Les Historiettes/Tome 2/18

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 2p. 114-120).


MAUGARS[1].


Maugars étoit un joueur de viole le plus excellent, mais le plus fou qui ait jamais été. Il étoit au cardinal de Richelieu. Boisrobert, pour divertir l’Éminentissime, lui faisoit toujours quelque malice. Un jour il lui fit donner avis que le prieuré de Cranestroit vaquoit dans l’évêché de Vannes. Maugars le demande ; le cardinal, pour rire, lui en fait expédier les provisions. Cela lui donna une haine mortelle contre Boisrobert. Un jour qu’il alloit dans sa chambre pour jouer devant un homme du métier, nommé M. Imbert, et pour un gentilhomme appelé Saint-Val, le chevalier de Puygarrault et Boisrobert le suivirent tout doucement. Dès qu’il les vit : « À une autre fois, dit-il, monsieur Imbert, voilà des visages qui me déplaisent. » Et en disant cela, il met sa viole contre la muraille. Puygarrault, qui avoit un pistolet de poche qu’il avoit apporté tout exprès, prend un petit morceau de papier, le mouille et l’applique sur le ventre de la viole. « Hé, dit-il, je m’en vais voir si je tire si mal qu’on dit. » Maugars se met au-devant : « Quoi ! à l’instrument qui divertit le plus grand homme du monde ! » Puygarrault laisse la viole et vise au ménétrier. Maugars se sauve derrière un lit ; Puygarrault retourne à la viole. Maugars sort. Dès qu’il paroissoit, le chevalier le miroit. Enfin, il fut contraint de jouer. Saint-Val lui conseilla d’appeler Puygarrault en duel : « Oui dà, dit-il, je me battrois ; je me sens du cœur, je ne me soucierois pas de mourir. Mais si quelqu’un de ces doigts étoient coupés, ce pauvre homme (il entendoit le cardinal) ne pourroit plus vivre. Il se faut conserver pour lui. » Cependant Saint-Val le harangua tant, en lui promettant d’avoir l’adresse d’ôter le plomb des pistolets du chevalier, et que c’étoit là le moyen d’acquérir de la réputation à bon marché, qu’il s’y résolut. Puygarrault lui lâcha sur le visage ses deux pistolets qui étoient chargés de la plus fine.

Le cardinal de Richelieu le donna à Bautru, pour le mener avec lui en Espagne. Bautru s’en repentit dès Linas[2]. Le Roi voulut l’entendre par une jalousie : ce fou dit qu’il ne joueroit pas s’il ne voyoit le Roi, et que le roi de France, qui étoit le plus grand roi du monde, ne l’avoit point traité ainsi. Bautru conseilla au roi d’Espagne de faire habiller quelqu’un en roi, et d’en avoir le plaisir. On fait donc venir un faquin avec des hallebardiers, et on lui avoit ordonné de ne dire autre chose que muy bien[3]. Maugars se tuoit de jouer, et le roi de comédie disoit à tout bout de champ : Muy bien, avec une gravité admirable. Boissy, un gentilhomme que Bautru avoit laissé en Espagne, étant de retour, Boisrobert et lui s’avisèrent de faire une méchanceté au pauvre Maugars. Ce gentilhomme dit à M. le cardinal : « Il y a un présent pour Maugars, c’est un gros diamant (il eût bien valu deux mille écus s’il eût été bon). — Il faut le lui donner, dit le cardinal. — Monseigneur, répondit Boissy, j’en dois avoir ma part. — Non, vous ne l’aurez point, dit Son Éminence. — Hé ! monseigneur, dit alors Maugars, ne souffrez pas qu’on m’ôte le prix de mes veilles. — Mais, reprit l’autre, j’ai donné six pistoles à celui qui me le mit entre les mains de la part du Roi. » Il fut ordonné que Maugars rendroit les six pistoles ; il en donna trois : il n’avoit que cela sur lui. Lopès, espérant faire quelque bonne affaire, donna les autres. Boissy, le soir, lui donna le diamant. Le lendemain, dès la pointe du jour, voilà Maugars chez un orfèvre qui lui en voulut donner quatre livres dix sous. Ce n’étoit qu’un diamant d’Alençon. Quand il revint, tous les marmitons de la cuisine le reçurent avec un charivari, en lui chantant :

Et tant de diamants,
Et tant de diamants[4].

