Les Historiettes/Tome 3/53

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 336-354).


MADAME PILOU[1].


Madame Pilou, étant nouvelle mariée, se trouva logée par hasard vis-à-vis de mesdemoiselles Mayerne-Turquet, sœurs de ce Mayerne[2] qui a été premier médecin du roi d’Angleterre, où il a fait une assez grande fortune : c’étoit un peu après la réduction de Paris. Elle fit amitié avec ces filles, qui étoient des personnes raisonnables, et qui, comme huguenotes, en fuyant la persécution, avoient vu assez de pays[3]. Cette connoissance lui servit, et la tira en quelque sorte du calinage[4] de sa famille, car son père n’étoit qu’un procureur. Cela lui servit à connoître une madame de La Fosse, leur parente, riche veuve, qui avoit été galante, et qui, en mourant, lui laissa du bien. Elle épousa un procureur nommé Pilou, qui ne fit pas grande fortune ; en récompense, elle n’a eu qu’un fils qui vit encore. Il n’y a peut-être jamais eu une moins belle femme qu’elle, mais il n’y en a peut-être jamais eu une de meilleur sens, et qui dise mieux les choses.

Cette madame de La Fosse, pour reprendre le fil, n’étoit pas la plus grande prude du royaume. Madame Pilou, par son moyen, eut bientôt un grand nombre de connoissances, mais la plupart de la ville. Insensiblement elle en fit aussi de la cour, et enfin elle parvint à être bien venue partout, et chez la Reine-mère.

Elle étoit fort embarrassée d’un certain brave, nommé Montenac, qui vouloit enlever madame de La Fosse. Un jour ayant trouvé feu M. de Candale : « Monsieur, lui dit-elle, vous menez tous les ans tant de gens à l’armée, ne sauriez-vous nous défaire de Montenac ? Tous les ans vous me faites tuer quelques-uns de mes amis, et celui-là revient toujours. — Il faut, répondit-il, que je me défasse de deux ou trois hommes qui m’importunent, et après je vous déferai de celui-là, car il est raisonnable que mes importuns passent les premiers. »

Elle a fait trois classes de tout le monde : ses inférieurs, à qui elle fait tout le bien qu’elle peut ; ses égaux, avec lesquels elle est toute prête de se réconcilier quand ils voudront, et les grands seigneurs, pour qui elle dit qu’on ne sauroit être trop fier en un lieu comme Paris. Elle ne se mêle point de donner des gens à personne, et ne veut point souffrir que des suivants ou des suivantes lui viennent rompre la tête. Elle dit qu’il y a quelquefois de sottes gens qui rient dès qu’elle ouvre la bouche, comme les badauds qui rient dès que Jodelet paroît.

La femme d’un procureur, laide comme un diable, qui avoit commencé par des femmes qui n’avoient pas le meilleur bruit du monde, ne pouvoit guère passer dans l’esprit de ceux qui ne la connoissoient pas bien particulièrement, que pour une créature qui servoit aux galanteries de tant de jolies personnes qu’elle fréquentoit. On a dit de madame de La Maison-Fort qu’elle n’étoit plus si cruelle

Depuis qu’elle fut à Saint-Cloud
Avec madame de Pilou.

On a chanté :

  Brion soupire[5]
  Et n’ose dire
À la Chalais qu’elle fait son martyre.
Un moment sans la voir lui semble une heure,
Et madame Pilou veut qu’il en meure.

Or, madame Pilou étoit la bonne amie de madame de Castille, mère de madame de Chalais, et il ne faut point trouver étrange qu’elle fût familière chez cette belle. Il lui arriva une fois une plaisante aventure avec cette madame de Castille. Madame de Vaucelas, sœur de M. de Châteauneuf, étoit après à louer d’elle une maison, qui est devant la chapelle de la Reine, où M. de Châteauneuf a logé long-temps. Elle envoya un matin un gentilhomme pour lui parler. Madame de Castille, alors veuve, étoit encore au lit, et madame Pilou, qui étoit couchée avec elle, lasse des barguigneries de cet homme, mit la tête à demi hors du lit, et dit : « Allez, monsieur, allez, on ne l’aura pas à meilleur marché. » Or, elle a la voix assez grosse. Cet homme s’en retourne, et dit à madame de Vaucelas qu’il seroit inutile de prétendre avoir meilleur marché de cette maison, qu’il avoit parlé à madame de Castille, et que M. son mari, enfin, avoit dit qu’on n’en rabattroit rien[6]. Cela fit d’autant plus rire que cette madame de Castille étoit un peu galante. On en parla au moins avec Almeras, homme riche, et M. de Bassompierre écrivoit de Madrid que le duc d’Almeras faisoit soulever Castille la vieille[7].

