Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin/Chapitre II

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II

Le Saint-Enoch


Le lendemain 7 novembre, le Saint-Enoch quittait le Havre, remorqué par l’Hercule qui le sortit à l’heure de la pleine mer. Il faisait un assez mauvais temps. Des nuages bas et déchirés couraient à travers l’espace, poussés par une forte brise du sud-ouest.

Le bâtiment du capitaine Bourcart jaugeait environ cinq cent cinquante tonneaux. Il était pourvu de tous les appareils communément employés pour cette difficile pêche à la baleine sur les lointains parages du Pacifique. Bien que sa construction datât d’une dizaine d’années déjà, il tenait bien la mer sous les diverses allures. L’équipage s’était toujours appliqué à ce qu’il fût en parfait état, voilure et coque, et il venait de refaire son carénage à neuf.

Le Saint-Enoch, un trois-mâts carré, portait misaine, grande voile et brigantine, grand et petit hunier, grand et petit perroquet et perroquet de fougue, grand et petit cacatois, perruche, trinquette, grand foc, petit foc, clin foc, bonnettes et voiles d’étais. En attendant le départ, M. Bourcart avait fait mettre en place les appareils pour virer les baleines. Quatre pirogues étaient à leur poste, — à bâbord, celles du second, du premier et du deuxième lieutenant ; à tribord, celle du capitaine. Quatre autres de rechange étaient disposées sur les espars du pont. Entre le mât de misaine et le grand mât, en avant du grand panneau, on avait installé la cabousse qui sert à fondre le gras. Elle se composait de deux pots en fer maçonnés l’un contre l’autre et entourés d’une ceinture de briques. À l’arrière des pots, deux trous, pratiqués à cet effet, servaient à l’échappement de la fumée, et, sur l’avant, un peu plus bas que la gueule des pots, deux fourneaux permettaient d’entretenir le feu en dessous.

Voici l’état des officiers et des gens de l’équipage embarqués sur le Saint-Enoch :

Le capitaine Bourcart (Évariste-Simon), cinquante ans ;

Le second Heurtaux (Jean-François), quarante ans ;

Le premier lieutenant Coquebert (Yves), trente-deux ans ;

Le deuxième lieutenant Allotte (Romain), vingt-sept ans ;

Le maître d’équipage Ollive (Mathurin), quarante-cinq ans ;

Le harponneur Thiébaut (Louis), trente-sept ans ;

Le harponneur Kardek (Pierre), trente-deux ans ;

Le harponneur Durut (Jean), trente-deux ans ;

Le harponneur Ducrest (Alain), trente et un ans ;

Le docteur Filhiol, vingt-sept ans ;

Le tonnelier Cabidoulin (Jean-Marie), cinquante-deux ans ;

Le forgeron Thomas (Gille), quarante-cinq ans ;

Le charpentier Ferut (Marcel), trente-six ans ;

Huit matelots ;

Onze novices ;

Un maître d’hôtel ;

Un cuisinier.

Au total trente-quatre hommes, personnel ordinaire d’un baleinier du tonnage du Saint-Enoch.

L’équipage se composait par moitié à peu près de matelots normands et de matelots bretons. Seul, le charpentier Ferut était originaire de Paris, faubourg de Belleville, ayant fait le métier de machiniste dans divers théâtres de la capitale.

Les officiers avaient déjà été en cours de navigation à bord du Saint-Enoch et ne méritaient que des éloges. Ils possédaient toutes les qualités qu’exige le métier. L’année précédente, ils parcouraient les parages nord et sud du Pacifique. Voyage heureux s’il en fut, puisqu’il ne s’était produit aucun incident grave pendant une campagne qui n’avait pas duré moins de quarante-quatre mois ; voyage fructueux aussi, puisque le navire avait rapporté deux mille barils d’huile qui furent vendus à un prix avantageux.

