentait arrêtée là, perdue en plein brouillard, aux limites de la science et de la métaphysique. Et voici qu’un jeune savant, connu, certes, mais non des plus célèbres, jetait avec hardiesse, vers la rive inaccessible, un élégant pont de lumière ! L’éther devenait une réalité sensible, justiciable des procédés ordinaires de l’investigation scientifique.

Toute l’humanité pensante avait été secouée de surprise ! Et puis, aussitôt, des discussions passionnées et fécondes s’étaient élevées ; les théories s’étaient affrontées, avaient croulé l’une après l’autre, avec une rapidité jusqu’alors inconnue. On assistait depuis cette époque à un bouillonnement désordonné des curiosités ; toutes les audaces semblaient légitimes ; l’esprit humain s’élançait pour une nouvelle et merveilleuse étape.

Bien que les travaux des savants fussent désintéressés et que la spéculation pure fût plus que jamais en honneur, des changements considérables survenaient néanmoins dans la marche de la civilisation ; des possibilités fantastiques apparaissaient à l’horizon. Il y avait un peu d’inquiétude, et même un peu de désarroi dans les âmes, mais l’humanité, dans son ensemble, avançait d’un pas allègre, à une vitesse grandissante, vers des lendemains aventureux dont rien d’historique ne pouvait donner l’idée.

Pour les temps à venir, le principal artisan de cette évolution formidable serait, sans nul doute, ce vieillard immobile, chargé d’ans, chargé d’honneurs, et que tous les savants de la planète se préparaient à fêter encore une fois, à l’occasion de ses cent ans. Le cinquième siècle de l’ère universelle porterait le nom de siècle d’Avérine. Il le portait déjà.

Harrisson, élève préféré du maître et véritablement son fils spirituel, avait l’ambition de continuer le grand œuvre. Il dirigeait l’institut Avérine, en ce vieux pays de France, célèbre par la richesse de ses souvenirs, la lumière délicate de son ciel, la douceur de ses horizons reposants ; en ce vieux pays charmant dont le clair langage avait fini, après bien des vicissitudes, par s’imposer à l’élite humaine, tandis que l’anglais, première langue universelle, perdait rapidement sa pureté et donnait naissance à d’instables patois.

Avérine habitait, à flanc de coteau, une maison rustique de style nettement archaïque, avec une charpente de bois, des murs de pierres et une couverture de tuiles rouges : une villa selon le goût d’un modeste bourgeois au déclin de l’ère chrétienne. Un beau parc entourait les bâtiments. À droite et à gauche, strictement alignées, d’autres habitations, séparées par de grasses cultures et d’odorants vergers. C’étaient, pour la plupart, des maisons d’agriculteurs, très modernes et très cossues, dont les toitures métalliques luisaient comme autant de miroirs multicolores. Quelques artisans ou fonctionnaires, employés aux centrales industrielles, habitaient également les environs ; leurs maisons, plus modestes, s’alignaient en direction perpendiculaire ou se groupaient en éventail autour de la gare d’avions qui desservait la contrée.

Au fond de la vallée, une rivière miroitait. Pendant de longs siècles, les hommes avaient utilisé la force vive de ses eaux ; mais la science moderne avait libéré la nature. Toutes les installations hydro-électriques avaient disparu. Du moins, il n’en restait plus que de rares vestiges, sauvés par la piété des archéologues : pans de murs envahis par le lierre, turbines, dynamos rongées par les oxydes ; une machinerie compliquée, puérile et charmante que les poètes, à court d’inspiration, chantaient inlassablement. La rivière coulait librement entre des peupliers à fleurs et des saules améliorés dont les chatons énormes fournissaient un parfum inimitable, fort recherché par les élégantes.

Devant le beau paysage calme, Harrisson rêvait. Un bruit grandissant lui fit lever les yeux. Parmi de rapides et silencieux avions, deux antiques aérobus, dont la silhouette rappelait vaguement celle des oiseaux, glissaient bas sous un plafond de nuages. On entendait, sur le premier, le tac-tac d’un propulseur électrique ; le second, plus ancien encore et qu’on eût pu croire sorti d’un musée historique, progressait grâce à un moteur à explosions dont le ronflement emplissait l’espace. Derrière les deux aérobus flottaient des banderoles lumineuses.

Soudain, comme ils passaient sur la vallée, ils lâchèrent des bombes d’artifice qui éclatèrent avec un bruit mou ; une pluie de feu multicolore tomba.

Avérine, à son tour, avait levé la tête.

— Qu’est ceci ? demanda-t-il.

Harrisson s’approcha.

— Maître, ce sont, je pense, des étudiants en goguette… d’insouciants casse-cou qui ont déniché, je ne sais où, ces hasardeuses guimbardes, afin d’ahurir les gens paisibles… J’ai fait pis, jadis !…

Le vieillard eut un sourire indulgent.

Harrisson, tout en parlant, avait appuyé sur un bouton et tourné vers lui le pavillon d’un écouteur. Le bruit des moteurs fut assourdissant, puis il cessa tout à coup : les deux aérobus planaient dans le vent. Alors on entendit des voix juvéniles, des chants et aussi — ce qui déplut à Harrisson — des éclats de rire saccadés, inextinguibles, anormaux, qui prouvaient, hélas ! que le vice nouveau, l’abus des hilarants, avait déjà touché cette belle jeunesse.

— Les fous !… Les pauvres fous ! murmura-t-il.

Une nouvelle pluie de flammèches s’éparpilla dans le vide, non loin de la gare d’avions.

Et Harrisson dit encore :

— Les imprudents !… Pourvu qu’ils n’aillent point couper la zone aérienne d’énergie avec leurs moteurs antédiluviens et toute leur ferraille !…

Comme il parlait ainsi, un signal monta de la gare voisine : un surveillant avait aperçu les promeneurs, et il interdisait la zone dangereuse.

Les aérobus continuèrent cependant d’avancer, mais le signal d’arrêt parut de nouveau, fut répété trois fois : le surveillant se fâchait et menaçait. Alors, des deux aérobus une longue huée tomba ; on entendit des coups de sifflet, des cris d’animaux, puis un couplet narquois, chanté en chœur : sur un air populaire, en vieux français de la décadence, les étudiants proclamaient à la face du ciel les infortunes conjugales du chef de gare.

Les aérobus, lourdement cabrés, piquèrent vers les nuages.

Le crépuscule était tout à fait venu. Dans les hauteurs du ciel, des phares d’avions isolés s’allumaient comme de grosses étoiles. Un long express aérien, ramenant des travailleurs jaunes, filait vers l’est, tous ses hublots éclairés. Sur la terre, enfin, les rampes fluorescentes festonnaient déjà quelques maisons et, à la cime des grands arbres, dans les parcs des agriculteurs, des réseaux photophores disposés en aigrettes répandaient une douce lueur bleuâtre.

Avérine se leva pour le dîner.

Dans la salle à manger rustique, les enfants occupaient les places d’honneur autour du maître. On voyait là Samuel et la compagne habituelle de ses jeux, Flore, une négrillonne aux yeux d’émail ; puis, des enfants du voisinage, des Gaulois à la tête ronde, bruyants et facilement émerveillés. Le personnel de la maison, moins les fonctionnaires cuisiniers qui dînaient un peu plus tard, venait immédiatement après les enfants. Avérine aimait les jeunes gens et les hommes de peine, au parler simple et ingénu. Longtemps, il avait pris plaisir à les servir lui-même ; maintenant, il se contentait de les rassembler autour de lui et il souriait à leur joie.