J’ai ouï dire à Ruvigny que mesdames de Rohan et les autres galantes de la Place[8] ne craignoient rien tant que madame Pilou, bien loin qu’elle les servît dans leurs amourettes. Je sais de bonne part que toute sa vie elle a prêché ses amies qui ne se gouvernoient pas bien. « Enfin, disoit-elle, ne pouvant les réduire, je leur disois : Au moins n’écrivez point. — Voire, me répondoient-elles, ne point écrire c’est faire l’amour en chambrières. » Je sais bien qu’une fois, comme on lui disoit : « Que ne dites-vous à une telle qu’elle se perd de réputation ? — La mère, répondit-elle, m’a pensé faire devenir folle, voulez-vous que la fille m’achève ? »

Elle parle aux princesses tout comme aux autres, et dit tout avec une liberté admirable. Elle a dit un million de choses de bon sens. « Quand je vois, disoit-elle, ces nouvelles mariées qui vont donnant du timon de leur carrosse contre les maisons, je me mets à crier : Qui veut du plomb ? Plomb à vendre ! plomb à vendre ! Qui veut du plomb ? Voici des gens qui en vendent. Cependant il est certain qu’il ne se fait pas la moitié des cocus qui se devroient faire, tant il y a de sots maris. »

[1658] Elle conte qu’un paysan, avec qui elle a marié une servante depuis un an, vint un jour lui demander si elle ne connoissoit point quelque prêtre de Saint-Paul pour les démarier, sa femme et lui ; qu’à la vérité elle étoit grosse, mais qu’il aime mieux prendre l’enfant. Ils avoient été mariés par un prêtre de Saint-Paul.

[1659 juin]. M. de Tresmes, duc à brevet, âgé de quatre-vingts ans, tomba malade. Son fils, le marquis de Gèvres, va trouver madame Pilou, et lui dit : « Je vous prie, parlez à mon père, il ne veut point me voir. Mademoiselle Scarron (sœur du cul-de-jatte), qu’il entretient, m’a mis mal avec lui ; mais le pis c’est qu’il ne veut rien faire de ce qu’il faut pour bien mourir. » Elle y va ; la première fois, elle fit venir les morts subites à propos, et dit qu’on étoit bien heureux d’avoir le loisir de penser à soi. Le malade dit qu’il se sentoit bien. Elle ne voulut pas pousser plus loin. La seconde fois, elle presse davantage, et voyant que cet homme disoit que les gens d’Église mêmes avoient des maîtresses, elle marche sur le pied à Guénaut, afin qu’il l’aidât. Au lieu de cela, le médecin dit : « Madame Pilou, vos prônes m’ennuient. » Elle se retire et ne s’en mêle plus. Sur cela on fait un conte par la ville, et que M. de Tresmes lui avoit répondu : « Vous n’étiez pas aussi scrupuleuse il y a trente ans. » Elle l’apprend à quelques jours de là ; elle va voir M. de Langres, La Rivière ; il avoit dîné assez de gens avec lui : « Ah ! dit-il, madame Pilou, je défendois votre cause. » Elle se met là dans un fauteuil. « Je vous entends, lui dit-elle ; je sais le conte qu’on fait par la ville ; je ne m’étonne pas que ces bruits-là aient couru. Je me suis trouvée engagée avec des femmes qui ont bien fait parler d’elles : j’ai fait ce que j’ai pu pour les remettre dans le bon chemin ; c’est ce qui est cause qu’on a cru que j’étois de la manigance. Je vous laisse à penser si, avec la beauté que Dieu m’avoit donnée, et de la naissance dont je suis, j’eusse été bien venue à rompre avec elles à cause de cela. Leurs gens croyoient que j’étois de l’intrigue ; ils ont crié cela partout : mais Dieu a permis que j’aie vécu quatre-vingts ans, afin qu’on me fît justice. Ceux qui font ce conte-là n’oseroient le faire en ma présence. Je sais toutes les iniquités de toutes les familles de la ville et de la cour. Tel fait le gentilhomme de bonne maison que je sais bien d’où il vient ; à d’autres, je leur montrerois que leur père étoit un cocu et un banqueroutier ; je les défie tous tant qu’ils sont. » Il y en avoit là de verreux qui ne firent que rire du bout des dents. Le prince de Guémené y étoit pour cocu, et l’abbé d’Effiat pour race de fous ; son frère est mort en démence. Il y en avoit encore d’autres.

