Les Historiettes/Tome 2/62

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 399-416).
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CHAPELAIN[1].


Chapelain est fils d’un notaire de Paris : il fut précepteur-gouverneur de MM. de La Trousse, fils du grand-prévôt. Boutard dit qu’il portoit une épée pour faire le gouverneur, et même depuis, quoiqu’il ne fût plus chez ces Messieurs, il ne laissoit pas de la porter. Ses parens, ne sachant comment la lui faire quitter, prièrent Boutard de lui en parler ; mais au lieu de cela il s’avisa d’une bonne invention. Il fit que quelqu’un, qui feignait d’avoir été appelé en duel, prit Chapelain pour son second, qui, dès ce moment-là, pendit son épée au croc.

Il fut introduit à l’hôtel de Rambouillet[2], vers le siége de La Rochelle. Madame de Rambouillet m’a dit qu’il avoit un habit comme on en portoit il y avoit dix ans ; il étoit de satin colombin, doublé de panne verte, et passementé de petits passemens colombin et vert à œil de perdrix. Il avoit toujours les plus ridicules bottes du monde et les plus ridicules bas à bottes. Il y avoit du réseau au lieu de dentelle. Depuis, il ne laissa pas d’être aussi mal bâti en habit noir : je pense qu’il n’a jamais rien eu de neuf. Le marquis de Pisani, en je ne sais quels vers qu’on a perdus, disoit :

J’avois des bas de Vaugelas
Et des bottes de Chapelain.

Quelque vieille que soit sa perruque et son chapeau, il en a pourtant encore une plus vieille pour la chambre, et un chapeau encore plus vieux. Je lui ai vu du crêpe à la mort de sa mère, qui, à force d’être porté, étoit devenu feuille-morte. On lui a vu un justaucorps de taffetas noir moucheté ; je pense que c’étoit d’un vieux cotillon de sa sœur avec qui il demeure. On meurt de froid dans sa chambre : il ne fait quasi point de feu.

Feu Luillier[3] disoit de lui qu’il étoit vêtu comme un maquereau, et La Mothe Le Vayer comme un opérateur, laid de visage, petit avec cela, et crachottant toujours. Je ne comprends pas comment ce diseur de vérités, cet homme qui rompt en visière, M. de Montausier, en un mot, n’a jamais eu le courage de lui reprocher sa mesquinerie. Souvent je lui ai vu à l’hôtel de Rambouillet des mouchoirs si noirs que cela faisoit mal au cœur. Je n’ai jamais tant ri sous cape que de le voir cajoler Pelloquin, une belle fille qui étoit à madame de Montausier, et qui avoit bien la mine de se moquer de lui, car il avoit un manteau si usé qu’on en voyoit la corde de cent pas ; par malheur encore c’étoit à une fenêtre où le soleil donnoit, et elle voyoit la corde grosse comme les doigts.

Chapelain a toujours eu la poésie en tête, quoiqu’il n’y soit point né ; il n’est guère plus né à la prose, et il y a de la dureté et de la prolixité à tout ce qu’il fait. Cependant, à force de retâter, il a fait deux ou trois pièces fort raisonnables : le Récit de la Lionne[4], la plus grande partie de Zirphée, et la principale, l’ode au cardinal de Richelieu, que je devois mettre la première. MM. Arnauld (car il cajoloit jusques au docteur qui étoit alors au collége), et quelques autres de ses amis, lui firent faire tant de changements à cette pièce, qu’elle parvint à l’état où on la voit, et sans difficulté c’est une des plus belles de notre langue[5]. J’y trouve pourtant trop de raison, trop de sagesse, si j’ose ainsi dire : cela ne sent pas assez la fureur poétique, et peut-être elle est trop longue.

