Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin/Chapitre I

Collectif
Magasin d’Éducation et de RécréationTome XIV (p. 2-9).

Magasin illustré d’Éducation et de Récréation



LES HISTOIRES DE CABIDOULIN

par JULES VERNE — illustrations de GEORGE ROUX

I

Un départ retardé


« Eh ! capitaine Bourcart, ce n’est donc pas aujourd’hui le départ ?…

— Non, monsieur Brunel, et je crains que nous ne puissions partir ni demain… ni même dans huit jours…

— Voilà qui est contrariant…

— Et surtout inquiétant, déclara M. Bourcart en secouant la tête. Le Saint-Enoch devrait être en mer depuis la fin du mois dernier, afin d’arriver en bonne saison sur les lieux de pêche ! … Vous verrez qu’il se laissera distancer par les Anglais ou les Américains…

— Et ce sont toujours ces deux hommes qui vous manquent ?…

— Oui… monsieur Brunel… l’un dont je ne puis me passer, l’autre dont je me passerais à la rigueur, n’étaient les règlements qui me l’imposent…

— Et celui-ci n’est pas le tonnelier, sans doute ?… demanda M. Brunel.

— Non… ayez la bonté de m’en croire, non ! À mon bord, le tonnelier est aussi indispensable que la mâture, le gouvernail ou la boussole, puisque j’ai deux mille barils à fond de cale…

— Et combien d’hommes à bord ?… capitaine Bourcart ?…

— Nous serions trente-deux, monsieur Brunel, si j’étais au complet. Mais, entre nous, il est plus utile d’avoir un tonnelier pour soigner les barils que d’avoir un médecin pour soigner les hommes !… Des barils, cela exige sans cesse des réparations, tandis que les hommes…, ça se répare tout seul !… D’ailleurs, est-ce qu’on est jamais malade à la mer ?…

— Évidemment on ne devrait pas l’être en si bon air, capitaine Bourcart… et, pourtant, quelquefois…

— Monsieur Brunel, j’en suis encore à avoir un malade sur le Saint-Enoch !…

— Tous mes compliments, capitaine. Mais, que voulez-vous, un navire est un navire, et, comme tel, il est soumis aux règlements maritimes. Lorsque son équipage atteint un certain nombre d’officiers et de matelots, il faut qu’il embarque un médecin… c’est formel… Or vous n’en avez pas…

— Et c’est bien pour cette raison que le Saint-Enoch n’est pas aujourd’hui par le travers du cap Saint-Vincent, où il devrait être ! »

Cette conversation entre le capitaine Bourcart et M. Brunel se tenait sur la jetée du Havre, vers onze heures du matin, dans cette partie un peu relevée qui va du sémaphore au musoir.

Ces deux hommes se connaissaient de longue date, l’un ancien capitaine au cabotage, devenu officier de port, l’autre commandant le trois-mâts Saint-Enoch. Et, ce dernier, avec quelle impatience il attendait d’avoir pu compléter son rôle d’équipage pour prendre le large !

Bourcart (Évariste-Simon), âgé d’une cinquantaine d’années, était le plus connu des capitaines au long cours sur la place du Havre, son port d’attache. Célibataire, sans famille, ayant navigué dès sa prime enfance, il avait été mousse, novice, matelot et maître au service de l’État.

Après de multiples voyages comme lieutenant et second dans la marine marchande, il commandait depuis dix ans le Saint-Enoch, un baleinier qui lui appartenait par moitié avec la maison Morice frères.

Excellent marin, hardi et résolu, il gardait toujours, contrairement à tant d’autres de ses collègues, une extrême politesse dans ses fonctions, ne jurant pas, donnant ses ordres avec une parfaite urbanité. Sans doute, il n’allait pas jusqu’à dire à un gabier : « Prenez la peine de larguer les ris du petit perroquet ! » ou au timonier : « Ayez l’extrême obligeance de mettre la barre à tribord, toute ! » Mais il passait avec raison pour être le plus poli des capitaines au long cours.

À noter, en outre, que M. Bourcart, favorisé dans ses entreprises, avait eu des campagnes constamment heureuses, des traversées invariablement excellentes. Aucune plainte de la part de ses officiers, aucune récrimination de ses matelots. Donc, si l’équipage du Saint-Enoch, cette fois, n’était pas au complet, et si son capitaine ne trouvait pas à le compléter, il ne fallait pas voir là un indice de défiance ou de répugnance de la part du personnel maritime.