Harrisson occupait l’autre bout de la table avec ses compagnons de travail : deux savants d’âge mûr et une jeune fille de vingt-cinq ans à peine, Lygie Rod, déjà célèbre par ses travaux sur le rôle des attractions tourbillonnaires dans l’évolution du protoplasme tumultueux. Lygie Rod avait perdu, l’année précédente, deux doigts de la main gauche dans un accident de laboratoire ; dans son blanc visage régulier, ses yeux calmes semblaient des sources profondes.

Il y avait seulement deux convives étrangers : un couple de passage, qu’une parenté lointaine unissait à l’un des savants. L’homme, un mondain quelconque, s’ennuyait auprès de Lygie. La femme, habillée à l’antique, portait les cheveux longs ; sa robe, généreusement échancrée, laissait voir des épaules d’un galbe très pur, mais peintes en bleu pervenche selon la mode atroce lancée, au début de la semaine, par une célèbre courtisane japonaise. Elle portait, suspendue à son poignet gauche par un fil de platine, une petite boîte renfermant des pilules hilarantes. Dès le début du repas, elle avait furtivement puisé dans cette boîte et, déjà excitée par cette dose légère de poison, elle riait de tout, les yeux brillants, le sang aux joues, inquiétante et jolie.

Une simplicité archaïque régnait à la table d’Avérine, et les deux étrangers, habitués au luxe des caravansérails modernes, n’en croyaient pas leurs yeux.

La chère, toutefois, était abondante et saine. Sauf pour les légumes améliorés aux arômes très fugaces, que l’on préparait sous pression, à basse température, on s’en tenait, chez Avérine, aux vieilles traditions de la cuisine française.

Les fruits couvraient la table. Les fruits étaient d’ailleurs un luxe permis aux plus humbles. En tout pays, ils arrivaient des quatre coins du monde. Chez Avérine, on prisait surtout les fruits indigènes de saison que fournissaient les riches vergers du voisinage, fruits énormes au coloris éclatant, aux parfums si variés et si suaves que l’ingéniosité des chimistes ne parvenait pas encore à les imiter parfaitement.

Et c’étaient non seulement les fruits appréciés des anciens, mais des espèces nouvelles, obtenues par des procédés de sélection ultra-rapides qui aboutissaient à des résultats merveilleux en quelques générations seulement.

Presque tous les fruits sauvages, les baies les plus insipides, les plus âcres, avaient attiré l’attention des horticulteurs. Les baies vénéneuses même étaient devenues de lourds fruits savoureux, vite recherchés par les gourmets. La baie de l’aubépine, celle de la douce-amère, le fruit de l’églantier, la pomme de pin, le marron d’Inde figuraient sur les meilleures tables tout aussi bien que chez les petites gens. Depuis une semaine, Harrisson, que ses travaux occupaient au point de lui faire oublier les repas, n’avait vécu que de faînes au fond de son laboratoire.

Ce soir-là, au contraire, le savant, tout à la joie de sa victoire appréciait les mets en connaisseur ; il se détendait, montrait de la jovialité et de l’insouciance. Les yeux de Lygie rencontrèrent les siens ; il devina leur muette interrogation. Penché vers la jeune fille, il murmura :

— Oui !… je crois que nous tenons le succès.

Lygie répondit à voix basse :

— Compliments !… C’est une grande œuvre !

— C’est votre œuvre, Lygie, autant que la mienne !

Une flamme de joie brilla dans les yeux calmes, mais ce fut très bref. La jeune fille baissa son front blanc et, seul, le tremblement léger de ses mains révélait encore son émotion.

Harrisson reprit du même ton confidentiel :

— Pour le moment, je vous demande la discrétion… surtout devant cette évaporée…

L’étrangère riait, la tête renversée, le regard ivre. Prévenant un nouveau geste vers la boîte au poison, Harrisson lui offrit la première tranche d’un énorme et appétissant gland de Bretagne que l’on venait de servir. Et il récita, d’une voix joyeuse, les vers d’un poète gourmand qui avait célébré la succulence de ce fruit moderne, pain du pauvre, régal du riche, aliment préféré de l’enfant et du vieillard. Tous les convives applaudirent et burent à Harrisson. Le vin de myrtille, pétillant et parfumé, tremblait dans des coupes rustiques de cristal rose.

Au coup de cloche de la cuisine, le repas prit fin. Les deux préparateurs et Lygie se levèrent aussitôt pour aller servir à leur tour les fonctionnaires cuisiniers.

Ayant pris congé d’Avérine, les deux invités se retirèrent. La jeune femme prétendait visiter une exposition de chapeaux et assister ensuite à un rallye aérien au-dessus de l’Archipel. L’homme grommelait, disant qu’il venait de faire presque le tour du monde, que cela lui semblait suffisant pour un jour et qu’il n’éprouvait nullement le besoin de passer encore une partie de la nuit dans les nuages. Il eût préféré revenir tout de suite aux Açores, où il habitait. Il finit cependant par céder.

Harrisson accompagna les invités jusqu’à leur avion. C’était un biplace luxueux, allongé en forme de cigare et capitonné à l’oxygène comprimé. La désintégration d’un sel de potassium fournissait la chaleur, l’éclairage et l’énergie motrice ; ralentie ou accélérée à volonté, elle permettait la promenade nonchalante aussi bien que les vitesses météoriques. Grâce à un dispositif très simple, on pouvait d’ailleurs utiliser l’énergie des lignes publiques.

Ayant puisé une fois de plus dans sa petite boîte, la jeune femme tendit la main à Harrisson, puis s’allongea sur les coussins. L’homme, étendu à l’avant, manœuvrait déjà de délicats leviers. Le capot rabattu, l’appareil s’éleva droit, entre les arbres du parc ; après quelques secondes d’une progression oblique assez lente, la vitesse augmenta rapidement. L’avion fila vers l’est, passant comme un bolide au-dessus de la zone des grands express.

Harrisson revint à la villa et gagna la bibliothèque. Au bout d’un moment, les deux préparateurs l’y rejoignirent. Le succès de Harrisson était un peu leur succès ; l’émotion et la fatigue pâlissaient leur visage. Harassés par le travail formidable des jours précédents, ils se retirèrent bientôt.

Demeuré seul, Harrisson ouvrit une fenêtre. Il faisait encore chaud ; la nuit douce enveloppait le monde. Dépourvus de réseaux photophores, les arbres du parc mêlaient leurs branches noires. Au crépuscule, les oiseaux du voisinage venaient se réfugier là, lorsque naissaient d’inquiétantes lueurs dans les vergers, les forceries et les parcs des agriculteurs. En face de la fenêtre, dans un vieux chêne sauvage, un rossignol commença de chanter. La villa reposait ; tous les écouteurs étant fermés, les bruits lointains n’arrivaient pas. Seule, au milieu du silence, cette petite chanson s’épanouissait, telle une fleur ardente hors d’un calice d’ombre.

Les frondaisons du parc rustique masquaient l’horizon, et il ne montait des campagnes environnantes qu’une lueur diffuse. Dans les hauteurs du ciel, de rares et silencieux avions passaient, dont les phares avaient des scintillements d’étoiles. La sérénité de l’heure était telle qu’on eût pu se croire ramené dans le lointain des âges. Dix siècles auparavant, vers le vingtième de l’ère chrétienne, il y avait peut-être, en ce point de la terre, une maison à peu près semblable à celle d’Avérine et de grands arbres sauvages où, par les belles nuits d’été, les rossignols venaient chanter… Malgré l’industrie des hommes, malgré leur immense effort, certains aspects du monde demeuraient, certaines scènes se renouvelaient, très peu différentes d’ère en ère.

Harrisson eut un sourire. Il pensait :

— Voilà un thème banal à souhait… que je pourrais passer à notre Lahorie… Mais il l’a déjà traité cent fois !