Il avoit déjà fait quelque chose de la Pucelle en ce temps-là. M. d’Andilly, voyant l’approbation qu’avoit eue cette ode, se voulut servir de l’occasion de faire quelque chose pour lui. Un soir il lui demanda les deux livres de la Pucelle qui étoient faits. Lui crut que ce n’étoit que pour les lire à loisir, et les lui donna. Ce n’étoit pas seulement pour cela, car il avoit fait entendre par le moyen de sa sœur, mademoiselle Le Maistre, à madame de Longueville, et ensuite à son mari, de quelle importance il lui étoit pour l’honneur de sa maison que ce poème s’achevât. Or, cette mademoiselle Le Maistre étoit fort bien dans l’esprit de l’un et de l’autre, et jusque là que madame de Longueville étant obligée d’aller à Lyon, où M. le comte[6] fut aussi malade que le feu Roi, elle confia sa fille, qui étoit le seul enfant qu’elle eût[7], à mademoiselle Le Maistre, retirée dès ce temps-là à Port-Royal, avec sa sœur, où depuis elle prit l’habit et est morte religieuse. Au retour de Lyon, madame de Longueville court vite voir sa fille ; mademoiselle Le Maistre la lui pensa rendre. « Non, dit-elle, je n’ai personne encore pour en avoir soin ; faites-moi la grâce de venir avec moi pour quelque temps. » Elle y fut un an.

Pour revenir à M. Chapelain, M. de Longueville vit les deux livres, en fut charmé, et dit à M. d’Andilly qu’il mouroit d’envie d’arrêter M. Chapelain. On lui en parle ; il dit qu’il étoit engagé à la cour pour secrétaire de l’ambassade de M. de Noailles à Rome[8] : mais, quelque temps après, ce M. de Noailles lui ayant fait une brutalité, il le planta là, dont l’autre pensa enrager, et remua ciel et terre pour le ravoir ; mais Bois-Robert le servit auprès du cardinal de Richelieu, qui croyoit lui être obligé à cause de son ode. M. de Longueville apprend cela, et fait que M. Le Maistre, l’avocat, lui mène M. Chapelain, et après avoir causé quelque temps ensemble, M. de Longueville entre dans son cabinet avec M. Le Maistre, tire d’une cassette un parchemin, demande le nom de baptême de M. Chapelain, et en remplit le vide. M. Le Maistre, en s’en retournant, dit à Chapelain dans le carrosse : « Voilà un parchemin où il y a quelque instruction pour votre dessein touchant le comte de Dunois. » M. Chapelain le prend, et, arrivé chez lui, trouve que c’étoit un brevet de deux mille francs de pension sur tous les biens de M. de Longueville, sans obliger M. Chapelain à quoi que ce soit. Dans la maison il y avoit eu bien du bisbiglio ; le secrétaire disoit : « J’ai expédié un brevet de telle façon, mais le nom est en blanc : pour qui est-ce ? » Bois-Robert voulut en ce temps-là faire donner à Chapelain six cents livres de pension sur le sceau. Chapelain, qui se voyoit trois mille livres de pension, en comptant celle de mille livres du cardinal, mais qui n’étoit pas à vie, le pria, à ce qu’il dit, mais j’en doute, car il étoit furieusement avare, de la faire donner à Colletet ; ce qu’il fit.