M. Bourcart et M. Brunel venaient de s’arrêter près du support métallique de la cloche, sur la terrasse demi-circulaire qui termine la jetée. Le marégraphe marquait alors le plus bas du jusant, et le mât de signaux n’avait ni pavillon ni flamme. Aucun navire ne se préparait à entrer ou sortir, et les chaloupes de pêche n’auraient pas même trouvé assez d’eau dans le chenal à cette marée de nouvelle lune. C’est pourquoi les curieux n’affluaient pas comme au moment des pleines mers. Les bateaux de Honfleur, de Trouville, de Caen et de Southampton restaient amarrés à leurs pontons, et, jusqu’à trois heures de l’après-midi, il ne se ferait aucun mouvement dans l’avant-port.

Pendant quelques instants, les yeux du capitaine Bourcart, se portant vers le large, parcoururent ce vaste secteur compris entre les lointaines hauteurs d’Ouistreham et les massives falaises des phares de la Hève. Le temps était incertain, le ciel tendu de nuages grisâtres dans les hautes zones. Le vent soufflait du nord-est, — une petite brise, capricieuse, qui fraîchirait au début de la marée montante.

Quelques bâtiments traversaient la baie, les uns arrondissant leur voilure sur l’horizon de l’est, les autres sillonnant l’espace de leurs vapeurs fuligineuses. Assurément, ce devait être un regard d’envie que lançait M. Bourcart à ses collègues plus favorisés qui avaient quitté le port. Il va de soi que, même à cette distance, il s’exprimait en termes convenables, et son urbanité naturelle ne lui eût pas permis de les traiter comme l’eût fait un loup de mer.

« Oui, dit-il à M. Brunel, ces braves gens font bonne route, vent sous vergue, tandis que moi, je suis encore au bassin et ne puis en démarrer !… Voyez-vous, c’est ce que j’appelle proprement de la mauvaise chance, et c’est la première fois qu’elle s’attaque au Saint-Enoch

— Prenez patience, monsieur Bourcart, puisqu’il vous est impossible de prendre la mer, répondit en riant M. Brunel…

— Eh ! n’est-ce pas ce que je fais depuis quinze longs jours !… s’écria le capitaine, non sans quelque aigreur.

— Bon !… votre navire porte bien la toile, et vous aurez vite regagné le temps perdu… À onze nœuds, par belle brise, on fait de la route !… Mais, dites-moi, monsieur Bourcart, il ne va donc pas mieux, le docteur Sinoquet ?…

— Non, hélas ! rien de grave, l’excellent docteur… Des rhumatismes qui le clouent sur son lit, et il en a pour plusieurs semaines !… Qui aurait jamais cru cela de la part d’un homme si habitué à la mer, et qui, pendant une dizaine d’années, a couru avec moi tous les parages du Pacifique…

— Eh ! insinua l’officier du port, c’est peut-être de tant de voyages qu’il a rapporté ses infirmités…

— Non, par exemple ! affirma le capitaine Bourcart. Des rhumatismes gagnés à bord du Saint-Enoch !… Pourquoi pas le choléra ou la fièvre jaune !… Comment pareille idée a-t-elle pu vous venir, monsieur Brunel ?… »

Et M. Bourcart laissait tomber ses bras cassés par la stupéfaction que lui causait une pareille énormité. Le Saint-Enoch… un navire si supérieurement aménagé, si confortable, si impénétrable à l’humidité !… Des rhumatismes !… On en attraperait plutôt dans la salle du Conseil de l’Hôtel de Ville, dans les salons de la Sous-Préfecture que dans les cabines ou le carré du Saint-Enoch !… Des rhumatismes !… Est-ce qu’il en avait jamais eu, lui ?… Et, cependant, il ne quittait son navire, ni lorsqu’il était en relâche, ni lorsqu’il l’avait amarré dans le port du Havre !… Un appartement en ville, allons donc ! quand on a son logement à bord !… Et il ne l’aurait pas changé pour la plus confortable des chambres de l’Hôtel de Bordeaux ou du Terminus !… Des rhumatismes !… Non, pas même des rhumes !… Et l’avait-on jamais entendu éternuer à bord du Saint-Enoch ?…

Puis, s’animant, le digne homme eût longtemps continué de plus belle, si l’officier de port ne l’avait interrompu en disant :

