Les Historiettes/Tome 3/46

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 292-297).


COUSTENAN[1].


Coustenan étoit fils d’un gentilhomme qualifié, qui a été un des plus méchants maris de France. Il donna une fois les étrivières à sa femme. À propos de cela, un paysan qui voyoit qu’un de ses voisins avoit tant battu sa femme qu’elle n’en pouvoit plus, dit naïvement : « Ah ! c’est trop ; l’on sait bien qu’il faut battre sa femme ; mais il y a raison partout. »

Le fils, bien loin de dégénérer, a enchéri de beaucoup par-dessus son père. On dit qu’un jour que son père en colère le poursuivoit à la chaude, l’épée à la main, en l’appelant fils de p....., Coustenan s’y mit aussi en disant : « Si je suis fils de p....., vous n’êtes donc pas mon père. — J’ai tort, dit le bonhomme aussitôt, par ce que tu viens de faire, tu prouves assez que tu es mon fils. »

Il avoit épousé la fille de cette madame de Gravelle dont nous avons parlé ailleurs[2]. Apparemment cette fille ne devoit pas être plus honnête femme que sa mère ; mais elle n’avoit rien de sa mère que la beauté ; aussi avoit-elle été élevée avec toute la sévérité imaginable, et elle disoit elle-même qu’il n’y avoit que des femmes comme sa mère pour bien élever des filles. Jamais femme n’a souffert tant d’indignités d’un mari, et jamais femme ne les a supportées avec tant de patience.

Coustenan n’étoit pas seulement méchant, il est aussi extravagant. La nuit il lui prenoit à toute heure des visions : tantôt il lui disoit que sans doute elle le faisoit cocu ; que cela ne se pouvoit autrement, puisqu’elle étoit fille de cette p..... de la Gravelle[3] ; tantôt il vouloit la forcer à le lui confesser, et quelquefois à minuit il l’a mise en chemise à la porte. Un jour, comme elle étoit en mal d’enfant, il lui mit le poignard à la gorge, en jurant que si elle ne faisoit un garçon, il la tueroit elle et son enfant. On m’a assuré qu’il la fit une fois armer de pied en cap, puis la mit sur un sauteur, et lui crioit : « Tiens-toi bien, carogne, tiens-toi bien ; tu porterois bien un homme armé, comment ne porterois-tu pas bien des armes ! » Cependant ce n’est point d’elle qu’on a su toutes ces choses.

Il n’étoit pas meilleur voisin que mari. Il se faisoit craindre à tout le monde : il disoit hautement que quand il n’auroit plus de quoi frire, il iroit prendre la vaisselle d’argent des gros milords de Paris qui avoient des maisons auprès de Gravelle, vers Étampes. Durant le siége de Corbie, M. de Sully, alors prince d’Enrichemont, étant en Italie avec M. de Créqui, Coustenan, comme un des principaux du Vexin, eut le gouvernement de Mantes en son absence, peut-être par le crédit de Senecterre, dont le fils, aujourd’hui le maréchal de La Ferté, avoit épousé la sœur de Coustenan[4]. Ce fut alors qu’il fit le petit tyran avec autant d’impunité que si c’eût été dans la Bigorre. Un avocat du parlement, nommé Chandellier[5], avoit une maison entre Mantes et Meulan ; Coustenan, une belle nuit, vint enlever tous les arbres fruitiers de cet homme. L’avocat fait informer, et en vouloit tirer raison à quelque prix que ce fût. Des personnes de condition se voulurent mêler d’accommoder cette affaire, et M. de La Frette, capitaine des gardes de M. d’Orléans, fut trouver Chandellier, et lui représenta que puisqu’aussi bien le mal étoit fait, il lui conseilloit de s’accommoder ; qu’après tout il avoit affaire à un homme de qualité. « De qualité ! dit l’avocat en l’interrompant ; s’il est homme de qualité, je suis du bois dont on fait les chanceliers de France. » La Frette, oyant cela, se retira bien vite, et dit aux amis de Coustenan : « Ma foi ! Coustenan est perdu à cette fois ; il a trouvé plus fou que lui. » Chandellier continua ses poursuites, et, par la permission de M. de Vendôme, il le fit prendre à Étampes, d’où il fut mené à la Conciergerie. Le voyant prisonnier, chacun le chargea, et il étoit en danger d’avoir la tête coupée, quand le chevalier de Tonnerre[6], qui depuis fut tué à l’armée, avec un bâton d’exempt, et suivi comme ils le sont d’ordinaire, ayant remarqué que la chambre de Coustenan répondoit à la maison d’un marchand d’autour du Palais, alla chez cet homme, comme de la part du Roi, disant que les prisonniers se sauvoient par son logis. Le marchand dit qu’il ne s’y en étoit jamais sauvé : le chevalier répondit « qu’il vouloit aller partout, et qu’il vouloit être seul avec quelques-uns de ses camarades » (les autres demeurèrent en bas à amuser le marchand). Il monte, fait faire un trou à coups de marteau (ils avoient porté des marteaux sous leurs casaques), et sauve par là Coustenan, avec lequel il descendit, et puis le conduisit à Gros-Bois, où il s’accommoda avec ses parties. Le voilà de retour au Vexin.