Un jour elle disoit, à propos de demi-fous, qu’il étoit difficile de s’en garder. « Quand un homme a un chapeau vert, je ne m’y saurois tromper ; mais quand il n’a qu’un chapeau vert brun, il est assez mal aisé. Il m’est arrivé bien des fois, disoit-elle, que lorsque j’y regardois de bien près, je trouvois que tel chapeau, que je croyois noir, n’étoit que vert brun. » Elle dit que naturellement elle sent le sot, et que dès qu’il y en a quelqu’un en une compagnie, elle l’évente tout aussitôt.

Elle disoit que les amants entre deux vins sont les plus plaisants de tous ; elle appelle ainsi ceux qui sont quasi fous. « Ils me font rire, dit-elle, car ils croient que personne ne voit ce qu’ils font. »

J’ai déjà dit, ce me semble, qu’elle ne voulut jamais faire devant le cardinal de Richelieu les contes qu’elle savoit du feu président de Chevry, après sa mort même, de peur de nuire à son fils[9]. Elle a toujours été fort bien avec les gens de finances ; mais elle n’en a point profité : elle a servi beaucoup de personnes en de grandes affaires, et n’a rien pris.

Elle dit que l’année de Corbie, durant le grand effroi qu’on eut à Paris[10], elle s’en alla chez le feu président de Chevry, qui lui dit : « Les ennemis viendront par la porte Saint-Antoine, et braqueront leur canon qui fessera dans toute la rue. — Il faut donc aller, disois-je, dans les petites rues. — Un autre, me disoit-il, prendroit les petites comme les grandes. Enfin, je retourne chez moi dans la rue Saint-Antoine ; il me fâchoit bien de désemparer ; mon mari étoit malade jusqu’à tenir le lit, il y avoit long-temps. Je lui dis : Mon pauvre homme, il faut que je m’en aille, tu fermeras les yeux, et tu diras que tu es mort. »

Ce mari mort, la voilà seule avec son fils, qui est un bon garçon, fort simple, qui s’est jeté dans la dévotion. Ils ont du bien de reste : tous les ans, s’ils vouloient, ils feroient quelque constitution, mais ils aiment mieux donner aux pauvres. Leur dévotion n’est point incommode. Madame Pilou est à son aise ; à cause de cela on l’appelle la douairière de Pilou.

Elle disoit à ce garçon, qui se faisoit malade à force de courir à toutes les dévotions : « Mon Dieu ! Robert, à quoi bon se tourmenter tant ? veux-tu aller par-delà paradis ? » Elle me disoit un jour : « Je lui faisois hier des reproches de ce qu’il n’étoit point propre. — Madame Pilou, m’a-t-il dit, donnez vous patience ; cela viendra avec le temps. » Et il a cinquante-deux ans. » Elle avoit été fort long-temps à le persuader de prendre un manteau doublé de panne. Le premier jour qu’il le mit, on le prit pour un filou qui avoit volé ce manteau, et on lui donna un coup de bâton sur la tête dont il pensa mourir. Il pria sur l’heure qu’on ne courût pas après cet homme ; et, croyant mourir, il fit promettre à sa mère de ne le poursuivre point. Elle dit que son fils fait un recueil de billets d’enterrement.

