Les Histoires amoureuses d’Odile/Texte entier

La Vie parisienne (p. C-75).
La Vie parisienne. Couverture.
La Vie parisienne. Couverture.

LES
HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE



I


On dit souvent : « Je me rappelle cela comme si c’était d’hier. » Moi, je ne me souviens pas des choses : je les revis avec la prodigieuse netteté de perception que l’on a dans l’état d’attente du bonheur ou du plaisir.

La volupté du souvenir m’est une manière de délire à forme précise où la douleur même prend une saveur puissante. Mes familiers s’étonnent de me savoir si souvent seule, volontairement, au coin de ma cheminée, ou près de ma fenêtre, ouverte sur les branches. Ils me demandent si je ne m’ennuie pas…

Non, oh ! non, je ne m’ennuie pas !

Quand j’ai allumé ma lampe électrique sur le bureau, dont les vieux cuivres ont l’air de briller de joie ; empilé derrière moi, contre la soie chinée de ma bergère, mes petits coussins bourrés de sachets, dont les parfums en lutte — vainqueurs et vaincus tour à tour — semblent une causerie à voix basse autour de mes songeries, roulé mes pieds frileux dans la tiédeur de ma couverture d’eider, comme je suis bien, pour déboucher les vieux flacons où attendent mes émotions d’antan ! De la vie extérieure, dont les bruits s’arrêtent en route, accrochés aux rameaux du jardin, rien d’autre ne m’arrive qu’une vibration, qui par moments remue les girandoles du lustre et met dans leur cristal une musique dolente, qui semble elle aussi venir du Passé. Et je goûte dans le silence des heures délicieuses.

On m’a dit quelquefois que j’avais de l’esprit, je n’en suis pas bien sûre, mais ce que j’ai à n’en pas douter c’est une grande perfection dans l’appareil de la mémoire. Un son, une couleur, l’effleurement d’un bibelot au bout de mes doigts, une odeur reconnue, recréent dans mes centres nerveux les sensations abolies aussi fraîches qu’à l’heure où elles sont nées en moi. Je n’ai rien oublié, pas une seconde de ma vie ne s’est effacée, je les ai là toutes, sans qu’elles aient rien perdu de leur arome, ni que le goût s’en soit atténué.

Ce soir, je suis hantée par mon premier amour, tout mon être, nerfs et cœur, redevient puéril, délicieusement. J’ai les neuf ans d’alors, et je retrouve en moi la fillette un peu bizarre, que j’étais. Mon enfance est restée dans mes souvenirs avec le caractère de tristesse qu’elle a eu en réalité, le temps ne l’a pas glacée de rose comme c’est l’ordinaire lorsque les grandes amertumes de la vie servent de point de comparaison. On me grondait beaucoup. J’avais d’immenses besoins de tendresse qu’on ne songeait guère à satisfaire. Mais je ne me plaignais pas, et mon orgueil trouvait quelque consolation dans le sentiment même de la solitude où s’étouffait mon pauvre petit morceau de cœur. Il m’arrivait d’aller au fond du jardin pour me faire pleurer en me détaillant précieusement les iniquités dont j’étais l’objet. Je rassemblais avec soin les anecdotes, entendues ou lues, d’enfants battus, abandonnés, de petits pauvres mourant sous la neige, de petites princesses persécutées, j’ajoutais toutes leurs souffrances à ma misère actuelle et je me dilatais l’âme dans une exaspération de douleur.

En face de notre maison, dans un autre grand jardin habitaient un monsieur et une dame liés de grande intimité avec mes parents. Ils avaient un fils unique, de trois ans mon aîné. C’est lui mon premier amour.

Il se nommait Henry Hartmann et m’inspirait une immense admiration. Tout de suite il m’avait fascinée par la correction de ses manières, et parce qu’il disait constamment des choses que je ne comprenais pas. C’était un frêle garçon, blond avec des yeux clairs, calmes et intelligents, une bouche triste et une figure pâle. Nous nous connaissions depuis plusieurs années, mais notre vraie intimité ne datait guère que de quelques mois. Il avait pris sur moi de l’ascendant, je lui racontais tous mes chagrins, il m’écoutait d’un air sérieux puis disait avec un hochement de tête : « Tous les parents sont pareils, leurs enfants les ennuient ». Et quand j’essayais de l’interroger sur les peines qu’il devait avoir lui aussi, il avait de brusques froncements de sourcils qui lui donnaient l’air méchant et il m’enjoignait de me taire avec un « du reste, tu ne comprendrais pas » qui coupait net dans mes curiosités.

Henry professait un grand dédain pour l’intelligence des petites filles en général, et pour la mienne en particulier. Cependant il m’aimait. Il me l’avait dit avec solennité en me demandant de lui jurer une éternelle fidélité. J’avais juré, même nous avions commis un document qui témoignait de la solidité de nos intentions. Sur une grande feuille de papier bordée de dentelle il avait écrit d’abord : « Je m’engage à épouser Odile d’Heilly lorsqu’elle aura dix-huit ans », puis : « Je m’engage à épouser Henry Hartmann lorsque j’aurai dix-huit ans. » Il avait signé et m’avait fait signer cet engagement et, après l’avoir longuement tamponné avec du papier buvard, il l’avait mis dans sa poche en disant : « Maintenant tu ne peux plus te marier qu’avec moi. »

Lorsque tout fut bien réglé entre moi et Henry, je lui demandai si nous ne ferions pas bien d’avertir nos familles que nous étions fiancés. Il répondit avec autorité : « Laisse donc tranquille, ils trouveraient moyen de nous séparer ! » Et comme devant l’horreur d’une telle perspective je demeurais béante et consternée, il ajouta : « Du reste, ils feront bien de ne pas nous ennuyer, parce que je t’enlèverais… Je t’emporterais sur mon dos comme le nègre dans Paul et Virginie. » Je m’informai avec animation de ce que pouvaient être ces inconnus, mais il m’affirma une fois de plus que : je ne comprendrais pas, vu la pénible infériorité de mon intelligence et que du reste ça ne faisait rien puisqu’il était là pour veiller aux choses.

J’avais toute confiance dans la profondeur de ses combinaisons et je ne m’occupai plus qu’à goûter la joie de n’être plus seule, d’avoir un ami, un confident, un fiancé. Quand il n’était pas là je m’ennuyais de tout et de plus en plus souvent j’allais au fond du jardin, mais ce n’était plus pour y pleurer sur mes infortunes. Je répétais le nom d’Henry tout bas puis un peu plus haut, je finissais par le crier comme un appel, et ce m’était toujours un étonnement que ce cri ne le fît pas apparaître. Je m’expliquais toutes les beautés de ma situation comme un peu plus tôt je m’en expliquais les atrocités. « Tu n’es plus une petite fille, tu es une demoiselle, puisque tu es fiancée » me confiais-je à mi-voix, et je marchais dans les allées avec lenteur, comme si j’avais dû inspirer à des spectateurs attentifs une haute idée de ma maturité mentale. Le secret de mon amour dont j’étais si fière communiquait à toutes mes façons un air de mystère. Je mettais de la discrétion dans mes gestes ; pour répondre aux questions les plus simples, j’avais des intonations pleines de sous-entendus, et, quelquefois, je disais des paroles qui me semblaient d’une effroyable imprudence, pour la joie de sentir dans ma tête cette grave affaire dont j’aurais pu tout à coup étonner l’indifférence de ma famille — si j’avais voulu.

Henry faisait des vers, qu’il me récitait. À la vérité, leur sens général m’échappait totalement, mais les images m’en demeuraient. Il y était beaucoup question de montagnes et de torrents, de prairies émaillées de fleurs, et la conception s’élaborait en moi d’un univers spécial qui devait se trouver à quelque distance de Paris et où j’irais un jour avec lui me promener sans gouvernante. Endroit prodigieux, où il ne pleuvrait pas et où l’herbe serait pleine de violettes et totalement dépourvue de vers de terre, et des laides araignées qui, dans les pelouses familiales, me jetaient dans un affolement de dégoût peureux.

De temps en temps, le besoin d’accomplir des actes héroïques pour me rendre digne d’Henry par un beau déploiement de courage occulte, me faisait me lever la nuit, et avec des précautions infinies aller chercher dans le tiroir de mon armoire à poupées la photographie de mon petit ami. Pieds nus, silencieuse, le souffle diminué par le sentiment du danger, je venais la regarder à la lueur de ma veilleuse, puis je retournais la remettre à sa place parmi les casseroles de mon ménage, et je me couchais étouffant et moite d’angoisse. Je trouvais à ces expéditions une joie grisante que mes pires imprudences ne m’ont jamais rendue, il me semblait que c’était là des actes de grande personne libre, et la conscience des risques courus m’exaltait. Je pouvais être surprise par ma gouvernante, qui dormait dans la pièce voisine. Je savais que, mon secret connu, on me mettrait au couvent ainsi que l’on m’en menaçait sans cesse et, à risquer les pires catastrophes, j’acquiérais à mes propres yeux une importance gigantesque. Ah ! la violence de vie intérieure des enfants, les complexes romans que tissent leurs sensibilités naissantes, comme on les ignore — faute de vouloir se rappeler !

Un jour qu’il était venu jouer chez moi avec d’autres camarades, Henry me dit d’un air préoccupé :

— Il y a du grabuge.

Maigre mes supplications, il refusa de s’expliquer davantage. Une grande agitation s’empara de moi. Évidemment, on avait découvert notre papier, ses parents savaient tout et allaient le dire aux miens. Qu’arriverait-il d’atroce, de quelles monstrueuses sévérités étions-nous menacés ?

Je reconduisis mes camarades jusqu’à la grille du jardin et pendant qu’ils s’en allaient, je m’accrochai au bras d’Henry pour le retenir. Lorsqu’ils furent tous partis, je l’interrogeai : avait-on pincé le papier ?

— Oh ! non, fit-il, il n’y a pas de danger, je l’ai toujours dans ma poche ; ce n’est pas de nous qu’il s’agit, c’est entre les familles qu’il y a des histoires. Je ne sais pas encore bien. Demain je viendrai après le lycée, sous prétexte de t’apporter le Général Dourakine ; tâche que Miss te lâche. Je te raconterai.

Du moment où le papier était sauf, tout était bien. J’exécutai une cabriole en lançant mon pied à la hauteur de mon œil en signe d’allégresse. Qu’importait qu’il y eût grabuge entre les familles, qu’avions-nous à faire de leurs histoires ?

Henry me regarda sévèrement.

— Comme c’est bête les filles ! remarqua-t-il en secouant ses épaules, ça ne comprend jamais rien. Si nos parents se brouillent, on ne nous laissera plus jouer ensemble.

Je m’abasourdis un instant, mais dans un rapide retour d’optimisme je m’écriai, triomphante d’être si lucide :

— Eh bien, tu m’emporteras sur ton dos, comme le nègre !

— Nous sommes trop petits, répondit Henry avec un hochement de tête, on nous rattraperait, on nous enfermerait, on nous battrait… est-ce qu’on sait ce qu’on nous ferait !…

Depuis ce jour-là j’ai bien souvent senti la contrainte sociale me peser sur le dos, mais rien ne m’a rendu l’amertume de cette première et confuse constatation de la dépendance de l’individu.

On m’appelait. J’embrassai hâtivement Henry et je courus vers la maison.

Mon père était en voyage depuis quelques jours. Pendant ses absences, toute la vie changeait ; ma mère rentrait tard, les repas devenaient irréguliers, les domestiques étaient de mauvaise humeur et, comme par un fait exprès, quelqu’un tombait toujours malade dans la famille de ma gouvernante, ce qui l’obligeait chaque après-midi à me quitter pour aller soigner les siens. On me confiait à la femme de chambre. Elle me grondait beaucoup, mais, heureusement, je l’ennuyais, et après m’avoir garanti que les petites filles qui tachent leurs robes finissent mal, sans qu’on connaisse d’exception à cette règle, elle m’enjoignait généralement d’aller jouer ailleurs, ce que j’exécutais avec joie.

Je la trouvai sur le perron, elle me dit que ma mère me demandait dans sa chambre, et je montai l’escalier sans hâte. Je savais que maman avait sa migraine, circonstance qui à l’ordinaire me bannissait de sa présence. Pourquoi ce jour-là justement voulait-elle me voir ?

Lorsque j’entrai, la chambre était tout assombrie par les rideaux tirés, dont le velours, du haut en bas, était fendu d’un trait de lumière.

— Est-ce toi Odile ? demanda ma mère.

Je ne reconnus pas sa voix ; à l’ordinaire, la sécheresse du ton mettait du commandement jusqu’en ses paroles affectueuses.

— Oui, maman, fis-je très bas. Je commençais à comprendre que je ne serais pas grondée ; cependant mon inquiétude persistait.

— Viens près de moi, mon petit chat. T’es-tu bien amusée avec tes amis ? Henry a-t-il été gai ? Qu’est-ce qu’il a raconté ?

— Je ne sais pas… rien.

— As-tu pensé à lui demander des nouvelles de ses parents ; tu sais que les enfants bien élevés doivent toujours faire cela.

— … Oui, je lui ai demandé.

— Ah !… Eh bien que t’a-t-il répondu ? Sa maman n’est pas malade ? Son papa non plus ?

— Non… Je ne crois pas… Je ne me rappelle plus.

Un silence.

— Miss n’est pas là, reprit ma mère, tu vas t’ennuyer toute seule, pauvre chérie !

— Oh non ! Ça ne m’ennuie pas du tout que Miss ne soit pas là. Je vais lire l’Auberge de l’Ange Gardien, j’ai encore dix pages. Après il y a le Général Dourakine, seulement je ne l’ai pas, mais Henry l’a ; alors il a dit qu’il me l’apporterait demain.

Ma mère se souleva de sa chaise longue.

— Pourquoi attendre à demain ? dit-elle, tu n’as rien à faire, va toi-même chercher ton livre, et… tiens, j’y pense, tu te chargeras d’une commission pour moi.

Elle était debout près de la fenêtre, dont elle tira le rideau. La lumière éclaira la chambre et je vis que maman était toute blanche, avec des yeux rouges, comme j’en avais après mes crises de larmes, avant d’être fiancée à Henry.

— Écoute-moi bien, dit-elle, je vais te charger d’une chose difficile, mais tu es intelligente et je suis sûre que je peux compter sur toi… Je veux faire à ton père une surprise pour sa fête, la semaine prochaine… C’était quelque chose de très difficile à trouver… M. Hartmann a bien voulu prendre la peine de l’acheter pour moi. Il doit l’avoir, et je voudrais qu’il me l’envoyât avant le retour de ton père, qui sera ici pour le dîner, aujourd’hui. Naturellement, je ne veux pas que ton père sache que ce n’est pas moi qui ai acheté le cadeau… ça lui ferait moins plaisir… Par exemple, la poupée que t’a donnée Henry au jour de l’an, tu m’as dit que tu l’aimais bien mieux, parce que c’était lui qui l’avait choisie… eh bien, c’est la même chose !… Seulement, personne ne doit savoir que M. Hartmann a fait la commission, sans cela on le redit… tu comprends bien, personne, ni Henry, ni… même Mme Hartmann, c’est très important. Alors, voilà ce que tu vas faire. J’écris une lettre pour réclamer l’objet, et je te la donne. Tu vas chez Henry, puis, sans avoir l’air de rien, tu demandes à aller dans le cabinet de M. Hartmann pour voir les bonshommes qui t’amusent tant, dans la vitrine. Si M. Hartmann est là, tu envoies Henry te chercher quelque chose, et, aussitôt qu’il sera sorti, tu donnes la lettre à M. Hartmann, sans rien lui dire… Tu seras une bonne petite fille qui fait plaisir à sa mère, et, pour te récompenser de ta discrétion, je t’achèterai le beau collier de corail dont tu as envie. As-tu bien compris ?

— … Oui maman… mais si M. Hartmann est sorti ?

— Il ne sera pas sorti, répondit-elle d’un ton bref. Va mettre ton chapeau.

Mon inquiétude était dissipée, je gonflais de vanité, satisfaite à l’idée de la mission si compliquée, confiée à mon génie. Même je poussais l’audace jusqu’à me demander si, malgré toute son intelligence, Henry aurait été jugé digne d’une pareille ambassade.

Lorsque je revins pour prendre la lettre, ma mère m’embrassa si fort que je sentis au front la dureté de ses dents.

La joie et l’étonnement d’Henry en me voyant, se manifestèrent, la première par un « Chic alors ! » dit très énergiquement, le second, par un froncillement de toute sa figure.

— C’est curieux qu’on t’ait permis de venir tout de même, fit-il, parce que, pour sûr, nos mères se sont disputées. J’ai entendu maman dire à papa : « Mme d’Heilly ne remettra pas les pieds chez moi, arrangez-vous. » Papa, après ça, a dit : « Vous êtes folle » et puis d’autres choses encore où il y avait « soupçons injustifiés », et puis ils ont fermé la porte.

— Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire : soupçons injustifiés ? demandai-je ; — l’affaire ne s’éclaircissait pas pour moi.

Henry eut un singulier regard ; pendant un moment, il cessa d’avoir une figure d’enfant.

— Je ne sais pas, répondit-il à mi-voix, puis il ajouta : Maman a pleuré toute la nuit, je l’ai entendue à travers la porte.

Comme il paraissait n’avoir plus rien à dire, je demandai à aller regarder les bonshommes de la vitrine. Les choses se passèrent comme ma mère l’avait prévu. M. Hartmann était dans son cabinet ; à peine entrée, j’envoyai Henry chercher mon mouchoir oublié dans la salle d’études, et je remis la lettre exactement comme cela m’avait été ordonné.

M. Hartmann se leva violemment du fauteuil de cuir où il était étendu, il avait la figure toute blanche, comme maman, et ses yeux faisaient peur. Une grande envie de pleurer me prit ; pourquoi me regardait-il comme si j’avais fait quelque chose de très mal ?

— Vous savez, monsieur, dis-je, c’est pour le cadeau de papa.

Il me regarda encore plus étrangement.

— Ah oui, dit-il enfin, oui, je sais, — et il décacheta la lettre.

À cette minute même, deux portes s’ouvrirent, par l’une entrait Henry, par l’autre Mme Hartmann. M. Hartmann n’était plus pâle, mais au contraire très rouge. Mme Hartmann me regarda, puis son mari, et avec une rapidité incroyable elle lui arracha la lettre de maman. Il voulut la reprendre, et lui tordit le poignet, elle cria, Henry se jeta entre eux comme un fou et délivra sa mère ; il avait la bouche toute tirée et un air malheureux, si malheureux : M. Hartmann, lui, paraissait avoir peur. Mme Hartmann, qui respirait très vite, se tourna vers moi.

— Retournez chez vous, me dit-elle d’une voix rude, dites à votre mère que sa lettre est arrivée à son adresse, et faites-lui mes compliments sur les besognes auxquelles elle vous emploie… n’oubliez pas, hein ?

— Viens, Odile, me dit Henry à l’oreille, et il m’entraîna hors de la chambre. Je sanglotais, il y avait dans tout cela, que je ne comprenais pas, quelque chose que je devinais épouvantable.

Henry m’arracha des explications qu’il écouta avec cette même figure misérable et cette bouche tirée en bas qui lui donnaient l’air de ne plus être un enfant.

— Il faut retourner chez toi, me dit-il, et ne parler de tout cela à personne qu’à ta mère. Ne pleure pas, ce n’est pas ta faute… et embrassons-nous bien, car j’ai idée que nous ne nous embrasserons plus.

Il me disait de ne pas pleurer, et comme il pleurait, lui !

Ma mère était couchée lorsque je revins à la maison ; je ne la vis qu’une minute après le dîner ; mon père était là, elle ne me parla de rien.

Au milieu de la nuit, je me réveillai en sursaut d’un cauchemar atroce. Une forme sombre était penchée sur mon lit.

— N’aie pas peur, c’est moi — je reconnus la voix de maman. — Raconte-moi ce qui s’est passé là-bas, dit-elle encore.

Je tâchai de raconter, mes mots s’embrouillaient dans le trouble du sommeil ; elle m’écoutait sans parler ; son corps appuyé à mon lit tremblait si fort que j’en étais secouée. À la fin de mon histoire, je me mis à sangloter : « Oh ! maman, est-ce que c’est vrai que je ne reverrai plus Henry ? »

Elle appuya sa main sur ma figure, une main si lourde et si chaude, puis, sans dire une parole, elle disparut dans l’obscurité comme un fantôme.

Le lendemain, mon père dit en se mettant à table :

— Je viens de chez les Hartmann, ils sont partis pour le Midi. Est-il arrivé quelque chose ? Ils ne disaient rien de cela la dernière fois que je les ai vus ?

Mme Hartmann était un peu souffrante ces temps derniers, dit ma mère d’une voix tranquille.

Elle me regardait, et, sous ce regard, les cris et les sanglots dont ma gorge était pleine s’étranglaient, s’étouffaient, et son calme me domptait, me broyait, tuait en moi l’inconscience, la foi, — l’enfance.

Quelques jours après, Henry me renvoyait notre engagement et m’écrivait pour me rendre ma parole et me permettre d’épouser qui je voudrais. Je ne l’ai jamais revu, mais j’ai gardé le souvenir de notre dernier baiser, — pauvre baiser d’enfants sacrifiés. Le goût des autres larmes n’a pas effacé sur mes lèvres l’amertume des larmes de ce baiser-là.


CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[1]



II


Ce vieux monsieur était étonnant ! Autour de son crâne, comme accrochées avec des anneaux, pendillaient de maigres boucles teintes en noir bleu, comme sa moustache, taillée de façon à laisser voir sa bouche. Une bouche pareille… j’allais dire qu’on en voit peu, mais, au contraire, on en voit beaucoup, à d’autres vieux messieurs, qui, eux aussi, sont étonnants. — Il avait le nez courbe, épais du bout, pâle, et troué comme une peau d’orange. Il s’habillait de pantalons clairs, de vestons courts, de chapeaux étroits et de cravates… oh ! ses cravates !… — Il se nommait le marquis Santalilia, parlait français avec un accent vraiment injurieux d’être à ce point italien, et à tous les doigts, même au pouce, il portait des bagues, qu’il fallait regarder, malgré ses mains. C’étaient, comme sa bouche et ses cravates, des choses bien particulières que les mains du vieux monsieur. La peau en était si détendue, qu’à la voir flotter comme elle faisait on ne pouvait se tenir de croire qu’il l’ôtât, rentré chez lui, comme on ôte un gant, en le tirant par le bout des doigts.

Le vieux monsieur habitait toute l’année une villa voisine de Trouville. Pendant la saison il descendait chaque jour vers la plage, se faisait présenter, par des gens qu’il connaissait à peine, à des gens qu’il ne connaissait pas, et les invitait à dîner. Il opéra ainsi avec ma mère.

On m’avait ordonné l’air salé cette année-là, après une fièvre muqueuse au cours de laquelle j’avais soudainement grandi au point d’avoir à quatorze ans toute la longueur que je devais atteindre, ce qui n’est pas peu dire.