Il ferma la fenêtre et se mit à songer à la vie des hommes qui avaient habité cette contrée mille ans plus tôt… Sa pensée ne se perdait pas longtemps dans la rêverie vague. Le papillotement soudain d’un photophore mal réglé ramena son attention sur une question précise : il se demanda si, au vingtième siècle de l’ère précédente, l’antique lampe à phosphorescence, premier essai d’éclairage rationnel, était d’un usage courant. Plusieurs ouvrages scientifiques, rapidement consultés, ne le renseignèrent point. Il chercha sur les derniers rayons de la bibliothèque, où étaient relégués les principales œuvres contemporaines et quelques ouvrages de philosophie ou d’histoire.

Une Histoire générale de la civilisation, du dix-huitième siècle chrétien au cinquième siècle de l’ère universelle, s’offrit à ses yeux. C’était un ouvrage considérable ; imprimé en violet sur métal inoxydable, il ne comptait pas moins de deux mille pages d’un texte serré ; malgré la minceur extrême des feuillets et la légèreté de la couverture en aluminium poreux, il pesait presque autant que tel in-seize antique, imprimé sur grand papier.

Harrisson ouvrit le livre. L’historien n’était pas beaucoup plus explicite que les savants. Il parlait bien, à plusieurs reprises, d’éclairage « électrique », mais ce terme vague, qui pouvait en effet s’appliquer à la lampe à mercure, pouvait tout aussi bien désigner divers procédés d’éclairage plus primitifs, plus barbares, tels, par exemple, que la simple incandescence d’un fil métallique.

Harrisson, pourtant, continua de feuilleter l’ouvrage dont le ton lui plaisait. Écrivant l’histoire de l’humanité à l’âge scientifique, l’auteur, avec une implacable logique, démontrait qu’à l’origine de tout changement dans la marche de la civilisation, on trouvait une découverte dont personne, le plus souvent, n’avait tout d’abord mesuré l’importance. À l’encontre de plusieurs de ses confrères, l’historien soutenait que ni les philosophes, ni les moralistes, ni les poètes, ni les guerriers, ni les légistes ne dirigeaient l’humanité ; leur action personnelle n’était que secondaire, momentanée, locale et sans prolongements. Les vrais dirigeants étaient de modestes chercheurs à peine connus de leurs contemporains et qui poursuivaient, dans le silence des laboratoires, leurs recherches désintéressées. Chacun de leurs gestes se répercutait à l’infini ; la découverte en apparence la plus insignifiante pouvait ébranler tout l’édifice social.

L’auteur classait les événements sur un plan nouveau, suivant leur portée véritable. C’est ainsi qu’au dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne, il insistait assez peu sur l’effort d’émancipation des masses et sur les rivalités sentimentales des peuples ; la grande affaire, c’était l’éveil scientifique des races supérieures, l’utilisation — encore bien grossière — de la vapeur et de l’électricité. On trouvait d’ailleurs, au dix-neuvième siècle, une date capitale de l’histoire humaine. En l’an 1867, un savant français, Niepce de Saint-Victor, découvrait par hasard la radioactivité spontanée des sels d’urane ; et cette découverte, — qui passait, à l’époque, totalement inaperçue, — apparaissait maintenant au moins aussi importante que la découverte du feu par la horde primitive.

Le début du vingtième siècle marquait aussi une grande date. Un rêve millénaire se réalisait enfin : la navigation aérienne commençait. Navigation dangereuse, il est vrai, coûteuse, n’utilisant que des moyens grossiers et qui, malgré des progrès assez rapides, n’arrivait à jouer qu’un rôle secondaire dans la guerre européenne de 1914-1918.

L’historien mentionnait assez brièvement cette longue et sanglante échauffourée dont les causes semblaient, à distance, puériles et très confuses. Rien de bien nouveau d’ailleurs, pendant cette guerre : à peine quelques timides excursions d’avions dans l’arrière-pays, quelques tentatives féroces, mais maladroites, d’empoisonnement par les gaz.

Comme aux temps les plus reculés, les races belligérantes avaient envoyé à l’ennemi leurs jeunes mâles les plus vigoureux, auxquels on avait confié les armes de choc ; d’où une effroyable sélection à rebours.

Cette guerre, poursuivie pendant de longs mois, avec un acharnement terrible, par des armées nombreuses, merveilleusement disciplinées et pourvues d’engins déjà meurtriers, avait durement secoué le vieux monde.

La grandeur de la catastrophe aurait dû dessiller les yeux des plus aveugles. Il n’en avait rien été. Les hommes n’avaient pas compris qu’une ère nouvelle commençait, où la prudence, à défaut de bonté, deviendrait une vertu essentielle.

Aussitôt éteint le fracas des armes, les conflits d’orgueil ou d’intérêt avaient de nouveau enfiévré les cœurs ; de nouveau, les mains, encore saignantes, s’étaient crispées pour la menace. Jamais peut-être l’humanité n’avait manqué à ce point de clairvoyance et de bonne volonté. La science progressait rapidement, et peu de gens songeaient à s’étonner et à se méfier. L’intelligence semblait quelque peu assoupie ou désorientée. On voyait des chefs militaires rédiger gravement, à l’usage des guerriers de l’avenir, des traités de stratégie imités de l’antique. Les philosophes ratiocinaient, les poètes bégayaient ; des escouades de myopes occupaient des postes de guetteurs et barraient les carrefours de la pensée. En plus d’une contrée, de grossiers histrions se hissaient aux tréteaux populaires ; des demi-fous, brandissant la matraque, réussissaient à se faire écouter.

Les masses, encore étourdies par le choc, sentant confusément le monde changer, hésitaient.

Uniquement soucieuses de l’avenir immédiat, elles perdaient leurs vertus anciennes sans en acquérir de nouvelles et laissaient aller les choses avec une sorte de fatalisme désenchanté. Aucun peuple ne savait d’une façon précise ce qu’il voulait.

La fin du vingtième siècle et la première moitié du vingt et unième furent une époque d’expériences sociales désordonnées. L’une après l’autre, de puissantes collectivités se désagrégèrent. Les guerres civiles succédèrent aux guerres nationales. Une conception sommaire de la justice les rendait fréquentes et acharnées. Elles éclataient pour des motifs futiles ou absurdes. Dans l’intention d’éviter un malaise insignifiant, les hommes n’hésitaient pas à déclencher les pires catastrophes.

Il n’y avait plus, à proprement parler, d’armées ni de front de guerre. Toute la population était frappée, tout le pays ravagé. Des engins délicats et puissants, maniés aisément par des femmes ou des enfants, portaient la mort à de grandes distances. Les armes de choc étaient encore utilisées, mais perdaient peu à peu de leur importance. Les gaz toxiques tuaient beaucoup de monde ; des avions porteurs d’explosifs ou de poisons variés broyaient les villes ou les rendaient inhabitables. À plusieurs reprises, des ensemencements microbiens dépeuplèrent de vastes régions et le fléau menaça le monde entier.

Malgré tous ces soubresauts, l’humanité semblait progresser… La science, qui armait si terriblement les hommes pour le mal, les armait aussi pour le bien. Les masses étaient moins durement soumises à la loi du travail. La satisfaction des besoins primordiaux devenait de plus en plus facile. Les plus humbles connaissaient rarement les grandes privations ; en période de paix, bien que la rusticité diminuât et que des besoins nouveaux et artificiels se fissent jour, une certaine aisance économique était à la portée de tous. L’humanité évoluait par saccades vers un avenir de bonheur pratique et moyen. Et la moralité individuelle semblait aussi, chez les races supérieures, légèrement grandir.