Une fois qu’elle entendoit une femme de la ville qui, en parlant de je ne sais combien de dames de grande condition, disoit : Nous autres, etc. « Cela me fait souvenir, dit-elle, du conte qu’on fait d’un bateau d’oranges qui alla à fond dans la rivière. Les oranges alloient sur l’eau. Il y avoit (révérence de parler) un étron sec parmi elles ; cet étron disoit : Nous autres oranges nous allons sur l’eau. »

Depuis son veuvage elle dit que deux ou trois hommes l’ont voulu épouser, « mais, soit dit à mon honneur, ils ont été tous trois mis aux Petites-Maisons. »

Elle m’a avoué, car j’en avois ouï parler par la ville, qu’il étoit vrai que comme un soir un conseiller d’état, homme de quelque âge, la ramenoit chez elle, elle étoit à la portière, et lui au fond, il la prit par la tête, elle qui avoit plus de soixante-dix ans, et la baisa tout son soûl, en lui disant sérieusement qu’il l’aimoit plus que sa vie. Elle en fut si surprise qu’elle ne songeoit pas seulement à se dépêtrer de ses mains ; et elle arriva à sa porte, car il n’y avoit pas loin, avant que d’avoir eu le loisir de lui rien dire. Elle ne l’a jamais voulu nommer. Un jour, comme elle étoit chez la Reine, madame de Guémené dit à Sa Majesté : « Madame, faites conter à madame Pilou l’aventure du conseiller d’état. — Ne voilà-t-il pas, dit la bonne femme, vous regorgez d’amants, vous autres, et dès que j’en ai un pauvre misérable, vous en enragez. » À propos d’amants : elle dit qu’elle a fait bâtir un hôpital pour mettre ceux à qui les femmes arracheront les yeux pour leur avoir parlé d’amour ; mais il n’y a que des araignées dans ce pauvre hôpital. Au diable l’aveugle qu’on y a encore mené.

Le cardinal de La Valette, en colère contre elle pour quelque chose, vouloit, disoit-il, la faire lier sur le cheval de bronze.

L’abbé de Lenoncourt, le marquis présentement, se mit un jour à la railler fort sottement. « Monsieur, lui dit-elle, avez-vous été condamné par arrêt du parlement à faire le plaisant ? car, à moins que de cela, vous vous en passeriez fort bien. »

Une fois madame de Chaulnes, la mère, lui dit quelque chose qui ne lui plut pas. « Si vous ne me traitez comme vous devez, lui dit-elle, je ne mettrai jamais le pied céans. Je n’ai que faire de vous ni de personne : Robert Pilou et moi avons plus de bien qu’il ne nous en faut. À cause que vous êtes duchesse, et que je ne suis que fille et femme de procureur, vous pensez me maltraiter ; adieu, madame, j’ai ma maison dans la rue Saint-Antoine qui ne doit rien à personne. » Le lendemain madame de Chaulnes lui écrivit une belle grande lettre, et lui demanda pardon.

Quand M. de Chavigny alla demeurer à l’hôtel de Saint-Paul, il trouva madame Pilou quelque part et lui dit : « Madame, à cette heure que je suis votre voisin, je prétends bien que vous me viendrez voir. » Elle y va ; mais elle ne fut point satisfaite de lui : il fit assez le fier. Depuis cela, dès qu’il étoit en un lieu elle en sortoit. Enfin, à je ne sais quelles accordailles, chez M. Fieubet, au fort de sa faveur, il vit qu’elle s’étoit allée mettre à l’autre bout de la chambre ; il alla à elle fort humblement, et lui dit qu’il vouloit être son serviteur. « Monsieur, répondit-elle, je ne suis qu’une petite bourgeoise, vous êtes un grand seigneur, vous ne m’avez pas bien traitée, vous ne m’y attraperez plus ; je n’ai que faire de vous ni de personne. » Il lui fit mille soumissions, et fit tout ce dont elle le pria depuis cela.