« C’est convenu, monsieur Bourcart, les rhumatismes du docteur Sinoquet ne viennent que des séjours qu’il a faits à terre ! Mais enfin il les a, voilà le vrai, et il ne peut embarquer…

— Et le pire, déclara M. Bourcart, c’est que je ne lui trouve pas de remplaçant, malgré toutes mes démarches, monsieur Brunel…

— Patience, je vous le répète, patience !… Vous finirez bien par mettre la main sur quelque jeune médecin désireux de courir le monde, avide de voyages, et quoi de plus tentant que de débuter par une superbe campagne de pêche à la baleine à travers les mers du Pacifique ?…

— Certes, monsieur Brunel, je ne devrais avoir que l’embarras du choix… Pourtant il n’y a pas foule, et j’en suis toujours à n’avoir personne pour manier la lancette et le bistouri ou le davier et la doloire !

— À propos, demanda l’officier de port, ce ne sont point les rhumatismes qui vous privent de votre tonnelier ?…

— Non, à vrai dire, ce brave père Brulard n’a plus l’usage de son bras gauche, qui est comme ankylosé, et il éprouve de violentes douleurs dans les jambes et les pieds…

— Les articulations sont-elles donc prises ?… s’informa M. Brunel.

— Oui, paraît-il, et Brulard n’est vraiment pas en état de naviguer !… Or, vous le savez, monsieur Brunel, un bâtiment armé pour la baleine ne peut pas plus se passer de tonneliers que de harponneurs, et il me faut m’en procurer un à tout prix ! »

M. Brunel voulut bien admettre que le père Brulard n’était pas perclus de rhumatismes, puisque le Saint-Enoch valait un sanatorium et que son équipage y naviguait dans les meilleures conditions hygiéniques, à en croire le capitaine Bourcart. Mais il n’en était pas moins certain que le docteur Sinoquet et le tonnelier Brulard étaient incapables de prendre part à cette campagne.

En cet instant, M. Bourcart, s’entendant interpeller, se retourna :

« Vous, Heurtaux ?… dit-il en serrant amicalement la main de son second. Enchanté de vous voir, et, cette fois, est-ce un bon vent qui vous amène ?…

— Peut-être, capitaine, répondit M. Heurtaux, peut-être, car je viens vous prévenir qu’une personne s’est présentée à bord… il y a une heure.

— Un tonnelier… un médecin ?… demanda vivement le capitaine Bourcart.

— Je ne sais, capitaine… En tout cas, cette personne a paru contrariée de votre absence…

— Un homme d’âge ?…

— Non… un jeune homme, et il va bientôt revenir… Je me suis donc mis à votre recherche… et comme je pensais vous rencontrer sur la jetée…

— Où l’on me rencontre toujours, Heurtaux, quand je ne suis pas à bord…

— Je le sais… Aussi ai-je mis le cap sur le mât de signaux…

— Vous avez sagement fait, Heurtaux, reprit M. Bourcart, et je ne manquerai pas au rendez-vous. Monsieur Brunel, je vais vous demander la permission de prendre congé…

— Allez donc, mon cher capitaine, répondit l’officier de port, et j’ai le pressentiment que vous ne tarderez point à être tiré d’embarras…

— À moitié seulement, monsieur Brunel, et encore faut-il que ce visiteur soit ou un docteur ou un tonnelier ! »

Là-dessus, l’officier de port et le capitaine Bourcart échangèrent une cordiale poignée de main. Puis celui-ci, accompagné de son second, remonta le quai, traversa le pont, atteignit le bassin du Commerce et s’arrêta devant la passerelle qui donnait accès au Saint-Enoch.

Dès qu’il eut mis le pied sur le pont, M. Bourcart regagna sa cabine, dont la porte s’ouvrait sur le carré et la fenêtre sur l’avant de la dunette. Après avoir donné ordre de le prévenir de l’arrivée du visiteur, il attendit, non sans quelque impatience, le nez dans un journal de la localité.

L’attente ne fut pas longue. Dix minutes plus tard, le jeune homme annoncé se présentait à bord et était introduit dans le carré, où le capitaine Bourcart vint le rejoindre.

À tout prendre, si le visiteur ne devait point être un tonnelier, il n’était pas impossible que ce fût un médecin, — un jeune médecin, âgé de vingt-six à vingt-sept ans.