Le second, Heurtaux, se montrait très entendu à tout ce qui concernait le détail du bord. Après avoir servi en qualité d’enseigne auxiliaire dans la marine de l’État, embarqué au commerce, il naviguait en attendant un commandement. Il passait avec raison pour un bon marin, très sévère en matière de discipline.

Du premier lieutenant Coquebert et du second lieutenant Allotte, excellents officiers, eux aussi, il n’y avait rien à dire, si ce n’est qu’ils déployaient une ardeur extraordinaire, imprudente même, à la poursuite des baleines ; ils luttaient de vitesse et d’audace ; ils cherchaient à se devancer et risquaient aventureusement leurs pirogues, malgré les recommandations et les injonctions formelles du capitaine Bourcart. Mais l’ardeur du pêcheur à la pêche, c’est l’ardeur du chasseur à la chasse, — un irrésistible entraînement, une passion instinctive. Les deux lieutenants ne la communiquaient que trop à leurs hommes, — surtout Romain Allotte.

Quelques mots sur le maître d’équipage, Mathurin Ollive. Ce petit homme, sec et nerveux, très dur à la fatigue, très à son affaire, bons yeux et bonnes oreilles, possédait les qualités particulières qui distinguent le capitaine d’armes dans la marine de guerre. C’était, assurément, de tous les gens du bord, celui qui s’intéressait le moins à l’amarrage des baleines. Qu’un bâtiment fût armé spécialement pour ce genre de pêche ou pour le transport d’une cargaison quelconque d’un port à un autre, c’était avant tout un navire, et maître Ollive ne prenait goût qu’aux choses de la navigation. Le capitaine Bourcart lui accordait une grande confiance, et il la justifiait.

Quant aux huit matelots, la plupart avaient fait la dernière campagne du Saint-Enoch et constituaient un équipage très sûr et très exercé. Parmi les onze novices, on en comptait six qui débutaient dans ce rude apprentissage de la grande pêche. Ces garçons, de quatorze à dix-huit ans, ayant déjà la pratique de la marine de commerce, seraient employés, conjointement avec les matelots, à l’armement des pirogues.

Restaient le forgeron Thomas, le tonnelier Cabidoulin, le charpentier Ferut, le cuisinier, le maître d’hôtel qui tous, sauf le tonnelier, faisaient partie du personnel depuis trois ans et étaient au courant du service.

Il convient d’ajouter que maître Ollive et maître Cabidoulin se connaissaient de longue date, ayant navigué ensemble. Aussi, le premier, sachant à quoi s’en tenir sur les manies du second, l’avait-il accueilli par ces mots :


« eh ! vieux, te voilà donc ?… — me voilà. »

« Eh ! vieux, te voilà donc ?…

— Me voilà, dit l’autre.

— Tu veux en tâter encore ?…

— Comme tu vois.

— Et toujours avec ta satanée idée que ça finira mal ?…

— Très mal, répondit sérieusement le tonnelier.

— Bon, reprit Mathurin Ollive, j’espère que tu nous épargneras tes histoires…

— Tu peux compter que non !

— Alors, à ton aise, mais s’il nous arrive malheur…

— C’est que je ne me serai pas trompé ! » répliqua Jean-Marie Cabidoulin.

Et qui sait si le tonnelier n’éprouvait pas déjà le regret d’avoir accepté les offres du capitaine Bourcart.

Dès que le Saint-Enoch eut doublé les jetées, le vent ayant une tendance à fraîchir, ordre fut donné de larguer les huniers, dans lesquels le maître d’équipage fit prendre deux ris. Puis, aussitôt que l’Hercule eut largué sa remorque, les huniers furent hissés ainsi que le petit foc et l’artimon, en même temps que le capitaine Bourcart faisait amurer la misaine. Dans ces conditions, le trois-mâts allait pouvoir louvoyer vers le nord-est de manière à contourner l’extrême pointe de Barfleur.

La brise obligea le Saint-Enoch à garder le plus près ; mais, comme il tenait bien la mer sous cette allure, même à cinq quarts du vent, il filait à raison de dix nœuds.