Elle dit qu’on ne doit point tant s’affliger pour ce qui arrive à nos parents. « Une fois, disoit-elle, qu’on attrape le cousin-germain, c’est bien fait de se déprendre. J’avois je ne sais quel parent qui fut un peu pendu à Melun ; sa sœur disoit qu’il avoit été mal jugé. — A-t-il été confessé ? lui dis-je. A-t-il été enterré en terre sainte ? — Oui. — Je le tiens pour bien pendu, ma mie. »

Le curé de Saint-Paul s’avisa une fois de faire un prône contre la danse ; elle l’alla trouver et lui dit : « Mon bon ami, vous ne savez ce que vous dites. Vous n’avez jamais été au bal ; cela est plus innocent que vous ne pensez. Je suis bien plus scandalisée, moi, de voir des prêtres qui plaident toute leur vie les uns contre les autres. » Elle se confesse à lui d’une plaisante façon ; elle cause avec lui, et le lendemain elle lui dit : « Hier, je vous dis tous mes sentiments ; j’y ajoute encore cela, et j’en demande pardon à Dieu. »

« Quand je passe par les rues, disoit-elle une fois, je vois des laquais qui disent : Bon Dieu ! la laide femme ! — Je me retourne. Vois-tu, mon enfant, je suis aussi belle que j’étois à quinze ans, quoique j’en aie plus de soixante-douze. Il n’y a que moi en France qui se puisse vanter de cela. » Elle disoit qu’il n’y avoit personne au monde qui se fût si bien accommodé qu’elle de deux fort vilaines choses, de la laideur et de la vieillesse. « Cela me donne, disoit-elle, un million de commodités : je fais et dis tout ce qu’il me plaît. » Elle est gaie, et ne craint point du tout la mort : elle danse le branle de la torche, quand elle est en liberté, et dit que la torche ne lui manque jamais à proprement parler. « Je suis, dit-elle, le guéridon de la compagnie[11]. »

Pourvu que ce ne soit pas par extravagance, elle approuve fort les mariages par amour ; « car, dit-elle, voulez-vous qu’on se marie par haine ? »

Son fils ayant ouï dire qu’on l’avoit mise dans un roman, croyoit que c’étoit une étrange chose, et s’en vint lui dire : « Jésus ! madame Pilou ! on vous a mis dans un roman. — Va, va, lui dit-elle, la comtesse de Maure y est bien[12]. » Cela l’arrêta tout court, car c’est aussi une dévote. Ce roman, c’est la Clélie de mademoiselle de Scudéry, où elle s’appelle Arricidie, et y est fort avantageusement, comme une philosophe et une personne de grande vertu. Elle l’en alla remercier, et lui dit : « Mademoiselle, d’un haillon vous en avez fait de la toile d’or. » L’autre lui voulut dire : « Madame, mon frère a trouvé que votre caractère[13], etc. — Voire, votre frère, je ne connois point votre frère ; c’est à vous que j’en ai l’obligation. À cela, en vérité, j’ai reconnu que j’avois bien des amis ; car il n’y a pas jusqu’à la Reine qui ne s’en soit réjouie avec moi. Voilà le fruit qu’on retire de ne faire de mal à personne. Une fois, ajouta-t-elle, je me trouvai embarrassée au Palais-Royal, à la mort du cardinal de Richelieu, avec bien des femmes entre des carrosses. Un homme me prend, et me porte jusque dans la salle où l’on voyoit son effigie. Je regarde cet homme. Il me dit : Vous avez autrefois pris la peine de solliciter pour moi, je vous servirai en tout ce que je pourrai. »

C’est la plus grande accommodeuse de querelles qui ait jamais été : il y a bien des familles qui lui sont obligées de leur repos. On la choisit toujours pour dire aux gens ce qu’il leur faut dire. Madame d’Aumont, veuve de M. d’Aumont, dont nous avons parlé, dit : « Quand madame Pilou n’y sera plus, qui est-ce qui fera justice aux gens ? » Elle ne se veut point mêler de donner des valets ; elle dit qu’on en a toujours du déplaisir.

Un jour elle tomba dans la boue, en allant au sermon aux Minimes de la Place-Royale : une autre fût retournée chez elle ; mais elle, bien loin de cela : « Il faut profiter de ce malheur, dit-elle, je me ferai bien faire place. » Elle étoit si sale et si puante que tout le monde la fuyoit ; elle eut de la place de reste.