Chapelain, par le moyen de ces messieurs Arnauld, se rendit bientôt familier à l’hôtel de Rambouillet, où ils l’avoient mené. Il fit la Couronne impériale, qui fut une des premières fleurs de la Guirlande de Julie ; ensuite il fit le Récit de la Lionne, qui n’est qu’une fiction ; il l’envoya à mademoiselle Paulet par un laquais de M. Godeau. On crut bien que M. Chapelain avoit envoyé ces stances ; mais on crut que M. Godeau les avoit faites à cause de la grande amitié qui étoit entre mademoiselle Paulet et lui. Il étoit alors à Dreux : on lui en écrit de toutes parts, il s’en défend. Mademoiselle Paulet fut ensuite à Mézières, où elle le rencontra. Elle le prend au collet, en lui disant : « Petit homme, vous avouerez tout-à-l’heure que c’est vous qui avez fait les vers de la Lionne ; » mais cela ne servit de rien. Assez long-temps après, comme M. Chapelain étoit avec mademoiselle de Rambouillet, ils viennent à parler de cela, et elle, lui pensant dire la chose du monde la plus éloignée de la vraisemblance : « C’est M. Godeau ou vous qui avez fait cette pièce. — Eh ! oui, lui répondit-il, c’est moi qui l’ai faite ; je ne l’ai jamais nié. » Elle pensa tomber de son haut. « Je vous tromperai, lui dit-il encore, prenez-y garde. » En effet, il n’y manqua pas, car, quelque temps après, il fit l’Aigle de l’empire à la princesse Julie. Cette pièce fut envoyée à mademoiselle de La Brosse, une des filles de madame la Princesse. Elle étoit écrite de la main de M. Chapelain, mais en caractères qui imitoient l’impression. M. Godeau dit brusquement que cela ne valoit pas grand-chose. Il disoit plus vrai qu’il ne pensoit. On les montre à M. Chapelain, qui, pour mieux jouer son jeu, dit en prenant le papier : « Cela est donc imprimé ? » On lui demande laquelle il aimeroit mieux avoir faite de cette pièce ou de la Couronne impériale, qui est à peu près sur le même sujet : il ne veut point décider ; mais M. le marquis de Rambouillet décide, et dit : « Qu’il aimeroit mieux avoir fait cette ode. » M. Godeau, sur cela, change d’avis.

Ils craignirent au commencement qu’il n’y eût de la raillerie touchant cet amour en l’air du roi de Suède[9], car sur ce que mademoiselle de Rambouillet avoit témoigné une grande estime pour le roi de Suède, on lui avoit fait la guerre qu’elle en étoit amoureuse, et Voiture lui avoit envoyé une lettre au nom de ce roi[10], avec son portrait, par quelques gens habillés en suédois.

À propos de cela, la comtesse de Châteauroux, dont nous parlerons ailleurs, un jour, à l’hôtel de Condé, comme mademoiselle de Rambouillet avoit un nœud de diamants que le roi d’Espagne avoit donné à M. de Rambouillet, préoccupée de cette amourette, entendit le roi de Suède, au lieu du roi d’Espagne, et le dit partout. Ce fut ce qui fit venir la pensée à Voiture d’envoyer ce portrait et cette lettre. Depuis, sur la mort de ce grand prince, M. d’Andilly et M. Godeau firent des galanteries à mademoiselle de Rambouillet. Enfin, comme on ne savoit où on en étoit, et qu’on ne pouvoit deviner qui avoit fait cette pièce, ils firent réflexion sur ce que Chapelain s’étoit vanté de les tromper encore, et lui envoyèrent Chavaroche[11] lui demander s’il n’avoit point fait l’Aigle de l’empire, aussi bien que le Récit de la Lionne. Il l’avoua sur l’heure aussi ingénuement que l’autre fois.

Après, madame de Rambouillet s’en vengea. M. de Saint-Nicolas, aujourd’hui M. d’Angers[12], avoit envoyé à M. Chapelain un livre de taille-douce qu’on appelle I Scherzi del Carracio ; ce sont les frontispices des palais de Gênes. M. Chapelain les prête à madame de Rambouillet. Au même temps, M. de Brienne, sans savoir qu’elle l’eût déjà, lui envoie un autre exemplaire, mais assez mal en ordre, et déchiré en quelques endroits. M. Conrart la vint voir comme elle avoit ces deux livres : « Je vous prie, lui dit-elle, puisqu’ils sont reliés de même, rendez de ma part celui de M. de Brienne à M. Chapelain, pour savoir ce qu’il dira. » M. Conrart le lui porte. Chapelain, en levant les épaules, dit : « Je vous avoue que cela m’étonne : où trouvera-t-on des gens soigneux, si madame de Rambouillet cesse de l’être ? Un livre de cette importance, me le renvoyer comme cela ! » Conrart, après lui avoir laissé faire tout son service, se mit à rire et lui confessa la malice.

