Les Historiettes/Tome 1/24

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 131-138).


M. DE SENECTERRE[1].


On avoit fait un couplet de son père ou de son grand-père durant le siége de Metz :

 Senecterre
 Fut en guerre ;
Il porta sa lance à Metz,
  Mais
Il ne la tira jamais.


François de Guise, qui défendit Metz, fit ce couplet pour se venger de la hablerie de cet homme qui n’étoit qu’un parleur[2].

M. de Senecterre est d’une bonne maison d’Auvergne, mais fort incommodée ; avant d’entrer chez M. le comte de Soissons, il ne jouissoit pas de deux mille livres de rente, tant son bien étoit engagé. Chez ce prince il fit si bien ses affaires, qu’en peu de temps il devint fort riche. Sa sœur même y acquit beaucoup de bien. Il étoit bien fait, et même encore à cette heure c’est un beau vieillard et propre, quoiqu’il ait bien près de quatre-vingts ans.

Madame la comtesse le trouva fort à son gré. Sa sœur, qui avoit beaucoup de pouvoir sur son esprit, servit puissamment à cette amourette. Cependant madame la comtesse, quoique belle, n’avoit, ni durant la vie de son mari, ni après, fait parler d’elle en aucune sorte. On dit pourtant que quand madame de Senecterre mourut, Senecterre dit : « Bon, bon j’épouserai peut-être une princesse. » En effet, on assure qu’il l’avoit épousée et qu’il en eut une fille, qui est présentement à Faremoutier en Brie, dont une parente de Senecterre est abbesse. Elle est religieuse et a avec elle une sœur, sa cadette, qui peut avoir vingt ans et qui est une belle fille ; mais elle ne veut point prendre l’habit qu’on ne fasse donner une abbaye à sa sœur, et qu’on ne la fasse coadjutrice[3].

Madame la comtesse étoit bien faite, mais une pauvre femme du reste. Elle avoit des oreillers dans son lit de toutes les grandeurs imaginables. Il y en avoit même pour son pouce[4]. Elle se laissoit gouverner absolument au frère et à la sœur, qui lui mirent dans l’esprit que ce lui seroit un grand avantage que de s’allier avec le cardinal de Richelieu. En effet, on voit par le Journal de ce cardinal, qui a été imprimé, que plusieurs fois l’un et l’autre lui portent la parole de la part de madame la comtesse au sujet du mariage de M. le comte avec madame de Combalet, et en ce temps-là madame la comtesse faisoit toutes les caresses imaginables à cette princesse nièce, et lui donnoit tous les divertissements dont elle pouvoit s’aviser. Madame de Combalet en recevoit trois visites pour une, et sans cesse des petits présents et des régals.

« Elle en parla, dit le Journal[5], à M. le comte, qui lui répondit en ces mots : « Elle est venue d’une personne de petite condition, et je suis d’une naissance la plus relevée qu’on puisse être[6]. » M. le comte étoit glorieux d’une sotte gloire. Il étoit soupçonneux, bizarre, et d’une petite étendue d’esprit, mais homme de cœur, d’honneur et de foi. Le cardinal de Richelieu le reconnoît pour tel dans ce Journal, où l’on voit aussi que Senecterre et sa sœur lui donnent cent avis contre ce prince. Un jour, voyant qu’il étoit trop fier pour certaines dames, elle lui dit plaisamment qu’au pays de Dames il n’y avoit point de prince. Il étoit bien fait et dansoit fort bien. Il étoit bien devenu plus civil depuis qu’il commanda en Picardie ; il avoit bon besoin de gagner la Noblesse, car le traitement qu’il fit faire au baron de Coupet parut une étrange violence à tout le monde. Ce jeune homme avoit ouï médire de madame de Chalais, et, en provincial, n’avoit pas considéré qu’on n’en avoit parlé qu’avec des gens beaucoup au-dessus de lui. L’ayant donc trouvée aux Tuileries, il lui dit des sottises. Elle, qui en ce temps-là, étoit servie par M. le comte, voulut s’en venger, et fit sentir à ce prince qu’elle désiroit cette satisfaction. M. le comte envoya Beauregard, son capitaine des gardes, donner des coups de bâton à Coupet dans son logis. Depuis, Coupet se battit contre Beauregard. Ce Coupet étoit fils d’un secrétaire de M. de Lesdiguières, qui acheta une terre, se fit riche et se fit anoblir. Son fils porta les armes et passoit partout pour gentilhomme. M. le comte, pour s’excuser, disoit que ce n’étoit pas un gentilhomme. Le feu Roi trouva cela fort mauvais et disoit : « Je voudrois bien savoir si je ne puis pas faire un gentilhomme moi, et si le père de Coupet, ayant été anobli par un roi de France, ne doit pas passer pour noble. »