Il y eut lieu de courir des bords pendant trois jours, avant de débarquer le pilote à la Hougue. À partir de ce moment, la navigation s’établit régulièrement en descendant la Manche. Les bons vents prirent alors le dessus à l’état de belle brise. Le capitaine Bourcart, ayant fait établir perroquets, cacatois, voiles d’étais, put constater que le Saint-Enoch n’avait rien perdu de ses qualités nautiques. Du reste, son gréement avait été réinstallé presque tout entier, en vue de ces lointaines campagnes dans lesquelles un navire supporte d’excessives fatigues.

« Beau temps, mer maniable, bon vent, dit M. Bourcart au docteur Filhiol, qui se promenait avec lui sur la dunette. Voici une traversée qui commence bien, et c’est assez rare, lorsqu’il faut sortir de la Manche à cette époque !

— Mes compliments, capitaine, répondit le docteur, mais nous ne sommes qu’au début du voyage.

— Oh ! je sais, monsieur Filhiol, il ne suffit pas de bien commencer, il importe surtout de bien finir !… N’ayez crainte, nous avons un bon navire sous les pieds, et, s’il n’est pas lancé d’hier, il n’en est pas moins solide de coque et d’agrès… Je prétends même qu’il offre plus de garantie qu’un bâtiment neuf, et croyez que je suis édifié sur ce qu’il vaut.

— J’ajouterai, capitaine, qu’il ne s’agit pas seulement de faire une heureuse navigation. Il convient que celle-ci donne des avantages sérieux, et cela ne dépend ni du navire, ni de ses officiers, ni de son équipage…

— Comme vous dites, répliqua le capitaine Bourcart. La baleine vient ou ne vient pas… Ça, c’est la chance, comme en toute chose, et la chance ne se commande point… On s’en retourne les barils pleins ou les barils vides, c’est entendu !… Mais le Saint-Enoch en est à sa cinquième campagne depuis qu’il est sorti des chantiers de Honfleur, et elles se sont toujours balancées à son profit…

— C’est de bon augure, capitaine. Et comptez-vous attendre d’être arrivé dans le Pacifique pour la pêche ?…

— Je compte, monsieur Filhiol, saisir toutes les occasions, et, si nous rencontrons des baleines dans l’Atlantique avant de doubler le Cap, nos pirogues s’empresseront de leur donner la chasse… Le tout, c’est qu’on les aperçoive à bonne distance et qu’on parvienne à les amarrer sans trop se retarder en route. »

Quelques jours après le départ du Havre, M. Bourcart organisa le service des vigies : deux hommes constamment en observation dans la mâture, l’un au mât de misaine, l’autre au grand mât. Aux harponneurs et aux matelots revenait cette tâche, tandis que les novices étaient à la barre.

En outre, afin d’être en état, chaque pirogue reçut une baille de bigue, ainsi que l’armement nécessaire à la pêche. Si donc une baleine venait à être signalée à proximité du navire, il n’y aurait qu’à amener les embarcations, — ce qui s’effectuerait en quelques instants. Toutefois, ces éventualités ne s’offriraient pas avant que le Saint-Enoch fût en plein Atlantique.

Dès qu’il eut relevé les extrêmes terres de la Manche, le capitaine Bourcart donna la route à l’ouest, de manière à doubler Ouessant par le large. Au moment où la terre de France allait disparaître, il l’indiqua au docteur Filhiol.

« Au revoir ! » dirent-ils.

En adressant à leur pays ce salut de la dernière heure, tous deux se demandèrent sans doute combien de mois, d’années peut-être, se passeraient avant qu’ils dussent le revoir…

Le vent étant franchement établi au nord-est, le Saint-Enoch n’eut plus qu’à mollir ses écoutes pour se mettre en direction du cap Ortegal, à la pointe nord-ouest de l’Espagne. Il ne serait pas nécessaire de s’engager dans le golfe de Gascogne, où la situation d’un voilier court grands risques, quand la brise souffle du large et le drosse vers la côte. Que de fois les navires, incapables de gagner au vent, sont obligés de chercher refuge dans les ports français ou espagnols !