Une fois Chapelain, m’envoyant un livre espagnol, m’écrivit que j’en eusse bien du soin, et que je savois sa délicatesse sur le chapitre des livres. J’ôte le papier dont ce livre étoit enveloppé, et je trouve que la moitié de la couverture était mangée : « Véritablement, dis-je, voilà une délicatesse dont je n’avois jamais ouï parler. »

Quand M. de Longueville fut nommé pour aller à Munster, M. de Lyonne fit nommer M. Chapelain pour secrétaire des plénipotentiaires ; c’étoit la quatrième personne, et Lyonne devoit avoir cet emploi-là quand le cardinal de Mazarin fut nommé par le cardinal de Richelieu pour y aller. Cela a valu douze mille écus à Boulanger, secrétaire de M. de Longueville. Chapelain alla trouver M. de Longueville, et lui représenta que ce n’étoit pas là le moyen d’achever la Pucelle. « Vous ferez bien l’un et l’autre, lui répondit-il. — Mais, monsieur, si je réussis, comme je tâcherai de réussir, êtes-vous assuré que la cour ne m’oblige pas à d’autres choses qui ne s’accordent nullement avec votre poème ? — Bien, dit monsieur de Longueville ; faites donc que Boulanger ait votre place. » Lyonne fit l’affaire. Depuis, le même Lyonne dit tant de bien de lui au cardinal Mazarin, après lui avoir fait faire une ode de six cents vers à sa louange, qu’il le voulut voir, et lui dit, comme il prenoit congé : « M. de Lyonne vous dira ce que j’ai fait pour vous ; c’est si peu de chose que j’en ai honte. » C’étoit cinq cents écus de pension sur ses bénéfices. Il eût coûté trois mille livres pour les lettres de componenda[13] à Rome, afin de faire mettre cette pension sur quelque bénéfice. Cela n’étoit pas trop sûr avec le Mazarin. Il aima mieux attendre quelque nouveau bénéfice et faire assigner sa pension dessus. Corbie revint au cardinal à cause que le cardinal Pamphilio se maria ; le brevet fut fait au nom du Roi, et la pension assise sur l’abbaye de Corbie sans qu’il en coûtât un sou à Chapelain. M. le cardinal paya la première année de ses deniers ; pour les quatre années des troubles, il manda à M. Chapelain qu’il poursuivît les fermiers. Ils montrèrent qu’ils n’étoient que comptables ; la guerre avoit mis les bénéfices en non-valeur. Le cardinal rétabli, Chapelain va trouver Colbert[14], pour le prier de savoir du cardinal si son intention étoit qu’il touchât sa pension, et que, si ce ne l’étoit pas, il n’en parleroit jamais. Depuis cela le frère de Colbert lui apporta tous les ans sa pension.

Bois-Robert dit qu’en un paiement qu’il fit à M. Chapelain, celui-ci lui renvoya un sou qu’il y avoit de trop. C’étoit pour quelque accommodement de frais de bénéfices. Bois-Robert dit « qu’en ce traité M. Chapelain oublia les obligations qu’il lui avoit. »

M. le Prince savoit par cœur toute l’ode que Chapelain fit pour lui ; il la portoit dans sa pochette avant qu’elle fût imprimée. Il avoit auparavant entendu lire tous les chants de la Pucelle ; il avoit dit : « Qu’il falloit faire des vers comme M. Chapelain, ou comme le chevalier de Rivière[15], » qui n’en faisoit qu’en badinant ; cependant il n’en a jamais fait le moindre plaisir à M. Chapelain.

