Les Historiettes/Tome 1/48

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 291-300).


LE CHANCELIER DE BELLIÈVRE[1],
LE CHANCELIER DE SILLERY[2],
M. ET Mme DE PISIEUX, M. ET Mme DE MAULNY.

Pomponne de Bellièvre fut envoyé ambassadeur en Suisse. Il faut boire en dépit qu’on en ait. On l’enivra. C’étoit dans un lieu public ; en sortant, il saluoit les piliers. « Monsieur, ce sont des piliers, » lui dit-on. Il ne laissoit pas toujours de saluer, et disoit : « À tous seigneurs tous honneurs. »

Un peu après qu’il eut été fait garde-des-sceaux, quelqu’un, qui ne savoit pas son logis, le demanda à un savetier. Ce savetier dit : « Je ne sais où c’est. » Cet homme va plus bas, on lui dit : C’est vis-à-vis ce savetier. « Oh hé ! compère, dit-il au savetier, vous ne connoissez donc pas vos voisins ? — Je ne connois point, répondit le savetier, les gens avec qui je n’ai point bu. » Cet homme conta cela au garde-des-sceaux, qui envoya convier le savetier à souper. Le galant dit qu’il ne manqueroit pas. En effet, il prend ses habits des dimanches, et avec une bouteille de vin et un chapon tout cuit, dont il avoit rompu un pied, il va chez le garde-des-sceaux, il met son vin à l’office et y laisse son chapon aussi entre deux plats. Comme on eut servi le second : « Oh hé ! dit-il, monsieur, je ne vois point mon chapon. » M. de Bellièvre demande ce qu’il vouloit dire ; il le lui conte et ajoute : « En voilà le pied que j’ai rompu de peur qu’on ne me le changeât. Il vaudra bien tout ce que vous avez là, et mon vin est bien aussi bon que le vôtre ; nous en usons ainsi entre nous. » On apporta la bouteille et le chapon. Le garde-des-sceaux ne but plus et ne mangea plus que de ce qu’avoit apporté le savetier, et ils firent la plus grande amitié du monde.

Un jour, étant chancelier, qu’il tenoit un enfant sur les fonts, le curé lui demanda le nom. Il répondit avec une gravité de chef de la justice : « Pomponne. » Le curé, qui n’avoit jamais été régalé de ce nom-là, le lui fit répéter. Il dit une seconde fois et aussi sérieusement : « Pomponne. — Ha ! monsieur, reprit le curé, ce n’est pas une cloche que nous baptisons ; c’est un enfant. »

C’étoit un homme d’une grande douceur. On dit qu’il ne s’est jamais mis en colère. Pour éprouver sa patience, ou plutôt son flegme, on alluma derrière lui un grand feu durant les grandes chaleurs pendant qu’il dînoit. Il ne dit autre chose sinon : « On est céans de l’avis de ceux qui disent que le feu est bon en tout temps. »

Pour les accommoder lui et M. de Sillery, à qui on donnoit les sceaux, on fit un mariage. Le fils du chancelier épousa la fille du garde-des-sceaux, qui étoit une demoiselle fort galante, et dans les visions de la cour, on mit que pour les mettre d’accord on avoit pris une fourche.

M. de Sillery Brulart fut chancelier après lui. On conte de lui une chose qui marque une grande douceur et une grande patience. Un jour, je ne sais quelle femme l’attendit à sa porte et lui chanta pouille. Il appela un homme qui étoit avec elle, et lui demanda s’il la connoissoit. « Oui, monsieur, lui répondit cet homme, c’est ma femme. — Et combien y a-t-il que vous êtes avec elle ? — Il y a dix ans, monsieur. — Vous devez, reprit-il, vous être bien ennuyé, car il n’y a qu’une demi-heure que j’y suis, et j’en suis déjà bien las. »

C’est lui qui a bâti Berny ; M. de Gèvres, secrétaire d’État, père de M. de Fresne, bâtissoit en même temps Sceaux, et chacun vouloit accroître sa terre. Henri IV leur défendit à tous deux d’acheter des héritages par-delà le chemin d’Orléans qui les sépare[3].