Au vingt-deuxième siècle, dans les vieux pays d’Europe et d’Amérique, là où, malgré le mélange des races, les hommes blancs dominaient encore, un ordre nouveau avait fini par s’établir. Nul n’eût osé y afficher un chauvinisme agressif ou prôner hargneusement la lutte des classes. À défaut de chaude sympathie entre les différents groupements d’hommes, l’instinct de conservation amortissait les chocs, poussait à la tolérance, aux concessions réciproques. D’ailleurs, si l’égalité n’existait nulle part, en fait, entre les individus ou entre les États, les apparences, du moins, étaient à peu près sauves. L’humanité de race blanche formait une vaste fédération de républiques égalitaires à intérêts communs et à tendances conciliantes.

En face, se dressait le bloc inquiétant des peuples jaunes. Ceux-ci, la science, comme le coup de baguette d’une fée, les avait tirés d’un long engourdissement. Le réveil avait été prodigieux. Leurs savants égalaient en réputation les savants d’Europe et d’Amérique ; leurs industriels, leurs commerçants, leurs banquiers envahissaient tous les marchés du globe ; en même temps, une renaissance artistique sans précédent coïncidait chez eux avec une dépravation morale qui étonnait le vieux monde.

Venus trop vite à la civilisation scientifique, travaillés d’ailleurs par de puissantes associations xénophobes, ces peuples audacieux et brouillons faisaient planer la menace perpétuelle de désordres graves.

Dès le début du vingt-deuxième siècle, la guerre faillit éclater. Un physicien mandchou ayant découvert un procédé rapide pour la fabrication de l’or artificiel, les banquiers asiatiques profitèrent du trouble momentané des relations commerciales pour tenter d’assujettir pratiquement certaines collectivités d’Afrique et d’Europe. Au Conseil des Nations, la prudence des diplomates apaisa le conflit, mais les Blancs durent consentir à leurs adversaires de grands avantages.

Quinze ans plus tard, nouvelle alerte ; cette fois encore, à l’occasion d’une acquisition scientifique importante et susceptible d’applications immédiates. Il s’agissait de la découverte, dans certains gisements du bassin de l’Orénoque, d’un métal voisin du plomb — on l’appela d’ailleurs le plomb Z — qui présentait cette particularité de se désintégrer, sous l’influence de radiations appropriées, avec une vitesse très facilement réglable. C’était, dans un avenir prochain, la possibilité d’obtenir, entre autres choses, des explosifs d’une stabilité parfaite et d’une puissance formidable.

Les financiers asiatiques, immédiatement prévenus, plus ambitieux d’ailleurs et plus arrogants que jamais, réussirent à acheter, par groupements interposés, la totalité des terrains à minerai. Mais le danger apparut si grand que le monde entier s’émut. Le Conseil des Nations, encore une fois, trouva un compromis ; les mines furent nationalisées. En réalité, les Asiatiques gardaient la part du lion ; dirigeant la production, dominant le marché, ils demeuraient à même de constituer des stocks clandestins avant que d’autres gisements fussent découverts ou qu’un nouveau progrès scientifique vînt dissiper la menace.

Ces avantages ne leur parurent cependant point suffisants. Une minorité de nationalistes mégalomanes provoqua en Chine du Sud des troubles violents. Les diplomates jaunes qui avaient signé l’accord passèrent en jugement, et quelques-uns furent exécutés.

Une poétesse laotienne, célèbre par ses débauches et son orgueil autant que par son lyrisme extravagant, se mit à la tête des mécontents. À son instigation, une société à demi secrète se forma ; ce fut le Coupe-coupe qui, bientôt, groupa cent millions d’exaltés. Propagées par des écrivains et des orateurs d’une éloquence barbare, les pires insanités de la vieille littérature chauvine et guerrière devinrent articles de foi pour les affiliés.

Aussi, bien que l’immense majorité des hommes demeurât pacifique, d’abominables aventures semblaient inévitables.


La guerre éclata en 2145, sans autre cause immédiate que le geste impudique d’une femme.

Un soir de mai, Lia-Té, la poétesse, ayant eu la fantaisie de se présenter nue et à califourchon sur un bouc, au sermon d’un clergyman de San Francisco, se vit reconduire sous les huées jusqu’à son avion.

À peine à bord, elle se précipitait au téléphone, et, d’une voix furieuse, en phrases grandiloquentes, elle informait le Coupe-coupe de l’affront fait à sa présidente. Immédiatement alertés, cinq cents avions s’élançaient au-dessus du Pacifique. Et, quelques heures plus tard, San Francisco se réveillait sous une averse de bombes asphyxiantes et incendiaires. Dix mille habitants à peine survécurent à l’attentat.

Il y eut dans le monde entier un moment de stupeur.

Au Conseil des Nations, les diplomates asiatiques, recevant de leurs pays respectifs des instructions contradictoires, hésitèrent. Quand fut enfin prise la décision de châtier les coupables et de dissoudre leur association, un temps précieux avait été perdu : le Coupe-coupe était maître de la situation. Déjà on traquait les Blancs d’Asie ; beaucoup d’entre eux, livrés aux fureurs de la populace, trouvaient la mort dans des supplices d’une cruauté inouïe. Les vieux levains de folie guerrière bouillonnaient, montaient en écume sanglante. D’un continent à l’autre, de menaçantes clameurs volaient ; tous les téléphones de la planète retentissaient d’injures homériques.

Enfin, attaqués par une escadre aérienne d’Indo-Chine, les Blancs d’Australie ripostèrent énergiquement. La guerre véritable commença.

L’historien distinguait trois actes dans ce grand drame crépusculaire de l’ère chrétienne.

Au début, les Asiatiques, pourvus d’usines puissantes, de laboratoires supérieurement outillés, eurent nettement l’avantage, non sans subir eux-mêmes des dommages très graves. Cette première période fut marquée par la destruction des grandes villes. Nulle défense ne put protéger efficacement New York, Buenos Aires, Londres, Paris, Melbourne, le Cap, contre les escadres aériennes des Jaunes. Dans l’autre camp, Pékin, Canton, Haï-Phong, Calcutta ne connurent pas un meilleur sort.

Après un an de lutte, un grand nombre d’usines chinoises, japonaises et hindoues demeuraient encore intactes, tandis que les forces des Blancs diminuaient rapidement. Les avions des Asiatiques commencèrent chez l’ennemi la destruction méthodique des foyers secondaires de résistance. Les Blancs et leurs alliés, les Nègres, semblaient voués à la défaite totale et à l’asservissement.

Et brusquement, la face des choses changea…

Une jeune physicienne française, Noëlle Roger, venait, dans le plus grand secret, de mettre au point un moyen de défense élégant et simple. Dirigeant à de grandes distances un faisceau d’ondes parallèles de nature jusque-là inconnue, elle provoquait la déflagration de n’importe quel explosif.

Immédiatement après les premiers essais, une batterie d’appareils émissifs et de projecteurs fut constituée et confiée à une équipe d’électriciens spécialistes, que Noëlle Roger commanda elle-même.

L’effet de surprise fut formidable, sans précédent.

L’historien rapportait avec complaisance cette première apparition des projecteurs Roger telle qu’elle était mentionnée dans les chroniques du temps.

Venant d’Asie Mineure, une immense escadre d’avions nettoyeurs survolait l’Archipel à la hauteur du 40e parallèle et s’avançait vers le mont Olympe, point de dislocation. Il s’agissait de porter le coup de grâce aux Blancs de l’Europe méridionale. Les Asiatiques voyageaient en plein jour, en ordre serré, et sûrs de leur force, se gardaient mal. Or, derrière une petite colline de Thessalie, non loin de la côte, une dizaine d’électriciens attendaient, couchés au fond d’une tranchée, près de leur batterie de projecteurs. Debout au milieu d’eux, Noëlle Roger scrutait le ciel.