L’ode du prince de Conti, qu’il fit, dit-il, non par aucun intérêt, mais parce qu’il étoit pleinement persuadé du mérite de ce prince (voyez s’il ne mentoit pas bien, ou s’il ne se connoît pas bien en gens), ne lui produisit rien non plus. Ce n’est pas que le pauvre petit Principion ne lui ait donné des bénéfices ; mais pas un n’a réussi. Depuis le blocus (de Paris) tout cela est demeuré là.

M. Chapelain est un des plus grands cabaleurs du royaume ; il a toujours une douzaine de cours à faire. Il court après un petit bénéfice de cent francs ; il en a quelques-uns. Il falloit qu’outre ses pensions il eût de l’argent, car on voit, dans les Lettres de Balzac, qu’il lui a mandé qu’il avoit perdu huit cents écus sur les pistoles rognées, et je sais, pour en avoir vu le contrat, que madame de Rambouillet lui doit plus de seize cents livres de rentes présentement. Voyez quelle richesse a un homme comme lui ! Cependant, quelque maladie qu’il ait eue, bien loin d’avoir un carrosse, il n’a jamais eu assez de force sur lui pour faire la dépense d’une chaise, et on dit qu’il n’a rien donné aux enfants de sa sœur quand on les a mariés.

Assidu au samedi chez mademoiselle de Scudéry, il néglige tous ceux qui ne cabalent point ou qu’il ne craint pas. Madame de Rambouillet ne le voit guère souvent, non plus que M. Conrart, si M. de Montausier n’est à Paris. Ils rendent ce pauvre marquis tout parnassien ; en récompense, mademoiselle de Rambouillet ne les aime guère, et madame sa mère les prend bien pour ce qu’ils sont.

Une fois Chapelain racontoit qu’une femme du faubourg Saint-Denis, saisie de fureur, avoir coupé la tête à son fils, et, après, l’étoit allée porter à ses voisines, comme si elle eût fait quelque bel exploit ; et non content d’avoir dit une charretée de paroles inutiles, il se mit à prendre tous les exemples de l’antiquité, et fut long-temps sur celui de Médée ; après, comme il voulut faire la réduction : « Mais celle-ci tue son enfant..... — Et si, ajouta mademoiselle de Rambouillet, on ne lui avoit pas ravi Jason. » Cela fut dit si brusquement qu’il en demeura comme déferré. Jamais homme n’a tant hâblé que celui-là. D’Ablancour ne le peut souffrir ; il dit « qu’il bave comme une vieille p..... » Voiture, qui le connoissoit bien, l’appelle dans une lettre l’excuseur de toutes les fautes : c’est qu’il cabale en toutes choses, et dit toujours : « Cela n’est pas méprisable. »

Il est temps de venir à la Pucelle. Je ne m’amuserai point à critiquer ce livre ; je trouve qu’on lui fait honneur, et La Mesnardière[16] en cela a rendu le plus grand service à M. Chapelain qu’il lui pouvoit rendre. Pour moi, je suis épouvanté d’un si grand parturient montes : après cela prenez les Italiens pour maîtres ; allez vous instruire chez ces messieurs. Patru a raison lorsqu’il dit que M. Chapelain n’est sage qu’à l’italienne, c’est-à-dire que la morgue et le flegme font toute sa sagesse. Il sait assez bien notre langue, je veux dire il opine bien sur notre langue ; mais il a bien de la superficie à tout le reste : cependant M. de Longueville, dont il avoit tiré quarante-six mille livres, a augmenté sa pension de mille francs.

Sint Mæcenates, non deerunt, Flave, Marones.


D’abord la curiosité fit bien vendre le livre. La grande réputation de l’auteur y fit courir bien du monde ; mais ce ne fut qu’un feu de paille, et je ne sais s’il n’espéroit encore quelque augmentation de pension, s’il pensoit à l’achever[17], car il a appelé de son siècle à la postérité ; mais je me trompe fort si la postérité a fort les oreilles rompues de cet ouvrage.