Lorsque le capitaine et les officiers étaient réunis à l’heure des repas, ils causaient, comme de juste, des aléas de cette nouvelle campagne. Elle débutait dans des conditions favorables. Le navire se trouverait en pleine saison sur les parages de pêche, et M. Bourcart montrait une telle confiance qu’elle gagnait les plus réservés.

« Si ce n’est, déclara-t-il un jour, que notre départ a été reculé d’une quinzaine et que nous devrions être maintenant à la hauteur de l’Ascension ou de Sainte-Hélène, il serait injuste de se plaindre…

— À la condition, répliqua le lieutenant Coquebert, que le vent tienne du bon côté pendant un mois, nous aurons facilement réparé le temps perdu…

— Tout de même, ajouta M. Heurtaux, il est fâcheux que M. Filhiol n’ait pas eu plus tôt cette excellente idée d’embarquer sur le Saint-Enoch

— Et je le regrette, répliqua gaiement le docteur, car je n’aurais nulle part trouvé meilleur accueil ni meilleure compagnie…

— Inutile de récriminer, mes amis !… déclara M. Bourcart. Les bonnes idées ne viennent point quand on veut…

— Pas plus que les baleines, s’écria Romain Allotte. Aussi, quand on les signale, il faut être prêt à les amarrer…

— D’ailleurs, fit remarquer le docteur Filhiol, ce n’était pas seulement le médecin qui manquait au Saint-Enoch, c’était aussi le tonnelier…

— Juste, répondit le capitaine Bourcart, et n’oublions pas que c’est vous, mon cher Filhiol, qui m’avez parlé de Jean-Marie Cabidoulin… Assurément, sans votre intervention, je n’aurais jamais eu la pensée de m’adresser à lui…

— Enfin il est à bord, conclut M. Heurtaux, et c’est l’essentiel. Mais, capitaine, tel que je le connais, je n’aurais jamais cru qu’il aurait consenti à quitter sa boutique et ses tonnes… À plusieurs reprises, et malgré les avantages qu’on lui offrait, il avait refusé de reprendre la mer, et il faut que vous ayez été assez persuasif…

— Eh bien, reprit le capitaine Bourcart, je n’ai pas eu à subir trop de résistance… À l’entendre, il était fatigué de la navigation… Il avait eu l’heureuse chance de s’en tirer jusqu’ici… Pourquoi tenter le sort ?… On finit toujours par y rester… Il faut savoir se déhaler à temps… Bref, vous connaissez les litanies du brave homme !… Et puis cette prétention qu’il avait vu tout ce que l’on peut voir au cours d’une campagne de pêche…

— On n’a jamais tout vu, déclara le lieutenant Allotte, et, pour mon compte, je m’attends sans cesse à quelque chose d’imprévu, d’extraordinaire…

— Ce qui serait extraordinaire, je dirai même absolument invraisemblable, mes amis, affirma M. Bourcart, ce serait que la fortune abandonnât le Saint-Enoch !… Ce serait que cette campagne ne valût pas celles qui l’ont précédée et dont nous avons tiré grand bénéfice !… Ce serait qu’il nous tombât quelque mauvais coup de chien !… Ce serait que notre navire ne rapportât pas son plein chargement de fanons et d’huile !… Or je suis bien tranquille à ce sujet !… Le passé garantit l’avenir, et, lorsque le Saint-Enoch rentrera au bassin du Commerce, il aura ses deux mille barils remplis jusqu’à la bonde ! »

Et, ma foi, s’il l’eût entendu parler avec cette imperturbable confiance, Jean-Marie Cabidoulin lui-même se fût peut-être dit que, pour cette campagne tout au moins, on ne courait aucun risque, tant il était chanceux, le navire du capitaine Bourcart !

