Les Historiettes/Tome 1/47

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 289-291).


M. VIÈTE[1].


M. Viète étoit un maître des requêtes, natif de Fontenay-le-Comte en Bas-Poitou. Jamais homme ne fut plus né aux mathématiques ; il les apprit tout seul ; car, avant lui, il n’y avoit personne en France qui s’en mêlât. Il en fit même plusieurs traités d’un si haut savoir qu’on a eu bien de la peine à les entendre, entre autres, son Isagogé, ou Introduction aux mathématiques[2]. Un Allemand, nommé Landsbergius, si je ne me trompe, en déchiffra une partie, et depuis on a entendu le reste. Voici ce que j’ai appris touchant ce grand homme. Du temps d’Henri IV, un Hollandois, nommé Adrianus Romanus, savant aux mathématiques, mais non pas tant qu’il croyoit, fit un livre où il mit une proposition qu’il donnoit à résoudre à tous les mathématiciens de l’Europe ; or en un endroit de son livre il nommoit tous les mathématiciens de l’Europe, et n’en donnoit pas un à la France. Il arriva, peu de temps après, qu’un ambassadeur des États vint trouver le Roi à Fontainebleau. Le Roi prit plaisir à lui en montrer toutes ses curiosités, et lui disoit les gens excellents qu’il y avoit en chaque profession dans son royaume. « Mais, Sire, lui dit l’ambassadeur, vous n’avez point de mathématiciens, car Adrianus Romanus n’en nomme pas un françois dans le catalogue qu’il en fait. — Si fait, si fait, dit le Roi, j’ai un excellent homme : qu’on m’aille quérir M. Viète. » M. Viète avoit suivi le Conseil, il étoit à Fontainebleau ; il vient. L’ambassadeur avoit envoyé chercher le livre d’Adrianus Romanus. On montre la proposition à M. Viète, qui se met à une des fenêtres de la galerie où ils étoient alors, et avant que le Roi en sortît, il écrivit deux solutions avec du crayon. Le soir il en envoya plusieurs à cet ambassadeur, et ajouta qu’il lui en donneroit tant qu’il lui plairoit, car c’étoit une de ces propositions dont les solutions sont infinies. L’ambassadeur envoie ces solutions à Adrianus Romanus, qui, sur l’heure, se prépare pour venir voir M. Viète. Arrivé à Paris, il trouva que M. Viète étoit allé à Fontenay. À Fontenay, on lui dit que M. Viète est à sa maison des champs. Il attend quelques jours et retourne le redemander ; on lui dit qu’il étoit en ville. Il fait comme Apelles qui tira une ligne. Il laisse une proposition ; Viète résout cette proposition. Le Hollandois revient ; on la lui donne, le voilà bien étonné ; il prend son parti d’attendre jusqu’à l’heure du dîner. Le maître des requêtes revient ; le Hollandois lui embrasse les genoux ; M. Viète, tout honteux, le relève, lui fait un million d’amitiés ; ils dînent ensemble, et après il le mène dans son cabinet. Adrianus fut six semaines sans le pouvoir quitter. Un autre étranger, nommé Galtade[3], gentilhomme de Raguse, se fit faire résident de sa république en France pour conférer avec M. Viète. Viète mourut jeune, car il se tua à force d’étudier[4].

  1. François Viète, né en 1540, mort en 1603. Un de nos plus célèbres mathématiciens.
  2. Isagoge in artem analyticam.
  3. C’est plutôt Marin Getkalde, de Raguse, qui a publié l’Apolonius ressuscité.
  4. On lit dans la Biographie universelle de Michaud un article très bien fait sur François Viète.