Tout à coup, elle leva la main. L’électricien de gauche et celui de droite démasquèrent leurs projecteurs. Instantanément une formidable explosion déchira l’air : tous les avions de flanc-garde avaient sauté à la même seconde. Les avions du centre, soufflés par l’explosion, voltigeaient comme des feuilles mortes ; environnés d’un brouillard subit, ils allumaient leurs phares, lançaient des fusées, cherchaient au hasard l’invisible ennemi.

Alors la jeune Française, sortant de la tranchée, s’avança vers le sommet de la colline. À demi tournée vers ses compagnons, les yeux exaltés, la bouche sombre, elle montra l’horizon d’un grand geste ardent, et elle cria à pleins poumons :

— Du nord au sud, fauchez !

Mille avions, portant chacun une tonne d’explosifs d’une puissance terrible, s’anéantirent à la fois. La terre tressaillit. Une trombe d’air s’abattit sur le pays, jeta la mer à l’assaut du rivage. Les électriciens, durement plaqués au fond de la tranchée, virent Noëlle Roger quitter la terre, les bras toujours levés. Ils la retrouvèrent à cent mètres en arrière, étendue face au ciel, morte, la bouche hurlante encore, une horreur indicible au fond de ses yeux inhumains.

Et de l’immense escadre il ne restait plus rien à l’horizon, qu’une vaste et vague nuée.

À partir de cette minute, le sort de la lutte sembla fixé.

Cependant les Asiatiques ne se découragèrent point. Leurs constructeurs travaillèrent fiévreusement ; pour un avion détruit, dix sortirent des usines. En même temps, leur tactique offensive changea ; ils n’attaquèrent plus que pendant la nuit, en ordre très dispersé, cherchant partout la surprise. Tous leurs savants se penchaient sur le problème des ondes Roger. En vain, sur leurs conseils, essaya-t-on d’enterrer les stocks d’explosifs, de les noyer, de les protéger par des enveloppes métalliques continues : les radiations nouvelles semblaient douées de pénétration universelle. Alors, les physiciens asiatiques étudièrent et mirent au point des procédés permettant l’utilisation du plomb Z, sur lequel les ondes Roger n’avaient aucune action. La désintégration quasi instantanée du métal permettait de suppléer à la pénurie d’explosifs ; mais les stocks, peu importants, furent bientôt épuisés.

Les Blancs, à leur tour, passèrent à l’offensive. Leurs offres de paix ayant été dédaigneusement repoussées, ils rassemblèrent leurs derniers avions, leurs derniers sous-marins et entreprirent des raids de destruction. Des réflecteurs à grande puissance balayaient des espaces considérables, détruisaient les dépôts de munitions, émiettaient les armes chargées, anéantissaient jusqu’aux forces de police dont les cartouches éclataient. Ils créaient, au-devant des envahisseurs, une zone dépourvue d’explosifs où, seuls, les gaz toxiques étaient encore à craindre ; bientôt, les centres de production ayant été repérés, ce danger lui-même fut écarté.

L’une après l’autre, les usines asiatiques sautèrent, flambèrent, furent pulvérisées.

De nouveau, les Blancs offrirent la paix. Leurs ennemis répondirent en faisant périr dans les supplices les prisonniers qu’ils cachaient encore au fond des mines. Ce fut le signal de violentes représailles.

Les dernières villes d’Asie flambèrent ; une nuit, des ingénieurs anglo-saxons crevèrent les digues d’un immense réservoir sur le cours inférieur du Hoang-Ho, et le fleuve, changeant brusquement de lit, dévasta la région la plus peuplée du monde.

La seconde période de la guerre s’acheva par cette noyade terrible.

À ce moment, cent millions d’hommes peut-être avaient déjà péri. Les réserves de toute sorte s’épuisaient ; le spectre de la famine apparaissait. Et pourtant, la fureur guerrière ne s’apaisait point. Les Asiatiques, surtout, étaient en proie à une rage insensée. Leurs savants cherchaient toujours le secret des ondes Roger ou, tout au moins, quelque riposte efficace ; leurs tribuns exaltaient l’orgueil de la race ; des poètes moribonds faisaient entendre des chants de démence.

Quand tout espoir de vaincre fut perdu, les Jaunes déclenchèrent la guerre microbienne. Des avions sibériens, débarrassés de leur armement et camouflés en ambulances, ensemencèrent l’Europe, l’Afrique, l’Amérique et l’Australie en espèces pathogènes soigneusement sélectionnées et d’une virulence inouïe.

Et ce fut la troisième époque de la lutte, de beaucoup la plus terrible.

Jusqu’alors, chaque fois qu’une attaque microbienne s’était produite, l’humanité avait assez facilement localisé le fléau. Mais cette fois, toutes les races étaient à bout de souffle, exsangues. La destruction générale des villes, l’anéantissement des hôpitaux et des principaux laboratoires eussent suffi à rendre inapplicable un plan méthodique de défense. Mais, en outre, les moyens de communications rapides manquaient. Les voies ferrées n’existaient pour ainsi dire plus ; les routes, coupées en bien des points, ne servaient qu’à de vieilles automobiles d’un très faible rendement ; les paquebots gisaient au fond des mers ; les avions même étaient rares. Enfin les stations radiotéléphoniques, visées dès le début des hostilités et bientôt détruites, n’avaient été remplacées que par des installations de fortune à puissance limitée.

L’humanité, pantelante, était comme un grand corps énervé, aux réactions confuses et pénibles.

Le fléau, rapidement, gagna le monde entier. Bientôt, aucune lutte ne fut possible. Des maladies nouvelles firent leur apparition ; d’autres, réputées bénignes, prirent des formes foudroyantes. Certaines régions perdirent presque tous leurs habitants. Partout, des cadavres en décomposition jonchaient les campagnes.

La guerre avait cessé ; la mort, seule, triomphait. Dix ans après le début de la première épidémie, la Terre avait perdu plus du tiers de sa population : six cents millions d’hommes avaient succombé. Les survivants se débattaient contre la famine et retournaient à des formes de vie primitive. Çà et là, des tribus vivaient de chasse et de pêche ; d’autres commençaient à pousser des troupeaux de pâturage en pâturage. Des pillards, groupés autour d’un chef de bande, semaient l’épouvante. Les plus forts, les plus rusés et les plus cruels tendaient déjà à former une sorte d’aristocratie orgueilleuse et cynique.

La civilisation semblait disparue pour de longs siècles. L’ère chrétienne s’achevait par un crépuscule confus où flottait une immense odeur de cadavres.

Et cependant, trois cents ans plus tard, apparaissait une aube nouvelle…

L’historien insistait sur la cause de cette étonnante renaissance.

Malgré les apparences, la dernière époque de barbarie différait des époques primitives. C’était une sorte de coma succédant à une maladie grave, à une formidable crise provoquée par l’apparition révolutionnaire de la science. Or, la science n’était pas morte ; le flambeau avait vacillé sans s’éteindre. Et, bientôt, toutes les lumières se rallumaient. Les savants n’avaient qu’à chercher dans le passé, qu’à renouer des fils brisés.

Mais, instruite enfin par l’expérience récente et effroyable, l’humanité allait s’engager sur des voies nouvelles et faire un grand effort d’adaptation.

L’homme demeurait égoïste et cruel ; bien que l’on attendît beaucoup de la science, on ne pouvait encore caresser l’espoir de modifier rapidement le caractère de l’individu. Afin de rendre improbables les aventures guerrières, une élite clairvoyante admit la nécessité de former artificiellement de grands courants d’opinion, de créer une nouvelle atmosphère morale, dût-on, pour cela, sacrifier quelques précieuses forces vives.