Les premières politesses échangées, — et l’on peut être assuré que M. Bourcart ne fut pas en reste avec la personne qui l’honorait de sa visite, — le jeune homme s’exprima en ces termes :

« J’ai appris, d’après ce qu’on disait à la Bourse, que le départ du Saint-Enoch était retardé par suite du mauvais état de santé de son médecin habituel…

— Ce n’est que trop vrai, monsieur…

— Monsieur Filhiol… Je suis le docteur Filhiol, capitaine, et je viens vous offrir de remplacer le docteur Sinoquet à bord de votre navire. »

Le capitaine Bourcart apprit alors que ce jeune homme, originaire de Rouen, appartenait à une famille d’industriels de cette ville. Son désir était d’exercer sa profession dans la marine de commerce. Toutefois, avant d’entrer au service de la Compagnie transatlantique, il serait heureux de prendre part à une campagne de baleinier et de débuter par la rude navigation des mers du Pacifique. Il pouvait fournir les meilleures références et le capitaine Bourcart n’aurait qu’à se renseigner sur son compte chez tels ou tels négociants ou armateurs du Havre.

M. Bourcart avait très attentivement observé le jeune docteur, de physionomie franche et sympathique. Nul doute qu’il ne fût de constitution vigoureuse, de caractère résolu. Il s’y connaissait, ce n’était pas celui-là, bien bâti, bien portant, qui contracterait des rhumatismes à son bord. Aussi répondit-il :

« Monsieur, vous venez fort à propos, je ne vous le cache point, et si, ce dont je suis certain d’avance, mes informations vous sont favorables, ce sera chose faite. Vous pourrez, dès demain, procéder à votre installation sur le Saint-Enoch et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir…

— J’en ai l’assurance, capitaine, répondit le docteur Filhiol, car, avant que vous ayez à prendre des renseignements sur moi, je vous avouerai que j’en ai pris sur vous…

— Et c’était sage, déclara M. Bourcart. S’il ne faut jamais s’embarquer sans biscuit, il ne faut pas inscrire son nom sur le rôle d’un bâtiment sans savoir à qui on a affaire…

— Je l’ai pensé, capitaine.

— Vous avez eu raison, monsieur Filhiol, et, si je comprends bien, les renseignements que vous avez recueillis ont été tout à mon avantage…

— Oui, capitaine, et j’aime à croire que ceux que vous allez prendre le seront au mien. »

Décidément, le capitaine Bourcart et le jeune médecin, s’ils se valaient en franchise, s’égalaient en urbanité.

« Une seule question, cependant, reprit alors le capitaine Bourcart. Monsieur Filhiol, avez-vous déjà voyagé sur mer ?…

— Quelques courtes traversées à travers la Manche…

— Et… pas malade ?…

— Non, et j’ai même lieu de croire que je ne le serai jamais…

— C’est à considérer pour un médecin, vous en conviendrez…

— En effet, capitaine.

— Maintenant, je ne dois pas vous le cacher, elles sont pénibles, dangereuses, nos campagnes de pêche !… Les misères, souvent les privations, ne nous y sont point épargnées, et c’est un dur apprentissage de la vie de marin…

— Je le sais, capitaine, mais, cet apprentissage, je ne le redoute pas…

— Et non seulement nos campagnes sont périlleuses, docteur Filhiol, mais elles sont longues parfois… Cela dépend de circonstances plus ou moins favorables… Qui sait si le Saint-Enoch ne sera pas deux ou trois ans sans revenir…

— Il reviendra quand il reviendra, capitaine, et l’essentiel, c’est que tous ceux qu’il emmène reviennent au port avec lui ! »

M. Bourcart ne pouvait qu’être très satisfait de ces sentiments exprimés de cette façon et, certainement, il s’entendrait en tous points avec le docteur Filhiol si les références indiquées permettaient de signer avec lui.

« Monsieur, lui dit-il, je n’aurai, je crois, qu’à me féliciter d’être entré en rapport avec vous, et, dès demain, après avoir pris mes informations, j’espère que votre nom sera inscrit sur le livre de bord.