Nous étions à Trouville depuis trois jours à peine lorsque le vieux monsieur pénétra dans notre existence. Tout de suite ma mère le trouva charmant, parce qu’il fit semblant de croire qu’elle se moquait de lui en disant que j’étais sa fille. Pensez donc, une si jeune femme ! une si grande fille !… Cette galanterie, où il pesa longuement, me parut fade et plate, je conçus un vaste mépris pour le vieux monsieur et je refusai d’assister à son premier dîner. Mon antipathie n’empêcha pas qu’il devînt intime dans la maison ; ma mère avait une façon de l’appeler « mon cher marquis » dont je m’exaspérais. À vrai dire, tout ce qu’elle faisait avait le même résultat. Nous étions trop différentes. Après la mort de mon père elle avait essayé, sans y réussir, de briser par la violence ma naturelle combativité. Ensuite, elle m’avait mise au couvent. Là j’avais, sans attendre, formulé aux religieuses l’intense dégoût que m’inspirait la saleté à laquelle leurs élèves étaient astreintes comme à un pieux devoir, et, avec une certaine éloquence effective, j’avais prêché la révolte. Enfermée pour ce fait, j’étais, au milieu d’une récréation, descendue dans la cour, le long des draps de mon lit solidement attachés. Le lendemain on me rendait à ma mère, qui, en me retrouvant, s’abandonnait à une bien belle colère. Quand elle fut hors d’haleine je dis avec calme :

— Tout ça ne sert à rien. Je ne resterai jamais au couvent. Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ? Eh bien, ne t’occupe plus de moi, donne-moi une institutrice pas embêtante, laisse-moi apprendre les choses que je veux, ne me fais pas venir au salon quand il y a du monde, et je te promets que je serai gentille avec toi. Autrement ça n’ira jamais, je n’ai pas du tout peur de toi, tu ne peux pas me tuer… alors ?…

On m’ordonna de disparaître, je disparus, la conscience calme, — je me sentais tellement dans mon droit… et c’était passé le temps des larmes au fond du jardin. Toute ma sensibilité rebroussée se hérissait en révoltes.

Évidemment ma mère comprit que mes offres de paix se fondaient sur la raison, car elle les accepta. Depuis deux ans j’avais une institutrice, bonne fille et polyglotte, des maîtres que je choisissais moi-même, je travaillais quinze heures par jour. J’étais résolue à devenir une grande artiste étonnement de mon siècle, et la vie me paraissait charmante.

Pendant quelque temps donc, mon hostilité contre le vieux monsieur s’augmenta de toute l’amabilité que lui témoignait ma mère ; j’avais horreur de ses façons. Jamais il ne s’interrompait de sourire, et ses phrases, invariablement, même celles où il paraissait ne devoir être question que du temps qu’il allait faire, aboutissaient, par des tournants inattendus, en hyperboliques flatteries. Il avait un mélange d’emphase latine et de servilité qui m’intimidait comme une indécence ; ses yeux aussi étaient déconcertants. Je ne pouvais arriver à comprendre ce qu’ils étaient venus faire dans les plis mous et maquillés de son visage, et l’obscure conviction qu’il avait dû, par quelque procédé magique, louer, emprunter ou voler à quelqu’un ce regard pétillant de jeunesse, s’était si fortement installée en moi, que chaque fois qu’il arrivait, je l’examinais curieusement pour voir si le propriétaire légitime des yeux n’était pas venu les réclamer et lui rendre en échange les vieux, contemporains de sa vieille tête.

On racontait sur lui une foule d’histoires ; il ne pouvait rentrer en Italie parce qu’il avait été condamné au bagne comme faux monnayeur ; certains affirmaient que ce n’était pas au bagne, mais à mort qu’il était condamné pour d’héroïques conspirations ; on disait encore qu’il avait eu une rivalité d’amour avec Victor-Emmanuel ; en somme, comme toujours, on ne savait rien, sinon que ses dîners étaient merveilleux : et on dînait chez lui.

Merveilleux en effet, je l’ai constaté lorsque, mes préventions dissipées, je me suis liée avec le vieux monsieur. La salle à manger était une serre immense, mosaïquée de jaspe et de porphyre, et dont, à ce que j’ai entendu dire, la collection d’arbres tropicaux était l’une des plus complètes d’Europe. L’impression que donnaient les fleurs de cristal rose dont s’éclairaient les profondeurs opaques des fourrés était quelque chose de singulier qui troublait la notion du réel. Et la table du dîner… En vérité je crois que le vieux monsieur devait être une manière de génie venu s’amuser pour quelque temps sur la terre, et je ne serais pas surprise d’apprendre qu’un beau soir à la place de sa villa fantôme on n’ait plus trouvé que des ronces et des chardons peuplés de bêtes inconnues. Pourtant j’avoue n’avoir jamais assisté chez lui qu’à des spectacles suffisamment expliqués par une colossale richesse héréditaire. Je parlais de ses tables : les nappes étaient faites d’antiques damas hérissés de broderies métalliques, et différentes à chaque dîner. Combien il avait fallu piller de trésors d’églises, pour se procurer ces étoffes !…

Les fleurs, toujours d’une seule espèce, étaient arrangées en berceaux qui s’élevaient à deux mètres au-dessus de la table. On mangeait dans des assiettes en vermeil gravé, dont le métal verdissant avait des reflets d’aigue-marine. Lorsqu’on le complimentait sur la splendeur de ce service, le vieux monsieur répondait, avec un rire gargouillant dans sa gorge et qui était une forme de gaieté à lui bien personnelle :

— C’est oune souvénir dé famillieux. Benvenouto l’a faite pour oune de mes ancêtres qui avait des gentillesses pour loui. Zé souis d’oune rassé qui aime l’arté.

Ce qu’il y avait peut-être de plus étonnant aux dîners du vieux monsieur, c’était la verrerie. Une collection de cristaux de roche d’une incomparable variété, hanaps, buires, calices, coupes, montés en or, ceinturés d’émaux, courbant des anses où se renversaient des femmes nues, les seins dardés, enroulés de serpents aux écailles gemmées, gravés d’entrelacs d’une fantaisie singulière ; certains de ces vases étaient armoriés, d’autres montraient des profils de femmes d’une matité de givre dans la limpidité du cristal épais, ou des emblèmes sacrés, car la plupart étaient des objets d’église. Le vieux monsieur buvait toujours dans un grand ciboire dont la patte cerclée d’or était pavée de gros rubis. Et vraiment, cela valait la peine de regarder, lorsqu’il avalait de grands coups de vins grecs, pour lesquels il avait une spéciale tendresse, cette clarté de cristal, si pure, et le sang frais de ces pierres, rapprochés du plissement flasque et jaunâtre de son visage.

Le soin que je mettais à fuir le salon, dès qu’une visite apparaissait, et mon refus entêté de ne jamais me mêler aux réunions que faisaient ma mère et ses amis sur le sable, au moment du bain, le long des « planches », à quatre heures, ou le soir au casino, empêchèrent que j’entendisse parler de ces choses, et je les aurais probablement ignorées toujours, si un incident, banal et inattendu, ne s’était produit.

Le vieux monsieur trouva sur une table un bout de croquis que j’y avais oublié. En apprenant que j’étais l’auteur de ce médiocre chef-d’œuvre, il se répandit en compliments que je reçus fort mal d’abord. Mais il insista — c’était dans son tempérament, — demanda si j’aimais les tableaux anciens ; je daignai répondre que oui, en le toisant avec mépris. Allait-il vouloir parler de peinture, cet affreux singe ! Que savait-il là-dessus ! Il en parla, et de telle façon qu’au lieu de m’en aller comme c’était mon projet, je m’assis à côté de lui. Il m’apprit qu’il avait une collection des maîtres italiens, et surtout des quattrocentistes, et m’invita à venir le lendemain visiter sa villa, ce que j’acceptai avec un dernier effort, pour maintenir mon air de dignité grognon.

Cette visite modifia totalement mes jugements du marquis Santalilia. Ah ! qu’il y avait du beau bibelot dans sa villa ! Des choses de « famillieux » toutes — une bien remarquable famille qui, de la fin du xive jusqu’au xviiie siècle, semblait s’être uniquement occupée à ramasser des chefs-d’œuvre. Il y avait là toute l’Italie, de Paolo Ucello à Longhi. J’étais exaltée. Tandis que ma mère errait dans la galerie en prononçant avec une bouche en cocarde des « Joli ! délicieux ! » devant les âpres merveilles presque effroyables d’être tellement vivantes, je ne pus me tenir de risquer un peu de ma jeune érudition en une remarque au sujet d’un profil lauré d’Alberti, et de la médaille voisine, celle d’Alphonse V d’Aragon.

— Vous connaissez Pisanello, mademoiselle ! dit le vieux monsieur, et il y eut un petit incendie local au fond de ses yeux empruntés, loués ou volés.

Je lui répondis en italien, et je citai tout d’un trait la liste des œuvres certaines de l’unique artiste : médaille de Jean VII Paléologue ; de Philippe et de Marie Visconti, de Niccolo et de Lionel d’Este, des deux Gonzague, des Malatesta, de Picinino, des humanistes Decembrio, et Villorio de Feltre Aurispa, celle de Cécile de Gonzague, exécutées toutes entre 1438 et 1449. J’avais, la semaine précédente, trouvé cette liste dans un ouvrage spécial, je l’avais apprise, et je n’étais pas fâchée d’éblouir le vieux monsieur. Il faut avoir eu le temps de beaucoup comparer pour craindre le ridicule, mon attention ne s’était jusque-là guère fixée sur ce danger.

D’ailleurs le vieux monsieur n’avait aucune envie de me trouver ridicule, bien au contraire. Lui aussi s’était mis à parler italien avec un superbe accent martelé que j’ai depuis réentendu à Sienne, où, pour demander un sou, les miséreux emploient des tournures de phrases d’une grâce si singulière. En ce moment je me mis à ne plus comprendre comment cet homme m’avait paru hideux et grotesque, et l’obscure tentation de lui en demander pardon traversa ma cervelle, mais aucun acte ne s’ensuivit, c’était vraiment trop difficile à faire !

Ma mère abrégea la visite, mais le vieux monsieur la supplia tellement de me permettre de revenir qu’elle promit de m’envoyer la semaine suivante avec mon institutrice passer tout un après-midi à la villa. Je partis, le front chaud d’admiration, très satisfaite de moi-même et plus que jamais persuadée qu’à part les tableaux, les livres et les objets d’art, rien ne vaut la peine.

J’ai là, devant moi, une de mes photographies de cette époque. J’étais une grande diablesse, très souple, très plate, le torse large, l’épaule aiguë, la hanche droite, les cheveux coupés tout près de la tête et violemment bouclés, les yeux agrandis par l’amincissement du visage et semblant tout envahir de leur noir et de leur blanc excessifs, un pli d’insolence à la lèvre, l’air d’un garçon, en résumé, on me le disait souvent et cela me comblait d’orgueil. Je haïssais les robes ajustées, les garnitures encombrantes, et — ce n’était pas du tout la mode alors — je portais des vestons de coupe masculine et des jupes unies, afin, disais-je « d’être à mon aise ». Ma mère, qui était, elle, d’une élégance extra-féminine, avait renoncé à diriger ma toilette, elle me disait seulement parfois d’un accent plein de dégoût : « Comme tu t’arranges mal, c’est drôle de s’enlaidir à plaisir. » Mais je ne trouvais pas que mes costumes fussent enlaidissants, bien au contraire, et même j’avais la prétention, justifiée par le premier point, — qu’ils ne ressemblassent pas à ceux des autres et qu’ils indiquassent aux passants que je n’étais pas une personne occupée des vaines puérilités où s’atrophient les femmes. Même à quatorze ans on a toujours une intention en choisissant ses robes, et quoi qu’on s’en dise, on ne s’habille que pour impressionner autrui.

Lorsque je retournai chez le vieux monsieur, il manifesta une joie infinie, et tout le temps que dura ma visite le petit bûcher ne s’éteignit pas une seconde au fond de ses yeux empruntés.

Ce furent des heures exaltantes ! Il savait l’histoire de tous ses bibelots et, en la racontant, l’enflammait de l’éclair des images. J’avais apporté mon cahier à notes et j’écrivais nerveusement, penchée vers les objets dont il disait l’aventure ; ah ! j’avais bien oublié que le vieux monsieur avait des boucles teintes, les lèvres molles et lilas !

Au bout de la grande galerie, s’arrondissait une petite pièce tendue en cuir doré qu’encastraient des boiseries d’ébène où se répétaient sans cesse, en un mouvement libre, le « laurier toujours vert » et le Semper de Laurent le Magnifique.

— Voici, me dit M. Molenni, des panneaux qui viennent du palais familial des Médicis. Lorsque le marquis Ricardi l’acheta en 1659, on détruisit, pour faire les réparations du côté droit du palais, l’oratoire où se trouvaient ces merveilles, qui furent jetées dans un grenier ; le goût était perdu à cette époque ; c’est dans ce grenier que mon trisaïeul, fort lié avec Ricardi, les trouva et les acheta, pour rien ; depuis, cette boiserie est restée toujours dans la famille.

Je regardais les fins rinceaux d’ébène, puis le vieux monsieur, que je commençais à trouver beau, regardait ma main nue, qui restait appuyée en geste de caresse à une délicate et vindicative tête de Méduse issue du centre d’un panneau.

— Quelle main merveilleuse vous avez, dit-il, et dans son étrange griffe gantée trop large par sa peau, il prit ma main et la retourna en tous sens, comme on fait d’un objet auquel on cherche une fêlure. Vous devriez me la laisser mouler, ajouta-t-il au bout d’un instant.

— Oh non ! Elle est bien trop vilaine. Ma mère dit toujours que j’ai des mains comme un garçon !…

Évidemment il y avait dans cette phrase des trésors de drôlerie, car le vieux monsieur se mit à rire si immodérément que j’en fus tout embarrassée.

— Qu’est-ce qu’il y a derrière ce rideau ? dis-je pour dire quelque chose et en désignant une draperie de velours de Venise.

— Un tableau que je ne montre qu’aux artistes, répondit le comte, dont le rire s’était arrêté tout net.

— Oh ! que je voudrais le voir ! m’écriai-je un peu vite.

— Voyons, Odile, intervint mon institutrice, comment pouvez-vous être aussi indiscrète ?

Je devins rouge, furieuse de la leçon, consciente d’avoir commis une gaffe.

— Je vous demande pardon, monsieur, fis-je d’un air pincé.

— Oh ! il n’y a pas de quoi, répondit-il ; bien décidément ces yeux-là n’étaient pas à lui… quels yeux extraordinaires, vraiment !

Il y eut un silence, puis :

— Venez voir mes bijoux, dit le vieux monsieur.

Les bijoux étaient dans une autre salle dont il avait la clef dans sa poche. Il y en avait, il y en avait, c’était affolant : des agrafes, des chaînes, des plaques orientales, superbes de barbarie avec leurs grosses gemmes gauchement taillées, des filigranes italiens et hongrois, des colliers antiques, minces feuilles d’or martelées d’un brillant vif, des pendants et des ferronnières compliqués de la Renaissance française et espagnole, quelques-uns de l’école de Cellini, des pierres de toutes sortes, où dominait l’améthyste, jetées à poignée sur des velours, c’était comme l’histoire de l’humanité que racontaient ces frêles et précieuses choses.

Quand je sortis de chez le vieux monsieur, nous étions amis. À partir de ce jour-là, il s’occupa beaucoup de moi, m’envoyant sans cesse des fleurs, venant me chercher dans son panier pour faire des promenades autour de Trouville. Je m’amusais infiniment. L’attention qu’il me témoignait me donnait une idée excessive de la portée de mon intelligence. Nous causions presque exclusivement de choses d’art, il connaissait à merveille l’histoire anecdotique de la Renaissance et la racontait avec beaucoup d’esprit. Souvent il interrompait ses récits par une reprise de ce fou rire qui me paraissait toujours sans cause et disait : « Je ne sais pas la fin. » Jamais je n’en demandais plus long, ma sotte curiosité au sujet du tableau voilé m’avait laissé un souvenir désagréable et instructif.

Lui aussi s’en souvenait, et par taquinerie sans doute me parlait constamment de l’invisible chef-d’œuvre. Il lui servait à dater les incidents de sa vie, à étayer ses comparaisons. « C’est deux ans après que j’ai acheté le tableau voilé. » « C’est beau comme le tableau voilé ! »

Un jour il dit : « Vous ressemblez étonnamment à l’un des deux personnages du tableau voilé. » Malgré moi, j’étais sans cesse ramenée à la pensée de ce tableau et cela m’agaçait singulièrement, il me semblait qu’en y songeant si souvent, je faisais quelque chose de mal.

J’étais extrêmement pure de pensée, mais j’avais lu trop de livres pour ne pas savoir qu’il y a dans la vie des secrets qu’un jour on doit apprendre et j’y soupçonnais un peu d’horreur. Pourquoi ces mystères me paraissaient-ils avoir des rapports avec ce tableau ? Je ne pourrais le dire, mais c’était ainsi, et j’avais conscience de choses défendues qui se trouvaient en connexion immédiate avec l’image dissimulée derrière le rideau en velours de Venise. Tout cela demeurait absolument vague et informulé en moi, mais cela me gênait comme l’incompréhensible.

À la fin de la saison il y eut une grande fête à la villa du vieux monsieur. Comme le cotillon était dans toute son ardeur, il s’approcha de moi. Je ne dansais pas, trouvant cette sorte de gesticulation suprêmement ridicule.

— Venez, dit-il, je vais vous montrer quelque chose.

Je pris son bras et il m’emmena, à travers la galerie déserte, jusqu’au petit salon des Médicis. Il ferma la porte et me regarda un grand moment sans parler, jamais je ne lui avais vu une si étrange expression : il avait l’air féroce tout à coup et de petites lumières sautaient dans ses yeux comme des gouttes de friture.

— Je veux vous donner une grande preuve de mon amitié pour vous et de l’admiration que vous m’inspirez, dit-il enfin.

Et ce fut un grand soulagement que de l’entendre parler. Je pris un air très aimable.

Il continua :

— Je vais vous montrer le tableau.

— Ah ! merci, je serai bien contente ! dis-je.

— Mais ce n’était pas vrai. Je n’étais pas contente, j’étais intimidée et inquiète comme un mioche en faute, et cette inexplicable impression m’irritait infiniment.

Le vieux monsieur, d’une saccade, tira le rideau.

— C’est Jupiter, dit-il d’une drôle de voix tout étranglée.

L’un des personnages du tableau me ressemblait en effet prodigieusement. Je regardai sa tête avec quelque intérêt, mais le tableau ne me parut pas bien remarquable. Il était très enfumé, les noirs avaient repoussé beaucoup, le dessin était tourmenté, les mouvements des corps incompréhensibles. J’étais ennuyée de ne pas pouvoir admirer, c’était bien sûr faute de m’y connaître, puisque le vieux monsieur, qui s’entendait si bien en peinture, disait que c’était un chef-d’œuvre.

Ne trouvant pas un seul éloge à faire, je me tournai vers lui pour lui demander de quelle époque était le tableau, mais ma question resta en route, coupée net par une impression horrible, glaçante.

Était-il tout à coup devenu fou ?

Atrocement pâle aux places libres de fard de sa figure, remué des pieds à la tête par un tremblement, il me regardait avec des yeux fixes, effroyables, qui semblaient ne pas voir.

— Mon Dieu ! vous êtes malade ? je vais appeler, m’écriai-je.

Il fit un faible geste de la main.

— Non, n’appelez pas, attendez… Je vais vous dire… écoutez-moi.

Il s’approcha de moi.

— Je voudrais vous embrasser.

Il avait mis sur mon maigre bras nu sa grande main froncée de plis, et elle était froide cette main, horriblement froide.

Ce n’était guère effrayant qu’il demandât à m’embrasser, ce vieil ami qui était toujours si bon pour moi, et cependant j’avais peur, peur comme je n’ai jamais eu peur : peur jusqu’au bout des doigts, jusqu’à mes pieds, qui s’étaient glacés, jusque dans mes cheveux… Peur de quoi ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je dégageai violemment mon bras de la crispation de la grande main gelante, et, d’une voix qui chevrotait, je dis :

— Non ! je ne vous embrasserai pas ! Non ! certainement non !…

Rapidement, je marchai vers la porte. Il fit un pas vers moi, puis s’arrêta, s’appuyant au fauteuil comme s’il ne pouvait plus se soutenir, et ma terreur devenant une sorte de folie, je sortis en courant de la chambre des Médicis.

Le cotillon finissait, ma mère me cherchait pour partir. Je la suivis avec empressement et sans commentaires.

Le lendemain, une lettre du vieux monsieur vint, qui l’excusait de ne pouvoir nous faire ses adieux ; il était souffrant. Le surlendemain nous quittions Trouville.


Il m’a fallu vivre bien des années avant de comprendre le sentiment qui m’a toujours empêchée de raconter à qui que ce fût mon aventure avec le vieux monsieur.


(À suivre.)
CLEG.

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[2]

III 

Seize ans.


Je montais à cheval tous les matins avec mon cousin Paul de Brettigny ; bien que j’eusse seize ans et Paul vingt-deux, il ne pouvait entrer dans l’esprit de personne que cela fût quelque chose de compromettant.

Pauvre Paul ! Tout le monde disait : Pauvre Paul ! en parlant de lui, quoiqu’il n’évoquât rien de mélancolique, bien au contraire.

Son torse était une grosse boule posée sur deux grosses pattes courtes ; sa tête était une boule encore : il ressemblait aux dessins que les gamins font sur les murs, les yeux tout ronds, le nez tortillonné d’un côté et plein du vacarme d’un perpétuel reniflement, des oreilles de jeune éléphant, la bouche ouverte quelle que fût l’occasion — évidemment ça manquait d’air en lui, — il était très myope, et semblait ne jamais savoir où il se trouvait ni avec qui ; ce qu’on pouvait bien attendre de lui, ni de quoi il était question. Ce qu’il avait de plus drôlatique, c’était encore ses sourcils, deux braves petits arcs placés tellement haut sur le front qu’au repos, et même lorsqu’il dormait, il avait toujours l’air d’avoir appris la seconde d’avant une nouvelle du genre stupéfiant.

Il y a, dans un conte de Dickens, un personnage qui est perpétuellement sur le point de faire une réflexion, mais qui pourtant ne la fait jamais ; mon cousin avait des analogies avec ce personnage-là. Quel bon garçon du reste ; si seulement on avait pu l’amener à penser plus vite, on en aurait fait quelque chose.

Paul était éperdument amoureux de moi.

Je le savais, bien qu’il ne me l’eût jamais dit, — comment serait-il parvenu à réunir un tel effort ? — je connaissais la manifestation des émotions profondes chez lui. Elle était bizarre comme tout en son individu. Quand Paul était secoué aux racines de l’être, il ne disait rien, il ne fermait pas la bouche, il ne cessait pas de renifler, ni d’avoir l’air stupéfait, non, rien de tout cela, mais il était pris de torrentielles transpirations faciales, il « pleuvait », positivement : ses chapeaux, ses cols de chemise, ses cravates, rien n’y résistait.

Lorsque je le voyais ruisseler ainsi, je savais qu’il était près de formuler son grand amour, mais il ne le formulait pas.

Je commençais à songer beaucoup au mari futur, l’amour me préoccupait, je regardais les jeunes gens en me demandant : « Épouserais-je celui-là ? » Je passais des heures à refuser ou à accepter de superbes passions que l’on ne m’offrait pas. J’étais, il me semble, assez jolie à cette époque, mais extrêmement maigre encore, et j’avais toujours cette gaucherie garçonne qui me rajeunissait, tout le monde me traitait en gamine, ce dont j’étais mortifiée infiniment.

Paul, seule exception, me prenait très au sérieux ; à cause de cela je goûtais sa société, et j’avais pour lui des mansuétudes. Je lui faisais part avec condescendance de mes idées sur les choses de la vie, il n’ignorait rien de mes préoccupations littéraires, ni de mes goûts en matière d’art. Parfois il disait dans un reniflement :

— Tu es un type dans le genre de George Sand !

Je le regardais avec indulgence, il n’était pas si bête après tout !

C’était une joie que nos promenades. J’avais la passion du cheval, une griserie d’orgueil ressenti à plier à ma volonté la bête forte et brutale, ce m’était un peu de cette royauté en miettes dont les enfants fiers ont besoin. Quels beaux temps de galop au train de charge nous faisions sans nul souci des cavaliers qui arrivaient en sens inverse ! Lorsque nous arrêtions nos chevaux soufflants, hors d’haleine nous-mêmes et un peu gris, je disais à Paul :

— C’est tout de même bon de vivre !

— Oui, fameux ! répondait Paul avec des reniflements d’hippopotame.

— Toi, tu me comprends, ajoutais-je parfois fastueusement bonne, parce que j’étais heureuse, — il n’y a que toi qui me comprennes !