Obéissant à un profond instinct de conservation, l’humanité, d’ailleurs, repoussait naturellement des concepts jadis tutélaires, mais devenus dangereux pour l’espèce à une époque de civilisation scientifique.

L’idée de nation ne se trouvait plus que somnolente au cœur des masses ; l’orgueil de caste était péché capital. Les études historiques, créatrices chez les humbles d’inquiétants états d’âmes, n’étaient permises qu’à un petit nombre d’hommes mûrs, qui devaient d’ailleurs s’engager à ne briguer aucune fonction publique.

Un nouveau classement des vertus et des vices s’opérait. La nécessité de la bonté apparaissait avec l’évidence d’une vérité mathématique. Des apôtres pressants prêchaient la prudence, la tolérance, la modération, et d’innombrables radiophones répétaient leurs sermons.

La doctrine du courage soulevait quelques discussions. Cependant, la plupart des moralistes s’accordaient à reconnaître en cette grande vertu de l’ère chrétienne une forme adoucie de la férocité ancestrale ; et, de même que la férocité était apparue comme un danger dès l’aurore des âges historiques, certaines formes du courage semblaient périmées, redoutables et appelées à disparaître à l’époque scientifique ; sur ce point l’évolution devait non seulement continuer, mais s’accélérer rapidement.

On tournait en rusant autour de l’instinct de justice. Il s’agissait là d’une acquisition récente de l’esprit humain. L’homme préhistorique se moquait probablement du droit ; il ne le concevait pas. Au contraire, malgré les apparences, l’homme de l’époque chrétienne allait vers ce qu’on appelait la justice. Il y allait par des chemins hasardeux, où les brusques détours n’étaient pas rares, mais il y allait passionnément, et c’était presque toujours au nom de la justice qu’il tuait.

Cet instinct en pleine croissance se retrouvait vivace après la catastrophe ; le jeune dieu conservait ses fidèles. Cependant la justice idéale, sommet blanc dressant sa vague silhouette dans le brouillard, semblait toujours aussi inaccessible, aussi éloignée des réalités grossières. De ce désaccord entre les aspirations humaines et les faits, le danger pouvait toujours naître. De grands efforts furent tentés pour organiser une société où toutes les apparences du droit fussent sauves et qui satisfît nominalement le besoin universel d’égalité, forme sommaire du désir de justice chez les masses. Il ne pouvait plus être question de peuples supérieurs, de races privilégiées, de classes dirigeantes. La suprématie de la sagesse n’était reconnue et tolérée que moyennant de nombreuses garanties, illusoires ou réelles. L’humanité se donnait librement des chefs avisés, d’une prudence éprouvée et dont le rôle primordial était de conciliation. En prévision des désordres, ces chefs avaient d’ailleurs à leur disposition des moyens coercitifs fort puissants. À la suite de plusieurs tentatives prématurées et infructueuses, trois cents ans après la destruction de San Francisco, le Conseil Suprême de la planète se réunit et tint une première séance solennelle sur l’emplacement même de la ville rasée.


L’ère universelle commençait.

Harrisson ferma le livre. Il connaissait la suite ; l’histoire de l’humanité à l’ère universelle, ce n’était pas autre chose, en effet, que l’histoire de la science.

Les seules grandes dates de cette époque étaient marquées par des découvertes retentissantes.

Aux deux premiers siècles, les efforts des chercheurs avaient surtout porté sur la désintégration artificielle. Le deuxième siècle avait vu des réalisations importantes : substitution des formidables énergies intra-atomiques aux sources ordinaires de chaleur, de lumière ou d’électricité, production de radiations nouvelles facilitant la transmutation, perfectionnement et vulgarisation du cinétéléphone.

Le troisième et le quatrième siècle avaient été marqués par les progrès considérables de la biologie, de la médecine, de la psychologie expérimentale.

Le cinquième avait été illuminé par les travaux d’Avérine. Le sixième, enfin, s’ouvrait sur de vastes horizons. La vieille théorie de la dégradation de l’énergie cédait la place à des conceptions infiniment audacieuses ; la possibilité de créer apparaissait. Des rideaux, jusqu’à présent très opaques, se déchiraient ; l’humanité semblait approcher de l’âge métaphysique.

Durant ces cinq siècles, la marche de la civilisation avait été étroitement déterminée par le progrès des sciences. L’organisation sociale, en cette année 525, ne ressemblait guère à celle des derniers âges chrétiens. À cette époque lointaine, il semblait que les villes dussent absorber peu à peu la totalité de la population de la planète. Or, les villes, saccagées pendant la tourmente finale, ne s’étaient pas relevées de leurs ruines. Les mots de « campagnard » et de « citadin » n’avaient plus de sens à l’ère universelle.

La désintégration atomique ayant mis de bonne heure à la disposition de l’homme une quantité prodigieuse d’énergie, les ingénieurs avaient entouré la terre d’un réseau de zones de forces correspondant à peu près aux méridiens anciennement adoptés et aux parallèles ; entre les lignes principales, se trouvaient, de minute en minute, des lignes secondaires. Cet immense réseau public fournissait gratuitement l’énergie nécessaire aux services des transports aériens, terrestres ou maritimes, aux services de radiophonie et de télévision et, généralement, à tous les besoins ordinaires de l’existence. Les entreprises agricoles et industrielles, qui exigeaient des forces considérables, profitaient également du voisinage des zones ; tous les moteurs d’usage courant étaient réglés sur les moteurs publics, produisaient ou utilisaient les mêmes formes d’énergie et ne différaient que par la puissance. Aussi l’humanité avait-elle été invinciblement conduite à bâtir suivant un plan linéaire. Aucune grande ville comparable aux cités monstres de l’époque antérieure ; à peine quelques faibles agglomérations, régulièrement bâties en éventail autour des gares, mais, partout, d’interminables files d’habitations : habitations assez rapprochées au voisinage des grandes lignes, généralement plus espacées le long des lignes secondaires. Au répertoire général de la planète, chaque maison, chaque établissement avait un numéro qui en indiquait immédiatement la position exacte. C’est ainsi que l’institut Avérine, — laboratoire et maison d’habitation, — portait le numéro 1.47.12.32.007. Connu dans le monde entier, on ne l’appelait d’ailleurs que le 1.47.

Aucun trouble grave, pendant ces cinq siècles, n’était venu menacer sérieusement la civilisation. La vigilance du Conseil Suprême prévenait en général les conflits. Lorsque des guerres éclataient malgré tout, — cela se produisit plusieurs fois aux premiers siècles — elles étaient étouffées immédiatement, coûte que coûte, par la police universelle.

L’élite humaine, dans son ensemble, était devenue résolument hostile à toute idée d’aventure guerrière. La terre se repeuplait assez rapidement. Des hommes sages menaient avec prudence les générations nouvelles vers un avenir tranquille et raisonnable.

Et cependant les hommes ne connaissaient pas le bonheur !…

Le mal du temps était la tristesse, mal profond, qui prenait, chez une partie de l’élite, la forme d’un pessimisme incurable et qui frappait les masses, plus cruellement encore peut-être, d’une sorte de sénilité du cœur. La joie véritable, la chaude joie créatrice ne se rencontrait guère que chez certains savants. La littérature et les arts étaient en pleine décadence. L’époque à demi barbare du crépuscule chrétien avait vu l’éclosion de poèmes incomparables, les plus beaux sans doute qui eussent jamais bercé la souffrance des hommes. Ces poèmes, on les répétait et on les imitait sans les comprendre ; ou bien, sous couleur de raffinement, de délicatesse, on tombait à d’obscures complications.

