Les Historiettes/Tome 2/60

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 373-377).
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GODEAU,
ÉVÊQUE DE VENCE.


M. Godeau[1], qu’on a appelé long-temps M. de Grasse, et qu’on appelle aujourd’hui M. de Vence, est d’une bonne famille de Dreux. Il a eu trente mille écus de partage. Il a toujours été fort éveillé, et sa belle humeur et son esprit ont servi à le faire passer partout ; car pour sa personne c’est une des plus contemptibles qu’on puisse trouver ; il est extraordinairement petit et extraordinairement laid.

Quand il étoit en philosophie, tous les Allemands de sa pension ne pouvoient vivre sans lui ; il chantoit, il rimoit, il buvoit, et avoit toujours le mot pour rire. Il étoit fort enclin à l’amour, et comme il étoit naturellement volage, il a aimé en plusieurs lieux. Il fut pourtant assez constant pour mademoiselle de Saint-Yon ; c’étoit une fille de bon lieu et bien faite, mais pauvre. Elle vouloit l’engager, elle se laissoit embrasser ; mais quelquefois elle étoit contrainte de sortir, à cause des saillies et des fureurs amoureuses qui prenoient à notre petit amant.

M. Conrart, son parent, et quelques-uns de ses amis, l’avoient comme retiré de cette amourette, quand les frères de la demoiselle firent une partie de promenade où on les mit tous deux à la portière, et il se renflamma plus que devant. Conrart dit qu’une fois, comme il étoit chez cette fille avec son parent, tout d’un coup, pour faire la jeunette, elle va dire : « Ah ! que je suis affligée ! maman m’a avertie que j’ai vingt et un ans, il faudra que je jeûne désormais. » Notez qu’elle avoit bien fait des péchés, si on offense Dieu en ne jeûnant pas dès qu’on a vingt et un ans. Enfin Godeau se guérit de son amour. En ce temps-là il eut entrée à l’hôtel de Rambouillet : j’ai dit ailleurs par qui il y fut introduit[2]. On voit par les lettres de Voiture le cas qu’en faisoient madame et mademoiselle de Rambouillet et toute leur société, et comme Voiture en eut de la jalousie.

Peu à peu il se mit à travailler aux choses spirituelles, et il falloit qu’il y fût bien né, car je trouve qu’il a fait tout autre chose pour le Créateur que pour les créatures. Le Benedicite le mit en grande réputation auprès du cardinal de La Valette, et ensuite auprès du cardinal de Richelieu, pour qui il fit après cette ode que Costar a censurée. Ses ouvrages plaisoient si fort à Son Éminence, qu’on disoit chez lui, pour dire : Voilà qui est admirable : « Quand Godeau l’auroit fait, il ne seroit pas mieux. »

L’évêché de Grasse, en Provence, ayant vaqué, il le demanda. Le cardinal ne vouloit point trop qu’il le prît ; c’étoit trop peu de chose : il ne vaut que quatre mille livres ; il y joignit Vence de six mille livres dès qu’il le put, avec une pension de deux mille livres sur Cahors. M. Godeau négligea de faire faire l’union quand il le pouvoit, c’est-à-dire du vivant du cardinal, car c’est un des hommes du monde le plus diverti et qui pense le moins aux choses. Depuis, la communauté de Vence s’y est opposée, et les Jésuites lui ont fait tout le pis qu’ils ont pu, enragés de ce que l’assemblée du clergé l’avoit nommé pour faire l’éloge du Petrus Aurelius. C’est un livre de l’abbé de Saint-Cyran. Cela alla jusqu’à faire un libelle contre lui, où sa mine et sa petitesse étoient ce qu’on lui reprochoit le plus. Il fut assez sage pour ne point répondre. Enfin, il fallut traiter de Grasse[3] et garder Vence.

C’est un homme sans façon, bon ami, mais un peu trop brusque quelquefois. Il avoit fait beaucoup de vers d’amour. Un jour il les demanda à Conrart, à qui il les avoit tous donnés, et les brûla. Il s’en est pourtant sauvé quelques-uns de galanterie à l’hôtel de Rambouillet, et entre les mains de M. de Montausier ; mais ils ne valent pas ses vers chrétiens, j’entends ceux qu’il a faits il y a quelques années, car depuis quelque temps tout ce qu’il fait est fort médiocre : vous diriez qu’il a toujours été condamné à faire un ouvrage en tant de temps. Pour un jour il fit trois cents vers en stances de dix ; le moyen que cela soit bien. Il a du génie, mais il n’a ni assez de savoir ni assez de force.

Pour subsister à Paris il a travaillé à des traductions, à des vies, à une histoire ecclésiastique ; tout cela sent l’homme qui ne pense pas à la gloire, ou qui n’y pense pas de la bonne sorte. Les bulles des deux évêchés, son peu d’économie et autres choses, l’ont réduit à cela. Il a fait des prières pour toutes sortes de conditions ; il y en a une dont le titre est : Prière pour un procureur et en un besoin pour un avocat. Il a fait imprimer aussi des instructions aux curés de son diocèse.

On trouve que M. de Vence se gâte en prose comme en poésie ; tout ce qu’il fait est fait à la hâte, et je trouve qu’il commence à se relâcher sur la morale. Volontiers il prendroit un meilleur évêché quand il faudroit pour cela faire l’éloge du cardinal : en voici une preuve. Ayant fait l’oraison funèbre du feu premier président de Bellièvre, par une bassesse ridicule il l’envoya à M. de Grignon, avant de la prononcer. Cet imbécile de Grignon, aujourd’hui M. de Bellièvre, y corrigea un endroit. Il y avoit : La science, dit Plutarque. « Cela ne sonne pas bien, disoit cet âne de fils, il faudroit mettre : La science, au dire de Plutarque. — Vous avez raison, dit le petit Boileau[4], qui étoit présent, et il seroit bon de le corriger : M. de Vence vous en auroit obligation. — Vous m’en avisez, » reprit-il ; et sur l’heure il envoie quérir une plume, et le corrige. Boileau, qui ne pouvoit quasi se tenir de rire, courut vite le conter à M. de Vence.

  1. Antoine Godeau, évêque de Vence, membre de l’Académie françoise, né vers l’an 1605, mourut en 1672.
  2. Par madame de Clermont d’Entragues, et par mademoiselle Paulet. (Voyez l’article de cette dernière.)
  3. Il paroît que Godeau proposa l’évêché de Grasse à Gombauld, qui étoit protestant. (Voyez l’article Gombauld.)
  4. Gilles Boileau.