Après avoir relevé dans le sud-est les hauteurs du cap Ortegal, le Saint-Enoch, favorisé par les conditions atmosphériques, se dirigea sur Madère, de façon à passer entre les Açores et les Canaries. L’équipage retrouva un excellent climat, une température moyenne, dès que le Tropique eut été franchi, avant les îles du Cap-Vert.

Ce qui ne laissait pas d’étonner quelque peu le capitaine, ses officiers et ses matelots, c’est que jusqu’alors aucune baleine n’avait pu être poursuivie. Si deux ou trois furent aperçues, elles soufflaient à une telle distance qu’on ne pouvait songer à amener les pirogues. Il y aurait eu temps, fatigues, dépensés en pure perte, et, à tout prendre, mieux valait rallier les lieux de pêche le plus vite possible, soit sur les mers très exploitées à cette époque de la Nouvelle-Zélande, soit sur celles du Pacifique septentrional. Il importait donc de ne point s’attarder en route.

Lorsque les bâtiments ont à se rendre des ports de l’Europe à l’océan Pacifique, ils peuvent le faire, — traversée presque égale, — soit en doublant le cap de Bonne-Espérance à l’extrémité de l’Afrique, soit en doublant le cap Horn à l’extrémité de l’Amérique, et il en sera ainsi tant que le canal de Panama n’aura pas été ouvert. Mais, en ce qui concerne la voie du cap Horn, il y a nécessité de descendre jusqu’au cinquante-cinquième parallèle de l’hémisphère méridional où règnent les plus mauvais temps. Sans doute, il est loisible à un steamer de s’engager à travers les sinuosités du détroit de Magellan et d’éviter ainsi les formidables bourrasques du cap. Quant aux voiliers, ils ne sauraient s’y aventurer sans d’interminables retards, surtout lorsqu’il s’agit de franchir ce détroit de l’est à l’ouest.

Au total, il est donc plus avantageux de chercher la pointe de l’Afrique, de suivre les routes de l’océan Indien et de la mer du Sud, où les nombreux ports de la côte australienne offrent de faciles relâches jusqu’à la Nouvelle-Zélande.

C’est bien ainsi qu’avait toujours procédé le capitaine Bourcart lors de ses précédents voyages, et ce qu’il fit encore cette fois. Il n’eut pas même à s’écarter notablement dans l’ouest, étant servi par une brise constante, et, après avoir dépassé les îles du Cap-Vert, il eut connaissance de l’Ascension, puis, quelques jours plus tard, de Sainte-Hélène.

À cette époque de l’année, au delà de l’Équateur, ces parages de l’Atlantique sont très animés. Il ne se passait pas quarante-huit heures sans que le Saint-Enoch croisât soit quelque steamer filant à toute vapeur, soit quelques-uns de ces rapides et fins clippers qui peuvent lutter de vitesse avec eux. Mais le capitaine Bourcart n’avait guère le loisir de les « raisonner » les uns ou les autres. Le plus souvent, ils ne se montraient que pour hisser le pavillon indiquant leur nationalité, n’ayant de nouvelles maritimes ni à donner ni à recevoir.

De l’île de l’Ascension, passant entre elle et la grande terre, le Saint-Enoch n’avait pu apercevoir les sommets volcaniques qui la dominent. Arrivé en vue de Sainte-Hélène, il la laissa sur tribord à une distance de trois ou quatre milles. De tout l’équipage, le docteur Filhiol était seul à ne l’avoir jamais vue, et, pendant une heure, ses regards ne purent se détacher du pic de Diane au-dessus du ravin occupé par la prison de Longwood.

Le temps, assez variable, bien que la direction du vent fût constante, favorisait la marche du navire, qui, sans changer ses amures, n’avait qu’à diminuer ou à larguer ses voiles.

Les vigies, postées sur les barres, faisaient toujours bonne garde. Et pourtant les baleines n’apparaissaient pas ; elles se tenaient probablement plus au sud, à quelques centaines de milles du Cap.