— À demain donc, capitaine, répondit le docteur, et, quant au départ…

— Le départ pourrait s’effectuer dès demain même, à la marée du soir, si j’étais parvenu à remplacer mon tonnelier comme j’ai remplacé mon médecin…

— Ah ! vous n’avez pas encore votre équipage au complet, capitaine ?…

— Non, par malheur, monsieur Filhiol, et il est impossible de compter sur ce pauvre Brulard…

— Il est malade ?…

— Oui… si c’est être malade que d’avoir des rhumatismes qui vous paralysent bras et jambes… Et, cependant, croyez bien que ce n’est point en naviguant sur le Saint-Enoch qu’il les a attrapés…

— Mais j’y pense, capitaine, dit le jeune médecin, je suis à même de vous indiquer un tonnelier…

— Vous ?… »

Et le capitaine Bourcart allait se dépenser comme d’habitude en remerciements prématurés à l’adresse de ce providentiel docteur. Il semblait qu’il entendait déjà résonner les coups du maillet sur les douves des barils de sa cale. Or, sa joie fut de courte durée, et il secoua la tête lamentablement lorsque M. Filhiol eut ajouté :

« Vous n’avez donc pas songé à maître Cabidoulin ?…

— Jean-Marie Cabidoulin… de la rue des Tournettes ?… s’écria M. Bourcart.

— Lui-même !… Est-ce qu’il peut y avoir un autre Cabidoulin au Havre et même ailleurs ?…

— Jean-Marie Cabidoulin !… répétait le capitaine Bourcart.

— En personne…

— Et comment connaissez-vous Cabidoulin ?…

— Parce que je l’ai soigné…

— Alors… lui aussi… malade ?… Mais il y a donc épidémie sur les tonneliers ?…

— Non, rassurez-vous, capitaine… une blessure à la main, maintenant guérie, et qui ne l’empêche point de manier la doloire… C’est un homme de bonne santé, de bonne constitution, encore robuste pour son âge, à peine la cinquantaine, et qui ferait bien votre affaire…

— Sans doute, sans doute, répondit M. Bourcart. Mais si vous connaissez Jean-Marie Cabidoulin, je le connais aussi, et je ne pense pas qu’aucun capitaine consentirait à l’embarquer…

— Pourquoi ?…

— Oh ! il sait bien son métier et il en a fait des campagnes de pêche… Sa dernière remonte à cinq ou six ans déjà…

— M’apprendrez-vous, capitaine, pour quelle raison on ne voudrait pas de lui ?…

— Parce que c’est un prophète de malheur, monsieur Filhiol, parce qu’il est sans cesse à prédire sinistres et catastrophes… parce que, à l’entendre, quand on entreprend un voyage sur mer, ce doit être le dernier et on n’en reviendra pas !… Et puis des histoires de monstres marins qu’il prétend avoir rencontrés… et qu’il rencontrerait encore !… Voyez-vous, monsieur Filhiol, cet homme-là est capable de démoraliser tout un équipage !…

— Est-ce sérieux, capitaine ?…

— Très sérieux !

— Voyons… à défaut d’autre, et puisque vous avez besoin d’un tonnelier…

— Oui… je sais bien… à défaut d’autre !… Et pourtant, celui-là, jamais je n’y aurais songé !… Enfin, faute de pouvoir mettre le cap au nord, on le met au sud… Et si maître Cabidoulin voulait… mais il ne voudra pas…

— On peut toujours essayer…

— Non… c’est inutile… Et puis, Cabidoulin… Cabidoulin !… répétait M. Bourcart.

— Si nous allions le voir ?… » proposa M. Filhiol.

Le capitaine Bourcart, très hésitant, très perplexe, croisa et décroisa ses bras, se consulta, pesa le pour et le contre, secoua la tête comme s’il fût au moment de s’engager dans une mauvaise affaire. Puis, le désir de mettre au plus tôt en mer l’emportant sur toute considération :

« Allons ! » répondit-il.

Un instant après, tous deux avaient quitté le bassin du Commerce et se dirigeaient vers la demeure du tonnelier.

Jean-Marie Cabidoulin était chez lui, dans sa chambre du rez-de-chaussée, au fond d’une cour. Un homme vigoureux, âgé de cinquante-deux ans, vêtu de son pantalon de velours à côte et de son gilet à bras, coiffé de sa casquette de loutre et ceint du grand tablier brunâtre. L’ouvrage ne donnait pas fort et, s’il n’avait pas eu quelques économies, il n’aurait pu faire chaque soir sa partie de manille au petit café d’en face avec un vieux retraité de la marine, ancien gardien des phares de la Hève.