C’étaient des moments où Paul était bien près d’aboutir à une réflexion typique et décisive, mais il n’y arrivait pas et se bornait à transpirer comme un fou.

Un matin, nous venions de faire sauter à nos chevaux la haie du tir aux pigeons, lorsqu’arriva droit sur nous un monsieur monté sur un énorme et magnifique cheval noir qui, le nez au poitrail, emballé à fond, allait avec une brutalité de projectile. Il passa si près de nous, que le vent de sa formidable course nous frappa le visage.

Paul le suivit des yeux, il menaçait visiblement d’avoir une idée à son sujet.

— Il va se faire démolir, fis-je, intéressée.

— Oui ! sûr ! approuva Paul, satisfait de la formule.

Dix minutes plus tard, comme nous flânions encore autour des obstacles, le monsieur au cheval noir reparut dans un parfait état de conservation ; mon pronostic ne s’était pas justifié.

Il allait au petit pas, l’air très tranquille. Le cheval soufflait profondément, il avait dans l’œil la terreur éperdue des bêtes qui viennent d’être châtiées durement.

Le monsieur le mena tout contre la haie, la lui fit regarder, puis, prenant du champ, le lança sur l’obstacle.

— Restons un peu, dis-je à Paul.

— Oui, c’est, ça ! fit Paul.

En quelques foulées formidables, la grande bête avait joint la haie, le monsieur l’attaqua à l’épaule d’un coup de stick qu’on entendit claquer, mais le cheval, refusant l’obstacle, se dressa sur ses pieds de derrière et fit tête à queue avec une effrayante violence.

— Il colle, le monsieur, observai-je.

— Oui, pour un type qui colle… répondit mon cousin, mais le spectacle l’intéressait trop pour qu’il usât son fluide nerveux en fins de phrases.

Le cheval resta longtemps droit comme un i, ses sabots fins battant l’air, encensant de la tête pour se débarrasser de son cavalier, mais lui, la jambe serrée comme une pince, le front à la crinière de sa bête sauvage de cheval, les rênes complètement lâches, attendait sans gêne apparente que cela finît.

Quelle belle raclée reçut ce diable noir lorsqu’il fut redescendu sur le sol, et quelles défenses il avait !… Le monsieur ne se déplaçait même pas, c’était exaltant à voir. Enfin, l’animal un peu calmé avec seulement ce beau renâclement de colère et d’angoisse de la défaite, le monsieur le ramena sur la haie. Dix fois il se déroba ; à la onzième il passa d’un gigantesque bond des quatre pieds.

La scène recommença à tous les obstacles. Nous suivions pour voir, pour le voir tuer probablement. Mais il ne fut pas tué, et le cheval céda.

J’avais la tête très montée par ce spectacle, et comme je faisais part de mon enthousiasme à Paul, il entra dans un état de grande effervescence, et proposa de faire sauter à son cheval la grille du tir aux pigeons.

Je le dissuadai de donner suite à ce projet et je l’emmenai en lui donnant mon avis motivé sur les degrés de beauté des sauts du cheval noir.

Le lendemain, comme nous remontions les poteaux à cette allure emballée qui nous était habituelle, je dis tout à coup :

— Je crois que c’est le monsieur d’hier que nous venons de croiser.

— Oui… peut-être, c’est un type dans son genre, concéda mon cousin.

— Je te dis que c’est lui, j’ai reconnu son cheval, affirmai-je péremptoire ; c’est ennuyeux que je n’aie pas bien pu voir sa figure, nous allions trop vite.

Il fut évident que Paul mûrissait l’intention de me proposer de courir après le cavalier qui m’intéressait, mais je lui évitai de compléter son effort en disant :

— Ça ne fait rien, nous le reverrons, sûr.

En effet, nous le revoyions un quart d’heure plus tard pendant que, hasard singulier, nous allions au pas. Il nous dépassa puis, raccourcissant l’allure de son cheval, le maintint à une longueur en avant des nôtres.

Cette fois je l’avais bien vu. Il était très laid, mais drôle, le nez busqué et pointu, les yeux rapprochés, d’un noir pétillant, de gros sourcils, une moustache noire, un menton en galoche, la peau très brune, le cheveu sec et terne, très maigre, on voyait ses têtes d’os sous le drap de son veston. En passant il m’avait regardée drôlement — un regard qui grille pensai-je, et je fus très satisfaite de la définition, qui me parut une trouvaille.

— C’est un étranger, dis-je à Paul, qui n’objecta rien.

Deux minutes après je mis mon cheval au trot ; le monsieur nous laissa passer puis il prit notre allure et resta derrière nous jusqu’à la fin de la promenade.

Le lendemain, nous le retrouvions encore, encore il me griffait de son méchant regard, et malgré nos galopades insensées, il restait soit devant, soit derrière nous, à petite distance.

— Dis donc, sais-tu qu’il nous suit positivement, cet individu, confiai-je à Paul, dont la figure se congestionna à l’instant pendant qu’avec une énergie inaccoutumée il prononçait :

— J’allais te le dire.

— C’est assommant ! Menons-le au tir aux pigeons, il fera sauter son cheval, et pendant qu’ils seront à se battre nous filerons grand train.

— Bonne idée ! dit Paul.

Les choses allèrent comme j’avais pensé, mais en me retournant lorsque nous fûmes à quelque distance, je vis l’homme au cheval noir qui, immobile, regardait autour de lui quand il nous aperçut fuyant comme deux perdus, il lança son cheval dans notre direction. Ah ! quelle belle randonnée, que c’était amusant ! Mais la grande bête noire avait plus de fond que nos claquettes, et en arrivant au champ d’entraînement je m’arrêtai pour ne pas subir la honte d’être dépassée en plein train.

— C’est fort tout de même ! dis-je à Paul en assurant mon chapeau, qui avait un peu bougé.

— Oui, c’est fort ! — et comme la frénésie de la course avait excité sa circulation cérébrale, Paul, s’élevant au-dessus de lui-même, eut une idée.

— Veux-tu que j’aille lui dire qu’il nous embête, au type ? proclama-t-il en brandissant un stick belliqueux.

— Oh ! non, voyons ! Et puis, est-ce qu’il nous embête, après tout ?…

— Dame !… Je ne sais pas, moi, tu comprends… fit Paul, subissant la dépression qui suit les excès intellectuels.

En vérité, non seulement il ne m’ennuyait pas, mais il commençait à me faire travailler la tête, le monsieur au cheval noir ! Je venais de lire les Mémoires de deux jeunes mariés ! les amours de Louise de Chaulieu et du baron de Macumer m’avaient vivement remuée. J’établissais des analogies entre l’Espagnol mystérieux et le monsieur au cheval noir ; l’idée naissait en mon cerveau que cet inconnu à peau brune et à nez crochu pouvait bien avoir conçu pour moi un amour qu’il me plaisait de qualifier d’oriental. Un amour oriental c’était quelque chose où, dans un décor de nuit étoilée, se mêlaient de confuses images de Kangyars, de perles, de roses, de guzlas, toute une délicieuse friperie de bazar turc. Ces visions m’enchantaient.

En l’honneur de Macumer — je le nommais ainsi pour plus de commodité en causant avec moi-même — je me fis faire une amazone neuve dont le corsage, dans le but de m’« avantager », fut rembourré outrageusement, et je pris l’habitude de faire sauter mon cheval presque tous les jours. Pauvre bête, elle est tombée fourbue à la fin de la saison.

Macumer sautait aussi, devant nous, ou derrière ; un jour même, au moment où j’enlevais ma bête, la sienne surgit tout à côté, et il passa l’obstacle tellement près de moi qu’il me frôla presque.

Ce fut pour Paul une occasion de transpirer atrocement. Paul était jaloux de Macumer !

Les mauvaises passions développent l’intelligence ; le lendemain, mon cousin, avec un énorme pli entre ses sourcils étonnés, m’offrit le produit de ses méditations sous la forme suivante :

— Je me demande ce que ma tante dirait si elle savait qu’il y a un type comme ça… un type qui ne ressemble à rien !… et qui nous suit comme notre ombre.

— Paul, prononçai-je avec énormément de dignité, si tu as l’intention de commencer à faire des potins à maman, je ne sortirai plus avec toi !…

— Des potins ?… dit Paul avec un air de pénible perplexité, et il se réfugia en déroute dans l’obéissance :

— Je ne fais pas de potins, je ne fais que ce que tu veux, toujours…

— C’est bien, tu es un zèbre ! dis-je en lui donnant un bon coup de cravache dans le dos. Et Paul, sachant l’importance de l’éloge, fut ivre de joie.

Je n’étais pas décidée à épouser Macumer, il était vraiment si laid ! Je me satisfaisais à penser qu’il devait passer les nuits à se promener sous ma fenêtre, par des pluies torrentielles ou des gelées funèbres, que dans le jour, sans doute étendu sur des divans brodés d’or, il fumait de l’opium pour mieux rêver à moi, que peut-être même il me faisait, en une langue gutturale, des vers sublimes. Mais l’épouser ?… était-ce bien la chose à faire ?…

J’ignorais jusqu’à son nom ! J’avais un instant songé à le faire filer par Paul pour connaître au moins sa demeure. Mais mon honnêteté s’était regimbée vite contre la perfidie et l’inconvenance d’une telle démarche. Cependant j’avais bien envie de savoir qui il était !…

Il semblait un homme élégant, il devait aller dans le monde… Je me déclarai atteinte d’une subite passion de fêtes. Ma mère ne s’en étonna pas ; elle m’annonçait sans cesse que ma sauvagerie n’étant qu’une pose, j’y renoncerais certainement un jour ou l’autre. J’allais donc, de bal en comédie, de thé en raout, à la recherche de Macumer.

Je mis deux mois entiers à le rencontrer ; enfin, un soir de grande réception à l’ambassade de Turquie, j’eus le triomphe de l’apercevoir debout dans une porte. Il rencontra mes yeux et il me parut que sa figure brune jaunissait, ce que je pris avec assez de raison pour être sa façon de pâlir. Il avait l’air féroce.

Sans perdre mon temps en stériles méditations sur ses états d’âme, je me penchai vers ma voisine, une Mme de Saint-André, sorte d’agitée insupportable qui connaissait tout le monde et savait les histoires de chacun.

— Est-ce que vous pourriez me dire le nom de ce monsieur très brun, là, dans la porte… qui cause avec Tissak effendi ?…

Mme de Saint-André regardait à sa gauche.

— Mais non, pas par là, à droite… là ! il est parti, fis-je toute déconcertée par la rapidité du mouvement de Macumer.

J’eus beau le chercher toute la soirée, je ne le revis pas. Le lendemain matin, son regard me parut plus griffant qu’à l’ordinaire. Je fus enchantée ; évidemment mon Turc — j’avais décidé qu’il était Turc puisqu’il allait aux réceptions de l’ambassade — mon Turc souffrait de quelque chose à cause de moi, n’était-ce pas délicieux ! Mais de quoi ? Peut-être — puisqu’il était Turc — n’avait-il pas pu supporter de me voir étaler mes épaules nues devant tous ces gens. J’aimais cette idée, mais en me rappelant l’insolente affectation que mettaient mes clavicules à se manifester, j’y renonçai ; mon décolletage, hélas ! était sans aucune importance et ne devait attirer l’attention de personne.

Que pouvait bien avoir ce type de Macumer ? Paul avait raison, c’était vraiment un type ! Pourquoi ne s’était-il pas fait présenter à ma mère ? Avait-il commis des crimes qui l’isolaient ? Pourquoi allait-il dans les ambassades alors ?…

— Qu’est-ce que tu as, tu ne parles pas ? Et Paul renifla par trois fois terriblement.

— Je n’ai rien à dire, tu m’ennuies ! Je cravachai les oreilles de mon cheval qui prit le galop. Était-il stupide ce Paul de venir déranger mon échafaudage de suppositions et de projets.

… Si je faisais une chute par exemple, là, en plein milieu de l’allée, Macumer se précipiterait certainement pour me ramasser ; il m’emporterait évanouie ; en revenant à moi, je le remercierais avec un sourire maladif, il serait verdâtre d’émotion, je lui demanderais son nom. Ma mère lui écrirait un mot de remerciement pour ses soins, il viendrait prendre de mes nouvelles… Mais c’est que ce n’est pas déjà si commode de tomber de cheval… Il fallait trouver autre chose…

Évidemment Paul me flattait en disant que j’étais un type dans le genre de George Sand, car je n’avais aucune faculté d’invention : je ne trouvai rien.

Mais il était écrit que, sans nul effort, je serais renseignée.

Un jour du mois de juin, ma mère avait organisé avec ses amis un déjeuner à Armenonville. Il fut convenu que, pour ne pas manquer ma promenade du matin, je viendrais là descendre de cheval avec Paul et qu’on nous accepterait, moi en amazone et lui en knickerbockers. À midi je fis une très belle entrée à toute allure et j’arrêtai sur ses jarrets ma pauvre bête tout contre le groupe déjà réuni qui nous attendait. Puis je sautai à terre sans aide, comme c’était mon indépendante coutume. Je commençais la tournée des poignées de main, lorsque, pour ma stupeur, j’aperçus mon oncle de Brettigny qui, à deux pas, causait avec Macumer. Je n’avais pas vu le mystérieux personnage de toute la matinée ; c’était à cela qu’il s’occupait, à causer avec les gens de ma famille !… Il connaissait mon oncle !… Il savait qui j’étais, alors !… Il allait venir… Il déjeunerait avec nous peut-être… C’était fort tout ça !

Interrompant mes manifestations de politesse, je dis à ma mère d’un ton de sauvage excitation :

— Qui est ce monsieur avec lequel cause l’oncle Henry ?…

— Je ne sais pas… Qu’est-ce que ça peut te faire ? Est-ce que tu le connais ? Qu’as-tu à le regarder avec ces yeux qui sortent de la tête ?

— Non, je ne le connais pas… mais je voudrais savoir qui c’est.

— Voyons, Odile ! quelles manières tu as ! Je te prie de ne pas regarder ce monsieur de cette façon inconvenante !

J’évitai d’obéir à cette injonction, j’étais trop violemment intéressée. Macumer, lui aussi, me regardait tout en parlant. Je présume que le diable doit avoir une expression pareille à la sienne, aux moments où il prend particulièrement conscience de sa mauvaise situation d’ange déchu. Ah ! il n’avait pas l’air tendre, le Turc ! Si dans l’ordinaire de la vie il avait pour moi de l’amour, ainsi qu’il m’était agréable de le croire, ce qu’exprimait sa figure à cette minute-là ressemblait bien plutôt à de la haine, et puis aussi, on aurait dit qu’il souffrait…

Je n’eus pas le temps de poursuivre mon examen, il serra la main de mon oncle, remonta à cheval, fit tourner la grande bête noire et partit à fond de train.

Je suivis ma mère, qui emmenait ses invités dans le bosquet où l’on devait déjeuner. Mon oncle nous rejoignit, on s’asseyait.

— Qui est ce singulier personnage avec qui vous causiez, Henry ? demanda ma mère, qui ôtait ses gants.

Singulier personnage ? Oui, assez singulier, en effet ! répondit mon oncle, qui, en général, était plein de sous-entendus, de réticences et qui, par une tournure d’esprit romanesque, était porté à voir des mystères et des bizarreries partout. D’ordinaire, cette manie m’horripilait, mais dans la circonstance elle s’adaptait trop parfaitement à ma conception de Macumer pour que je ne l’accueillisse pas avec avidité.

— Pourquoi est-il singulier ? demandai-je en poussant ma chaise pour inciter l’oncle à s’asseoir près de moi.

Ah ! voilà une affaire qui ne regarde pas les petites filles, par exemple !

Je trouvai le rire qui accompagna cette déclaration d’une rare stupidité.

— Il est Turc, ce monsieur, n’est-ce pas ? insistai-je.

Ici, le rire de mon oncle s’affola au point de me déconcerter.

— Dieu que tu es drôle !… sans le savoir, fit-il d’une voix étouffée par ce paroxysme de joie. — Non, ma chérie, il n’est pas Turc, il est lyonnais tout simplement, il s’appelle Bredain ; mais comme il a voyagé beaucoup en Turquie, il a pris le genre du pays, c’est ça qui t’a trompée.

Et sous l’effort d’un nouvel accès hilare, mon oncle bleuit.

— Mais enfin, qu’y a-t-il de si comique à cela ? demanda une petite dame gaie, vexée de rire par contagion et sans savoir de quoi.

Mon oncle eut un rapide regard vers moi, puis :

— Bah, on peut tout dire en y mettant des formes, fit-il. Voici, mesdames, l’histoire de ce pauvre Bredain. Son père était l’un des plus gros fabricants de soie de Lyon, en rapports avec tout l’Orient. Très jeune, ce garçon que vous venez de voir est allé faire là-bas un grand voyage d’affaires, et d’agrément aussi, qui s’est terminé à Constantinople, où il a fait un très long séjour il y a quelque dix-huit ou vingt ans. Là, il a eu une aventure. Vous savez combien les Turcs aiment peu que l’on s’immisce dans leurs affaires de ménage, Bredain ne le savait pas, ou bien il l’avait oublié. Le fait est qu’en se promenant un beau soir, il aperçut une dame qui prenait le frais à une fenêtre, laquelle, par un drôle de hasard, n’avait pas une de ces garnitures de bois que la prudence nationale fournit à toutes les ouvertures des maisons, pour empêcher les mouches d’entrer, probablement. La dame était jolie, Bredain passait là tous les jours, — c’était la rue qui menait à son hôtel — vous savez comme les orientaux sont hospitaliers, et puis, à force de voir passer les gens, on se figure qu’on les connaît. La dame turque subit cette illusion, Bredain aussi, ils se saluèrent, la causerie s’engagea, il savait quatre mots de turc, elle trois mots de français, vous voyez ça d’ici. Un jour qu’il faisait très chaud et que Bredain avait très soif, la dame, qui justement consommait du sorbet au limon, l’invite à entrer. Le lendemain, elle lui fait goûter une confiture de roses de sa fabrication. Il adorait la confiture de roses, c’était une passion positivement ; mais voilà que pendant qu’il en mangeait sans la moindre discrétion, et avec ces manières de se mettre à son aise que nous avons en pays étrangers, nous autres Français, le mari de la dame entre. Ces diables de Turcs ont mauvais caractère, celui-là, par-dessus le marché, était avare, il avait horreur que l’on dilapidât avec des étrangers les sucreries de sa resserre, et enfin Bredain ne lui avait même pas été présenté, ce qui était fort incorrect. En somme, ce garçon avait manqué de prudence et de discrétion. Le Turc n’était pas content et le lui témoigna. J’ai négligé de vous dire que ce Turc était un gros personnage, ami du sultan. Je ne sais pas son nom, qui d’ailleurs n’importe pas à l’histoire. Ce que je veux dire, c’est que s’il lui avait convenu d’étrangler Bredain comme un simple poulet, étant données sa situation et les mœurs du pays, cela n’aurait pas fait la plus petite affaire ; mais, tout au fond, c’était un brave homme, quoique fort en colère, — un brave homme à la manière turque, qui n’est pas la nôtre, bien entendu. — Au lieu de faire tuer Bredain, il le rançonna, mais l’autre n’avait guère de monnaie dans sa poche, alors, ma foi, le Turc lui a pris ce qu’il pouvait lui prendre… comme ça, là, sur la place même du goûter à la confiture de roses… dans ces pays, il y a des gens très adroits… Après, avec toutes sortes de politesses, il a fait rapporter Bredain à son hôtel ; il était très fatigué de toutes ces émotions, le pauvre garçon, évanoui, je crois ; tout de même il s’est remis assez vite, il était si jeune… Mais cette aventure lui a aigri le caractère. Il a une grosse fortune, il est intelligent, malgré tout cela il est toujours de mauvaise humeur… Vous trouvez que c’est curieux, madame de Riverolles ? Non ? Et vous le plaignez… c’est gentil à vous.

— Mais, oncle, je ne comprends rien à ton histoire, fis-je impatientée de l’absurdité du récit. Que lui avait-il pris ce Turc, enfin ?

— On vient de vous le dire, ma petite Odile, riposta Mme de Riverolles avec une drôle d’expression, il lui a pris… sa gaieté.

Il y eut un rire général dont je fus très offensée, et je n’en demandai pas plus long.

Le lendemain matin, à peine étions-nous en selle que j’interrogeais Paul, qui m’avait donné l’impression que le récit de son père avait pour lui une signification qu’il n’avait pas eue pour moi. Immédiatement, mon cousin transpira, renifla et prit un air malheureux. Il bafouillait dans son désir d’échapper à mes questions, mais il n’était pas de force, et sous la vivacité de mon insistance, il éclata avec désespoir.

— Enfin ! qu’est-ce que tu veux que je le dise ! C’est un type qui n’est pas au complet ! cria-t-il.

La beauté lapidaire de cette phrase ne fit aucune lumière dans mon esprit, mais le trouble de Paul éveilla en moi une pudeur inconsciente qui me força de me taire.

Je cherchai vainement l’homme au cheval noir dans tout le bois ce matin-là, le lendemain encore, et les jours suivants. Il ne reparut pas, et bientôt je songeai à d’autres choses.

Mais j’y ai souvent pensé depuis, et il me semble que de tous ceux que j’ai cru inspirer, l’amour de cet homme est le seul qui vaille que j’en garde quelque vanité.


CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[3]



IV


Il y avait, ce soir-là, « du monde à dîner ».

J’étais armée de méfiance contre ces solennités, car il ne manquait pas, à chacune, de surgir un jeune homme inconnu qui m’offrait le bras pour aller à table, et dont ma mère me disait le lendemain : « Comment as-tu trouvé M. X… ? Charmant, n’est-ce pas ? Un garçon tout à fait distingué, il a un avenir magnifique ! » Bien entendu le M. X… était quelque galopeur de dots, qui m’avait dégoûtée profondément par la platitude de ses compliments. Je formulais sur lui mon opinion en termes nets. Ma mère déclarait que j’étais une sotte prétentieuse, et pendant des jours nous ne nous parlions pas.

Je me faisais, à dix-huit ans, une très grande idée de la beauté et du sérieux du mariage. Je n’avais pas vu encore — je n’ai jamais vu depuis, — aucune réalisation de mon idéal, mais je me croyais assez de forces au cœur pour accomplir ce chef-d’œuvre, et je me cramponnais à mes rêves avec une énergie d’autant plus grande, que certaines inquiétudes venaient parfois m’avertir qu’ils pouvaient bien, après tout, n’être que des rêves.

Les choses se passèrent ce soir-là comme les autres : à sept heures et demie, le jeune homme inconnu fit son entrée de l’air de précaution discrète et souriante qu’ils avaient tous et qui les faisait se ressembler bêtement. C’était un grand diable fortement charpenté, cambré à l’excès, ayant cette façon de paraître un peu déguisé qui révèle l’officier en civil. Ma mère me le présenta immédiatement, et dans l’accent de pompeuse câlinerie qu’elle mit à prononcer : « Le lieutenant des Ermettes » il y avait pour lui des promesses infinies de dot, d’avancements d’hoirie et d’héritages.

Après avoir, d’un salut très court, répondu au salut componctueux du lieutenant, j’émigrai, sans plus attendre, vers un autre point du salon. Mais ce militaire avait de la résolution, il emboîta le pas et me suivit. Je décidai, puisque je ne pouvais échapper, de faire tête à l’ennemi : une volte brusque me planta devant lui, le regard direct, dans une attente hostile de ce qu’il avait à dire. C’était un esprit ingénieux, tout de suite il trouva quelque chose.

— Êtes-vous allée à l’hippique aujourd’hui, Mademoiselle, c’était tout à fait réussi ?

— Non, Monsieur, je ne vais jamais dans cet endroit assommant.

Certains se fussent découragés, mais le lieutenant des Ermettes n’était pas de ceux-là. Ma réponse parut l’emplir d’un héroïque désir de bien faire. Ah ! vraiment je n’étais pas allée à l’hippique ; excellente occasion de me raconter en détail comment le prix de la Coupe avait été gagné par un de ses camarades : il le raconta.