Quand elle voit des gens qui sont quelque temps dans la mortification, et qui après retournent à leur première vie : « Ils font, dit-elle, comme l’ânesse de ma cousine Passart. Cette bête avoit un ânon : on enferme son petit, et on la charge de tout ce qu’il falloit pour aller dîner à demi-lieue d’ici. Elle va bien jusqu’à la moitié du chemin ; mais se ressouvenant de son ânon, elle fait trois sauts, et vous jette toute la provision dans la boue. Eux aussi vont fort bien quelque temps, puis tout d’un coup ils jettent le froc aux orties, dès qu’ils se ressouviennent de leur ânon. »

Elle disoit à M. le Prince, en 1652 : « Vous voulez, dites-vous, ruiner le cardinal ; ma foi vous vous y prenez bien. Tout ce que vous faites ne sert qu’à l’affermir de plus en plus : vous vous faites craindre à la Reine, et elle croit, plus elle va en avant, que sans cet homme vous lui feriez bien du mal. »

Elle ne se put tenir d’aller au sacre du Roi, quoiqu’elle eût soixante-seize ans : il est vrai que rien ne lui fait mal. On est bien aise qu’elle aille partout, et on dit, quand il est arrivé quelque chose d’extraordinaire : « Madame Pilou sera bonne sur cela. » Elle alla à Meudon chez madame de Guénégaud pour quelques jours, pour mettre dans du marc un bras qu’elle avoit eu démis pour avoir versé en carrosse. M. Servien fit quelque régal où madame Pilou se trouva. Il lui fit des offres de service. Elle lui dit : « Je vous en remercie, gardez cela pour d’autres ; Robert Pilou et moi avons du bien plus qu’il ne nous en faut : faites-moi toujours votre visage de Meudon : quand vous me verrez ne tressaillez point, car je n’ai rien à vous demander. Il n’y a peut-être que moi en France qui vous ose parler comme cela. »

Une des demoiselles de Mayerne dont nous avons parlé fut mariée en Angleterre avec un Italien, nommé le chevalier Brendi, qui a fait l’Éromène. Cette femme et madame Pilou avoient toujours eu soin de s’écrire. Au bout de quarante ans elles revinrent à se voir à Paris ; jamais on n’a vu une telle joie. Cela ne dura guère, car la Brendi, étant en nécessité, alloit en Suisse vivre dans une terre de sa nièce de Mayerne, riche héritière.

Il y a deux ans que madame Pilou trouva cinq cents livres à dire d’une somme qu’on lui avoit donnée à garder. Or, il n’y avoit que sa servante à qui elle se fioit comme à elle-même qui eût eu la clef de son cabinet. Cette fille, qui, en effet, étoit innocente, fit la fière assez sottement. Il y avoit tout sujet de croire que c’étoit elle. Elle la renvoya, et, bien loin de la mettre en justice comme on le lui conseilloit, elle lui paya deux cents livres qu’elle lui devoit de ses gages, disant : « Je ne veux point qu’on dise que j’ai fait une querelle à ma servante pour ne lui pas payer ses gages. » Depuis, il se trouva que celui-là même qui avoit donné à madame Pilou cet argent à garder, avoit escamoté ces cinq cents livres qui étoient dans un petit sac ; et que, s’en repentant après, il les lui rapporta, en disant de méchantes excuses. Elle rappelle sa servante, la prie d’oublier le passé, lui confirme la parole qu’elle lui avoit donnée de lui laisser deux cents livres de rente viagère et cent écus en argent, et pour la soulager elle prit une petite servante encore.

La pauvre madame Pilou fut surprise à Saint-Paul d’un si grand débordement de bile qu’elle en tomba de son haut[14] ; revenue, elle se confessa sur l’heure ; elle n’en fut malade que dix ou douze jours. Toute la cour l’alla voir ; la Reine y envoya. Le Roi en passant arrêtoit, et envoyoit savoir comme elle se portoit. M. Valot, premier médecin du Roi, y fut de leur part. Des gens qui ne la voyoient point y allèrent ; c’étoit la mode. Il en arriva quasi autant l’année passée, qu’elle eut un rhumatisme dont elle se porte bien ; quoiqu’elle ait quatre-vingts ans, elle est allée à Saint-Paul rendre grâces à Dieu avec un manteau de chambre noir doublé de panne verte ; c’est une antiquaille qu’elle a il y a long-temps. Elle a une maison aussi propre qu’il y en ait à Paris.