Le procès ayant été fait à Saint-Germain[5], on conseilla à M. le cardinal de donner deux petits prieurés qu’avoit cet homme à quelques-uns des principaux de sa musique. On donna à choisir à Maugars ; il prit celui qui valoit le moins ; il valoit cinquante livres de rente de moins que l’autre. On lui en demanda la raison : « C’est, dit-il, que ce prieuré s’appelle Saint-Julien, et on ne manqueroit jamais de m’appeler Saint-Julien le ménétrier. » Quand il eut ce bénéfice, il demanda à prêcher devant le domestique. Le cardinal le lui permit. Il prêcha une heure durant contre les médecins et les poètes, à cause de Pitois, médecin du cardinal, et de Boisrobert. Il haïssoit encore plus l’abbé de Beaumont, aujourd’hui M. de Rodez, alors maître-de-chambre du cardinal, et disoit : « M. de Beaumont ne m’aime pas, parce qu’il sait bien que je ne le puis aimer, depuis qu’il me fessa si rudement lorsqu’il étoit cuistre au collége. »

Il avoit été en Angleterre, où un nommé Sinette, fils d’un hôtelier de Lyon, et qui étoit de la musique du Roi aussi bien que lui, le fit battre. Maugars, qui étoit vindicatif, trouva moyen de couler dans le couvert du Roi un billet en ces termes : « Je donne avis à Votre Majesté qu’un nommé Sinette a attenté à sa personne sacrée ; c’est un secret révélé en confession, je n’en puis pas dire davantage. » Le pauvre Sinette fut près de deux ans pour cela dans la Tour de Londres, et ne l’eût point su si Maugars ne s’en fût vanté. Cela fit dire au commandeur de Jars que Maugars étoit un fou scélérat.

Étant dans ce pays-là, il traduisit en françois je ne sais quel traité anglois de Bâcon[6]. Un jour il tenoit une lettre dans la chambre du cardinal, afin qu’il lui demandât ce que c’étoit. « Que tenez-vous là, monsieur Maugars ? — Monseigneur, dit-il en la serrant, ce n’est rien. — Montrez, montrez. — Monseigneur, ma modestie ne sauroit souffrir que je vous fasse entendre les louanges excessives que donnent à une malheureuse traduction que j’ai faite mon cousin Ogier le Danois et mon cousin de Richelieu. — Ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, je ne pensois pas avoir l’honneur de vous appartenir. — Monseigneur, c’est un avocat au parlement, homme illustre, et qui ne déshonore point ce nom-là. — Lisez donc. » Il se met à lire des louanges par-dessus les maisons. Le cardinal se douta que cela n’y étoit point, puis il le voyoit hésiter. Il fit signe à Boisrobert ; Boisrobert lui ôte la lettre, et la porte au cardinal. Il n’y avoit rien, sinon : « J’ai reçu la traduction de votre cousin Maugars, je la lirai quand j’en aurai le loisir. — Ah, ah, monsieur Maugars, dit le cardinal, vous jouez de ces tours-là. — Monseigneur, s’il ne l’a dit, il le devoit dire. » Cette fichue traduction l’avoit pourtant fait secrétaire-interprète de la langue angloise.