Je l’écoutais avec un petit désespoir froid : il viendrait peut-être, le jour affreux où, lasse de lutter, je finirais par abandonner ma vie à l’un de ces hommes-là, qui se connaissent en chevaux et croient être l’élite de la nation parce que, en temps de guerre, ils seraient parmi ceux qui donnent des ordres aux autres…

Une soudaine curiosité vint couper mes songeries moroses.

Ma mère, vivement levée de son fauteuil, allait vers la porte, toute la figure élargie d’un sourire, plus comblé encore que celui dont elle avait accueilli M. des Ermettes. À qui pouvait se dédier un tel épanouissement ?

J’étais empêchée de voir par un groupe dense, mais j’entendis la fanfare triomphante de la voix maternelle — la voix des circonstances particulièrement flatteuses pour son amour-propre.

— Cher Monsieur, comme vous êtes aimable d’être venu ! C’est une telle joie pour moi que vous ayez bien voulu me sacrifier quelques-uns de vos instants si précieux !

Je me demandai quel pouvait être l’étonnant personnage dont les instants valaient si cher, même à l’heure des repas, et je m’avançai un peu pour l’apercevoir.

C’était un homme de haute taille, un peu dégingandé, dont le torse large et mouvant marquait à chaque geste sous le drap de l’habit la puissance d’une formidable musculature. Il avait des cheveux bleuâtres, une peau oxydée d’Indien, de grands yeux d’un noir brusque tombant vers l’angle extérieur et d’une douceur étrange. Sa bouche étroite, à lèvres épaisses, retroussait d’insolence la broussaille de sa moustache. Pour dire les banalités nécessaires, sa voix flexible, à timbre riche, donnait la sensation de l’éloquence sans même que l’on perçût le sens des paroles qu’il prononçait.

Ma mère faisait des présentations, j’entendis son nom : M. de Louvénac. C’était le fameux député dont les brutales apostrophes à la Chambre et les articles injurieux et véhéments avaient attiré parfois mon attention dans les moments où je pensais devoir m’intéresser aux affaires de mon pays.

Il était le dernier convive attendu, on annonça le dîner avant que ma mère ne l’eût présenté.

J’étais en face d’elle à table. À peine assis, M. de Louvénac se pencha et parut faire une question en me désignant du regard.

— Mais oui, c’est ma fillette ! Odile, je te présente M. de Louvénac.

Dès les hors-d’œuvre, mon oncle de Brettigny voulut entraîner le député vers des révélations politiques, mais il se défendit avec un air d’ironie courtoise et commença de discourir sur l’amour.

L’amour, seul intérêt de notre existence brève ! Il en vanta les douceurs véhémentes avec des mots dont chacun me paraissait doué d’une vie personnelle et d’une ardeur ; il en célébra l’amertume féconde, inspiratrice du génie. Sa voix se velouta pour citer ces vers de Musset :

    Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
    Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

À la façon dont il détacha les deux m d’immortels, je sentis, à n’en pas douter, que l’immortalité était une chose à lui appartenant et dont il disposait selon sa convenance. Et, comme il passait sa main d’un geste ample dans ses cheveux, je m’étonnai presque de n’y point voir de rayons.

Il parlait si abondamment que les autres avaient pris le parti de se taire ; le lieutenant des Ermettes lui-même, totalement sidéré, dînait vigoureusement et en silence. Je m’exaltais. Une soudaine résolution de le forcer à s’occuper de moi m’investit d’énergies invincibles, et d’une voix saccadée par la peur et le courage je dis tout à coup :

— Pourtant, Monsieur, l’amour n’occupe qu’un moment de la vie, et si ce n’est qu’un intérêt individuel, trouvez-vous vraiment qu’il ne soit pas criminel de lui sacrifier les facultés qu’on a le devoir de consacrer au bien de toute l’humanité ?

Ma mère fixa sur moi un regard dissolvant d’indignation. Que m’importait ! Bien que mon audace eût amené à mon visage tout le sang de mes veines, je triomphais, car M. de Louvénac souriait, et son regard posait dans le mien.

— Permettez-moi, Mademoiselle, de réfuter votre paradoxe, car c’en est un, dit-il — du même accent dont il devait prononcer « cher ange » lorsqu’il était épris. — L’amour n’est pas un intérêt individuel, mais l’intérêt même de l’espèce, il n’y en a pas de plus général, que je sache. Ce qui est momentané, c’est l’ambition, la lutte pour une idée que d’autres idées, en marche déjà, viendront périmer demain. La passion seule est de l’éternel, et du nécessaire. C’est elle qui alimente les activités… Ceux qui ne font que penser, vont au même but que ceux qui sentent, mais par des voies, détournées… Le monde appartient aux passionnés !

J’ai gardé très net le souvenir de ces paroles, comme de presque toutes celles que je lui ai entendu dire ; il est vrai que je les notais, avec une précision de sténographe, dans mon journal, qui, à cette époque, fut uniquement consacré à sa glorification.

Ah ! sans nul doute, le monde appartenait au passionné qu’il était, et moi aussi je lui appartenais ! Je ne répondis pas, et je restai les yeux dans les siens si caresseurs et prenants : c’était bien là l’homme à qui il valait de donner sans réflexion sa vie !

Après le dîner, solidifié par la nourriture, le lieutenant reprit ses avantages et me bloqua dans un coin pour m’exposer ses théories conjugales. Ses yeux essayaient de rêver ; prise d’une féroce impatience, je dis sèchement :

— Quelle fortune avez-vous ?

Son cou s’allongea, il eut l’air perplexe et pas content.

— Mais, Mademoiselle…

— Mais quoi ? fis-je très tranquille, vous voulez m’épouser, n’est-ce pas ? Vous savez le chiffre de ma fortune, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que je m’informe de la vôtre ?

— Mon Dieu, Mademoiselle, elle est modeste, très modeste, j’en conviens, mais j’ai un nom, une famille très bien posée, un avenir militaire…

— Magnifique !… oui, oui, je sais !… mais je ne tiens pas à ces choses, je ne tiens qu’à l’argent, et vous allez comprendre pourquoi. Le seul moyen que j’aie de croire qu’on ne m’épouse pas pour ma dot, c’est de ne prendre qu’un mari plus riche que moi, et j’y suis absolument résolue !

Cette fois le lieutenant ne s’opposa par aucune manœuvre à ma sortie du coin où il m’opprimait. Tout ce qu’il avait d’éducation ne suffisait qu’imparfaitement à dissimuler sa stupeur indignée, tout ce qu’il avait d’esprit ne suffit pas à lui faire trouver une réplique, et je m’en fus vers le groupe où M. de Louvénac causait avec de grands gestes qui remuaient de l’idéal par-dessus la tête de ses auditeurs conquis.

Il disait des choses sublimes sur la bien-aimée terre de France qui souffrait l’agonie et l’insulte de la botte allemande, il parlait du Rhin, notre frontière naturelle, il voulait le Rhin ! Et sa phrase s’emportait en violences furieuses, pour revenir sur elle-même comme une lanière qui s’étend, claque et s’enroule, menée par un geste habile.

Je ne trouvai plus, de toute la soirée, d’occasion pour lui parler, mais je rôdais autour de lui, m’emplissant du bruit superbe que faisait sa parole.

Quant au lieutenant, il partit tôt. Au lieu du mépris haineux que ses pareils m’inspiraient à l’ordinaire, il emporta de moi une sorte de reconnaissance. Ne m’avait-il pas, par l’antithèse qu’il représentait, indiqué mon but ? Sa présence avait servi à rendre plus rapide la formation de mon amour.

Car j’aimais ! Je lus les articles de Louvénac, j’achetai sa photographie et j’appris sa figure comme un poème. Il eut un duel, et pendant quarante-huit heures ma tête se détraqua. Tout était changé en moi et autour de moi, je m’intéressais aux plus minimes incidents qui me paraissaient, quels qu’ils fussent, avoir de secrètes ramifications avec ma tendresse. Rien ne m’était plus indifférent. Je faisais pendant des heures des efforts diplomatiques pour contraindre les gens à prononcer le nom aimé. Je parvins à convaincre mon oncle que sa conversation me passionnait, et il me conduisit à la Chambre, où il allait sans cesse. Quelles prodigieuses émotions je vécus là ! À travers la distance, je regardais Louvénac si fort, que j’étais sûre qu’il le sentait. La foule disparaissait, il me semblait être seule avec lui et que mon amour le pénétrait, et que c’était pour moi qu’il parlait, et que chacun de ses gestes marquait notre entente. Il circulait du bonheur et de la folie dans mes artères.

Il revint chez ma mère, d’abord à des intervalles espacés, puis plus souvent, puis sans cesse.

Dans les premiers temps, il ne parut presque pas s’apercevoir de ma présence, d’ailleurs je m’effaçais très complètement. Le voir m’était une joie suffisante, je ne souhaitais pas davantage. Cependant, d’une manière insensible, il s’occupa de moi davantage, mais toute sa ferveur louangeuse était réservée pour ma mère, à qui il témoignait une admiration dont l’excès me surprenait infiniment. Elle avait l’esprit tellement léger et enfantin que je ne parvenais pas à comprendre quelle sorte de plaisir Louvénac pouvait trouver dans leurs interminables conversations. Il en trouvait pourtant, et acceptait avec une visible joie ses invitations. Ma mère le déclarait un homme absolument « supérieur », parlait de lui à tout venant, répétait ses mots en les défigurant, et me reprochait aigrement ma froideur, qu’elle appelait : une pose.

J’étais froide, en effet, c’était le seul moyen que j’eusse de garder mon secret. Je ne songeais pas que je pusse épouser Louvénac, je sentais trop ma médiocrité. J’entendais quelquefois des allusions à ses succès, et il me paraissait que des princesses de conte devaient être seules assez belles et de sang assez bleu pour satisfaire un tel cœur.

Un jour, nos relations se modifièrent totalement sans que rien ne fût advenu qui expliquât cette transformation ; cela commença ainsi :

Je le reconduisais à la porte du second salon, lorsque tout à coup il dit :

— Savez-vous que vous m’intimidez, mademoiselle Odile ? Il y a en vous quelque chose de grave, presque de sacré, qui me trouble comme rien n’a jamais fait. — Et, ranimant d’une pointe de blague l’accent assourdi de sa voix : N’allez pas profiter de cette confidence pour vous moquer de moi ! conclut-il.

Et il s’en alla si rapidement que je ne pus répondre.

Sans doute, il n’avait pas attaché d’importance à ces paroles ?… J’en demeurais ravagée. J’étais malade d’espoir.

Pendant quinze jours, j’attendis à chacune de ses visites qu’il parût se souvenir de ce qu’il m’avait dit, mais il ne se souvenait pas et faisait une cour active à l’une de mes amies récemment mariée, et qui m’en racontait avec orgueil les détails.

L’une des nombreuses théories que trop de lectures avaient élaborées en moi, c’est que la jalousie est une affaire dont les cerveaux bien organisés ne sauraient être atteints, car ou bien l’on est aimé, alors c’est stupide injustice, ou bien on ne l’est pas et c’est une défaillance de la fierté. J’étais jalouse pourtant, quoique fière et pas aimée ; cette contradiction mettait en moi un désordre effarant.

Un soir Louvénac, après avoir plus ostensiblement que jamais flirté avec mon amie, vint s’asseoir près de moi. Sa figure s’était obscurcie pendant le très peu d’instants qu’il avait mis à traverser le salon.

— Tout est inutile ! Il dit cela en rejetant ses bras de chaque côté de lui-même comme pour les délasser d’avoir porté quelque poids écrasant.

— Tout quoi ? fis-je, émue déjà de sa tristesse.

— Tous les efforts que l’on fait pour mentir à soi-même.

Je me crus devinée, et qu’il allait me plaindre.

— Qui donc tente de se mentir ? demandai-je presque hautaine à force de souffrance orgueilleuse.

— Mais moi, bien entendu !

— Je ne vous comprends pas.

— Naturellement, pour comprendre il faut aimer… et vous ne m’aimez pas.

— Mais si, je vous aime beaucoup.

— Oui, vous m’aimez « beaucoup » c’est bien cela… Tandis que moi…

— Tandis que vous ?…

— À quoi bon vous le dire ?

— Mais si, vous pouvez me le dire ; quoi que vous en pensiez, je m’intéresse à vous, et… je vous plains… Vous aimez Mme d’Arglay, et c’est pour cela que vous êtes triste, n’est-ce pas ?

Il eut dans le regard une brusque joie, incompréhensible.

Mme d’Arglay ! Mais c’est donc vrai que vous ne comprenez pas ! Oui, j’aime, follement, passionnément, mais ce n’est pas Mme d’Arglay ! Comment pouvez-vous ne pas sentir que c’est vous ?

Sa belle voix chauffait les paroles qu’il disait. Je regardai autour de moi, en détresse. Qu’allais-je faire ? Crier de bonheur, éclater en sanglots, m’évanouir peut-être ; mon cœur ne voulait plus battre. Aucune force ne me demeurait pour dompter la révolte de mes nerfs. Je me levai.

— Vous partez !

Quelle vraie peur il y avait dans son regard.

— Oui, laissez-moi m’en aller, je vous en supplie…

La peur de ses yeux était changée en joie, mon trouble éperdu livrait tous mes secrets.

— Allez, chère enfant, vous êtes la maîtresse, vous la serez toujours, dit-il avec une admirable gravité.

Puis, tout bas, et comme je m’éloignais déjà :

— Me permettez-vous de vous écrire.

— Oui.

— Merci.

Il s’était levé et rentrait dans les groupes. J’admirai la force morale qui lui permettait de reprendre à l’instant même son sang-froid mondain. J’étais, moi, ivre, folle ; à force d’acuité, mon bonheur avait tous les caractères de la souffrance.

Dès le lendemain, je recevais une lettre où il me racontait ses luttes contre son amour, avec des termes qui tremblaient comme une voix émue. Ensuite vint une seconde lettre qui demandait que, par quelque signe, une fleur que je lui donnerais, je témoignasse de n’être pas offensée de sa passion. Et je me souviens d’avoir à ce sujet fait des réflexions compliquées sur les splendeurs du sentiment qui charge d’émotion et de poésie les manifestations les plus totalement banales. Lorsqu’il vint au samedi de ma mère, je lui donnai une rose, et comme il fut beau de paraître si triomphant !

Il prit l’habitude de m’écrire tous les jours, et à chaque lettre le ton montait, il y avait de plus en plus de « tortures subies » et d’« espoirs fous ».

L’été venu, au moment des séparations, il donna à entendre que si je ne me décidais pas à répondre à ses lettres, sa souffrance loin de moi ne serait pas tolérable. Il marqua de la jalousie, des inquiétudes. En somme, pendant les deux mois qui venaient de s’écouler, je l’avais laissé se débattre sans rien faire pour lui. N’étais-je pas une coquette amusée d’avoir dompté un indomptable ? Quelle raison de croire en moi avais-je donnée ? Pénétrée du sentiment de ma médiocrité devant un tel amour, je lui avouai que moi aussi je l’adorais. Pour la première fois, il parla de m’épouser : ce fut un grand jour. Il songeait à lier mon humble vie à la sienne, il me trouvait digne !… Je proposai de mettre ma mère au courant de nos projets, mais il s’y opposa violemment. Notre mariage ne se ferait certainement pas sans difficultés, il avait d’atroces ennemis, il était un grand calomnié. Sans nul doute, ma mère ne serait pas facile à convaincre, il fallait préparer les choses ; en tout cas c’était lui, lui seul qui plaiderait sa cause ; s’il ne la gagnait pas, il espérait en ma fermeté, en mon héroïsme, qu’il devinait si bien. J’allais avoir dix-neuf ans, bientôt je serais libre de disposer de moi-même, et si les circonstances nous étaient adverses, je pourrais compter sur son amour et il comptait sur le mien.

Il avait raison de compter sur moi. Dans le magnifique abêtissement de la tendresse, j’abdiquais tout sens critique, ce que je ne comprenais pas dans ses explications me paraissait devoir le grandir encore, et je passai un été radieux, m’affolant de ses lettres frémissantes qui chaque jour apportaient la pâture de mon cœur.

Après une saison d’eaux et six semaines de courtes stations dans les châteaux, nous étions réinstallées à Paris et j’attendais pour ce jour-là sa visite, et que, ainsi qu’il l’annonçait, il commençât auprès de ma mère son plaidoyer en faveur de notre joie, lorsque, par le courrier du matin, je reçus une lettre de lui encore.

Elle disait ceci.

« Ma chère vieille, ça marche ! C’est aujourd’hui que je donne l’assaut à la bonne dame. Elle me bat frais depuis que, sur ton conseil, j’ai lâché son usufruitière maturité pour la nue-propriété de la petite. Je pense que, lorsque je vais lui dire que c’est l’enfant que je veux et pas elle, il y aura grincements de dents, mais quand même j’espère en venir à bout. Et puis, en mettant les choses au pis, j’ai pour moi la petite, qui fera n’importe quoi. Seulement je préférerais les voies faciles, à cause de ma situation politique. L’impossible, c’est d’avouer l’état de mes affaires, ça gâterait tout. Alors, j’ai pensé que, puisque tu m’avais jusqu’ici tellement bien guidé dans cette affaire, qui sera aussi bonne pour toi que pour moi, si nous la réussissons, tu voudrais peut-être me donner le moyen de tout arranger que voici : tu me prêtes trois cent mille francs, — naturellement avec toutes les garanties, sûretés et engagements que tu pourras exiger de moi, — je les dépose chez un banquier, on peut y aller voir. J’ai une indépendance suffisante pour prendre des attitudes spartiates : je les prends. On n’ose pas m’accuser d’en vouloir à l’argent de la demoiselle, fi, l’horreur ! Et après la noce je te rends ton petit paquet, augmenté de cent mille francs… en attendant mieux. Si l’arrangement te convient, réponds par dépêche. À toi de tout moi. — Louvénac. »

J’avais lu debout, je m’assis quand ce fut fini, et je posai la lettre à côté de moi, ma main pesant dessus comme si les choses qu’elle disait avaient voulu s’envoler dans la pièce, fuir par la porte, gagner la rue, répandre au travers de la ville l’infamie de cet homme.

Ah ! comme ça faisait mal ce qui allait et venait dans ma tête, comme je me sentais avilie, dégradée !

Je me vis tout à coup dans la glace, en face de moi. Je me souviens d’avoir souri à cette blême figure qui me regardait avec des yeux effrayants, et de l’avoir saluée du mouvement involontaire que l’on fait devant les cercueils.

Puis ce fut en moi le besoin d’en finir, de me faire libre, d’arracher de moi le bout de chaîne cassée qui me tenait encore.

Je descendis dans la rue, j’arrêtai un fiacre et je me fis conduire chez Louvénac.

Lorsqu’il me vit entrer dans son cabinet, où il était seul, il eut un sursaut, puis tout de suite, les yeux tendres, il vint à moi, tendant les mains.

— Chère bien-aimée… quelle joie…

Mais je coupai l’effusion.

— Je vous rapporte ceci, fis-je d’une voix toute rauque, et je jetai le papier froissé sur le bureau. Il le prit et à peine y eut-il posé son regard qu’il devint singulièrement livide.

— Oui, vous vous êtes trompé d’adresse, dis-je encore. Je suis venue pour que vous me rendiez mes lettres. Combien voulez-vous ? Faites votre prix.

Il eut une imprécation, un geste violent. Je n’aurais pas deviné que sa figure hautaine et tendre pût ressembler à cela. C’était terrible, mais j’étais dans un état d’esprit qui ne laissait aucune place à la peur, je répétai :

— Vous m’avez entendue : faites votre prix.

— Ne m’insultez pas, répondit-il sourdement, c’est inutile.

Fouillant dans un tiroir, il en tira mes lettres nouées en paquet et me les tendit.

— Puissiez-vous ne jamais regretter un amour qui ne reculait pas devant une infamie pour vous conquérir, dit-il.

Ah ! le beau cabotin ! il avait des larmes dans les yeux, et brusquement il plia un genou, prit le bas de ma jupe et la baisa.

— Allez, maintenant, me dit-il, et soyez heureuse, vous venez de me faire expier en cette minute tout le mal que j’ai pu commettre dans toute ma vie.

Comme je sortais rapidement, je vis qu’il était rassis devant son bureau, la tête dans les mains, des sanglots secouant ses épaules. Ah ! le beau cabotin !


Trois mois plus tard, le jour de son remariage avec un Portugais dont nous avions fait la connaissance à Vichy l’été précédent, ma mère, en causant avec moi des gens qui étaient venus à la cérémonie, fit remarquer d’un air fin l’absence de Louvénac.

— Je peux bien te le dire à présent, il avait demandé ma main, il m’en veut, cela se comprend, expliqua-t-elle avec un air d’aimable fatuité.

— Oui, je sais, répondis-je.

— Tiens, tu t’en étais doutée, comment ?

— Il me semble que c’est lui-même qui m’en a donné l’idée.

— Tu as toujours une drôle de façon de dire les choses ; et ma mère me regarda d’un air soupçonneux. Mais bientôt elle pensa à d’autres objets.

Il m’a semblé, cette année-là, que je savais le véritable sens de la vie et qu’il se nomme mensonge. C’est aussi vers le même temps que j’ai contracté le tic — je l’ai encore — qui consiste à entrer dans un extrême agacement nerveux lorsque j’entends des tirades patriotiques, et à concevoir une méfiance instinctive et puissante contre les gens auxquels, pour être tranquilles, il faut absolument « le Rhin » et contre ceux encore qui disent que l’amour est le but de la vie.


CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[4]


V

Vingt ans.


Ce fut assez curieusement arrangé ma première rencontre avec Georges de Montclet.

J’avais pour grande amie depuis trois ans Mme d’Arglades. C’était une femme de trente ans, point jolie au sens courant du mot, mais absolument séduisante. Bâtie en force, les épaules larges, des hanches, une poitrine aiguë qui pointait dans les corsages, car elle portait des corsets très bas qui laissaient libre et mouvant le haut de son torse, elle avait dans ses cheveux des vernis de bronze d’or, et ses yeux noirs tachaient impérieusement la clarté de son visage long, à menton volontaire. Elle s’habillait avec une simplicité où il y avait du génie, toute étoffe sur elle prenait un style. Très douée, elle faisait un peu de tout, et joliment : de la musique, de la peinture, de la sculpture, de merveilleuses broderies. Elle m’aimait beaucoup et avec beaucoup d’autorité. Elle dirigeait ma vie, régentait mes sympathies, me dictait des idées, tout cela un peu au hasard de ses caprices, mais lorsque j’essayais de discuter quoi que ce fût avec elle, usant d’une incomparable virtuosité verbale qui était toujours à son service, elle démontrait que ses apparentes inconséquences n’étaient autre chose que les manifestations d’une suprême unité de système, et elle avait une telle souplesse d’argumentation que je me laissais convaincre, heureuse de m’être trompée en croyant trouver mon idole en faute.

Tout ce qu’elle disait laissait en moi des traces fortes. Je l’avais rencontrée à cette heure de la vie où la pensée en formation hésite, cherche un modèle pour prendre sa forme définitive. Elle avait été ce modèle.

Son mari était tout simplement un mondain, très sensiblement inférieur à elle, et qui acceptait cette situation d’assez facile grâce, se bornant à relever parfois avec des ironies faibles le disparate trop rapproché de ses affirmations. Car elle affirmait sans cesse, elle était toujours sûre de quelque chose.

Nous nous voyions très souvent et je lui disais tout. J’étais plus malheureuse que jamais dans ma famille. Mon portugais de beau-père me faisait vaguement la cour et cela donnait lieu à d’intolérables scènes. Je fuyais la maison, très encouragée à cela par ma mère. Aimée d’Arglades me donnait l’hospitalité avec une chaleur de cœur qui me permettait de croire qu’en allant chez elle je la faisais reconnaissante. J’y dînais plusieurs fois chaque semaine et je travaillais presque tous les jours dans son atelier.