Après le succès de sa première ode, il crut qu’il n’avoit que faire du conseil de personne : il est retourné à sa dureté naturelle, et pour l’économie, hélas ! peut-on avoir rêvé trente ans pour ne faire que rimer une histoire ? Car tout l’art de cet homme c’est de suivre le gazetier. Comme le livre étoit cher, on le vendoit quinze livres en petit papier et vingt-cinq en grand (car les auteurs aiment fort le grand volume depuis quelque temps). Il s’avisa d’une belle invention ; il associa deux personnes pour ne leur donner qu’un exemplaire au lieu de deux, comme à madame d’Avaugour[18] et à mademoiselle de Vertus[19], sa belle-sœur, qui, quoiqu’elles fussent alors à Paris ensemble, sont pourtant pour l’ordinaire fort éloignées l’une de l’autre, car la première demeure en Bretagne et l’autre ici ; comme à M. Patru et à moi, qui sommes logés à une lieue l’un de l’autre ; à M. Pellisson et à un de ses amis[20], qui est secrétaire de Bordeaux, ambassadeur en Angleterre. Il en a donné même à quelques-uns à condition de le laisser lire à tel et à tel ; mais à ceux qu’il craignoit, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau[21], Furetière et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule. Il a dit qu’il lui coûtoit quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien ; cependant il est constant qu’outre cent exemplaires que Courbé lui a fournis, dont il y en a plusieurs qui, à cause du grand papier et de la reliure, reviennent à dix écus et davantage, et cinquante qu’il lui a fallu donner encore et qu’il n’a point payés, il est constant que le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis mille livres, quand, pour empêcher la vente de l’édition de Hollande[22], il en a fallu faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille livres pour la seconde.

Les observations du sieur Du Rivage fâchèrent fort la cabale, et M. de Montausier, en parlant à La Ménardière, qui s’est déguisé sous ce nom-là, dit, après avoir bien parlé contre cet écrit : « Que celui qui l’avoit fait mériteroit des coups de bâton ; » et il vouloit qu’on bernât Linière[23] au bout du Cours. C’est un petit fou qui a de l’esprit, et qui, je ne sais par quelle chaleur de foie, a fait des épîtres et des épigrammes contre M. Chapelain, devant et après l’impression de la Pucelle. Il y a une épigramme fort jolie qu’on lui a raccommodée ; la voici :

La France attend de Chapelain,
Ce rare et fameux écrivain,
Une merveilleuse Pucelle.
La cabale en dit force bien ;
Depuis vingt ans on parle d’elle :
Dans six mois on n’en dira rien.


C’est pour faire voir que beaucoup de gens en étoient désabusés avant qu’on l’imprimât, car il en avoit lu des livres[24] çà et là, en mille lieux. On dit que messieurs de Port-Royal ont été les seuls à qui il a communiqué son ouvrage ; mais ou il ne les a pas crus, ou ils ne s’y connoissent guère. Il l’a montré aussi à Ménage, car il le craint comme le feu, et ne manque pas une fois d’aller à son académie, non plus que de visiter bien soigneusement le petit Boileau.

Pour revenir à La Ménardière, c’est une espèce de fou qui n’est pas ignorant ; mais c’est un des plus méchants auteurs que j’aie vus de ma vie. Il s’avisa dans son livre de vers de mettre en lettres italiques certains mots par-ci par-là ; personne ne put deviner pourquoi, car, par exemple, dans un vers il y aura le mot d’amour en ce caractère. Je lui en demandai la raison : « C’est un mauvais conseil, me dit-il, que quelques-uns de mes amis m’ont donné de marquer ainsi ce que je croyois de plus fort dans mes vers. » Saint-Amant, à qui je dis cela, me dit : « Je pensois qu’il eût voulu marquer le plus foible. » Il se plaignoit de M. Chapelain, qui ne lui avoit pas donné son livre, et qui ne lui avoit pas rendu, disoit-il, ses visites. Il se trouva qu’il n’étoit pas bien fondé ; cependant ces sottes plaintes et autres choses firent connoître qu’il étoit le sieur Du Rivage. C’est une vanité enragée ; il fit mettre dans la Gazette qu’il avoit traité de la charge de lecteur du Roi.