Le chancelier de Sillery maria son fils, M. de Pisieux, en secondes noces à mademoiselle de Valençay d’Étampes, sœur de feu M. l’archevêque de Reims dont nous parlerons ailleurs. Ce fils étoit un pauvre homme, mais il a gouverné quelque temps, étant secrétaire d’État.

M. de Pisieux n’ayant point eu d’enfants de son premier mariage, le chancelier ne souhaitoit rien tant que de voir sa belle-fille grosse. Elle fut quelque temps sans le devenir, et enfin elle s’avisa de feindre qu’elle l’étoit, peut-être pour tirer quelque chose du bon homme. Car, comme vous verrez, c’étoit et c’est encore une assez plaisante créature. On fit toutes les façons imaginables de peur qu’elle ne se blessât, et comme elle fut au neuvième mois, on dit tout d’un coup : « Madame de Pisieux n’est plus grosse, mais madame de Clermont d’Entragues, qu’on ne disoit point être grosse, est accouchée. » Voilà une assez plaisante rencontre. Effectivement, cette dernière ne s’en douta point, jusqu’à ce que, sentant les tranchées (c’étoit d’un premier enfant), elle crut avoir la colique, et envoya quérir un apothicaire pour se faire donner un lavement. Mais cet homme ayant voulu savoir où étoit son mal, reconnut ce que c’étoit. Elle se moquoit de lui, le mari arrive ; l’apothicaire lui dit que sa femme étoit prête à accoucher. Le voilà bien étonné ; il envoie quérir une sage-femme, et madame de Clermont accouche d’un enfant bien formé et bien venu.

Madame de Pisieux a été belle, mais toujours extravagante. Son beau-père et son mari ont été tous deux ministres d’État, et quoiqu’en ce temps-là on ne fît pas de si prodigieuses fortunes qu’on a fait depuis, leur maison ne laissa pas de devenir puissante. Cette femme cependant ne put s’abstenir de faire l’amour par intérêt. Elle se donna à Morand, trésorier de l’Épargne. Cet homme étoit fils d’un sergent de Caen. Elle le porta à acheter la charge de trésorier de l’ordre qu’avoit M. de Pisieux[4], et ce bon homme disoit : « M. Morand n’en vouloit donner que tant ; mais ma femme l’a tant fait monter, l’a tant fait monter, qu’il est venu jusqu’à ce que j’en voulois. » Elle a fait cent folies à Berny avec cet homme. On dit qu’elle l’enchaînoit et qu’elle lui faisoit tirer un petit char de triomphe le long des allées. Elle avoit des ragoûts en mangeaille que personne n’a jamais eus qu’elle. On m’a assuré qu’elle mangeoit du point coupé. Alors les points de Gênes, ni de Raguse, ni d’Aurillac, ni de Venise, n’étoient point connus ; et on dit qu’au sermon elle mangea tout le derrière du collet d’un homme qui étoit assis devant elle.

M. de Châteauneuf recherchoit madame d’Achères, alors mademoiselle de Valençay. Mais, durant cette recherche, madame d’Achères découvrit qu’il y avoit grande galanterie entre M. de Châteauneuf et madame de Pisieux. Elle vit par-dessus l’épaule de sa sœur quelques mots assez doux dans une lettre ; cela lui donna du soupçon. Elle ôte au laquais de M. de Châteauneuf la réponse de madame de Pisieux. C’étoit un billet qui parloit fort clairement. Depuis, elle ne voulut plus entendre au mariage, et quand madame de Pisieux l’en pressa, elle lui dit : « Ma sœur, connoissez-vous votre écriture ? » et en même temps lui donna sa lettre. Après cela, on ne parla plus de cette affaire.