J’eus la surprise, un soir en entrant dans le salon, d’entendre M. d’Arglades parler très haut et comme s’il avait été en colère. Généralement il ménageait sa voix, car il souffrait d’une laryngite chronique, et le moindre effort lui donnait des quintes de toux. C’est du reste ce qui se produisit cette fois-là et lorsque j’entrai dans le fumoir il étranglait positivement.

— Ah ! la voilà ! s’écria Aimée, qui me reçut avec véhémence et comme si mon arrivée eût été un secours pour elle.

Pendant que je l’embrassais, je vis par-dessus son épaule que M. d’Arglades qui achevait péniblement de reprendre sa respiration, avait une mine amère, et sa figure décongestionnée resta très pâle. Aimée, au contraire, avait les pommettes plaquées de rouge. Évidemment ils venaient de se disputer. J’en appris tout de suite la raison.

— Je suis contente de vous voir, petite, dit mon amie, qui de son bras musclé qu’elle avait lié à ma taille, m’entraîna vers un divan ; figurez-vous que nous avions des difficultés à propos de vous ; ne faites pas des yeux étonnés, c’est ainsi. Adrien prétend — tournée vers lui, elle le regarda durement afin qu’il comprît bien qu’elle ne supporterait pas longtemps qu’il continuât à prétendre — que c’est incorrect de s’adresser à vous dans une circonstance où, en somme, vous êtes seule intéressée… C’est de votre mariage que je parle.

— Mon mariage !… Aimée détestait les exclamations inutiles, l’étonnement, tout ce qui faisait une entrave momentanée à ses déterminations. Un agacement vif serra ses lèvres et arrondit les narines de son nez droit et blanc.

— Oui, votre mariage ! Nous avons un ami, qui, sans vous connaître, sur mes seuls récits, s’est exalté sur vous. C’est un imaginatif, un passionné, il est épris de vous, rien que parce que, comme il dit : vous n’êtes pas conforme, vous voyez cela d’ici, pas une poupée à formules, mais un être de grande race mentale, la femme que l’on rêve de rencontrer et de conquérir.

— Mais, ma chérie, risquai-je sans audace, il n’y a pas huit jours vous m’affirmiez que j’avais la vocation du célibat et que le mariage serait pour moi la pire aventure…

M. d’Arglades eut un rire dont la dureté me surprit ; Aimée, elle, avait l’air féroce, la résistance l’exaspérait toujours.

— Oui, j’ai dit cela, et je le répéterai tant qu’il s’agira des mariages que vous êtes exposée à faire sous l’aile de votre chère mère. Oui je vous ai dit qu’il ne fallait pas vous marier, et cela d’autant plus énergiquement que je sentais venir l’heure où je pourrais vous offrir ce que j’offre : un homme digne de vous, auquel j’ai inspiré l’amour de vous… oui, cela semble fou ; sans vous connaître, n’importe, il l’a dans la tête son amour et dès qu’il vous aura vue, ça lui tombera sur le cœur… Que vous dire de lui ? Il est beau, il a de l’esprit, il est riche, il a un nom très élégant, une excellente situation mondaine… Je ne pense pas que vous discutiez tout ceci ?…

Cette fin de phrase s’adressait au pauvre Adrien, qui sortit d’une nouvelle quinte de toux pour répondre.

— Oh ! non, ce n’est pas cela que je discute.

J’interrogeai :

— Comment s’appelle-t-il, cet admirable monsieur ?

— Le comte Georges de Montclet, prononça Aimée avec emphase.

— Tout cela est très bien, je ne vois pas pourquoi M. d’Arglades en est fâché.

Adrien fut repris d’une toux qui me parut venir moins de son larynx que d’un grand embarras.

— Tout simplement parce qu’il trouve que je devrais m’adresser à votre mère et pas à vous.

Mon Dieu, fit M. d’Arglades en renonçant à tousser, si c’est vraiment sérieux, cet amour… bizarre, de Montclet… et si Mlle Odile pense que sa mère doive ratifier ses décisions.

— Sans doute possible, répondis-je, — mais comme ce bon M. d’Arglades me paraissait étrange ce soir-là.

— Alors… il écarta les bras comme pour ôter une responsabilité qui eût fait sur lui des plis gênants, et sourit d’un air équivoque.

— Alors nous n’allons pas flâner, reprit Aimée. Montclet vient prendre le thé ce soir. Naturellement, je ne l’ai pas prévenu qu’il vous trouverait ici, même… je me demande si je lui dirai qui vous êtes.

— Certainement, dit M. d’Arglades avec une agressivité sans motifs, le spectacle de son inévitable émotion intéressera Mlle Odile… et moi aussi, vous n’en serez pas surprise.

— J’aime à le croire assez bien élevé pour ne rien manifester, riposta Aimée en jetant à son mari un regard dénigrant pour toute sa personnalité, tant physique que morale.

On annonça le dîner, la question demeura suspendue. J’étais songeuse. L’idée du mariage ne me déplaisait pas en soi, mais la brusquerie de cette rencontre m’épeurait. Théoriquement, le mariage m’apparaissait comme une porte par où sortir de mes ennuis domestiques, mais à en être si lestement rapprochée, j’apercevais l’espace de l’autre côté de la porte, — il était plein d’inquiétudes.

Je savais qu’un refus à entrer dans les combinaisons d’Aimée créerait entre nous des froissements destructeurs de notre chère amitié, j’avais le cœur serré et je me mis à souhaiter que M. de Montclet fût tel qu’il me plût de façon foudroyante pour pouvoir abdiquer toute volonté et passer la symbolique porte sous la responsabilité absolue de la sagace Aimée.

Le dîner fut plein de silences. De retour au salon, Mme d’Arglades fit avec animation le plan de la soirée. M. d’Arglades reçut l’ordre d’être particulièrement aimable. Elle devait se mettre au piano, je resterais à causer avec M. de Montclet ; Adrien, d’un air très naturel, irait lire son journal au fumoir et ne reviendrait au salon que lorsqu’elle cesserait de jouer. Alors, elle emmènerait mon amoureux dans le fumoir, saurait son impression et lui dirait de partir tout de suite, afin que nous puissions causer.

— Pourquoi ne serait-ce pas moi qui lui demanderais cette impression ? dit M. d’Arglades d’un air crispé.

— Ah ! si vous voulez ! Ce sera suprêmement délicat ! Je suis l’instigatrice et la confidente de ses sentiments ; allez lui dire que nous en avons causé ensemble, que nous nous en sommes moqués même, ce sera encore mieux, donnez-lui la sensation qu’il est ridicule, c’est un moyen magnifique de tout réussir, faites ! faites ! Ce sera charmant !

Sans nul doute, la proposition de M. d’Arglades était maladroite, mais elle avait trop peu de conséquence pour motiver cet accent de colère. Chère Aimée, comme il fallait qu’elle tînt à moi pour être ainsi bouleversée et vibrante.

Adrien réfléchit un moment, puis :

— Vous avez sans doute raison, dit-il très pincé, allons jusqu’au bout de tout ceci, nous verrons bien !

Presque aussitôt M. de Montclet fut introduit. Il était beau, c’était un blond robuste qui avait la suprême élégance de beaucoup de distinction dans beaucoup de force. Aimée l’accueillit avec ces façons de camaraderie un peu mâle qu’elle avait avec les hommes, puis elle nous présenta l’un à l’autre. Elle avait menti en disant que M. de Montclet n’était pas averti de ma présence, ou il avait, lui, une bien extraordinaire force de dissimulation. Rien ne peut rendre l’indifférence et la distraction qu’il mit à me saluer ; il était certainement préparé à ne pas laisser voir l’émotion ou tout au moins la curiosité qu’il ne pouvait manquer de ressentir. Il causa spirituellement, avec une belle verve sanguine. Le programme d’Aimée s’exécuta très précisément. Lorsqu’elle se fut mise à jouer des fugues de Bach en me disant qu’elle se déchargeait sur moi du soin de distraire M. de Montclet, il y eut entre lui et moi un moment de consternation. Il était gêné, troublé, cela me toucha de voir ainsi ce beau reître blond, et qu’en ses yeux ironiques et sensuels il y eût de l’inquiétude. Je désirai follement lui plaire.

Il y eut d’abord un long silence ; il regardait le tapis. Tout à coup je m’aperçus que, au point où s’attachaient ses yeux, il y avait mon pied, mon gentil pied, pincé dans l’étroitesse d’un soulier pointu et dont la peau s’apercevait au travers du chantilly de mon bas. Vivement je le rentrai sous ma jupe, il releva les yeux vers moi et sourit pendant que je rougissais. Ce fut une minute très délicatement délicieuse. Il se mit à parler de la musique de Bach d’une façon irrévérencieuse et comique, mais sans nulle sottise ignorante, puis il me raconta une exposition de tableaux qu’il avait vue dans la journée. On lui sentait l’horreur du sérieux des choses, un goût de raillerie, la passion des surfaces, la crainte de l’ennui. Mais sa légèreté avait beaucoup de grâce et d’harmonie, et bien qu’elle fût en direct antagonisme avec l’irréductible sérieux de mon caractère, j’en étais séduite.

Notre causerie dura trois quarts d’heure, et lorsqu’Aimée se leva en disant avec un rire nerveux :

— Ouf ! j’en ai assez de cet auguste bonze, vous aussi, je pense ? — je m’aperçus qu’un regret que ce fût déjà fini m’assombrissait.

Pendant que mon amie, selon les arrangements établis, causait dans le fumoir avec M. de Montclet, M. d’Arglades, revenu auprès de moi, écoutait d’un air bizarrement préoccupé leurs voix assourdies, confuses mais très animées — ils parlaient tous les deux à la fois. — Comme décidément on ne percevait rien de leurs paroles, il eut un haussement d’épaules et, se tournant vers moi :

— Eh bien, comment vous a plu le beau Georges ?

— Énormément, je le trouve charmant ! répondis-je, l’air en bataille, car son intonation m’avait irritée.

— Alors vous allez l’épouser ?

— Cela se pourrait.

Sa figure prit une expression réjouie.

— Vous ferez bien, dit-il.

Comme tout le monde était particulier ce soir-là !

Quand Aimée rentra, elle avait le teint animé, les yeux violents, sa figure d’après les disputes. M. de Montclet avait l’air bouleversé, il faisait visiblement un gros effort pour garder du calme.

Il ne tarda guère à se retirer. Je lui tendis la main avec plus de solennité qu’il n’était indispensable, il la garda une seconde, hésitant, puis se courba pour la baiser. Lorsqu’il se redressa il avait le sang aux joues, il me regarda étrangement, avec inquiétude, presque avec douleur, puis il prit congé.

Immédiatement, avec une fébrilité toujours croissante, Aimée raconta qu’il me trouvait exquise et, pour peu qu’il me plût, mon mariage était chose faite. M. d’Arglades parut béat.

Je demandai à réfléchir un peu, à le revoir encore.

Je réfléchis, je le revis et je fus prise. J’avais perdu de vue mon grave idéal. Il y avait en cet homme un charme indéfinissable, je désirais qu’il me regardât pour subir la prise de sa volonté ; quand je lui donnais la main, il me paraissait que c’était mon être entier qu’il tenait ; sa voix me causait une émotion de caresse ; il lui suffisait de vivre pour séduire.

Quand nous fûmes officiellement fiancés, dans l’intimité des causeries que rompaient sans les gêner de perpétuelles entrées et sorties d’Aimée, je lui demandai de m’expliquer cet étrange amour qu’il avait eu pour moi avant de me connaître. Il répondit par des plaisanteries, il ne savait plus, il ne voulait parler que de son amour actuel, et il en parlait délicieusement.

J’avais parfois des inquiétudes à nous sentir si totalement différents, mais il était trop tard, il avait été trop tard tout de suite, quelque chose de trop fort me poussait vers lui et je m’abandonnais.

J’ai toujours été très choquée de la grossièreté des coutumes qui entourent le mariage, l’ostentation de la cérémonie publique, l’étalage joyeux de tout ce qui devait être intime et secret, et ces mœurs bizarres au cours des fiançailles ! Les cadeaux surtout, qui paraissent à chaque jeune fille une banalité usagère pour toutes les autres, et pour elle seule la marque d’un amour d’autant plus intense que les diamants sont plus gros et les dentelles plus hautes. Révoltante habitude qui rend, pendant quelques semaines, les vierges identiques à des courtisanes que l’on gagne par des présents !

Georges mit aux siens de telles délicatesses que je perdis de vue une fois de plus mes systèmes, pour m’attendrir, comme font toutes les autres, du soin qu’il mettait à me plaire. Aimée s’occupait avec lui de tout, et leurs tendresses rendaient chaque chose noble et belle.

Mon mariage fut le genre de solennité qu’on appelle : le mariage riche. Il y eut beaucoup de pauvres gens entassés pour me voir, et les journaux racontèrent les toilettes.

Le soir même, nous partions pour Vienne.

J’étais rompue de fatigue, la journée m’avait paru mortellement longue et triste, puis, en me quittant, Aimée avait eu une explosion de douleur qui m’avait bouleversée. J’étais tout angoissée, peureuse de l’avenir, avec une sensation d’abandon, de solitude. Georges lui-même avait été très nerveux pendant la cérémonie, et très sympathique à l’émotion d’Aimée et à la mienne. Il nous fallut une grande heure de solitude pour reprendre, moi ma confiance dans le bonheur, et lui sa gaieté.

Nous avions flâné dans son appartement, ce qui nous fit arriver en retard au train. Notre ascension dans le sleeping-car fut une bousculade. Puis il y eut des difficultés, on avait fait une erreur de places, il y avait une dame installée dans le compartiment de quatre retenu pour nous deux. Georges parlementa avec elle, pendant que j’attendais dans le couloir, les mains aux barres d’appui dans la secousse du train déjà en marche. Cela dura très longtemps ; enfin Georges reparut, avec ces yeux vivaces qu’il avait lorsque, pour une raison quelconque, il s’animait.

— C’est arrangé, dit-il, nous aurons le compartiment.

Je vis sortir une jolie femme, à cheveux flamboyants, qui déjà avait ôté sa jaquette et son chapeau, qu’elle tenait à la main ; elle était très élégante, avec de trop belles dentelles à sa chemisette, une trop grosse émeraude à sa cravate. Le couloir se remplit d’un parfum fort qui donnait l’impression d’avoir la jolie dame qui le répandait tout contre la bouche. Elle me jeta en passant le regard spécialement haineux du voyageur dérangé — l’une des plus atroces et féroces expressions qui se puissent voir.

— Tenez, Madame, disait l’homme du sleeping, ici vous serez seule — et il l’introduisit dans le compartiment à deux places.

Le nôtre étant libre enfin, j’entrai ; la dame y avait laissé son terrible parfum, j’abaissai la glace, mais il faisait froid, il fallut la remonter presque immédiatement, et le parfum demeura.

Georges fut vraiment adorable en cette première minute si difficile de l’intimité. Il m’aida à me déshabiller, avec des gamineries tendres qui enlevaient toute angoisse à ce commencement de l’abandon de moi-même ; je devins gaie aussi, ses impressions étaient contagieuses — toutes. Lorsque je fus couchée il me dit d’un air d’autorité blagueuse :

— Et maintenant fermez-moi ces yeux-là et qu’on n’entende plus parler de vous jusqu’à demain matin.

— Et vous… dis-je… vous ne vous couchez pas ?

— Moi, je vais vous regarder dormir, répondit-il avec un tel accent de câlinerie que les larmes me vinrent aux paupières.

Ah ! le délice de m’endormir ainsi sous le regard de ses chers yeux, avec la sécurité extasiante que pour toujours nos vies étaient liées.


Vers le milieu de la nuit je me réveillai, et soulevée sur un coude, je cherchai à voir Georges dans la pénombre que faisait le rideau tiré sur la lampe. Il n’était pas là ; même à regarder son lit on eût pu croire qu’il ne s’était pas encore couché. Je m’étendis de nouveau en me demandant quelle heure il était et si Georges allait venir ; j’étais trop lasse et, en quelques instants, je me rendormis.

À l’aube j’ouvris encore les yeux : Georges n’était toujours pas là, l’inquiétude me fit sauter le cœur. Je mis un peignoir, je me levai ; au moment où j’arrivais à la porte elle s’ouvrit, mon mari parut.

— Comment, vous vous levez ! Il est à peine six heures et il fait un froid de canard. Êtes-vous malade ?

— Non ! j’étais inquiète de vous, j’allais à votre recherche.

Il se mit à rire.

— Recouchez-vous vite ! Et il m’y aida, puis se mit à genoux près de moi.

— Qu’est-ce que vous étiez devenu ? Je me suis réveillée déjà une fois et vous n’étiez pas là ?

— J’ai eu un gros mal de tête, je suis resté à fumer dans le couloir.

— Toute la nuit ?

— Mais oui.

— Le jour grandissant me fit voir qu’il était pâle et qu’il avait les yeux cerclés.

— Pauvre cher ! comme vous avez l’air fatigué !

Mon cœur était serré pour la première fois de cette douleur peureuse que j’ai eue bien souvent depuis en lui voyant cette même pâleur et ces mêmes cercles.

— Je vais très bien maintenant, dit-il avec conviction, ma migraine est passée.

Il parlait en m’embrassant à petits baisers menus contre la racine de mes cheveux, j’étais toute tressaillante.

— Le parfum de la dame d’hier est resté toute la nuit, dis-je pour m’étourdir au son de ma voix et cacher la honte délicieuse dont m’emplissait la chaleur de ses baisers.

— Ne m’en parlez pas ! Dans le couloir c’est effrayant, je dois en être tout imprégné.

— Oui, c’est vrai, dis-je en roulant ma tête sur son épaule.

En effet, jusque dans sa barbe, l’agressif et puissant parfum s’acharnait.

Cela me fit une peine — bien ridicule vraiment — qu’il eût sur lui quelque chose qui venait d’une autre, et bien que ma tête fût toujours sur son épaule, il me sembla que nous étions très loin l’un de l’autre, que j’étais toute seule… la pensée de l’amie lointaine me traversa, douloureuse comme un élancement ; presque malgré moi je dis :

— Pauvre Aimée !

— À propos de quoi ? demanda Georges en me replaçant doucement sur mon oreiller.

— Je ne sais pas… C’est ce parfum qui m’a fait penser à elle tout à coup.

— Vous avez de bizarres rapprochements d’idées.

Sa figure me surprit, mais je n’osai pas lui demander de quoi il était mécontent. Je n’osai pas non plus, une demi-heure plus tard, lui dire mon étonnement de ne plus trouver trace du parfum de la dame dans le couloir… On avait dû ouvrir les fenêtres… Pourquoi lui aurais-je parlé de cela, du reste ?… Le parfum était resté dans sa barbe, bien qu’il fût évaporé du couloir… il n’en savait pas la raison — n’est-ce pas ?…


CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[5]


VI

Vingt-quatre ans.


Les premières années de mon mariage avaient été délicieuses. Chaque jour mon amour s’augmentait, perfectionné des efforts accomplis pour rendre heureux cet homme vraiment si charmant qu’était M. de Montclet. Entre lui et l’amie chère, Aimée d’Anglades, qui avait fait cette union de joie, je vivais des heures inconcevablement belles. Non contente de m’avoir trouvé et donné Georges, Aimée s’occupait avec un dévouement de sœur passionnée à m’aider dans mon œuvre de bonheur.

Ce fut elle qui dirigea mon installation. Nous avions, en matière d’arrangements intérieurs, des idées très différentes ; j’aimais les meubles combinés pour les attitudes de fatigue et de songerie, les étoffes claires, les objets peu nombreux, et nécessaires, mis en des places d’où on ne peut les ôter sans briser l’harmonie du décor. Malgré ma curiosité de tous les objets d’art, j’estimais qu’un appartement n’en doit pas être encombré et qu’il faut que le mobilier soit une conséquence de la personnalité de celui qui y vit, et non pas le propriétaire un accident au milieu du mobilier.

Aimée, au contraire, n’avait de sympathie que pour les pièces sombres, l’entassement des bibelots graves et tourmentés du xiv siècle et du xve siècle, les jours étouffés par le mystère des vitraux.

Malgré la grande admiration que j’avais pour son esthétique, j’aurais sans doute soutenu les droits de la mienne si tout de suite elle ne m’eût dit :

— Georges n’a pas du tout vos idées, il s’y conformera certainement, mais elles sont contraires aux siennes. J’ai souvent causé de tout cela avec lui, je le connais si bien !

Immédiatement je renonçai aux pièces lumineuses et aux bibelots dispersés, ma maison fut bondée de Vierges souffreteuses et graciles, de saints émaciés et pathétiques, de chaises et de caqueteuses dont les carreaux n’empêchaient pas qu’on ne sentît la dureté et qui suffisaient aux gens des temps combatifs et dangereux où l’on s’asseyait peu pour flâner les heures, en causeries vaines.

J’avais été surprise que M. de Montclet, avec sa gaieté toujours moussante, ses besoins de blague, eût un goût si marqué pour l’austérité un peu amère des œuvres gothiques, mais Aimée ne se trompait pas, c’était bien ainsi. Il riait plus haut dans ce cadre mélancolique, et ma chambre, très pareille à un oratoire, avec ses vitraux sanglants et céruléens, ses meubles d’une âpre sévérité, ses velours mortifiés que griffaient des fils d’or, était favorable à ses ferveurs amoureuses.

C’était un homme d’amour, il en avait la préoccupation et la science. Il savait inspirer un besoin de lui plaire qui domestiquait la volonté à toutes ses fantaisies. Je mis quelque temps à m’accoutumer aux bizarres transformations que lui faisaient subir le désir et la volupté. Il devenait en ces moments différent de lui-même au point de n’être pas reconnaissable. Ce n’était plus le spirituel et joyeux être sans cesse armé d’ironie jusque contre lui-même, il s’assombrissait d’une sorte de fureur angoissée, il y avait dans sa violence quelque chose d’obscur, de secret, qui faisait peur. Mais de cela même j’avais une joie d’orgueil et de tendresse. Je croyais posséder de lui, dans cette sorte de sauvagerie inquiète du plaisir, une âme qui n’existait que pour moi, que j’avais créée peut-être, et l’incompréhensible impression de danger dont j’avais le vertige en lui appartenant — et qui par instants me faisait penser avec d’extasiantes épouvantes qu’il m’associait à un crime — m’asservissait par son incomparable véhémence.

En vérité cet homme avait le pouvoir de colorer toutes choses d’un romanesque virulent, on se sentait exister passionnément, formidablement avec lui.

… Depuis un quart d’heure que j’ai fini d’écrire la phrase précédente je rêvasse en regardant son portrait là, devant moi… Ah ! le poids briseur d’âme des souvenirs d’amour !…

Que disais-je ?… J’en étais à mon installation, je racontais les services que me rendait Aimée d’Anglades. Ils étaient innombrables. Pas de si petit détail où elle n’entrât. Elle avait choisi mes domestiques, elle m’apprit à combiner des repas savants. Georges était gourmand, subtilement, il adorait les cuisines compliquées où tout se transpose dans la multiplicité des saveurs, où la nouveauté de la sensation étonne le palais. Il lui fallait de l’inattendu.

Dès les premiers jours de ma réinstallation après le voyage de noces, Aimée me dit :

— Voyez-vous, avec M. de Montclet, vous n’avez qu’une chose à craindre, c’est le cercle. Il adore flâner dans cet endroit où l’on potine, où sans prendre de peine on échange de l’esprit avec les uns, on goûte le ridicule des autres, et puis — n’allez pas lui répéter cela au moins ! — il est un peu joueur, notre cher Georges, et le jeu, c’est le suprême antagoniste de l’amour, l’émotion en est si aiguë qu’elle dégoûte des autres. Il faut absolument l’empêcher d’aller au cercle, je vous y aiderai.