Jean-Marie Cabidoulin était, d’ailleurs, au courant de tout ce qui se passait au Havre, entrées et sorties des navires à voile ou à vapeur, arrivées et départs des transatlantiques, tournées de pilotages, nouvelles de mer, enfin de tout ce qui éclosait de potins sur la jetée pendant les marées de jour.

Maître Cabidoulin connaissait donc et de longue date le capitaine Bourcart. Aussi, dès qu’il l’aperçut au seuil de sa boutique :

« Eh ! eh ! s’écria-t-il, toujours amarré au quai, le Saint-Enoch, toujours bloqué dans le bassin du Commerce comme s’il était retenu par les glaces…

— Toujours, maître Cabidoulin, répondit le capitaine Bourcart.

— Et pas de médecin ?…

— Présent… le médecin…

— Tiens… c’est vous, monsieur Filhiol ?…

— Moi-même, et si j’ai accompagné M. Bourcart, c’était pour vous demander d’embarquer avec nous…

— Embarquer ?… s’écria le tonnelier en brandissant son maillet.

— Oui, Jean-Marie Cabidoulin… dit le capitaine Bourcart. Est-ce que ce n’est pas tentant… un dernier voyage sur un bon navire en compagnie de braves gens ?…

— Par exemple, monsieur Bourcart, si je m’attendais à une pareille proposition !… Vous le savez bien, je suis à la retraite… Je ne navigue plus qu’à travers les rues du Havre, où il n’y a ni abordages, ni coups de mer à craindre… Et vous voulez…

— Voyons, maître Cabidoulin, réfléchissez… Vous n’êtes pas d’un âge à moisir sur votre bouée, à rester affourché comme un vieux ponton au fond d’un port !…

— Levez l’ancre, Jean-Marie, levez l’ancre ! » ajouta en riant M. Filhiol, pour se mettre à l’unisson de M. Bourcart.

Maître Cabidoulin avait pris un air de profonde gravité — probablement son air de mauvais prophète — et d’une voix sourde, il dit :

« Écoutez-moi bien, capitaine, et vous aussi, docteur Filhiol. Une idée que j’ai toujours eue… qui ne me sortira jamais de la tête…

— Et laquelle ?… demanda le capitaine Bourcart.

— C’est que, à force de naviguer, on finit nécessairement par faire naufrage tôt ou tard !… Certes, le Saint-Enoch a un bon capitaine… il a un bon équipage… je vois qu’il aura un bon médecin… mais j’ai la conviction que, si je m’embarquais, il m’arriverait ce qui ne m’est pas encore arrivé…

— Par exemple !… s’écria le capitaine Bourcart.

— C’est comme je vous le dis, affirma maître Cabidoulin. Aussi me suis-je promis de terminer tranquillement ma vie en terre ferme !…

— Pure imagination, cela, déclara le docteur Filhiol, et tous les navires ne sont pas destinés à périr corps et biens…

— Non, sans doute, répondit le tonnelier, mais, que voulez-vous, c’est un pressentiment : si je reprenais la mer, je ne reviendrais pas…

— Allons donc, Jean-Marie Cabidoulin, répliqua le capitaine Bourcart, ce n’est pas sérieux…

— Très sérieux, et puis, entre nous, je n’ai plus de curiosité à satisfaire. Est-ce que je n’ai pas tout vu du temps que je naviguais… les pays chauds, les pays froids, les îles du Pacifique et de l’Atlantique, les ice-bergs et les banquises, les phoques, les morses, les baleines ?…

— Mes compliments, vous n’êtes pas à plaindre, dit M. Filhiol.

— Et savez-vous ce que je finirais par voir ?…

— Quoi donc, maître Cabidoulin ?…

— Ce que je n’ai jamais vu… quelque terrible monstre marin… le grand serpent de mer…

— Que vous ne verrez jamais !… affirma M. Filhiol.

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’il n’existe pas !… J’ai lu tout ce qu’on a écrit sur ces prétendus monstres marins, et, je vous le répète, votre serpent de mer n’existe pas !…

— Par exemple ! » s’écria le tonnelier d’un ton si convaincu qu’il eût été inutile de discuter à ce sujet.

Bref, après de pressantes instances, décidé finalement par les hauts gages que lui offrit le capitaine Bourcart, Jean-Marie Cabidoulin se résolut à faire une dernière campagne de pêche, et, le soir même, il portait son sac à bord du Saint-Enoch !