Elle fit une amitié étroite avec madame du Vigean, qui alors logeoit à l’hôtel de Sully, que son mari avoit acheté de Gallet qui le fit bâtir. Madame de Pisieux demeuroit bien loin de là ; après avoir été tout le jour ensemble, elles s’écrivoient le soir ; et madame de Pisieux obligeoit l’autre à ne voir personne l’après-souper en son quartier, et cela par jalousie. Enfin madame d’Aiguillon l’emporta sur elle.

Quand M. de Pisieux mourut, elle joua plaisamment la comédie. Il n’y avoit pas long-temps qu’il lui avoit donné un soufflet. Cependant elle fit l’Artemise, et d’une telle force, que tout le monde y alloit comme à la farce. Le marquis de Sablé mourut peu de temps après. On crut que sa femme, qui l’aimoit encore moins que celle-ci n’avoit aimé le sien, en feroit de même ; mais on fut bien attrapé, car elle ne dit pas un mot de son mari.

Madame de Pisieux n’est pas bête. Jamais il n’y a eu une si grande friande. Depuis Pâques jusqu’à la Pentecôte elle mangea, il n’y a que cinq ou six ans, pour dix-sept cents livres de ce veau de Normandie que l’on nourrit d’œufs[5] ; car, outre le lait de la mère, on leur donne dix-huit œufs par jour. Elle avoit été contrainte de vendre Berny à feu M. le premier président de Bellièvre ; mais il lui reste encore une belle maison en Touraine, qu’on appelle le Grand Pressigny. Il y a des meubles pour toutes les quatre saisons[6]. M. de Chavigny y passa. Le marquis de Sillery pria sa mère de le recevoir de son mieux. Elle lui fit une chère admirable ; elle lui changea même de meubles à son appartement. « Je voulois, lui dit-elle, vous montrer qu’il m’en est encore demeuré un peu. »

Son fils, le marquis de Sillery, dit qu’elle a un mari de conscience. C’est un certain grand nez. « Elle a voulu, dit le marquis, tâter d’un grand nez après un camus. » M. de Pisieux avoit le nez court, mais je pense que la bonne dame en avoit tâté de toutes les façons. C’est une grande hâbleuse. Elle a eu pourtant le sens de s’habiller modestement, quoiqu’elle fût encore fraîche.

Elle a une fille mariée avec le marquis de Maulny, fils du maréchal d’Étampes, son proche parent. C’est une fort jolie personne, mais il falloit être bien hardi pour l’épouser : c’étoit une terrible éveillée.

On en fait un conte assez gaillard. Sa mère lui faisoit apprendre en même temps à écrire, à dessiner, à danser, à chanter, à jouer du luth, et même à jouer des gobelets. On lui montroit l’italien, l’espagnol et l’allemand. Or ils menèrent un jeune Allemand au Grand-Pressigny, qui étoit beau garçon, mais fort innocent. Un jour que la demoiselle étoit sur son lit, elle lui dit en allemand : « Un tel, mettez-vous là, auprès de moi. » Il s’y met..... « Ah ! mademoiselle, lui dit cet adolescent, vous me perdez. — Voire, voire, répondit-elle, vous vous moquez… Je dirai que vous m’en avez priée. » On dit que l’Allemand ne fit pas comme Joseph. On dit qu’un jour le cardinal de Richelieu pria madame de Pisieux de la faire chanter. Elle étoit encore fille ; elle, peut-être par bizarrerie, ou bien ne prenant point de plaisir à faire la chanteuse, après s’être bien fait prier, se mit à chanter une chanson de laquais, où il y a à la fin :

J’ai grand mal au vistannoire,
 J’ai grand mal au doigt.

Le cardinal trouva cela assez ridicule, et dit à la mère : « Madame, je vous conseille de bien prendre garde au vistannoire de mademoiselle votre fille. »

M. le marquis de Maulny a pourtant si bien fait qu’on n’a point parlé de sa femme. On dit qu’il l’a souffletée quelquefois. Il ne l’a guère perdue de vue au commencement. L’abbé de Gramont, depuis le chevalier, en fit un vaudeville où il y avoit :

Je laisserai madame de Maulny
 Avecque son mari.

