Les Historiettes/Tome 3/39

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 257-260).


LE MARÉCHAL DE SAINT-LUC[1].


Le maréchal de Saint-Luc s’appeloit d’Épinay ; c’est une bonne maison de Normandie. C’étoit un étrange maréchal de France. On disoit qu’il y avoit en lui de quoi faire six honnêtes gens, et qu’on ne pouvoit pas dire pourtant que ce fût un honnête homme. Il étoit bien fait, dansoit bien, jouoit bien du luth, étoit adroit à toutes sortes d’exercices, avoit de l’esprit, et se mêloit même d’écrire en vers et en prose ; mais il ne faisoit rien avec grâce[2].

On conte de lui qu’ayant traité à Fontainebleau tous les princes lorrains, ils se firent tous jolis garçons. L’ambassadeur d’Espagne le vint voir après dîner. M. de Guise, croyant ôter son chapeau pour le saluer, ôta sa perruque, et demeura la tête rasée. Cet ambassadeur en sortant, comme M. de Saint-Luc le conduisoit, lui dit : « Vous n’irez pas plus avant, et je vous en empêcherai bien ; il n’y a guère de plus forts hommes que moi. » Le maréchal, un peu soûl, lui qui se piquoit d’être grand lutteur[3], crut que cet homme lui offroit le collet ; il le prend, et le culbute en bas des degrés. Cela fit bien du bruit ; mais on apaisa tout en disant que le maréchal avoit bu. « Je croyois, disoit-il, qu’il me défioit à la lutte. »

Il étoit un plaisant homme en fait de femelles. M. de Bassompierre, son beau-frère, lui écrivoit de Rouen : « Venez vite pour mon procès ; j’ai besoin de vous ; venez en poste le plus tôt que vous pourrez. » Il part. Le voilà dès sept heures du matin à Magny ; c’est la moitié du chemin : il demande un couple d’œufs. Une servante assez bien faite lui ouvre une chambre. « Ah ! ma fille, lui dit-il, que vous êtes jolie ! Quel bruit est-ce que j’entends céans ? — Il y a une noce, monsieur. — Danserez-vous ? — Vraiment, répondit-elle, je n’en jetterois pas ma part aux chiens. » Il dit qu’il vouloit en être, oublie M. de Bassompierre, s’habille comme pour le bal, et gambade jusqu’au jour. Par bonheur l’affaire avoit été différée.

Une autre fois, passant en poste par Brives-la-Gaillarde, il demanda à boire à une hôtellerie ; la fille de la maison lui plut : il lui demanda si elle avoit des sœurs. « J’en ai deux qui valent mieux que moi. » Il descend de cheval, et y demeura trois jours, un jour pour chacune, et disoit qu’il ne se pouvoit lasser de manger des pigeonneaux que ces divines mains avoient lardés. Par ces sortes de visions il faisoit enrager ses gens : ils disoient tout ce qu’ils vouloient, il ne s’en fâchoit jamais.

La Hoguette[4], celui qui a fait le Testament d’un bon père à ses enfants, étoit à lui. Un jour que le maréchal fut six heures chez une femme, il fit un impromptu qui disoit à la fin :

Il .... ses gens et ne .... pas la belle.

Il épousa en deuxièmes noces madame de Chazeron, une des plus belles femmes qu’on pût voir, mais qui avoit une fine v..... Il disoit : « Si elle me donne des pois, je lui donnerai des féves. » Il en tenoit aussi. Il en fut long-temps amoureux. Un jour il envoya un page pour savoir de ses nouvelles : le page lui rapporta qu’il l’avoit trouvée à table tête à tête avec le maréchal de Brézé, et qu’ils mangeoient des perdrix en carême. Il pesta terriblement contre elle : son fils aîné, le comte d’Estelan, âgé alors de vingt-deux ans, se mit à rire : « De quoi riez-vous ? — C’est que je me suis souvenu de certaines personnes qui, après avoir plus pesté que vous, ne laissoient pas d’épouser les gens. » Aussi l’épousa-t-il ensuite. Cette v..... lui avoit été donnée par son mari, jeune homme qu’on avoit envoyé voyager en Italie après l’avoir marié à dix-sept ans ; il en apporta ce beau présent à sa femme. Huit mois durant en secondes noces elle se porta assez bien ; elle engraissa ; on la croyoit guérie ; mais depuis elle ne fit qu’empirer. Elle étoit tourmentée avant cela d’une faim canine, et ce fut à cause que M. de Saint-Luc avoit le meilleur cuisinier de la cour qu’elle l’épousa. Enfin elle rendoit tout deux heures après. Il lui falloit faire je ne sais combien de repas par jour, et, pour dormir, prendre de l’opium le soir.

Son fils, le comte d’Estelan, voyant que sa survivance de Brouage viendroit bien tard, et que son père avoit d’assez bonnes dents pour tout manger, prit la soutane à la persuasion de M. de Bassompierre, qui le trouvoit d’une figure assez propre pour l’Église. On lui donna une abbaye de dix mille livres de rente qu’avoit son frère, aujourd’hui M. de Saint-Luc.

  1. Timoléon d’Épinay de Saint-Luc, né en 1580, mort à Bordeaux le 12 septembre 1644.
  2. M. de Termes avoit promis des vers à quelqu’un pour le carrousel ; l’autre les lui demanda. « Ma foi, répondit-il, Saint-Luc a depuis quelques jours tellement gourmandé les Muses, que je n’en ai pu avoir raison. » (T.)
  3. Il disoit un jour à propos de cela, qu’il étoit un Samson. « Au moins, dit M. de Guise, avez-vous une mâchoire d’âne. » (T.)
  4. Pierre Fortin de La Hoguette. Son livre est intitulé : Testament, ou Conseils d’un père à ses enfants, 1655, in-12.