Pénétrée par la sagacité de cet avis j’avais réglé ma vie en conséquence. Abandonnant toute étude, renonçant à cette culture de moi qui me paraissait d’un intérêt primordial en d’autres temps, j’étais toujours prête à suivre mon mari dans ses caprices sans cesse renaissants.

Tous les matins nous montions à cheval avec Aimée, qui s’était remise à l’équitation, abandonnée quelque temps parce que la santé de M. d’Anglades ne s’arrangeait pas des exercices violents. Souvent Aimée venait déjeuner avec nous, et nous restions inactifs, un peu las, heureux d’être ensemble et de notre entente, puis nous faisions des courses tous les trois, et le soir nous nous retrouvions dans le monde ou au théâtre.

Pour ne pas nous quitter nous allions, au commencement des étés, à Luchon, où M. d’Anglades faisait chaque année une saison pour sa laryngite chronique — elle le demeurait d’ailleurs. Puis c’était le tour des plages normandes, quelques visites chez des châtelains, que notre intimité affirmée engageaient à nous inviter en même temps. Dès les premiers jours de novembre nous étions revenus à Paris, d’où nous ne bougions plus sinon pour aller un jour ou deux chasser à courre dans les départements voisins.

Cette existence m’avait ôté le goût de penser, mon seul effort c’était de me sentir être heureuse. Et mon bonheur était tout entier fait de celui de Georges. Je ne songeais qu’à lui et j’y songeais sans trêve.

Je voyais rarement ma mère et mon beau-père. Ma mère avait accepté mon mariage parce qu’il la débarrassait de moi, mais M. de Montclet lui déplaisait. Jamais elle ne manquait l’occasion d’une remarque désobligeante : il était inoccupé, léger, je ferais bien de le surveiller au lieu de lui laisser la bride sur le cou. Elle était hostile à tout ce que je faisais, critiquait mes relations, mes amitiés, même, elle avait de petites improbations pincées pour mon intimité avec les Anglades.

— Quand on est amoureuse de son mari comme toi, disait-elle, c’est bien singulier qu’on n’éprouve pas le besoin d’être de temps en temps seule avec lui… Je m’étonne que Mme d’Anglades, qui est une femme tellement supérieure, n’ait pas plus de discrétion… car vois-tu, un tiers dans un ménage c’est tôt ou tard un sujet de dissentiment.

Elle m’agaçait, mais je dédaignais la totale inintelligence de ses jugements. Aimée devenir un sujet de dissentiment entre Georges et moi !… c’était comique, elle qui, au contraire, nous rapprochait.

Ne lui devais-je pas cette connaissance des goûts de mon mari, grâce à quoi je n’avais pas eu besoin des presque inévitables secousses initiatrices, pour plier complètement ma nature dans la forme de la sienne ?

Ma mère ne m’avait jamais comprise. Je finis de me détacher d’elle et je m’en tins à ce que les convenances exigeaient comme manifestations.

Quelqu’un avait de moi un sens plus juste et plus affectueux : c’était M. d’Anglades. Notre intime fréquentation m’avait donné beaucoup d’estime et d’amitié pour lui. Il s’intéressait à moi, presque tendrement, lorsque nous étions seuls, d’une façon très bonne et m’interrogeait sur moi, sur Georges, il prenait à m’entendre parler de notre amour un plaisir extrême dont j’étais tout émue.

Cette vie où rien ne venait rompre les courants chauds de passion et de sympathie dura quatre années. Un jour, c’était la première fois depuis que nous nous connaissions, j’eus avec Aimée une discussion qui laissa des traces profondes. La raison cependant en était ridiculement futile, mais, sans que j’en eusse conscience, il s’était fait probablement des modifications en moi, et la domination de mon amie me pesait peut-être sans que je m’en aperçusse…

Voici l’histoire :

J’avais depuis mon mariage une femme de chambre, choisie par Mme d’Anglades. C’était une individualité de l’ordre de celles dont on résume les avantages en les appelant des « perles ». D’autres que moi furent sensibles aux perfections pratiques de ma perle, car elle fut recherchée amoureusement par un marchand de vins auquel elle accorda sa main. Au moment où elle m’annonça cette nouvelle, Aimée était hors de Paris pour quelques semaines ; je ne songeai pas à la prévenir immédiatement de l’incident, qui me paraissait sans importance, et j’avais déjà remplacé la perle lorsque j’avertis mon amie de son départ.

Aimée me répondit, courrier par courrier, quatre pages sur ce sujet, dont elle marquait d’être très agitée ; elle commentait avec emphase les inconvénients terrifiants qu’il y avait à admettre « n’importe qui » dans l’intimité immédiate de sa vie, et terminait ainsi : « Je compte bien que vous allez m’attendre pour remplacer Mélanie, je m’occupe dès maintenant de vous trouver quelqu’un qui vous convienne, je ne veux pas que cela se fasse sans moi. »

Je devais être dans un jour de nerfs, car je fus choquée, irritée même du ton impérieux de la phrase, et je répondis que je la priais de ne pas se mettre en peine car j’avais trouvé quelqu’un déjà et dont j’étais très satisfaite.

Elle était vraiment très bien, ma nouvelle femme de chambre. Elle avait d’excellents certificats, mais ce qui m’avait surtout décidée à la prendre c’était son physique. Née à Montmartre, de parents autochtones, au mépris de ces circonstances, elle avait une étrange figure d’Italie ; des paupières superbement coupées sur de longs yeux, un petit nez tout droit, une bouche à dessin grave, un teint d’une blancheur opaque, et des cheveux noir-pourpré qui faisaient un beau pli d’ondulation naturelle à son front. J’ai toujours pensé que sa mère, qui exerçait les fonctions de concierge, avait dû avoir quelque temps avant sa naissance des sympathies abandonnées pour quelqu’un de ces messieurs qui venaient du Transtévère, il y a vingt-cinq ans, poser des Jean-Baptiste dans des tableaux aujourd’hui périmés. Cette jeune personne, qui avait le tort de s’appeler Aglaé, était une lingère distinguée, coiffait dans la perfection et avait ce génie du goût avec quoi se fabriquent les chapeaux et les robes de Paris, et que, si elle nous annexe jamais, l’Allemagne sera impuissante à conquérir, lors même qu’elle y appliquerait cette patience cosmique recommandée par les philosophes pour mettre à leur aise les grandes évolutions de l’humanité.

Revenue à Paris, Aimée vint me voir, j’étais seule. À peine entrée, brusquement elle dit :

— Et votre femme de chambre ?

— Ma femme de chambre est la perle jumelle de Mélanie, à cela près qu’elle est beaucoup plus jolie, répondis-je gentiment, car j’avais quelque remords des vilains sentiments d’irritation que la lettre autoritaire de mon amie m’avait donnés.

— Quelle drôle d’idée d’avoir une jolie femme de chambre !

— Quelle plus drôle d’idée d’en avoir une laide ! Je vous assure que le menton en galoche et le nez variqueux de Mélanie m’ont souvent rendue mélancolique.

— Vous êtes absurde !… Peut-on voir cette merveilleuse… Au fait, comment s’appelle-t-elle ?

— Aglaé.

— Quel nom grotesque !

— Oui, je trouve aussi. Je songe sérieusement à l’appeler Vittoria, comme la chère marquise de Michel-Ange, à laquelle elle ressemble assez. Je vais la sonner pour vous la faire voir.

Aglaé parut, je lui donnai un ordre qu’elle reçut avec l’air de déférence sans servilité qui était un de ses agréments, puis elle se retira.

— Vous êtes complètement folle, cria presque Aimée, la porte à peine refermée. Vous avez sérieusement l’intention de garder cette fille ?

Je la regardais ébahie, elle était toute rouge.

— Mais sans doute, répondis-je, j’en suis très contente.

— Il y a dix jours qu’elle est ici, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle vaut !

— Pardon, très bien. Elle m’a fait, sur un modèle de Doucet, une robe qui est admirablement réussie, elle a un service discret, elle est propre, soigneuse, parfaitement convenable…

— Ah ! oui, parlons-en ! Elle en a l’air, en effet !…

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? demandai-je, — la contagion de sa colère commençait à m’envahir. Pourquoi vous monter contre cette fille, que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez rien…

— Ma chère, je ne la connais pas, c’est exact, mais je connais la vie, un peu mieux que vous peut-être. Je vous dis que, pour une femme de votre âge, c’est une très mauvaise marque, une faute de goût, pour ne dire que cela, d’avoir une femme de chambre de cocotte, en passe de devenir cocotte elle-même, car ça n’est pas autre chose, cette petite, ça se voit de reste. Comment est-elle coiffée avec tous ces peignes, et de quoi a-t-elle l’air ! … Non, il n’est pas possible que vous la gardiez… vous ne la garderez pas !

— Je vous assure que si, à moins que vous n’ayez à me donner des raisons moins saugrenues.

— Mais c’est vous qui êtes saugrenue ! Voyons, est-ce que je ne sais pas ce qui vous convient mieux que vous ne le savez vous-même… J’espérais que vous vous rendiez compte du bien fondé de tous mes conseils… Je suis surprise de m’être trompée, peinée aussi.

— Je reconnais, vous le savez bien, méchante, l’excellence de tous vos conseils, dis-je d’un ton plus calme, et qui redevenait affectueux, car un peu de remords me reprenait, — mais je suis assez grande personne pour pouvoir décider moi-même du choix de mes domestiques. Tout ceci a vraiment bien peu d’importance, et ce n’est guère intelligent de nous disputer quand nous avons tant de choses à nous dire… Vous m’avez joliment manqué, grande chérie, pendant tous ces jours…

J’avais mis mon bras autour d’elle ; d’un mouvement importuné elle se dégagea.

— Parlons sérieusement une minute, dit-elle sèchement. Le sujet n’est pas du tout, comme vous dites, sans importance. Cette fille a très mauvais genre, il est certain qu’elle est jolie, beaucoup trop jolie… vous aurez des histoires dans la maison. Je me suis donné infiniment de peine pour vous organiser un personnel correct, il ne faut pas tout déranger pour un caprice. Vous la renverrez, je vous ai trouvé quelqu’un pour la remplacer ; une femme sérieuse, d’excellent caractère, parfaitement sûre et avec laquelle il n’y aura rien à craindre…

— Mais, dites-moi, interrompis-je, que peut-on craindre d’une femme de chambre lorsqu’on ne conspire pas, que l’on ne fait pas de fausse monnaie et que l’on n’a ni amants, ni maladies inavouables.

Aimée tapotait le bras de son fauteuil avec des doigts exaspérés.

— Vraiment, ma chère petite, pour une femme de tant d’intelligence, vous êtes bien sotte par moments, dit-elle d’une voix toute tremblante de colère mal domptée.

— Merci toujours ! Mais vous avez raison, je suis très sotte, car je ne comprends pas un mot à tout ceci.

— Tant mieux pour vous ! Cela prouve en faveur de votre optimisme, fit-elle, avec une ironie méchante.

— Je vous en prie, Aimée, daignez parler à mon imbécillité en termes qu’elle puisse pénétrer. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, quand on tient à son mari, on n’introduit pas chez soi des femmes tournées comme celle-là ! jeta Mme d’Anglades, le regard dur.

Tout mon sang m’était monté à la face, cette basse insulte à Georges me frappait comme un soufflet.

— Oh ! Aimée… je ne trouvais rien d’autre à dire. J’avais envie de pleurer, de la battre aussi. Ce dernier sentiment l’emporta sur les autres. Je ne la battis pas, mais je me mis en colère avec un furieux délire.

— Écoutez, lui dis-je, vous avez eu un mot malheureux et que je n’oublierai jamais ! Comment avez-vous pu salir mon mari avec une idée pareille, vous qui savez quel homme il est, et ce qu’il est pour moi ? Votre passion de dominer les autres vous a cette fois menée trop loin. J’ai accepté jusqu’ici d’être dirigée par vous comme une petite fille stupide, c’est fini. Je n’ai plus confiance en vous. Pour avoir dit une chose pareille il faut que vous n’aimiez pas Georges ! Je ne veux plus de vos conseils. À l’avenir je mènerai ma vie comme bon me semblera, nous ne nous entendons plus.

Aimée s’était levée.

— C’est bien, dit-elle, il ne me reste plus qu’à sortir d’ici pour n’y jamais rentrer !

J’étais trop hors de moi pour la retenir, mais une heure après, mon calme revenu, j’avais des remords insupportables.

Je ne comprenais plus comment j’avais pu m’abandonner à ce point, être brutale, injuste, méconnaissante envers cette amie admirable, cette collaboratrice à mon bonheur…

Quand M. de Monclet rentra, je le mis au courant des affaires, mais, il faut l’avouer, avec beaucoup d’inexactitude. Il m’était impossible de lui dire cette chose monstrueuse, que notre Aimée le croyait capable de regarder même une femme de service ! Je lui dis que nous nous étions disputées parce que je voulais garder Aglaé, à laquelle Mme d’Anglades ne trouvait pas l’air comme il faut, et que j’avais été odieuse, mais je me repentais, je voulais être pardonnée… je renoncerais à ma femme de chambre : que me faisait ma femme de chambre ? Tout ceci se termina par beaucoup de pleurs et de sanglots.

M. de Monclet se refusa à prendre l’aventure tragiquement, même il parut en être vivement diverti. Il se moqua beaucoup de mon désespoir ; quant à lui, affirma-t-il, ça l’enchantait que nous nous fussions enfin disputées Aimée et moi ; on s’affadissait dans cette éternelle bonne entente. Il irait voir Mme d’Anglades et arrangerait tout ; justement il était sur le point de s’ennuyer, n’ayant rien à faire de sa fin de journée ; nous étions deux braves petites de lui avoir trouvé une occupation gaie.

— Consolez-vous, dit-il gentiment. Vous garderez Aglaé, tout s’apaisera. Aimée est toquée, il me semble au contraire qu’elle est très bien, cette petite fille. Allez vous tremper la tête dans votre cuvette, je vous ramènerai les Anglades à dîner.

Il les amena. Je fis des excuses de tout l’élan de mon cœur, Aimée fut bonne princesse et pardonna d’un air de sincérité ; M. d’Anglades, qui avait imparfaitement pénétré les détails du drame, fut préoccupé et attendri, et les choses rentrèrent dans l’ordre — en apparence du moins.

Quelque chose était changé pourtant. J’avais senti de trop près la mainmise de mon amie sur mon indépendance. Je conservais une impressionnabilité qui en toute rencontre se manifestait par des défenses inutiles. Je prenais des décisions sans avertir Aimée, je cessai complètement de la consulter sur les listes d’invitations de mes dîners, je fis, sans son assentiment, de nouvelles connaissances ; j’éprouvais de tout cela des satisfactions perverses. Elle-même modifiait ses habitudes, mettait plus de réserve dans ses avis, souvent je m’apercevais qu’elle arrêtait des critiques tout au bord de ses lèvres.

Il se cristallisait entre nous cette gêne particulière qui corrode puis dissout les intimités. Je sentais, et mes modifications intimes avaient fait une telle route que je l’admettais même, qu’un jour devait venir où nos relations se desserreraient. Cela me causait un peu de douleur sourde, mais mon amour pour Georges m’emplissait trop pour que la perte de quoi que ce fût qui n’était pas lui eût pour moi une importance capitale. J’attendais.

Un après-midi, — j’avais manqué mon essayage chez la couturière, et comme j’avais du temps avant le moment où je devais rejoindre Georges et Aimée dans une pâtisserie pour de là aller au bois — je rentrai chez moi prendre une fourrure, car le vent avait tourné au nord et le froid vif pinçait.

En passant devant la porte entr’ouverte du salon, un bruit lointain de voix colères me surprit. Je poussai la porte et j’entrai.

Le salon ouvrait sur une salle de billard derrière laquelle se trouvait un petit salon où j’avais plus spécialement réuni mes bibelots gothiques et qu’éclairaient sourdement de très beaux vitraux à sujets sacrés. Les trois pièces n’étaient pas en enfilade, mais tournaient autour de la cage de l’escalier, de sorte que du salon il était impossible de voir dans la petite pièce gothique, mais on entendait à merveille les gens qui avaient la fantaisie d’y parler trop haut, comme c’était le cas. Et voici ce qu’avec un intense étonnement j’entendis — c’était Mme d’Anglades qui criait d’une voix rauque, déchirée, furieuse et souffrante :

— Vous êtes des misérables !… des misérables, et quant à vous… on vous jettera à la porte aujourd’hui même, si vous n’êtes pas partie dans une heure.

— Allons donc, répondit une autre voix, dont l’insolence inattendue augmenta un peu mon effarement — c’était la voix d’Aglaé — Allons donc ! vous n’oseriez pas me faire renvoyer ! Est-ce que vous pouvez seulement !

— Taisez-vous, drôlesse ! Je ne vous permettrai pas de me manquer de respect… Madame sera avertie, et elle vous chassera, elle vous jettera dans la rue comme vous le méritez.

J’avais rapidement traversé le salon, j’étais au milieu de la salle de billard, lorsqu’Aimée prononça cette phrase. La seconde suivante, arrêtée, immobile, j’écoutais.

Une autre voix… celle de Georges.

— Madame, je vous en supplie… calmez-vous… Pas si haut…

Il parlait bas, lui, presque dans un chuchotement. L’insolente et gouailleuse voix, toute vibrante, recommençait.

— Laissez-la, allez ! Elle ne fera rien du tout. Ayez pas peur. Allez-y donc dire à madame que j’vais avec monsieur, non, mais allez-y ! J’y dirai moi, q’vous y allez aussi, et d’puis plus longtemps, pas comme moi d’puis aujourd’hui, d’puis des années… Oh ! c’est pas la peine de m’regarder comme ça, vous n’allez pas m’manger s’pas ? Oui, oui, j’sais vos affaires, et les autres domestiques aussi, et tout l’monde donc. Si vous croyez ! Bien sûr que j’sais q’vous étiez la maîtresse de monsieur bien avant son mariage, et que vous avez empaumé madame pour qu’elle l’épouse et q’ce soit plus commode. Allez lui dire que j’vais avec monsieur ! Allez-y ! marchez, j’ai pas peur de vous !

J’étais à la porte du petit salon, tous les trois m’avaient vue, et moi aussi je les voyais dans le demi-jour sanglant et céruléen des vitraux d’église… Leurs figures me paraissaient terribles, la sienne surtout ! Oh ! cette figure de mensonge, cette figure de crime, cette figure sombre et sauvage qu’il avait aux heures d’amour et qui me donnait le vertige dans ses bras, je la reconnaissais, j’avais compris : son âme lui était remontée à la face.

Il y eut un court moment de silence. Aglaé le rompit. Elle vint vers moi audacieuse encore, mais les yeux adoucis.

— Je m’en vais, dit-elle, je demande pardon à madame, qui a été bonne pour moi. C’est pas joli c’que j’ai fait, mais c’est plus fort que moi, j’ai pas pu refuser monsieur… Je ne suis pas grand’chose, tout de même y a encore pire.

Et sa face redevenant venimeuse :

— Vous, vous êtes une sale rosse ! lança-t-elle à Aimée, puis elle sortit en courant.

Toutes ces choses se passaient avec une démentielle rapidité.

M. de Monclet vint à moi.

— Écoutez.

— Non, taisez-vous, ne mentez plus… c’est inutile.

Sans doute ma tension intérieure communiquait de l’autorité à mon accent, car il n’insista pas. Il se jeta sur un fauteuil, les paumes au visage, simulant un sanglot.

L’amour, ça se tue comme un homme, d’une balle qui éclate la cervelle ou crève le cœur… ça meurt comme ça, raide, sur le coup, en une seconde…

Je vis le ridicule du monsieur pincé, la bassesse de la comédie tablée sur ma pitié saignante, sur ma faiblesse… Sous l’acide de mon effroyable torture tout mon amour décomposé devenait dégoût ; ah ! l’affreuse chose qui montait à ma gorge en m’étouffant, qui coulait dans mes veines, qui m’hypertrophiait le cœur, qui allait faire se briser mes tempes.

Il ne faut pas, il ne faut pas… ma volonté pliait, j’allais crier, tomber, mourir. Mais non, il y eut en moi un choc, c’était mon orgueil réveillé, sanglant, furieux.

Tout cela avait duré des secondes. Je regardai Mme d’Anglades, je devais sembler incroyablement calme.

— Vous aviez raison, dis-je, même les femmes de chambre… j’ai eu tort de ne pas vous croire, vous saviez mieux que moi… Maintenant allez-vous en… Non ! n’expliquez rien… Je viens de tout comprendre, cela suffit. Ne soyez pas inquiète, je ne dirai rien à votre mari… ce n’est pas la peine que l’on se batte pour cette sale chose… le mépris suffit… Vous vous arrangerez pour passer l’hiver hors de Paris, il faut que je nettoie mes yeux de votre image… Quand vous reviendrez je partirai, et puis… après… je m’en fie à votre tact… ce fameux tact dont vous êtes si fière, pour ne pas m’obliger à un éclat pour me… séparer de vous — je n’ai plus rien à dire, vous pouvez vous en aller.

À ce moment-là j’ai été très peu sensible à l’immense douleur qui lui déformait les traits — après j’ai compris qu’elle était torturée de quitter son amant — et je l’ai plainte, même je ne suis pas certaine qu’elle ne souffrait pas aussi de me perdre, car elle m’avait aimée… Le cœur est une mécanique à rouages antagonistes… Mais qu’importe !

Il n’y eut plus une parole entre nous… Quand elle fut dehors, mon mari ôta ses mains de son visage et vint à moi, disant de cette voix chaude qui pliait ma volonté :

— Odile ! je vous en supplie.

Je levai la main entre lui et moi ; ce très petit geste, je le sentis, rendait l’espace si étroit qui nous séparait infranchissable — il le sentit aussi.

— C’est fini ! dis-je.

Et ça l’était.

Il a souffert lui aussi, sans aucun doute, car je m’en suis rendu compte depuis : ce n’étaient pas seulement les filles de chambre et les amies intimes qu’il lui fallait, mais toutes les femmes, et la pensée qu’il en existait qu’il ne pourrait avoir — fût-ce la sienne — le rendait malade.

CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[6]


VII 

Vingt-six ans.


J’avais connu cette gentille petite femme à un cours, où des mondains et quelques artistes se réunissaient pour chanter des chœurs. C’était une fine poupée, teinte en blond enfantin. Elle se nommait Louise Harmailles. Ce qu’on percevait d’elle à première vue, c’est qu’elle avait des yeux énormes et la taille étroite. Elle chantait joliment, sa frêle voix avait des aigreurs cristallines qui prenaient aux nerfs ; elle paraissait sentimentale et tendre, en réalité, elle était terriblement gaie. Attachée à moi très vite et sans raison, elle m’avait fait d’abondantes confidences avant de vérifier mes titres à rassurer sa prudence. J’appris qu’elle n’aimait pas son mari parce qu’il était bête, mais que son amant, qu’elle adorait, avait beaucoup d’esprit et qu’il répondait au nom d’André. Sa confiance en moi n’alla pas jusqu’à la révélation du nom de famille de cet heureux homme.

Je n’étais pas choquée de ce que Mme Harmailles eût un amant. Je commençais à entrevoir la difficulté d’être ensemble heureuse et honnête, et il me paraissait que chacun, ayant droit à un peu de bonheur, peut légitimement le chercher où il croit qu’il se trouve. Mais l’amour me semblait une énorme affaire à quoi il faut mettre beaucoup de gravité, et de cela, ce cœur bibelot qu’avait Louise, s’affirmait tellement incapable, que j’avais quelque inclination à mépriser les sentiments, si éperdus, dont elle me contait l’histoire. Je croyais, à cette époque, qu’il faut de hautes âmes et des cerveaux puissants pour porter de grandes passions ; depuis j’ai acquis la conviction que l’amour, comme l’esprit de Dieu, à quoi il ressemble fort, souffle où il lui plaît.