On dit que d’abord elle s’en est donné au cœur joie, quand elle l’a pu, mais sans galanterie, en partie pour faire enrager son mari ; mais qu’enfin, lasse d’être épiée et peu estimée, elle a pris le frein aux dents, est devenue une bonne ménagère, fait fort bien aller toute sa maison, et ne laisse pas de se mettre toujours proprement.

Je ne sais quel sot galant de Champagne s’avisa de lui écrire un assez ridicule poulet. Elle l’attacha à la tapisserie, et tous ceux qui vinrent le lurent. Jamais pauvre galant ne fut tant moqué.

Il a pris quelquefois des visions à son mari de quitter l’armée et de s’en aller au galop pour coucher une nuit avec elle. Ce n’étoit point pour la surprendre, car quand il l’a pu il l’en a avertie. Ce n’est point aussi qu’il l’aime fort, car on dit qu’il ne l’aime pas ; il faut donc dire qu’il aime la chair, et qu’il y a de la sensualité en son fait, car c’est un grand abatteur de bois. Il y a cinq ou six ans qu’elle devint grosse : « J’en tiens, ce dit-elle, mais je l’ai bien gagné. »

Maulny a l’honneur d’être un des plus grands brutaux qui soient au monde. Depuis peu (mai 1658) il l’a bien fait voir. Il a une terre en Bourgogne auprès de Brinon-l’Archevêque, château dépendant de l’archevêque de Sens. Un jour il envoya ses gens pour acheter au marché de Brinon des œufs et du beurre. Le marché n’étoit point encore ouvert ; on leur dit qu’ils attendissent. Ces gens vont rapporter à Maulny qu’on a refusé de leur vendre, etc. Je crois qu’il y avoit déjà eu quelque petite chose entre l’archevêque et lui, peut-être un peu de jalousie, car l’archevêque est galant. Quoi qu’il en soit, Maulny, lui huitième, va à Brinon, n’y trouve point l’archevêque, qui étoit allé à une paroisse là auprès, appelée Saint-Florentin, tenir son synode. Il rencontre un fermier à la petite porte du château qu’il maltraite. Un Suisse vient, et un autre homme ; il donne un coup d’épée à l’un au travers du corps, et un coup de pistolet à l’autre : je pense qu’ils en sont morts. L’abbé de Nesmond, à ce qu’on m’a dit, y survint ; il étoit là pour ce synode ; il lui voulut faire quelque remontrance. Maulny le maltraite de paroles. L’abbé ne s’effarouche point de cela, et lui persuade de s’en retourner et d’écrire à M. de Sens. Maulny écrit ; mais à peine la lettre est-elle partie, qu’il monte à cheval et va faire mille insolences à l’archevêque tenant son synode. On dit qu’il lui proposa de se battre en lui disant : « Vous êtes gentilhomme et d’une race assez vaillante. » On se mit entre eux. Voilà tous les Montespan, tous les Bellegarde, tous les Terme, tous les Gondrin, tous les d’Antin à cheval, et le maréchal d’Albret, leur parent, aussi. L’autre assemble ses amis de son côté, mais en petit nombre. Enfin on l’obligea, prenant la chose du côté de la conscience, à venir dans la cathédrale de Sens sur un échafaud, sans manteau, chapeau, épée, ni gants, entendre la messe, et après, demander pardon à son archevêque. Ce qu’il fit di muy malœ ganœ.

  1. Pomponne de Bellièvre, né en 1529, mort le 5 septembre 1607.
  2. Nicolas Brulart de Sillery, mort en 1624, âgé de quatre-vingts ans.
  3. Le château de Berny étoit en effet placé à l’autre côté du chemin d’Orléans, sur la paroisse d’Antony. Il ne reste plus de cette terre que quelques murs du parc.
  4. Le cordon demeura à Pisieux. (T.)
  5. On appelle le lieu où l’on le nourrit Rivière. (T.)
  6. Depuis Cazindre a acheté cette terre, et elle a vécu de six mille livres que le Roi (1647) lui donna. (T.)