« Diable de diable, capitaine, disait parfois le tonnelier, ce n’était pas la peine de m’embarquer, puisque je n’ai pas d’ouvrage à bord…

— Cela viendra… cela viendra… répétait M. Bourcart…

— Ou ça ne viendra pas, reprenait le tonnelier en hochant la tête, et nous n’aurons pas un baril plein en arrivant à la Nouvelle-Zélande…

— Possible, maître Cabidoulin, mais c’est là qu’on les remplira… La besogne ne vous manquera pas, soyez-en sûr !

— J’ai vu un temps, capitaine, où les souffleurs abondaient dans cette partie de l’Atlantique…

— Oui… j’en conviens, — et il est certain qu’ils deviennent de plus en plus rares, — ce qui est regrettable ! »

C’était vrai, et à peine les vigies eurent-elles à signaler deux ou trois baleines franches, — l’une de belle grosseur. Par malheur, relevées trop près du navire, elles sondèrent aussitôt et il fut impossible de les revoir. Avec l’extrême vitesse dont ils sont doués, ces cétacés pouvaient franchir une grande distance avant de revenir à la surface de la mer. Amener les pirogues pour leur donner la chasse, c’eût été s’exposer à d’extrêmes fatigues sans sérieuses chances de réussite.

Le cap de Bonne-Espérance fut atteint vers le milieu du mois de décembre. À cette époque, les approches de la côte d’Afrique étaient très fréquentées par les bâtiments à destination de l’importante colonie anglaise. Il était rare que l’horizon ne fût pas sillonné de quelque fumée de steamer.

À plusieurs reprises déjà, pendant ses voyages précédents, M. Bourcart avait fait relâche dans le port de Capetown, lorsque le Saint-Enoch effectuait son retour et devait y trouver le placement d’une partie de la cargaison.

Il n’y eut donc pas lieu de prendre contact avec la terre. Aussi le trois-mâts contourna-t-il l’extrême pointe de l’Afrique, dont les dernières hauteurs lui restèrent à cinq milles sur bâbord.

Ce n’est pas sans raison que le cap de Bonne-Espérance s’était appelé primitivement le cap des Tempêtes. Cette fois, il justifia son ancien nom, bien que, dans l’hémisphère méridional, on fût en pleine saison d’été.

Le Saint-Enoch eut à supporter de redoutables coups de vent, qui l’obligèrent à tenir la cape. Toutefois il s’en tira, avec un léger retard et quelques avaries sans grande importance, dont Jean-Marie Cabidoulin n’aurait pu mal augurer. Puis, après avoir profité du courant antarctique qui se dirige vers l’est avant de s’infléchir dans le voisinage des îles Kerguelen, il continua sa navigation dans des conditions favorables.

Ce fut le 30 janvier, un peu après le lever du soleil, que l’une des vigies, Pierre Kardek, cria des barres de misaine :

« Terre sous le vent ! »

Le point du capitaine Bourcart le plaçait sur le soixante-seizième degré de longitude à l’est du méridien de Paris et sur le trente-septième degré de latitude sud, c’est-à-dire dans le voisinage des îles Amsterdam et Saint-Paul.

À deux milles de cette dernière, le Saint-Enoch mit en panne. Les pirogues du second Heurtaux et du lieutenant Allotte furent envoyées près de terre avec lignes et filets, car la pêche est généralement fructueuse sur les côtes de cette île. En effet, dans l’après-midi, elles revinrent avec un chargement de poissons de bonne qualité et de langoustes non moins excellentes, qui fournirent le menu de plusieurs jours.

À partir de Saint-Paul, après avoir obliqué vers le quarantième parallèle, enlevé par une brise qui lui assurait de soixante-dix à quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures, le Saint-Enoch, dans la matinée du 15 février, eut connaissance des Snares, à la pointe sud de la Nouvelle-Zélande.