Or, il y eut un procès sur cet écrit de Du Rivage. M. le chancelier, qui n’aime pas Chapelain, parce que Chapelain n’a jamais rien fait à sa louange, comme on parla au conseil de ce livre, dit : « C’est un livre qui rend la Pucelle ridicule. » Cependant, à l’Académie, il fit excuse à Chapelain d’avoir signé le privilége, et dit que ç’avoit été par surprise. Enfin, le procès des deux libraires s’accommoda.

M. Chapelain se pique de savoir mieux la langue italienne que les Italiens même. Il perdit pourtant une gageure contre Ménage, au jugement de l’Académie de la Crusca, à qui ils écrivirent tous deux en italien, et qui les fit tous deux de leur corps. Depuis peu il arriva encore une chose plaisante sur l’italien. Raincys avoit fait un madrigal dont voici la fin, car il n’y a que cela de bon :

Si vous ne voulez voir que j’aime,
Voyez pour le moins que je meurs.


Ce monsieur étoit le plus satisfait du monde de son madrigal, et tout le samedi[25] en avoit bien battu des mains. Ménage, qui en est un peu, s’avisa pour rire de faire un madrigal italien en style pastoral qui disoit à peu près la même chose ; il le donna et dit qu’il l’avoit trouvé dans les rime du Tasse. Après que Raincys eut bien fait des serments qu’il n’avoit volé cette pensée à personne, Ménage lui avoua la malice ; mais, pour s’en divertir d’autant plus, il envoya le françois et l’italien à M. Chapelain, afin d’en avoir son jugement. M. Chapelain, qui est toujours pour les vivants, étoit bien empêché. Il honore la mémoire du Tasse, et M. Des Raincys est en vie, et il est du samedi ; il trouve un échappatoire ; il dit que le style pastoral étant de beaucoup au-dessous du style galant, le madrigal de monsieur Des Raincys l’emportoit, mais qu’à proportion celui du Tasse étoit aussi beau. Et voilà cet homme qui est un lynx en langue italienne ! Depuis, Ménage trouva dans le Guarini :

Se non mirate che v’adoro,
Mirate almen’ che io moro !

  1. Jean Chapelain, membre de l’Académie françoise, né le 4 décembre 1595, mourut le 22 février 1674. L’un des trois éditeurs (M. Monmerqué) possède une Vie manuscrite de Chapelain, suivie de ses testament et codiciles, par lesquels il substitue sa bibliothèque à ses neveux. On trouve à la suite de ces pièces le Catalogue des livres et des manuscrits qui la composoient. Cette Vie de Chapelain offre des détails étendus sur l’auteur de la Pucelle ; mais elle est écrite dans la forme du panégyrique. Des notes jointes à ce manuscrit font connoître que la substitution a produit son effet jusqu’en 1747 ; l’époque de la division ultérieure de cette bibliothèque n’est pas connue. Ces vraisemblablement dans ce dépôt que Camusat aura puisé les matériaux des Mélanges de littérature tirés des lettres manuscrites de M. Chapelain, qu’il a donnés en 1726, en un volume in-12.
  2. En 1627 ou 1628.
  3. Père de Chapelle.
  4. Cette pièce est indiquée dans la liste des poésies de Chapelain placée à la suite du Catalogue manuscrit des livres de sa bibliothèque, sous ce titre : Récit de la belle Lionne au ballet des Dieux, commençant par ce vers :

    Mortels de qui l’esprit s’étonne, etc.


    et a été imprimée, sous le nom de Montfuron, dans les Poésies choisies (Paris, Charles de Sercy, 1660, cinquième partie, pag. 337), sous ce titre : Récit de mad. P. (mademoiselle Paulet) au ballet des Dieux, représentant l’astre du Lion.