Les vertus démodées : religion virile de l’effort, religion hargneuse de l’honneur, amour brutal de la justice, désir contraire et non moins brutal de domination, goût déraisonnable du risque et de l’aventure, toutes ces vertus si dangereuses, refoulées par l’instinct de conservation, manquaient cruellement à l’homme nouveau.

Les âmes, privées d’inquiétude, languissaient, telles des plantes de plein vent transportées dans l’air tranquille d’une serre. Et, tout aussi bien que les artistes, le populaire, dont la vie était aisée, glissait à l’ennui profond, aux passions morbides, aux monstruosités sentimentales.

L’usage néfaste des pilules hilarantes s’était répandu malgré tous les règlements imaginables. Des associations à demi secrètes se livraient aux plus tristes débauches. Un sadisme effroyable apparaissait chez certains individus. D’ailleurs, par une régression singulière, il se produisait souvent, parmi les masses, des explosions de brutalité collective. Les spectacles les plus courus étaient les jeux du cirque. Pour ces jeux, on conservait à grands frais, en des parcs d’Afrique et d’Asie, des espèces carnassières qui, sans cela, eussent disparu depuis longtemps. Certains belluaires devenaient rapidement les idoles du public. Lorsqu’ils affrontaient les fauves, une simple massue de chêne au poing, les radiophones leur apportaient des quatre coins du monde les acclamations frénétiques, les hurlements des foules en délire.

Pourtant, depuis plus d’un demi-siècle, une nouvelle et rapide évolution des mœurs se dessinait. Les découvertes d’Avérine avaient eu des répercussions inattendues. Elles faisaient faire à l’esprit un saut brusque ; d’une forte secousse, elles brisaient les vitres de la serre. Par elles, le monde connaîtrait peut-être encore le tourment des horizons hasardeux ; une fois de plus, hélas ! des nuées pouvaient s’amonceler, lourdes d’orages imprévus.

Le danger apparaissait à Harrisson, songeur.

L’humanité, artificiellement assagie, artificiellement vieillie, retrouvait peu à peu, depuis un demi-siècle, son imprudente jeunesse. Les derniers philosophes reniaient le pessimisme qui avait assombri les âges précédents ; les poètes rallumaient les flammes de l’enthousiasme.

Un sourd travail de renouveau s’opérait parmi les masses. Sans renoncer aux vices récemment acquis, le peuple écoutait en son cœur la chaude et troublante voix des instincts refoulés. Des aspirations confuses et, au fond, brutales, s’agrégeaient en idéaux vagues et simples. Les mots de justice, d’honneur, de liberté recommençaient à claquer comme des drapeaux, en des discours arrogants. Tous les concepts particularistes recevaient l’adhésion des foules.

En marge des lois, des corporations s’organisaient combativement ; des grèves partielles éclataient, non point le plus souvent pour des raisons économiques, mais à propos de misérables questions de préséance.

Les habitants de l’hémisphère Sud, moins nombreux que ceux de l’hémisphère Nord, puisant moins par conséquent aux réserves publiques de forces, réclamaient, exigeaient des compensations honorifiques. Dans une même région, des compétitions d’amour-propre ou d’intérêt faisaient naître des conflits analogues entre les usagers des lignes secondaires et ceux des grandes lignes. Au surplus, dans tous les pays du monde, une rivalité sourde, qui allait sans cesse s’aggravant, dressait les habitants des zones parallèles contre ceux des zones méridiennes. Rivalité si absurde que personne, au début, n’y avait attaché une grande importance. Mais le mot, peu à peu, avait créé la chose. Sans aucune raison sérieuse, les ouvriers des centrales industrielles, les fonctionnaires gens de maison ou manœuvres, les employés du bâtiment, les sous-agents météorologistes et ceux des transports aériens s’installaient de préférence suivant les parallèles. Au contraire, les grands agriculteurs, les ingénieurs, les agents des voies terrestres et maritimes, les fonctionnaires d’autorité, les ouvriers à domicile, les distributeurs et gardiens des stocks avaient la majorité sous les méridiens. Des différences de plus en plus nettes apparaissaient entre les deux groupes. Le goût de la lutte, cause inavouée et profonde, poussait à la scission, à l’hétérogénéité, à la formation de camps opposables. Et, malgré tous les efforts du pouvoir suprême, le mouvement s’accentuait rapidement.

Enfin, l’idée de patrie renaissait avec sa force d’antan.

À l’apogée de la civilisation chrétienne, la rapidité croissante des moyens de communication semblait devoir amener à la longue une fusion complète des races. Il n’en avait rien été : le mélange demeurait tout à fait superficiel. À l’époque moderne, on pouvait même observer un phénomène inverse et, en apparence, paradoxal. Circulant autour de la planète avec une rapidité jadis inconcevable et dans des conditions parfaites de confort et de sécurité, l’homme revenait fidèlement à son port d’attache. Chaque soir, les grands express aériens ramenaient, d’un continent à l’autre, d’innombrables travailleurs. Personne n’éprouvait plus le besoin de s’expatrier ; la facilité extrême des communications empêchait les lentes migrations qui seules auraient eu des effets durables pour la pénétration des races.

Aussi, les différents groupes d’hommes se séparaient-ils de nouveau. Comme à l’époque chrétienne, les Blancs habitaient l’Europe et l’Amérique, les Jaunes l’Asie. De turbulentes républiques nègres se formaient en Afrique. Certains peuples prétendaient élire une assemblée particulière, indépendamment de ses délégués au Parlement mondial. Des essais de législation nationale d’un disparate inquiétant se superposaient à la législation universelle. De vieilles coutumes locales étaient tirées de l’oubli. Le ministère des Réjouissances publiques, dont le rôle avait été fort important aux siècles précédents, voyait ses effets annihilés par l’indifférence générale. Seules les fêtes régionales étaient célébrées avec éclat.

Des légendes, aux origines obscures, enchantaient les masses. Chez les Blancs d’Europe, la geste de Noëlle Roger, vaste poème barbare et naïf, s’enrichissait chaque jour d’apports anonymes. De même, chez les Asiatiques, était née mystérieusement, au plus chaud de l’âme populaire, l’épopée de Lia-Té, la farouche poétesse des temps héroïques.

C’est ainsi que, partout, se manifestait un sourd bouillonnement des âmes.

Le caractère déconcertant des récentes acquisitions scientifiques rendait indispensable un nouvel effort d’adaptation ; or, c’était précisément à ce moment-là, où la prudence devenait de plus en plus nécessaire, que l’humanité semblait vouloir retomber aux errements anciens, s’engager étourdiment sur les vieux chemins d’aventure !…

Certes, la société moderne avait fait ses preuves. C’était un organisme à la fois compliqué et robuste, richement innervé et dont toutes les parties se mettaient en défense à la moindre alerte. Jusqu’à présent, les guerres avaient été immédiatement localisées et étouffées. Mais en serait-il toujours de même dans l’avenir ?

On pouvait espérer que l’humanité, en cas de troubles, écarterait les dangers connus, résisterait sans trop de peine aux forces grossières ; mais rien ne prouvait qu’elle ne serait pas, un jour, exposée à la menace d’éléments nouveaux, prodigieusement subtils…

Ce n’était pas là une hypothèse gratuite. Les savants de l’école d’Avérine étudiaient de tels éléments. Ils assistaient à de miraculeuses synthèses, à la naissance de systèmes échappant aux lois ordinaires et présentant des périodes féeriques où l’énergie croissait, prenait du grade, où la marche des phénomènes semblait se dérouler au rebours de toute logique.