La pointe de dédain que je mettais à écouter les récits de Louise, ne les empêchait pas de m’intéresser. J’étais triste, amère, pleine de solitude depuis que je n’aimais plus mon mari, et les visions suscitées de cette amourette me faisaient un mal cher qui enfonçait mieux en moi les pointes blessantes de mon renoncement. Renoncement que je n’étais pourtant pas certaine de continuer toujours, car l’inutile poids de ma puissance d’aimer m’opprimait d’être vain.

Je m’occupais beaucoup de musique et de charités. Chaque matin je faisais le ménage d’une vieille pauvresse grognon, qui, vexée par les obstacles que j’apportais à l’exercice de son alcoolisme, ne pouvait pas me souffrir. Mes journées, pleines d’actes, étaient vides d’émotions ; les soirs, j’étais vaincue d’inutiles fatigues.

Et pendant que je m’usais ainsi dans le silence, d’autres vivaient en ardeur, en joie, couraient vers l’amour d’une intrépide violence…

Je m’ennuyais incroyablement !

On me faisait peu la cour, et jamais avec suite. J’avais, par orgueil, maintenu la façade de ma vie, et ce m’était un plaisir enragé de témoigner en public des déférences de femme éprise, envers mon mari. Des gens disaient de moi avec ironie : « Elle est si conjugale ! »

Cela pouvait aller ainsi toujours, personne n’aurait le courage de m’aimer, je ne verrais pas dans mes yeux en les regardant au miroir ce pétillement qui ne ressemble à rien d’autre et qui s’apercevait aux prunelles de Louise lorsqu’elle me chuchotait :

— Aujourd’hui je lâche le dernier chœur, je file, André m’attend !…

Généralement, je chantais ce « dernier chœur » parmi d’irréparables distractions : ma pensée filait avec Louise, l’accompagnait dans son fiacre, dans la montée essoufflante des étages, avec elle je sonnais à la porte, j’entrais, je regardais les baisers, et le reste. J’étais de mauvaise humeur pour toute la journée… Vraiment je m’ennuyais trop.

Je connaissais Mme Harmailles depuis six mois lorsque l’idée me vint qu’elle commençait à ne plus autant adorer son André. Ce fut un jour où, me parlant de la jalousie qu’il témoignait d’avoir de son mari, elle déclara qu’il était « rasant ». Je fus offensée comme si l’inélégance du terme se fût appliquée à quelqu’un que j’aimais. En réalité c’était l’amour inoccupé dont j’étais pleine que cette légèreté atteignait. Évidemment cette petite folle était indigne de la passion ; je pressentis que le pauvre André marchait aux pires mésaventures.

Un après-midi de juin je flânais dans le Louvre, m’amusant à l’étude de ces mauvaises faces froncées de vice, creusées de maladie, abêties de pouvoir qu’avaient les empereurs romains. Dehors il faisait très chaud et ce rez-de-chaussée du musée était frais délicieusement. On y goûtait cette odeur de grotte, ce parfum des vieux marbres qui donne un plaisir de boisson glacée. Tout à coup, au détour du piédestal du Mars Borghèse, je me trouvai en face d’une robe rose et d’un chapeau mauve : c’était Louise Harmailles.

Sa figure se maquilla d’un vermillon supplémentaire, quelques exclamations indispensables furent échangées, dont la surprise, de ma part, était sincère et motivée, car les musées n’étaient pas des lieux de fréquentation habituelle pour mon amie Louise, puis je dis :

— Pourquoi ne vous a-t-on pas vue au cours depuis quinze jours ? Que devient André ?

— Oh André ! C’est toute une histoire, fit Louise en se vermillonnant encore. Et elle résuma l’histoire dans cette lapidaire constatation :

— C’est fini nous deux !

— Comment ? qu’est-il arrivé ?…

— Oh ! mon Dieu… rien… Je ne l’aimais plus, je le lui ai dit, il n’y a pas une heure de ça, tenez ! et… voilà !

J’insistai pour avoir des détails, voulant un drame justiciable de ce cataclysme. Mais aux réponses qu’elle fit, je perçus qu’il n’y avait aucun drame, et qu’elle disait bien la vérité : c’était fini parce que c’était fini ; voilà ! ainsi qu’elle avait conclu.


Je restai consternée, incompréhensive. Cet homme qu’elle adorait était resté semblable à lui-même, n’avait rien commis, et elle le désaimait, sans cause, comme elle l’avait aimé sans doute. L’amour, cela peut donc s’user, comme une étoffe trop portée… J’étais silencieuse, pendant que, marchant à petits pas près de moi, la tête basse, dessinant avec le bout de son ombrelle des courbes confuses sur le dallage, Louise, d’une voix molle, récitait :

— Comme on est drôle… je ne l’aime plus du tout… Je me demande même si je l’ai jamais aimé, eh bien, rien que par ce que c’est une chose finie pour toujours, je suis toute triste… Il me semble qu’il est mort quelqu’un, que je devrais être un peu en deuil… et cependant je ne le regrette pas… non, je regrette d’avoir perdu mon temps, de m’être trompée… je ne sais pas bien. C’est comme ce que j’éprouvais toute petite, quand je tombais, ou que je m’étais cognée… une espèce de pitié tendre pour moi-même, une envie de pleurer parce que je ne pouvais m’en prendre à personne de ce qui m’était arrivé…

Nous étions au pied de la Vénus de Milo ; tout à coup l’attitude abandonnée et pensive de Louise changea, elle jeta les yeux autour d’elle, rougit encore, et, embarrassée, hâtive :

— Il faut que je vous dise adieu, ma chère, je suis très pressée, j’ai un tas de visites… À demain, au cours, n’est-ce pas ? Nous irons goûter ensemble, si vous voulez ?…

Sa poignée de main était nerveuse, mais je n’insistai pas pour la retenir, je croyais la deviner. Il y avait plus d’amertume et de regret qu’elle ne voulait en convenir sous ses ondulations teintes, elle parlait si vite pour cacher de l’angoisse…

Après quelques pas encore, je me décidai à sortir du musée ; comme je repassais devant la salle des bustes, je vis, en une fuite dissimulatrice, la robe rose de Mme Harmailles, escortée d’un monsieur qui marchait bien plus vite qu’il n’est nécessaire pour regarder des statues, et je compris ce qu’était venue faire là cette futile créature, une heure après avoir enterré son premier amour éternel.

Cette banale aventure m’avait troublé les nerfs, ma détresse était plus profonde, et j’étais ébranlée, affaiblie, le soir de ce jour-là, en arrivant chez Mathilde Lesecrétaire, dont c’était le dernier mardi. J’aimais beaucoup la maison de cette charmante peintresse ; on n’y rencontrait guère que le monde artiste, ce monde qui était le mien, le vrai mien.

Presque chaque fois j’y faisais quelque nouvelle connaissance qui m’apportait cette joie vive du type individuel, si totalement banni des endroits mondains. Ce soir-là, Mme Lesecrétaire me présenta un monsieur qu’elle me nomma : « Pierre Lermeaux », en ajoutant gaiement que nous étions faits pour nous entendre.

Elle avait raison. Tout de suite il m’intéressa, son apparence et ses façons parurent si bien conformes à ma grise disposition d’esprit ! Il avait une jolie figure, discrète, effacée, une mélancolie que l’on devinait venir de ses intimes profondeurs. Sa voix était faible, un peu sourde, son geste raréfié par de la fatigue. Il parlait en phrases lentes, très courtes et disait avec soin et tristesse des choses essentielles. Il causa de tout, au hasard, et sur rien ne s’abandonna à un truisme ni à une platitude. Il voyait le dedans des sujets, il dégageait une loi des plus minimes incidents, il remettait tout à sa véritable proportion avec une logique implacable, piquant les enthousiasmes que je laissais paraître de ses brefs jugements dégonflants. Il était très sûr de sa pensée, très établi dans la raison, émettait de la vérité à chaque parole. Il donnait tout ensemble confiance et peur, parce qu’on sentait qu’il ne devait jamais se tromper et que son jugement ne pouvait ni s’engourdir, ni se laisser gagner.

À propos de l’amour, il eut un éclat d’amertume qui mit un instant d’emphase dans son expression, mais cela ne dura pas ; très vite il en parla avec précision et profondeur. Ses opinions, totalement dépourvues de rêvasserie, avaient, dans la dureté de leur déterminisme, une telle rectitude de bonne foi que mon habituel romantisme en fut dominé.

Dans l’état d’écœurement où j’étais, cet homme devait me faire une impression forte. Cela fut ainsi.

Je l’avais convié à venir à mon jour, il n’y manqua pas et je le revis souvent. À chaque conversation, j’étais contrainte à reconnaître davantage cette faculté d’avoir toujours raison qui était en lui, et je l’estimais plus. Par un hasard — en était-ce bien un ? — il vint passer l’été à Dinard, où j’avais une villa, il se lia avec mon mari dans la stricte mesure que nécessitait notre amitié grandissante, et lorsqu’à l’automne je partis pour Paris, il m’avait dit, avec cette harmonie soigneuse qu’il mettait à tout, que je lui inspirais un sentiment profond, et moi, en un élan vif de probité et de tendresse, j’avais avoué que je l’aimais aussi.

Lorsque je retrouvai Mme Harmailles à notre cours de chant j’appris sans étonnement qu’elle avait un nouvel amant et qu’elle savait enfin ce que c’est que le grand amour. Je souris, dédaigneuse : pauvre gentille poupée, de quoi allait-elle parler là !

Les débuts de l’hiver furent d’une douceur infinie. Je portais avec une joie grave la plénitude de mon cœur. Et la vie me semblait toute belle. Je voyais Pierre très souvent, je l’entraînais aux places où mon persévérant romantisme trouvait ses satisfactions. Que de fois nous avons regardé Paris du haut des tours Notre-Dame ou du Père-Lachaise, remonté la Seine pendant les jours glacés où le pont des bateaux-mouches n’est fréquenté que par des gens pressés allant vers leurs besognes, erré, à la descente du soir, dans les allées du Luxembourg. Pierre condescendait à tout cela par perfection de tendresse, bien qu’il trouvât mes fantaisies puériles. Son esprit en équilibre tirait tout de soi-même, il n’avait pas besoin, pour s’exalter, de la suggestion des milieux — d’ailleurs il ne s’exaltait pas. — Nous étions très différents, ce qui crée les belles ententes, aux commencements d’amour.

J’étais complètement heureuse ainsi, lui moins. Notre idylle ne lui suffisait pas. Il m’expliquait, avec sa logique invincible, que l’amour est un tout, fait de sentiment et de sensation, et qu’on ne peut en prendre une moitié et rejeter l’autre, sous peine de lui ôter ses caractères essentiels. Il avait raison. Je m’apercevais de l’inévitable nécessité de sortir de la vague émotion exquise où je m’enchantais, et que, comme il le disait, mon honnêteté même m’obligeait d’être à lui toute — puisque je l’aimais. — J’avais une peine étrange à me décider. Pourtant je ne pouvais supporter l’idée de le faire souffrir, et un matin, au réveil d’une nuit cauchemarée, je résolus de faire enfin le grand sacrifice. Car c’est un sacrifice, quoi qu’en puissent croire les messieurs pour l’amusement desquels on l’accomplit.

Ce jour-là nous avions rendez-vous au Louvre, et ce fut — ironie des coïncidences — dans cette même salle des bustes où Louise Harmailles m’avait annoncé la rupture de sa liaison, que je dis à Pierre ma détermination d’aller chez lui, le lendemain.

Il garda son calme, mais ses yeux pensifs furent si joyeux que l’angoisse qui serrait ma gorge se décrispa.

Certainement j’étais heureuse, le lendemain, en sortant de son appartement — dont l’ordre méticuleux m’avait paru une prolongation de sa personnalité sur les choses. Il m’adorait, je l’adorais, ç’avait été une heure très douce. À me sentir sienne j’acquérais à mes propres yeux une valeur nouvelle.

Oui, tout était bien ainsi, parfaitement bien… Peut-être n’avais-je pas la vocation de l’adultère, mais on arrive à bien faire les choses même dont on n’a pas la vocation en y appliquant sa volonté persévérante. Je m’accoutumerais à être joyeuse d’aller à des heures fixées me déshabiller chez mon ami. Lorsque nous serions séparés, la pensée de sa grande joie — de la mienne aussi — empourprerait le gris des heures. Ce serait ainsi, il le fallait ! Il le fallait tellement que ça le fut presque. Je m’excitais à l’enthousiasme, et lorsqu’il n’était pas là j’y atteignais quelquefois.

Je regrettais vivement, par exemple, nos excursions dans le Paris glacé, les oppressions exquises des crépuscules, la tendresse chaude des admirations devant les chefs-d’œuvre. Nous avions renoncé à tout cela, qui était, disait Pierre, dangereux, et d’ailleurs inutile puisque nous pouvions nous voir en parfait confortable chez lui. Il apportait dans le règlement de notre vie — par sentiment de ses devoirs envers moi — le même souci scrupuleux de prudence et de logique qu’il mettait dans la construction d’un raisonnement. Il avait un sens infailliblement juste de tout, et il mettait tant de douceur à n’avoir jamais tort que, lorsqu’il prenait la peine de me démontrer avec bonté combien étaient absurdes mes chimérismes, je lui savais gré du sentiment net qu’il me donnait de mon ridicule.

Depuis que j’avais un amant, un rapprochement s’était fait entre moi et Louise Harmailles, je n’éprouvais aucun besoin de lui rien confier, mais j’étais curieuse davantage de ses aventures. C’était là, je le croyais, un peu de snobisme de cœur : le désir de mieux constater, en la comparant, la beauté de ma liaison. Louise était enchantée de son nouvel ami, elle trouvait en lui la gaminerie écervelée qui lui convenait. Quelquefois, un peu méchante, je rappelais son premier amour, mais ça la faisait rire, « ce raseur d’André », comme elle l’appelait, n’était plus pour elle qu’un souvenir un peu grotesque…

Mon tranquille bonheur dura jusqu’à l’été ; là survint le premier trouble : il fut grave. Pierre, retenu par des devoirs de famille, m’annonça qu’il ne pourrait me rejoindre en Bretagne. Je discutai passionnément avec lui, mais en vain. Il remplissait son devoir envers les siens avec une ponctualité rigoureuse, à quoi rien ne pouvait le faire manquer. C’étaient deux grands mois à passer l’un sans l’autre ; je ne concevais pas comment je pourrais les supporter. Lui était très triste, mais résigné. Il avait un sentiment si clair de la nécessité qu’il ne perdait pas ses forces en révoltes stériles.

Notre dernier rendez-vous fut lamentable. Je le passai tout entier à pleurer ; il fut très bon, mais me fit remarquer qu’il aurait été préférable d’occuper ces dernières heures avec nos joies de tendresse, puisque cela me faisait tant souffrir d’en devoir être privée. Cette fois-là encore il avait raison, mais mon désespoir emmigrainé me rendit injuste et je refusai d’en convenir.

Il est à supposer que j’ai de moi-même une ignorance profonde, car mes événements psychiques sont toujours différents de ce que j’attendais.

Cette séparation donna les plus curieux résultats. D’abord j’eus, à revoir la mer, une ivresse puérile et profonde, puis, l’air salin exalta ma santé, me fit une vigueur nouvelle que je dépensais en énormes fatigues saines. Mes promenades à cheval, mes longues courses dans la campagne me donnaient d’inexplicables jouissances. Il m’arrivait de chanter à pleine voix des airs stupidement gais le long des routes solitaires. Il me semblait que pour la première fois j’avais conquis la liberté : cela m’affolait d’un plaisir de vivre.

Je ne comprenais rien à tout cela, et, dans les premiers jours je fis quelques efforts pour m’exciter au désespoir, mais bientôt je trouvai l’interprétation de mes sensations : c’était l’amour qui m’avait refait cette superbe jeunesse qui triomphait même de l’absence de l’aimé. Je glorifiai l’amour !

Sans scrupules désormais je me mis à m’amuser de tout : de la sotte vie des bains de mer, avec ses parties monstres de bateau, de breack, son casino, ses potins et ses flirts ; des fréquentations indifférentes, de la bêtise des conversations. Ma vie auprès de mon mari dans le contact de ses innombrables maîtresses, avait même perdu son amertume. Je lui avais décidément tout pardonné. J’étais aimée, j’avais pris ma revanche. D’ailleurs il était charmant, ravi de la facilité de nos rapports et de ma gaieté revenue, et j’appréciais en camarade indulgente sa câlinerie perverse, ses paradoxes de conscience et ce tour d’esprit jeune, élastique, d’un si merveilleux illogisme qui en faisaient l’être dangereux et charmant qu’il était. La vie marchait bien, enfin !

Il n’y avait qu’un point gênant — et vraiment bien inexplicable — c’est l’impression que me causait chaque jour la lettre qu’il fallait écrire à Pierre. C’était difficile, pénible même, et j’y mettais un temps !… J’essayais de lui raconter très exactement l’emploi de mes journées, c’était simple en soi ; ce qui l’était moins, c’est que je me sentais obligée de donner à mes récits un ton de détachement ennuyé, de dégoût de ce que je faisais. Pendant cette heure que je mettais à lui écrire, j’avais le sentiment que j’étais coupable de tant m’amuser et qu’il ne fallait pas qu’il le sût, mes phrases prenaient une allure contrainte, un accent faux et une intense stupidité. Puis, lorsqu’à la fin, j’en venais aux nécessaires protestations, rien ne voulait plus naître dans mon esprit ; le nez en l’air, engourdie, je restais au milieu d’une formule de tendresse et… je pensais à autre chose. Encore une vocation que je n’avais pas : les lettres d’amour !…

Par exemple, ce dont je fus étonnée jusqu’à l’inquiétude, c’est de la tristesse qui m’empoigna, irrésistible, au moment de quitter Dinard. N’était-ce pas singulier ? J’allais retrouver l’homme que j’aimais, recommencer la bonne vie de passion, et, au lieu d’être heureuse j’avais un cœur de plomb, des larmes aux yeux, des sanglots plein la gorge… Dans le train qui nous ramenait, tandis que mon mari faisait des remarques bouffonnes dont il fallait rire, je songeais aux fiacres sales, à la montée ralentie de l’escalier, je me voyais sonnant à la porte, j’assistais aux baisers reçus par l’image de moi, et… au reste… Tiens, c’étaient ces mêmes choses dont j’avais la vision enchanteresse dix-huit mois plus tôt, lorsque Louise Harmailles quittait le cours de chant pour aller retrouver André… Je rêvai à Louise Harmailles, je me souvins de l’avoir méprisée pour sa fragilité sentimentale et je fus envahie d’amertume…

On est bien occupée dans les premiers temps de la réinstallation à Paris. Quinze jours entiers se passèrent sans que je pusse trouver une heure pour aller chez Pierre. Il me le reprocha en termes dont la modération laissait voir pourtant qu’il était très offensé. Avec un grand effort l’heure se trouva enfin.

Un peu nerveuse notre première rencontre. Il fallut donner en détail mes raisons, qu’il appela prétextes : il les démonta l’une après l’autre pour m’en prouver l’inanité ; cette fois encore il avait raison. Je le lui dis avec une gaieté un peu âpre et il n’en disconvint pas. Lorsque — puisque nous nous aimions — il fallut en venir aux effusions extrêmes, je m’aperçus que j’avais le désir fixe que cela finît le plus vite possible.

En rentrant à pied chez moi je regardais consternée mon âme toute méchante et vindicative, j’étais surénervée, mécontente de moi… et de lui donc ! Qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, ça voulait dire que je ne l’aimais plus ! Je mis deux mois à m’en apercevoir, cinq à le lui avouer.


Si c’est, comme je le crois maintenant, une faute, et bien pis, une sottise grave de prendre un amant, j’ai fait un bout de la peine expiatrice pendant ces cinq mois-là. Oh ! l’adultère obligatoire ! C’est tout ce que je souhaite à mes pires ennemies.

Pierre était toujours affectueux, soigneux, prudent, intelligent et raisonnable. Je n’avais rien à lui reprocher, il demeurait semblable à lui-même, mais… je ne l’aimais plus ! Ah ! la corvée exaspérante des déshabillages, l’écœurement des baisers qu’on ne désire pas, l’ennui meurtrier des tête-à-tête… la honte de celle comédie sans courage et sans but…

Un matin, je sentis que je n’avais pas la force d’aller au rendez-vous, et que je ne l’aurais pas le lendemain, et que je ne l’aurais plus jamais. J’écrivis pour expliquer que j’étais indigne de la passion, que j’avais le cœur futile et faible, je demandais pardon, et je disais adieu.

. . . . . . . . . . . . . . .

Ce jour-là, tout appauvrie d’avoir perdu mon amour, en deuil de cette mort intérieure, sans joie, même de la délivrance venue trop tard, je me laissai emmener par Louise Harmailles au sortir du cours de chant où j’étais allée, fuyant ma solitude.

Comme à l’ordinaire à pareille heure, nous allions chez le pâtissier. Louise parlait… parlait…

La voiture était immobilisée par un encombrement, contre un angle de trottoir, quand, s’interrompant, Louise se pencha brusquement, et fit de sa menotte gantée de blanc, un bonjour drôle. Je regardai où elle regardait : un spasme me pinça au cœur. Pierre était là. Sans doute il dut être ému profondément, car il eut un arrêt, sa figure devint rouge et se contracta, puis très vite, saluant, il passa.

— Elle est bien bonne, dit Louise, qui, avec un rire, s’était rejetée au fond de la voiture ; savez-vous qui c’est ?… Eh bien, ma chère, c’est ce raseur d’André !

— Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Ce monsieur qui vient de saluer ?… Mais c’est Pierre Lermeaux.

— Parfaitement ! Je l’appelais André en vous parlant de lui, par prudence… Vous comprenez… Vous le connaissez, alors ?

— Oui, un peu.

— Vous dites ça drôlement.

— Mais non… pourquoi ?… je suis surprise… je ne me doutais pas… Ah ! vraiment, c’est ce raseur d’André !…

Et je faillis sourire.

CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[7]


VIII 

Vingt-huit ans.


C’était à Bayreuth, l’année de ma vie où j’ai le mieux senti ce que les livres de piété appellent « la solitude intérieure ». Je sortais du théâtre après le second acte de Parsifal, tout énervée par cette lutte de la passion et du renoncement : les pôles entre lesquels oscille et palpite l’âme de tous ceux… qui ont une âme.

Wagner ne s’est pas trompé en pensant que ses drames moraliseraient pour des secondes, démoraliseraient pour des heures, détraqueraient enfin, les gens qui s’abandonnent à eux… Tout amère du sentiment de mes faiblesses mieux ressenties, je rêvais d’une vie pure et rigoureuse, j’avais l’ivresse blanche de Parsifal, comme trois jours plus tôt j’avais eu l’ivresse rouge de Tristan, j’étais — en puissance — excessivement sainte, au moment où j’entrepris la lutte pour la tasse de weiss kaffee et la tranche de gâteau spongieux, avec lesquels, entre les actes, on se refait du courage contre ses propres émotions, lorsque je reconnus un coude qui pénétrait mes côtes, pour être celui de la grosse Émilia d’Étoilles. Immédiatement la forte dame rétablit nos rapports sympathiques par de tonitruantes exclamations. J’étais justement la personne dont son cœur avait besoin à ce moment-là !

Nos tasses conquises, elle s’assit près de moi et, tout en mâchant avec puissance, elle causait sur Parsifal. — Elle aussi était profondément sanctifiée, et les petits jeunes gens que son amour pâlit, ne paraissaient tenir aucune place dans ses préoccupations du moment. Van Dyck l’exaltait. Comme il avait dit son Ach dieser Kuss ! Quelle magnifique horreur du baiser infâme !… En passant, elle remarqua qu’il avait de beaux bras : mais cet aperçu trop humain ne l’arrêta qu’à peine. Tout à coup, elle s’interrompit de m’expliquer pourquoi le renoncement de Parsifal à l’amour n’était pas ridicule comme la fuite de Joseph, par exemple, et s’écria :

— Tiens, voilà Chalamon là-bas ! Quelle chance ! Et elle exécuta des gesticulations destinées à un homme de moyenne taille, d’allure hésitante, un peu engoncée, et qui, à quelque distance, cherchait d’un air vague quelque chose qui ne paraissait pas avoir, même pour lui, une grande précision.