  5. Cette ode a été imprimée dans le Recueil des plus belles pièces des poètes françois. Amsterdam, 1692, t. 4, p. 61. Elle est composée de trente strophes de dix vers, dont il est difficile d’achever la lecture, d’autant que, comme Tallemant l’a judicieusement fait observer, il n’y a rien du désordre et de l’emportement qui sont les principaux caractères du poète lyrique.
  6. Le comte de Soissons, père de Louise de Bourbon, duchesse de Longueville, première femme du duc.
  7. Elle avoit perdu deux fils, l’un à deux ans, l’autre en naissant. Marie d’Orléans, demoiselle de Longueville, épousa en 1657 Henri de Savoie, duc de Nemours ; elle devint veuve en 1659. Le frère de son mari avoit été tué en duel par le duc de Beaufort. La duchesse de Nemours a laissé des Mémoires sur la Fronde. Ils font partie du tome 34 de la deuxième série de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France.
  8. C’est un abus que ce terme de secrétaire d’ambassade pour le secrétaire de l’ambassadeur. Il n’y a proprement qu’à Venise où il y ait des secrétaires d’ambassade, car la république nomme un noble Vénitien pour conférer avec un ambassadeur. Chaque nation en a un. (T.)
  9. Gustave-Adolphe.
  10. Voyez la septième lettre de Voiture.
  11. C’étoit l’intendant de l’hôtel de Rambouillet. (Voyez plus haut l’article Voiture.)
  12. Henri Arnauld. (Voyez l’article Arnauld.)
  13. La Componenda est un bureau dépendant du cardinal dataire, auquel on adresse toutes les suppliques qui sont soumises à quelque rétribution pécuniaire. (Dict. de Trévoux.)
  14. Alors intendant du cardinal Mazarin.
  15. Le chevalier de Rivière est l’auteur d’une multitude de vaudevilles et de couplets satiriques sur les personnages et sur les événements du règne de Louis XIV. Il eut le premier l’idée de réunir ces sortes de poésies dans des Recueils, demeurés manuscrits, qui sont encore recherchés aujourd’hui.
  16. La Mesnardière, poète françois au-dessous du médiocre, a publié une critique du poème de Chapelain sous ce titre : Lettre du S. Du Rivage, contenant quelques observations sur le poème de la Pucelle ; Paris, 1656, in-4o, de 65 pages.
  17. Chapelain a terminé son poème ; on rencontre assez souvent des copies manuscrites des douze derniers livres. Il en existe une à la Bibliothèque du Roi.
  18. Françoise de Balzac-Clermont d’Entragues, seconde femme de Louis de Bretagne, marquis d’Avaugour, comte de Vertus.
  19. Catherine-Françoise, demoiselle de Vertus, morte à l’âge de soixante-quinze ans, en 1692. Ce fut elle qui se chargea de la pénible mission d’annoncer à madame de Longueville la mort de son fils, tué au passage du Rhin. (Voyez la lettre de madame de Sévigné du 20 juin 1672.)
  20. La Bastide. (T.)
  21. Il s’agit ici de Gilles Boileau, frère aîné de Despréaux. Ce dernier n’étoit pas encore connu en 1656, époque de la publication de la Pucelle de Chapelain ; il venoit seulement d’être reçu avocat. (Voyez la Notice biographique sur Boileau Despréaux, par M. de Saint-Surin ; Paris, Blaise, 1821, p. 47.)
  22. C’est l’édition sortie des presses des Elzeviers, et la seule qui soit aujourd’hui recherchée par les amateurs de livres rares. Elle porte la date de 1656 comme l’édition originale.
  23. François Payot de Linière, auteur satirique, mort en 1704.
  24. Il n’en a jamais lu que les quatre premiers. (T.)
  25. Le samedi, c’est-à-dire la coterie littéraire qui se réunissoit tous les samedis chez mademoiselle de Scudéry.