Enfin, Senecterre en fit tant que M. le comte le chassa. Il avoit chassé auparavant le chevalier de Senecterre[7], son fils, qui étoit un garçon de cœur et de bonne mine ; mais on dit qu’à la valeur près, il ressembloit assez à son père. Il alla au siége de La Mothe, où il fut tué. M. le comte l’accusoit de lui avoir fait une infidélité, car on dit qu’au lieu de servir simplement son maître auprès de madame de Montbazon, il en prenoit sa part, comme vous verrez plus au long dans l’historiette de cette belle.

Le cardinal de Richelieu se servoit plus de Senecterre pour espion que pour autre chose, et en effet il ne lui a jamais fait beaucoup de bien. Le cardinal Mazarin (car autrefois, durant la vie du cardinal de Richelieu, Senecterre, Chavigny et M. Mazarin, c’étoient trois têtes dans le même bonnet) donna à son fils, aujourd’hui le maréchal de La Ferté, le gouvernement de Lorraine, et à lui la lieutenance de roi d’Auvergne. Il cajoloit Bullion, comme une maîtresse, et étoit de toutes ses petites débauches. Il est fort avare et fort inhumain. Il entreprit un grand procès contre cette petite de Rhodes, aujourd’hui madame de Vitry. Elle étoit fille de M. de Rhodes et de la comtesse d’Alais, fille du maréchal de La Chastre, et veuve du fils aîné de M. d’Angoulême le père[8]. Mais ce mariage-là étoit un mariage de Jean des Vignes[9]. Cependant l’avarice de Senecterre, qui étoit fort riche, et la compassion qu’on avoit de voir une mère soutenir l’honneur de sa fille, mettoit tout le monde du côté de la petite. À Rennes, où l’affaire fut renvoyée, madame de Pisieux, madame de La Chastre et autres firent une telle cabale avec les femmes des conseillers et des présidents à qui elles rendirent tous les soins imaginables, que la fille ne gagna pas seulement son procès, mais qu’après cela on la mit sur une espèce de char, couronnée de lauriers, et on la fit aller ainsi par toute la ville. Toutes les femmes étoient si irritées contre Senecterre, qu’il sortit de la ville plus vite que le pas, quoique le maréchal de La Meilleraye eût sollicité pour lui.

En 1659 il arriva à Rennes une chose quasi pareille. Un gentilhomme nommé La Bussière, qui étoit des amis de M. de Lionne, maria sa fille à un cadet d’un gentilhomme nommé Brécourt : ce cadet s’appelle Sainte-Sesonne. Le père n’y consentit point. La Bussière meurt et son gendre aussi. Brécourt veut faire casser le mariage. L’affaire est envoyée à Rennes. Lionne la recommande à Delorme. La veuve, qui est bien faite, va avec sa mère, femme intelligente, descend par la Loire à Nantes ; là, elles trouvent un carrosse à six chevaux sans qu’on sût qui l’envoyoit, et dans les hôtelleries jusqu’à Rennes on ne prit point de leur argent. Là, tout le monde sollicita pour elles. Les porteurs de chaises, les laquais, le menu peuple, menaçoient à tout bout de champ leurs parties. Le jour qu’on plaidoit leur cause, les laquais s’avisèrent de faire un président, des conseillers, des avocats, etc., etc. Ils plaidèrent la cause et allèrent aux opinions. Il n’y en eut qu’un qui ne fut pas pour la veuve ; ils le battirent comme plâtre. À l’audience, comme le président prononçoit, il s’éleva un grand murmure, comme pour dire : « Président, faites-lui gagner sa cause. » Elle la gagna sur l’heure. Son fils de quinze mois, ou environ, fut couronné de lauriers. On cria haro sur les parties, on les appela Juifs ; ils eurent de la peine à se sauver. On cria : Vive le Roi et madame de Sainte-Sesonne ! et au logis de son avocat, où elle dîna, le peuple vint lui donner l’aubade avec des violons, des tambours et des trompettes. Ce fut la vanité de Delorme qui fit tout cela. Dans les Mémoires de la régence il sera bien parlé de lui[10].