Un jour M. le cardinal lui ayant ordonné de jouer avec les voix en un lieu où étoit le Roi, le Roi envoya dire que la viole emportoit les voix. « Maugré bien de l’ignorant ! dit Maugars, je ne jouerai jamais devant lui. » De Niert[7], qui le sut, en fit bien rire le Roi. Le cardinal n’en rit et n’y prit nullement plaisir. L’abbé de Beaumont s’en prévalut pour faire chasser Maugars. Le cardinal, en le payant, lui dit : « Dites de moi tout ce que vous voudrez, je ne m’en soucie point ; mais si vous parlez du Roi, je vous ferai mourir sous le cotret. »

Je l’ai vu depuis à Rome. À la naissance de M. le Dauphin, il joua devant le pape (Urbain VIII), et disoit que Sa Sainteté s’étonnoit qu’un homme comme lui puisse être mal avec quelqu’un. Il vint dire sottement, en présence de la maréchale d’Estrées (ambassadrice à Rome), qu’il avoit vu, à Notre-Dame du Puy, en Auvergne, la plus belle relique du monde, le sacré saint prépuce de notre Seigneur. Feu mademoiselle de Thémines, sa fille, qui y étoit, dit : « Qu’est-ce que le saint prépuce, madame ? — Taisez-vous, ma fille, répondit la mère, vous êtes une sotte. »

Maugars ne voulut jamais jouer, à la prière du maréchal d’Estrées, devant un seigneur Horatio, qui jouoit fort bien de la harpe, et qui étoit à M. de Savoie[8]. Cela fâcha le maréchal ; et il lui alloit faire donner des coups de bâton, si Quillet ne lui eût représenté que le cardinal ne trouveroit peut-être pas trop bon qu’on traitât ainsi une personne qui avoit été à lui. Le maréchal, à cette remontrance, devint aussi froid qu’un marbre.

Maugars revint en France, et mourut quelques années après. À l’article de la mort, il envoya demander pardon à Boisrobert.

  1. Maugars, prieur de Saint-Pierre de Nac, interprète du Roi en langue angloise, et célèbre joueur de viole. On a de lui un Discours sur la musique d’Italie et des opéra, qui a été imprimé dans le Recueil des divers Traités d’histoire, de morale et d’éloquence ; Paris, 1672, petit in-12. La Vie de Malherbe par Racan, déjà citée dans cet ouvrage, fait partie de ce Recueil. Maugars parle dans son Discours de son talent et de son admirable viole, qui ne sortoit de chez lui, quand il étoit à Rome, que pour aller chez des Éminences.
  2. Village à sept lieues de Paris, sur la route d’Orléans.
  3. Très-bien.
  4. Il y avoit un refrain de chanson qui disoit quelque chose d’approchant. On se servit de l’air. (T.)
  5. Matthieu de Morgues, sieur de Saint-Germain, aumônier de Marie de Médicis, morts aux Incurables en 1670. Il a publié beaucoup de pièces pour la défense de la Reine-mère.
  6. Maugars a traduit de Bâcon les deux ouvrages suivants : Le Progrès et Avancement aux sciences divines et humaines ; Paris, 1624, in-12 ; Considérations politiques pour entreprendre la guerre contre l’Espagne ; Paris, 1634, in-4o.
  7. Célèbre chanteur, valet-de-chambre de Louis XIII et de Louis XIV. La Fontaine lui adressa en 1677 l’Épître qui commence par ces vers :

    Niert, qui, pour charmer le plus juste des rois,
    Inventa le bel art de conduire la voix, etc.

  8. Maugars parle en ces termes de ce seigneur Horatio, dans le Discours sur la musique d’Italie cité au commencement de cet article : « Celui qui tient le premier lieu pour la harpe, est ce renommé Horatio, qui s’étant rencontré dans un temps favorable à l’harmonie, et ayant trouvé le cardinal de Montalte sensible à ses accords, s’est tiré hors du pair, bien plus par cinq ou six mille écus de rente que cet esprit harmonique lui a libéralement donnés, que par son bien jouer et sa suffisance. Je ne veux pas pourtant affoiblir la louange qu’il a méritée, puisque nous ne pouvons pas toujours être ce que nous avons été, et que l’âge nous assoupit peu à peu les sens, et nous dérobe insensiblement ces gentillesses et ces mignardises, et particulièrement cette agilité des doigts que nous ne possédons que pendant notre jeunesse ; ce qui a donné lieu aux anciens de peindre toujours Apollon jeune et vigoureux. » (Page 163 du Recueil déjà cité.)