Depuis peu, je ne sais quelle femme, qui n’est plus guère jeune, est allée la voir toute parée de pierreries du Temple[15], et lui a dit que la grande réputation qu’elle avoit, etc. Après elle lui a demandé si elle ne connoissoit personne qui fût curieux de parfums de gants d’Espagne, de pastilles de bouche et autres choses semblables ; que le secrétaire de l’ambassadeur du Portugal en faisoit venir d’admirables. Madame Pilou lui dit : « N’avez-vous que cela à me dire ? — Hé ! madame, répondit cette femme, comme vous êtes bonne amie, et que tout le monde dit que vous conseillez si bien les gens, je voudrois bien vous demander par quel moyen je pourrois me séparer d’avec mon mari. — Comment s’appelle-t-il ? — Ha ! madame, je n’oserois vous dire son nom. — Les noms ne sont faits que pour nommer les gens, dites ? — Vraiment, madame, je n’oserois. » Enfin, après bien des façons, elle dit en faisant la petite bouche, qu’il s’appelle M. Wist. « Je ne me mêle point de démarier les gens. » Un autre jour elle revint, et dit à madame Pilou qu’elle la viendroit divertir quelquefois avec son luth, qu’elle en jouoit passablement. « Je me passerai bien de vous et de votre luth, lui dit madame Pilou, car vous m’avez toute la mine de ne valoir rien, et ce secrétaire de l’ambassadeur est sans doute votre galant. — Il est vrai, dit l’autre, qu’il m’a aimée ; mais je vous jure que c’est le seul qui ait eu quelque chose de moi. — Ma mie, dit madame Pilou, il y a plus loin de rien à un que d’un à mille. » Et sur cela elle la pria de se retirer.

Une autre fois il vint une femme d’âge qui se faisoit appeler madame la marquise de...... Elle fit bien des compliments à madame Pilou sur sa réputation. La bonne femme lui dit brusquement : « Madame, vous êtes venue ici pour quelqu’autre chose. — Madame, dit l’autre, puisque vous voulez que je vous parle franchement, c’est que je me veux remarier. J’ai huit enfants ; mais je fais quatre filles religieuses, un fils d’église, et un autre chevalier de Malte : j’ai bien trois mille livres de rente : il est vrai que j’ai aussi quelques affaires. Comme vous connoissez bien des gens, madame, je voudrois que vous me trouvassiez quelque conseiller ou quelque président bien accommodé, car le comte celui-ci, et le marquis celui-là, me veulent bien, mais j’aime mieux demeurer à Paris. — Jésus ! madame, dit madame Pilou, vous moquez-vous de vous vouloir remarier ? Vous êtes vieille et laide. — Hé ! madame, répondit cette femme, je n’ai point de cheveux gris, regardez, et voilà encore toutes mes dents. — Cela n’y fait rien, reprit la bonne femme, voilà encore toutes les miennes, et j’ai pourtant quatre-vingts ans. Allez, madame, vous serez aussi bien à la campagne qu’à Paris : épousez ce marquis, épousez ce comte si vous voulez, je ne me mêle point de faire des mariages, et je me garderois bien de conseiller aux gens de vous épouser. »

« Il a fallu, disoit-elle, que je vécusse jusqu’à quatre-vingts ans pour désabuser le monde. On m’a crue une intrigante, moi qui toute ma vie n’ai fait que prêcher ces sottes femmes, sans y rien gagner : j’étois comme la servante de l’Arche, quand j’avois chassé les bêtes d’un endroit, elles y revenoient aussitôt. »