Cette adversité ne le rendit pas plus sage : il fit comme auparavant ; mais il en fut bientôt payé. Il y avoit un paysan qui avoit une assez belle femme. Coustenan, non content de l’avoir violée, la fit fouetter dans une cave. Le paysan, plus sensible que ne sont ces sortes de gens, résolut de s’en venger, et voici comme il s’y prit. C’étoit à la campagne. Un soir qu’il savoit que Coustenan étoit retiré dans sa chambre, il monte avec une échelle à hauteur de la fenêtre, qui étoit, dit-on, au deuxième étage ; il avoit une arquebuse. Quand il se fut ajusté, il vit que Coustenan jouoit au piquet, à cul levé, avec deux de ses amis ; il ne voulut point tirer qu’il ne pût tuer Coustenan sans blesser les autres ; grande discrétion pour un homme outragé, et qui n’étoit pas là sans grand péril. Il attendit que Coustenan se fût retiré auprès du feu, et le tua à travers les vitres, comme il lisoit une lettre[7].

Depuis, ce paysan, mari de cette femme, ne parut plus ; ce qui a fait dire que c’étoit lui qui avoit fait le coup. On soupçonna aussi quelques-uns de ses domestiques, mais on ne poursuivit personne. Sa veuve, dix ans après, épousa le bonhomme Senecterre : elle avoit du bien, et étoit encore jolie[8]. Je ne sais de quoi elle s’avisa. Pour tout avantage il lui donnoit la terre de Gravelle de quatre mille livres de rente, qu’il avoit achetée exprès, et tout ce qui se trouveroit dedans au jour de son décès. À toute heure il lui faisoit des présents ; mais on ne trouvoit jamais la commodité de porter ces choses-là à Gravelle, et ses gens avoient ordre d’enlever ce qui y étoit dès qu’il se trouveroit mal. Il n’en fut pas besoin, car elle mourut l’été de 1658. Il ne vouloit prendre le deuil de peur que cet habit ne lui fît trop ressouvenir de la perte qu’il avoit faite. Enfin, il le prit.

Coustenan avoit un cadet aussi enragé que lui ; il demeuroit au Maine. Il avoit de la haine contre un bourgeois son voisin, et un jour il alla avec quatre ou cinq hommes pour lui faire insulte. Ce bourgeois voulut capituler. Point de quartier : il se prépare. Il avoit huit coups à tirer ; des deux premiers il en mit deux hors de combat, et jette du troisième Coustenan par terre. Les autres vont à lui : il en blesse fort un et met l’autre en fuite ; puis il va à Coustenan, qui lui crie : « Ne m’achève pas. — Va, je te laisserai vivre, dit le bourgeois ; mais, puisqu’il faut que je m’éloigne, donne-moi de quoi faire mon voyage. » Il lui prit tout son argent et s’en alla.

  1. Timoléon de Bauves, seigneur de Contenant, mort vers 1644. Tallemant a écrit partout Coustenan ; mais le Père Anselme et Morery appellent ce gentilhomme Contenant.
  2. Tome I, p. 138, où l’on a imprimé Couslinan pour Coustenan.
  3. Elle étoit fille naturelle de Maximilien de Béthune, marquis de Rosny, et de Marie d’Estourmel, dame de Gravelle.
  4. Le maréchal de La Ferté-Senecterre avoit épousé en premières noces Charlotte de Bauves, fille de Henri, seigneur de Contenant, et de Philippe de Châteaubriant.
  5. Cet avocat, un jour en sa jeunesse, s’étant vanté de faire un sermon, on lui donna pour texte ce passage de l’Évangile : Inter natos mulierum non surrexit major Joanne Baptistâ. Il commença ainsi : Entre les nez des femmes. (T.)
  6. Le grand-père de ce chevalier de Tonnerre, voyant qu’on ne le vouloit point laisser entrer en carrosse dans le Louvre (il avoit épousé une fille de Nevers, et on lui avoit donné un brevet de duc), ne fit faire au château d’Ancy-le-Franc en Bourgogne, qu’une petite porte au lieu d’une porte cochère, en disant : « Si le Roi (c’étoit Henri IV) ne veut pas que j’entre chez lui en carrosse, il n’entrera pas non plus en carrosse chez moi. » La porte est encore comme il la fit faire ; et ses descendants n’ont garde de la faire agrandir, car ils sont fiers de conter cela. (T.)
  7. Cet événement eut lieu vers 1644.
  8. Anne, bâtarde de Béthune, se remaria en 1654. Il sembleroit qu’elle auroit apporté cette terre de Gravelle à son premier mari ; comment Henri de Saint-Nectaire, son second mari, lui en auroit-il fait le don ? Notre première supposition seroit-elle fausse, ou le premier mari auroit-il vendu cette terre que le second acheta postérieurement ?