Partant de ce qu’on était convenu, jadis, d’appeler le néant éthéré, Harrisson avait obtenu, le premier, au prix d’une insignifiante chiquenaude initiale, des tourbillons regradateurs à évolution rapide, dont le terme ultime était un mélange de gaz instables ou une impalpable poussière métallique, spontanément radioactive. Depuis plusieurs années, Harrisson étudiait le rayonnement de ces systèmes artificiels et son action sur les colloïdes. Isolant ingénieusement chaque radiation, éliminant les actions antagonistes, il avait constaté l’apparition de nombreux organismes vivants qui, presque tous, semblaient réagir sous des influences astronomiques inconnues. La vie ainsi créée offrait des caractères d’une diversité extrême. La vie ordinaire des êtres terrestres n’en représentait qu’une variété, variété médiocre au demeurant, bien moins intéressante pour le savant que celles groupées sous les vocables généraux de vie intermédiaire, vie uniforme et vie tumultueuse. Le protoplasme tumultueux, qu’étudiait plus spécialement Harrisson, jouissait de propriétés déconcertantes, réagissait avec une vivacité prodigieuse sous l’action des agents physiques ordinaires, réalisait d’étranges transmutations productrices d’énergie, provoquait enfin dans les organismes doués de vie ordinaire des troubles profonds : agglutination rapide ou prolifération inouïe de certains éléments cellulaires.

Des sciences nouvelles allaient naître : de grands et nombreux problèmes se posaient. Et Harrisson se demandait si l’on n’allait point trouver devant soi quelque immense danger. Déjà, au troisième et au quatrième siècle, la biologie, la médecine, la psychologie avaient vu, à plusieurs reprises, la route barrée. Les entreprises audacieuses des physiciens du sixième n’allaient-elles point conduire l’humanité au bord du gouffre ?…

La science, en ce commencement de siècle, apparaissait de nouveau avec un inquiétant visage révolutionnaire.

L’adaptation nécessaire aurait-elle le temps de s’accomplir ?

Il semblait vain de compter sur un arrêt du progrès scientifique ; la curiosité n’abdiquerait jamais au seuil de l’inconnu.

D’autre part, l’expérience prouvait qu’il ne fallait pas, non plus, trop compter sur les grands courants artificiels d’opinion pour précipiter l’évolution des sentiments populaires. Quoi qu’on tentât, le cœur demeurait en retard sur l’esprit ; le désaccord sans doute était aussi vieux que le monde ; mais il pouvait devenir mortel en s’accentuant.

Pour que l’humanité pût durer à l’abri des orages, il fallait une prudence toujours plus grande, une vigilance de tous les instants. La société moderne devait, avant tout, surveiller étroitement les recherches scientifiques. Or, rien n’était fait. Sous le prétexte de liberté individuelle, le savant demeurait maître de ses actions tout aussi bien que le mortel le plus inoffensif. Et rien ne s’opposait à ce que le geste d’un imprudent ou d’un fou ne déclenchât quelque terrible catastrophe…

Harrisson songeait à ses premiers travaux : lui aussi avait fait connaître ses découvertes avant d’en avoir envisagé toutes les conséquences possibles ! Depuis, de nombreux savants s’étaient engagés sur la route hasardeuse qu’il avait prématurément tracée…

Harrisson songeait et l’inquiétude ternissait gravement la joie de son récent succès. Il se promit d’être plus prudent que jadis et se félicita de n’avoir rien dit, au dîner, devant la mondaine aux seins pervenche. Il pensait :

« Tant que cela se produit sous mes yeux, en tout petit, le danger n’est pas bien grave ! »

Bien qu’il fût déjà tard, il se leva dans l’intention de descendre encore au laboratoire.

À ce moment, une sonnerie légère se fit entendre ; Harrisson s’avança vers le fond de la salle, appuya sur un petit levier métallique et, aussitôt, sur l’écran démasqué du cinétéléphone, Sylvia la danseuse apparut. C’était une Égyptienne, réputée pour sa beauté, son talent, et quelques aventures retentissantes, notamment avec le poète Lahorie et avec un belluaire célèbre pour qui elle s’était battue en duel. Depuis plusieurs semaines, elle recherchait Harrisson et ne s’en cachait pas.

Le jeune savant s’inclina galamment devant l’appareil et murmura un compliment banal.

— Savez-vous, demanda tout de suite Sylvia, savez-vous si l’on me priera de danser aux fêtes du centenaire ?

— En pouvez-vous douter ? répondit Harrisson. Vous serez la reine de ces réjouissances ! Vous danserez sous les yeux des foules innombrables ! Vous danserez pour la terre entière ! Et tous les vieux savants chenus…

— Assez ! dit-elle ; pas d’impertinences ! Je me moque des foules et plus encore des vieux savants chenus… Parlons sérieusement ! C’est vous qui aurez les honneurs de la journée… pour les travaux miraculeux dont vous m’avez vaguement parlé… Oui ! Oui ! ne secouez pas la tête !… Vous serez le triomphateur… Je le souhaite ! Je le veux !…

D’un geste rapide, elle rejeta l’écharpe qui recouvrait ses admirables épaules bleues.

— Donc, reprit-elle, je puis compter sur vous pour qu’on ne m’oublie pas ?

— Soyez tranquille ! on repousserait plutôt la fête de cent ans !

— Merci ! Vous êtes un grand savant adorable !… Je ne danserai pas pour la terre entière, mais pour vous !… pour vous !… Bonsoir !

Harrisson, du bout des doigts, avait envoyé un baiser. Sylvia disparut.

Dans un laboratoire voisin de celui du maître, Lygie Rod se penchait sur un microscope. À travers les vitres de la cloison, Harrisson l’aperçut. Il frappa légèrement et la jeune fille leva son visage masqué.

— Encore au travail ! s’exclama Harrisson. Ce n’est pas vous qui réclamerez jamais la journée d’une heure, comme font vos amis, les fonctionnaires gens de maison et les sous-agents des transports…

Lygie sortit dans le couloir et retira son masque. Ils parlèrent de la découverte nouvelle. La voix si calme de la jeune fille s’animait un peu ; sur ses lèvres, les mots techniques aux dures consonances prenaient une douceur inaccoutumée. Elle dit :

— Ce protoplasme tumultueux, c’est une chose… magnifique et folle !… une chose folle !…

— … et peut-être une chose terrible ! continua Harrisson.

— Peut-être terrible… oui !

Ils furent un instant songeurs, puis Lygie demanda :

— Vous allez sans doute faire une communication ?

— Non !… du moins, pas tout de suite… J’ai des

craintes… L’Académie publierait sans examen suffisant. Laissons passer les fêtes du centenaire… Après, nous étudierons, nous verrons…

— Tout le monde n’a pas vos scrupules, observa Lygie. J’écoutais tout à l’heure les Nouvelles Générales. Le cousin de Lahorie, Roume, le physicien-géologue, annonce à grand fracas sa prétendue découverte d’une civilisation tertiaire bien supérieure à la civilisation humaine. Selon Roume, la terre aurait été habitée, pendant des milliers de siècles, par des êtres doués d’un savoir immense et à qui nos lointains ancêtres auraient servi de bêtes domestiques.

— À la bonne heure ! dit Harrisson ; les sujets de discussion ne manqueront pas au congrès du centenaire !… À ce propos, Lygie, vous qui écoutez la presse et qui savez les nouvelles, pouvez-vous me dire si le programme est arrêté ? On me le demandait tout à l’heure… Y a-t-il un numéro de danses ? J’aimerais qu’il y eût des danses…

Lygie détourna la tête ; sa main gauche s’appuya à la cloison.

— Je ne suis pas renseignée sur ce point, répondit-elle ; mais des danses me semblent, en effet, inévitables.

Harrisson fut surpris par le ton d’ironie. Il remarqua aussi la pâleur soudaine du visage et le tremblement de la petite main mutilée.