La pauvre madame Pilou déchoit furieusement : il falloit qu’elle mourût, il y a dix ans, quand le Roi et la Reine-mère, en passant devant chez elle, envoyoient savoir de ses nouvelles, et que toute la cour y alloit[16] ; elle avoit alors une fluxion sur les jambes qui la retenoit au logis. Dès que ses jambes l’ont pu porter, elle a couru partout. Elle a un défaut, c’est qu’elle n’a jamais su aimer à lire, ni à entendre lire. Elle s’ennuie dans sa maison ; cependant, quoiqu’elle ait fort bon sens, elle n’a plus guère de mémoire : elle ne voit quasi plus ni n’entend. Il faut qu’elle soit de bonne pâte, car à quatre-vingt-six ans elle eut un vomissement effroyable, et après un dévoiement par bas, pour avoir allumé sa bougie à une chandelle empoisonnée que des laquais avoient fait faire pour endormir un de leurs camarades. Il y étoit entré de l’arsenic ; elle fut purgée pour long-temps. Une fois en visite elle se mit à conter une histoire d’une fille à qui un amant étoit tombé sur la tête, dont elle étoit morte, comme elle montoit en carrosse. Elle y mit trop de circonstances, et on ne se soucioit guère de la personne qui n’étoit pas trop connue. Elle s’en aperçut, et s’en tira en concluant ainsi : « C’est pour vous apprendre, messieurs et mesdames, à craindre plus les amants que vous ne les avez craints jusqu’à cette heure. »

  1. Anne Baudesson, femme de Jean Pilou.
  2. Il étoit gentilhomme, mais si adonné à la médecine, qu’étant enfant il faisoit des anatomies de grenouilles. (T.)
  3. Une de ces filles fut mise par feu M. de Rohan auprès de madame de Rohan, qui avoit été mariée fort jeune : ainsi madame Pilou connut tout le monde à l’Arsenal. (T.)
  4. Calinage, niaiserie, enfantillage, commérage et nullité de la conversation bourgeoise de ce temps-là.
  5. M. d’Anville. Ils allèrent devant le prêtre pour se fiancer. Là, il lui prit une faiblesse : il ne voulut pas passer outre. (T.)
  6. Il étoit aisé de s’y tromper, car elle est noire et barbue. Il y a un vaudeville qui dit :

    Dame Pilou, pour paroître moins d’âge,
    A fait raser le poil de son … de son visage. (T.)

  7. Il y a quelque duc d’un nom approchant en Espagne. (T.)
  8. La Place par excellence étoit alors la Place-Royale, aujourd’hui si dédaignée.
  9. Voyez l’article du président de Chevry, tome I, page 261. Il contient plusieurs traits singuliers que madame Pilou avoit racontés à Tallemant sur ce financier.
  10. En 1636. Voyez les Mémoires de Montglat, à cette date.
  11. Le branle étoit une ronde où les danseurs et danseuses se tenoient tous par la main. Dans le branle de la torche le danseur portoit un chandelier, une torche ou un flambeau allumé. Ce passage de Tallemant est obscur aujourd’hui que ces usages anciens sont oubliés. Le mot guéridon désigne vraisemblablement une personne qui, durant le branle, étoit placée au centre du cercle.
  12. Elle y est quelque part comme un million d’autres. (T.)
  13. Mademoiselle de Scudéry faisoit paroître ses ouvrages sous le nom de Georges de Scudéry, son frère. On savoit jusqu’à présent peu de choses sur cette bonne madame Pilou, qui a fourni à Tallemant l’un de ses plus curieux articles. Cependant Sauval nous avoit appris qu’elle jouoit un rôle dans un roman de mademoiselle de Scudéry. « La vieille madame Pilou, dit-il, célèbre dans le Cyrus, sous le nom d’Arricidie et de la Morale vivante, m’a dit qu’en sa jeunesse, etc. » (Sauval, Antiquités de Paris, t. I, p. 189.)
  14. À la Pentecôte de l’année 1656. (T.)
  15. Pierres fausses. Il y a un homme au Temple qui a trouvé le secret de colorer les cristaux. (T.)
  16. Ce passage a été écrit par Tallemant à la marge du manuscrit, vers 1663 ou 1664. La Reine-mère mourut en 1666 ; cette circonstance fixe l’époque de la décrépitude de l’intéressante madame Pilou.