M. de Senecterre a une fort grande maison, et quasi personne dedans. Un jour il entendit que son fils le maréchal disoit à quelqu’un : « Je ferai ceci ; j’ajusterai cela. » Il se mit à battre du pied vigoureusement contre terre et à faire claquer ses dents les unes contre les autres en lui disant : « Tout homme qui fait cela n’est pas si près à laisser la place aux autres. »

Il est toujours propre, quoique vieux. Un gentilhomme le cajoloit un jour sur sa propreté, et lui disoit que madame de Gueménée disoit que si elle vouloit avoir un galant que ce seroit M. de Senecterre. Le bonhomme répondit : « Madame de Gueménée fait mieux qu’elle ne dit, monsieur ; elle fait mieux qu’elle ne dit. » On m’a dit qu’une fois il entra dans sa cuisine ; un laquais y faisoit une omelette : il crut que c’étoit à ses dépens. Il appela un palefrenier pour donner les étrivières à ce laquais ; le palefrenier dit qu’il les souffriroit plutôt lui-même. Senecterre, furieux, dépouille ce laquais lui-même et les lui donne de sa propre main.

Il peut y avoir six ou sept ans qu’étant résolu de se faire tailler, après s’être fait sonder, il alla dire adieu à M. le cardinal, et, sans en rien dire à personne, se fit tailler, et fut si bien guéri, qu’il se remaria deux ans après avec la veuve de Couslinan, dont nous parlerons ailleurs.

  1. Henri de Saint-Nectaire, marquis de La Ferté-Habert, chevalier des ordres du Roi, lieutenant-général au gouvernement de Champagne, ambassadeur en Angleterre et à Rome, mourut le 4 janvier 1662, âgé de quatre-vingt-neuf ans.
  2. François, père de Henri, étoit dans la ville de Metz lorsque Charles-Quint l’assiégea ; ainsi c’est sur lui que le duc de Guise fit la plaisanterie rapportée par Tallemant.
  3. Celle-ci est fille d’une mademoiselle de Dampierre, de bonne maison, qui étoit belle comme un ange. La Ferté en étoit aussi amoureux, mais le bon homme étoit horriblement jaloux. On l’a mariée depuis en Auvergne. (T.)
  4. Elle ne fermoit jamais les mains, parce que cela rendoit les jointures rudes ; elle avoit les mains belles. (T.)
  5. Journal de M. le cardinal de Richelieu, qu’il a fait durant le grand orage de la cour en l’année 1630 et 1631, tiré des Mémoires écrits de sa main, 1649, in-8o.
  6. Il est vrai qu’après qu’on avoit parlé de le marier avec la reine d’Angleterre, c’étoit furieusement descendre. Il avoit eu quelque inclination pour elle fondée sur l’espérance de l’épouser, et ce fut pour elle que Malherbe fit, au nom de M. le comte, ces vers qui commençoient ainsi :

    Ne délibérons plus, etc. (T.) Malherbe, Stances, livre 5.

  7. Gabriel, dit le Chevalier de Saint-Nectaire, tué au siége de La Mothe, en Lorraine, le 30 mai 1634.
  8. Cette madame la comtesse d’Alais étoit une grande et grosse femme. Madame de Rambouillet disoit, quand elle la voyoit, qu’il lui sembloit voir le colosse de Rhodes. (T.)
  9. On disoit proverbialement, faire le mariage de Jean des Vignes, ou des gens des vignes, tant tenu tant payé. (Voyez l’étymologie ou explication des proverbes françois, par Fleury de Bellingen. La Haye, 1656, pag. 68.) On lit dans les Proverbes en rimes ou Rimes en proverbes de Le Duc, Paris, 1664, in-12 :

    Mariage de Jean des Vignes,
    On en a mal aux eschines.

  10. On a déjà exprimé le regret de la perte de ces Mémoires. (Voyez la note de la page 2.)