Les ailes de moulin d’Émilia réussirent à fixer son attention, et tandis que, coupant lentement la foule, il venait vers nous, elle m’expliquait :

— Figurez-vous que ce pauvre Chalamon a une passion pour vous, c’est un être admirable… une âme, ma chère ! Il s’est intéressé à vous en entendant raconter toutes les horreurs que vous fait votre mari, et votre attitude si généreuse, si digne. Tout l’hiver il a cherché à vous connaître, mais vous allez si peu dans le monde maintenant… enfin, le mois dernier, apprenant que nous sommes liées, il m’a suppliée de vous le présenter, seulement, vous étiez déjà partie pour l’Allemagne… Mais comme ça s’arrange bien que ce soit justement ici que vous le rencontriez ! Ç’a l’air d’un roman, vous ne trouvez pas ?

— Non, j’ai déjà rencontré beaucoup de gens à Bayreuth sans que cela me parût avoir quoi que ce fût de romanesque.

Émilia ne répondit pas, car M. de Chalamon nous rejoignait. Il y eut des exclamations, des présentations, et notre weiss kaffee étant avalé, nous sortîmes tous les trois. Mme d’Étoilles avait réempoigné Wagner et le maniait avec une énergie inquiétante — comme elle eût fait d’une arme vraiment un peu lourde pour ses mains.

M. de Chalamon semblait troublé, il avait un air de gaucherie que je ne trouvai pas déplaisant, car j’en fis honneur au doute d’elles-mêmes qui est au fond des natures fines. Les trompettes sonnaient l’âpre fanfare, on se pressa vers les portes. Le fauteuil de M. de Chalamon était à petite distance du mien, cela me fit plaisir.

Après le troisième acte, l’âme pleine de clartés et de béatitudes, je sortis avec lui pour aller à la recherche de la grosse Émilia, qui nous avait invités à dîner au restaurant du théâtre. Elle était hors d’elle-même, elle avait pleuré d’enthousiasme, elle débordait d’affection, et les façons maternelles que lui ont données ses habitudes d’amoureuse de l’extrême jeunesse, s’exerçaient d’une façon gênante sur M. de Chalamon et sur moi. Elle avait des attendrissements bénisseurs. En mangeant du roastbeef refroidi et des pommes de terre figées, elle paraissait communier en l’honneur de la réunion de nos âmes, et si elle vidait tant de verres de hochheimer, c’était évidemment à la santé du bonheur qu’elle ouvrait devant nous. Parfois elle risquait une allusion pleine de sourires à l’admiration que j’inspirais aux gens mêmes qui ne connaissaient que ma réputation, ou, d’un air profond, disait des choses sur la fatalité de certaines rencontres.

Elle me quitta après un adieu passionné, car elle partait le lendemain, et je rentrai pensive dans la chambre décorée des portraits de tous les Hohenzollern connus (et même de quelques autres), où je m’étais installée pour la durée de ma série.

J’avais un énervement doux et assez agréable. L’attitude de M. de Chalamon ne me permettait pas de douter que quelque parcelle de vérité ne fût enclose dans les exagérations d’Émilia. C’était joli, en somme, cette histoire d’un homme capable de s’éprendre d’une femme à cause des chagrins qu’il lui imagine. J’étais touchée. Je me drapais dans ma situation de victime, comme dans une dignité qui faisait des plis nobles.

Certes il n’était pas beau, il était lourd, empêtré, mais il avait d’excellentes façons, de grands yeux à angles tombants qui lui donnaient ce regard d’une mélancolie étrangement tendre qu’ont les yeux des chiens de meute ; et puis il devait être intelligent. Il avait peu parlé, mais tout ce qu’il avait dit était vraiment très bien… Je songeai à en faire l’ami que nous souhaitons toutes, qui saurait m’écouter rêver tout haut, et auquel j’apporterais une affection limpide et rafraîchissante — une de ces affections comme on en a à revendre en sortant de Parsifal. — Je m’endormis avec une âme sereine et sublime.

Le lendemain, le théâtre faisant relâche, j’allai passer la journée à l’Ermitage, ce vilain et délicieux petit château de l’adorable Margrave de Bayreuth. Après y avoir dîné, je m’assis devant la pièce d’eau pour attendre l’heure calme où descend la nuit. Déjà, sous les grands arbres, le taillis s’enfumait d’obscurité, le ciel blêmissait, et des assombrissements équivoques, des lueurs attardées et furtives communiquaient aux statues moussues du bassin une inquiétante et douce vie. Le silence était parfait, une tristesse s’échappait des choses en ondes régulières, comme le parfum des fleurs nocturnes, et je m’enfonçais dans cet attendrissement navré, si exquis, où se réveille confus, enjolivé, l’écho de toutes les souffrances. Un pas sonna sur les dalles de la terrasse, derrière moi. Je restai immobile, ne voulant pas rompre la tristesse dont je jouissais ; le pas descendit les marches, se rapprocha ; il fallut tourner la tête. Je reconnus M. de Chalamon, arrêté, son chapeau à la main, l’air tellement embarrassé que je me hâtai de dire « bonsoir ». Il vint tout près de moi, et resta planté sur ses pieds — ils étaient larges et un peu plats — avec les épaules extraordinairement remontées derrière sa tête, en signe de confusion sans doute. Je l’invitai à s’asseoir, et il le fit avec une telle précipitation qu’un grand morceau de ma robe se trouva engagé sous lui, et avec une telle brusquerie que la traction exercée sur l’étoffe la fit craquer violemment. Il s’excusa, se recula un peu, je tirai ma jupe pour la dégager, cela ne suffit pas, il recula encore, puis, comme cela ne donnait aucun résultat, il finit par se lever ; je ramenai contre moi les plis de ma robe, et il se rassit.

Nous étions gênés ; il y a des décors dans lesquels la maladresse hurle particulièrement. Il fallait parier, je dis :

— J’ai passé la journée ici.

— Moi aussi, me fut-il répondu.

— Tiens ! c’est curieux, je ne vous ai pas aperçu !

— J’ai craint de vous importuner.

— Ah ! Vous m’avez vue, alors ?

— Sans doute, je vous ai suivie de loin presque tout le temps.

Il n’était peut-être pas tout à fait aussi timide que je l’avais imaginé. L’entretien ainsi commencé sous l’émouvante fraîcheur de la nuit, dans ce parc sans rumeur, marcha vite. Une demi-heure après notre rencontre, il faisait trop obscur pour que nous vissions nos visages ; alors il me raconta qu’il m’avait aperçue au théâtre dix-huit mois plus tôt, qu’il avait été frappé de la mélancolie, de l’air d’énergie vaincue de toute ma personne — il ne dit pas qu’il m’avait trouvée jolie, et je lui sus gré de la délicatesse de cette façon d’opérer. — La suite était bien conforme aux renseignements d’Émilia. En me retrouvant à Parsifal, il s’était décidé à se présenter lui-même s’il ne se rencontrait personne pour lui rendre ce service. Il ne pouvait plus attendre davantage pour s’assurer si vraiment j’étais bien l’être de tendresse et de douleur dont le souvenir le hantait.

— Et si je suis en effet cet être-là, dis-je un peu moqueuse, lorsqu’enfin il se tut, vous aurez, naturellement, l’illogisme de m’offrir de me consoler ; ce sera une bien fâcheuse erreur, car, consolée, je ne serais plus la femme à qui vous vous êtes intéressé parce qu’elle était triste !

— Non, madame, je ne vous offrirai pas de vous consoler ; je ne suis pas un sot, ni un fat, mais je me donnerai à moi-même la permission de vous aimer.

— Il est tard, dis-je en me levant, — je ne savais où cette excentrique causerie pouvait mener, la nuit m’émouvait, et aussi la voix de M. de Chalamon, — une voix voilée, ardente et faible, qui prenait aux nerfs. — Il avait tout à gagner à causer dans les ténèbres.

— Vous reviendrez ici demain, dit-il, bien plus comme quelqu’un qui affirme un fait dont il est sûr, que comme quelqu’un qui interroge.

— Je ne sais… bonsoir, monsieur.

Je m’en allai sans lui tendre la main. Il se rassit après m’avoir saluée.

Naturellement je retournai à l’Ermitage, où je trouvai M. de Chalamon installé à l’une des tables où l’on mange et boit des choses suspectes, en face de l’endroit par où entrent les voitures. Il vint à moi et me proposa de descendre au fond du parc. Il y avait des promeneurs dans les allées ; accepter n’avait rien qui m’engageât beaucoup : j’acceptai.

— J’ai passé la nuit sous ces arbres, me dit mon singulier ami, on y est à merveille pour penser — douloureusement — à vous.

— Pourquoi pensez-vous douloureusement à moi ? — J’étais un peu agacée de ce début. J’avais déjà passé l’âge où l’on tient à ce que les hommes prennent des rhumes dans la rosée pour témoigner de leur amour.

— Parce que, répondit-il avec un excès de gravité, j’ai découvert en vous cette chose atroce dont l’acide désagrège les sentiments…

— Vous m’inquiétez !… Qu’est-ce, mon Dieu ?

— C’est l’ironie, me répondit-il avec une amertume et une emphase que son évidente sincérité atténuaient — heureusement.

Je regardais le sable, et je poussais les cailloux du bout de ma bottine ; il avait peut-être raison en somme, il disait sérieusement des choses très tendres et je n’avais que l’envie de m’en moquer ; il continuait.

— Comment, vous, une élue de la douleur, douée par elle d’une beauté supérieure, pouvez-vous railler ! Je vous ai dit dans une émotion sacrée ce que vous m’inspirez de si étrangement profond, et vous ne trouvez pour me répondre que des railleries ; est-ce digne de vous ?

— Écoutez, monsieur, dis-je très doucement, vous ne pouvez vous étonner si je souhaite vous connaître davantage pour être assurée que, dans les choses que vous dites, il n’y ait rien dont ma dignité puisse s’alarmer.

— Rien ! vous le sentez à défaut de le savoir ! Il y a une destinée grave entre nous. Je connais toutes les choses de votre vie, mon seul désir est de vous inspirer assez de confiance pour que vous m’accordiez le droit, non de vous consoler, ainsi que vous disiez méchamment hier soir, mais de vous consacrer mon avenir entier.

Il proférait ces banalités avec une ardeur sombre qui leur donnait de l’accent. Je crus nécessaire de l’interrompre.

— Je regretterais, dis-je, que vous me missiez dans l’obligation de rompre cette conversation en ajoutant un seul mot à ce que vous venez de dire, car je suis résolue à n’en pas entendre davantage.

— Vous ne m’avez pas compris, madame, reprit-il d’un air peiné. Je sais que vous êtes la femme d’un homme absolument indigne de vous, et ce que je songerais à vous demander, si mes sentiments pouvaient exciter en vous quelque sympathie jamais, c’est de divorcer et d’accepter mon nom.

Je m’arrêtai net pour l’examiner, non sans inquiétude. Était-il devenu fou ? Mais il me parut très tranquille, ses beaux yeux tristes s’appuyaient sur moi avec beaucoup de douceur.

— Enfin, lui dis-je, qui vous affirme que je sois digne de ce que vous m’offrez ?

— Mon cœur ! répondit-il.

Ce n’était pas mal, mais il imagina, en lançant ce mot avec une énergie vibrante, de s’administrer une forte tape sur la poitrine pour renforcer son allusion au viscère mis en cause ; sa chaîne de montre tressauta sur son ventre — il avait du ventre — et je ne sais pas bien ce qui me retint d’éclater de rire.

Je tentai de lui faire comprendre que, tout en appréciant la perfection de ses sentiments, j’en étais légèrement ahurie, et qu’il ne fallait pas qu’il s’étonnât démesurément si j’avais le désir de causer avec lui un peu plus de trois fois avant de me résoudre à disloquer ma vie pour l’unir à la sienne. Il admit la justesse de cette prétention et déclara qu’il était prêt à attendre des mois, voire des années. J’insistai pour que nous parlassions d’autres choses, et la promenade se termina très agréablement. Comme c’est l’usage en pareil cas, je découvris à M. de Chalamon une foule de goûts et de dégoûts semblables aux miens ; il avait du charme lorsque les occasions lui manquaient pour devenir pathétique, mais il lui fallait peu de chose pour s’abandonner à cette faiblesse, comme il me fallait peu de chose pour retomber dans mon péché d’ironie. Il est certain que si j’avais pu perdre un peu de mon horreur du ridicule, et lui en acquérir une dose équivalente à celle dont je me serais débarrassée, nous aurions été faits pour nous entendre très complètement.

Le lendemain, les représentations recommençaient avec Tristan. M. de Chalamon avait trouvé moyen de changer sa place : il était à côté de moi.

C’est quelque chose de terrible, cette musique de Tristan, une sorte de soûlerie d’amour ; dès le milieu de l’ouverture, on commence à en éprouver le charme vénéneux. À la fin du premier acte j’eus un grand tressaillement en sentant le bras de mon voisin s’appuyer au mien. Pendant l’entr’acte j’allai avec lui errer dans le bois de sapins qui est derrière le théâtre. Cela sentait la résine chaude, et c’était plein d’une énorme rumeur d’insectes invisibles ; nous ne dîmes pas trois paroles. À quoi songeait-il ?… Moi, j’avais un peu la fièvre. Au second acte, une vaste émotion me gonfla la poitrine en songeant à ce bel amour que m’avait voué cet homme. Pourquoi repousser ce bonheur offert ? Ne faut-il pas aimer ! Aimer n’est-ce pas vivre ! Je me tournai vers lui en disant très bas :

— Comme c’est beau !…

— Près de vous…

Il n’en dit pas plus. À ce moment-là, mon ironie avait désarmé, c’était le triomphe du pathétisme. Lorsque la voiture dans laquelle il m’avait ramenée chez moi s’arrêta, ce fut sans même songer à m’en étonner que je m’aperçus que — probablement depuis notre départ du théâtre — il tenait mes mains dans les siennes. En vérité, cette musique de Wagner…

Huit jours plus tard, j’emportais, en quittant Bayreuth, le dernier regard d’Édouard de Chalamon en une très bonne place de mes souvenirs chers. Nous n’avions plus reparlé de ses espoirs, mais nous nous sentions unis par quelque chose de fort.

Il me manqua infiniment, lorsqu’à mon retour à Paris, je tombai dans l’agitation causée par une bruyante aventure de mon mari. Il avait été surpris par un autre mari, dans une fâcheuse attitude, s’était battu, avait blessé grièvement son adversaire. L’épouse litigieuse s’était enfuie du domicile conjugal, M. de Montclet l’avait installée dans un appartement, où, comme c’était son devoir, il passait son temps à la consoler. On clabaudait vigoureusement. Je reçus une quantité de condoléances amusées ou perfides, de lettres anonymes, et aussi d’offres amoureuses ; cela semblait un si bon moment !

Malgré l’irritation que j’éprouvais de la fausse et ridicule posture où me mettaient ces choses, je ne pouvais m’empêcher de plaindre M. de Montclet. À certaines paroles qu’il me dit, je comprenais que cette aventure arrivait mal dans sa vie, qu’il commençait à être las de sa maîtresse, et que l’obligation absolue qui le rivait à elle lui pesait. Pendant les courts moments que nous passions ensemble, il était sombre et faisait cette mine douloureuse que je ne lui ai jamais vue sans en être péniblement impressionnée. J’avais aussi le sentiment de le gêner, d’être un embarras, qui sait, peut-être un remords dans sa vie, et j’aspirais au retour d’Édouard. Sûrement il m’aiderait à trouver ce qu’il convenait de faire dans la circonstance. Il arriva enfin, et je le mis au fait en lui demandant son avis.

— Vous le saviez d’avance, madame, répondit-il. Vous n’avez pas le choix des actes. Il faut divorcer sans attendre, M. de Montclet sera libre d’épouser sa maîtresse, ainsi qu’il le souhaite sans nul doute, et… vous aussi vous serez libre !…

Il tenait à son idée ! Au reste, il avait bien raison, mon mari n’avait aucun besoin de moi, le moyen s’offrait de refaire ma vie dans d’admirables conditions. Il aurait fallu avoir l’esprit curieusement tourné pour ne pas accepter d’enthousiasme cet arrangement… eh bien, j’avais l’esprit curieusement tourné, car la pensée de ce divorce me chavirait le cœur.

Cependant, au bout de quelques semaines de longues causeries avec Édouard, je me décidai et j’allai un matin, annoncer ma résolution à M. de Montclet. Lorsque je lui eus expliqué mes intentions :

— Vous êtes généreuse comme toujours, je reconnais votre grand cœur ! Je suppose que je dois vous remercier du sentiment qui vous fait me rejeter de votre vie. Mais avez-vous bien réfléchi ? La situation de femme divorcée est difficile, j’ai le devoir de songer à vous…

Il y avait de l’irritation et de l’amertume dans son accent, mais je crus aussi y sentir de la pitié, et cela me mit en colère.

— Ne vous troublez pas à mon sujet, dis-je sèchement, il est possible que je me remarie à l’expiration du délai légal.

— Ah !… — il avait rougi jusqu’aux cheveux — c’est différent alors si c’est pour vos arrangements personnels…

Je haussai les épaules et je sortis de la pièce. Il m’avait paru, en y entrant, que je venais accomplir un acte très magnanime, mais pas du tout, M. de Montclet avait remis les choses au point, c’était pour moi que je voulais divorcer. Je n’y aurais jamais songé s’il ne s’était agi d’épouser l’homme que j’aimais.

On tient tellement aux belles attitudes prises vis-à-vis de soi-même que l’impossibilité de conserver celle-là me causa une véritable détresse.

Pendant les opérations de mon divorce — cela dura trois mois en tout — Édouard vint chaque jour me voir. Il était d’une bonté exquise, bien qu’il ne parvînt pas à accepter que les formalités judiciaires qui me rapprochaient de mon mari, me forçaient à m’en occuper, fussent pour moi des occasions de bouleversement. Il trouvait mon émotivité maladive et ridicule : j’étais de son avis, mais cela ne diminuait en rien mon angoisse, et le jour où mon avocat me télégraphia du palais que le divorce était prononcé, il me parut que quelque chose venait de mourir en moi que rien ne réveillerait plus.

On n’est qu’une fois épouse, quoi que l’on puisse penser, et de cette fois-là on reste marquée, quoi que l’on puisse faire.

M. de Montclet m’écrivit une lettre où je retrouvai sous une forme de gravité voulue, les câlineries où si longtemps mon cœur s’était pris. Il quittait la France sans doute pour n’y plus rentrer et allait rejoindre en Italie sa maîtresse, dont le divorce avait précédé le mien. Dès que j’eus l’idée que sans doute je ne le reverrais jamais, l’amertume des trahisons anciennes, la lourdeur morne des années désolées s’effacèrent de mon souvenir, je ne savais plus de ce disparu que le goût de ses baisers, sa beauté fière, son air de vie puissante et joyeuse, la grâce légère de son esprit, son charme pervertisseur… et j’avais des distractions pendant qu’Édouard, — ce cher bon Édouard — me parlait de son amour.

Il en parlait beaucoup, et même il en parlait bien. Je me donnais de la peine pour bien me rendre compte de lui à travers les mots qu’il disait. Au rapprochement de nos vies j’avais découvert plusieurs erreurs dans mon premier jugement. Il n’était pas timide ainsi que je pensais, mais un peu susceptible ; il était toujours, en face des gens, dans une certaine crainte de n’être pas jugé à sa réelle valeur, c’est ce qui lui donnait, aux débuts des relations, cet air emprunté que j’avais pris pour de la défiance de soi, et qui n’était que de la défiance d’autrui. Je m’étais aussi figuré que son physique ne le satisfaisait pas, qu’il en percevait les petits ridicules et en était gêné, mais cela non plus n’était pas exact. Je m’aperçus bientôt qu’il se trouvait une physionomie pittoresque, un regard fascinateur, une tournure originale, et que, s’il était volontiers pathétique, c’était un peu par instinct mais surtout parce qu’il jugeait cette attitude adéquate au type de « beau ténébreux » qu’il était persuadé d’avoir.

Édouard allait beaucoup dans le monde, bien qu’il y jouât un rôle effacé. Après mon divorce il y alla plus encore, « afin, disait-il, d’entretenir des relations que l’on est aise de trouver lorsqu’on en a besoin. » Il en aurait besoin, le pauvre, au moment où il faudrait faire accepter son mariage avec une femme divorcée… Cette idée m’était spécialement antipathique. On peut ne pas tenir au monde lorsque toutes les portes vous en sont grandes ouvertes, et souffrir de penser qu’il est de ces portes-là qui se fermeront devant vous…

Même lorsqu’il avait des invitations, Édouard passait toujours avec moi une heure après le dîner. Un soir il me dit :

— Je vais au bal costumé des Charmeilles, demain.

— Tiens ! je croyais que le costume était de rigueur et qu’on n’était pas admis même en habit de couleur.

— C’est bien ainsi, je me costumerai… Vous avez envie de savoir en quoi, je le vois… En palikare ! j’ai un très beau costume, qu’un ami m’a fait faire avec mes mesures, en Grèce ; il me va admirablement. Vous le verrez du reste, je viendrai avant le bal.

— En palikare ! répétai-je consternée. L’idée de voir M. de Chalamon en palikare me ravageait ! J’en rêvai la nuit ; au réveil, je m’en trouvai encore affolée. Quelle étrange, quelle improbable idée avait-il de se déguiser en palikare !…

Je fus tirée de mes méditations sur ce sujet, par une lettre que m’écrivait de Naples, M. de Montclet. Sa maîtresse était malade ; se trouvant très isolé, il songeait à moi, le seul ami qu’il se connût, et m’écrivait. L’effet de cette lettre fut vif, les vieilles plaies se redéchirèrent, cela se mit à saigner dans mon cœur. Je passai ma journée à écrire des réponses, à les brûler, à retourner des tiroirs pleins d’objets ridicules et commémoratifs, et à pleurer énergiquement. À dix heures du soir, j’avais les yeux gonflés, un violent mal de tête et une profonde misère de cœur. C’est dans cette disposition que je vis la porte s’ouvrir et Édouard de Chalamon m’apparaître en palikare. Il fit deux pas, puis s’arrêta, le poing gauche à la hanche, la main droite crispée au manche de l’un de ses nombreux poignards, et avec un sourire où vaguait la certitude d’être vraiment très bien, il dit :

— Bonsoir, Madame, comment trouvez-vous mon costume ?

Comment je le trouvais ! grands dieux !… Son jupon blanc, une fustanelle — au fond, ce palikare était un Albanais — relevait en bouffant sur son ventre, puis s’évasait autour de lui en lui donnant un aspect de sonnette ; ses pieds semblaient formidables dans le cuir vermillon de ses bottes — cet Albanais était peut-être seulement un Arabe égaré ; — son torse, dans son boléro soutaché, ressemblait à une courge, et son fez rouge — car décidément cet Arabe devait être un Turc — avait un aspect tellement inacceptable au-dessus de sa tête rentrée dans les épaules… Ah ! le pauvre Édouard !

Je restais dans le silence de la stupeur ; il vint à moi — et son jupon plissé avait à chaque pas une petite secousse drôle.

— Qu’est-il arrivé, vous êtes malade, vous avez pleuré ?

Oubliant son costume, il s’assit près de moi, sa jupe se souleva derrière lui en auréole. Je lui contai la lettre de M. de Montclet. Il m’écouta avec une extrême gravité qui — sans parti pris — n’allait pas bien avec le caractère hilarant que le palikare me communiquait de son personnage.

— Je trouve absolument inconvenant que M. de Montclet se permette de vous écrire et très étrange que vous en soyez tellement émue. Il y a d’ailleurs des choses que je voulais vous dire à ce sujet, la circonstance me paraît excellente pour nous en expliquer à fond.

Il me fut impossible de partager cette opinion : la circonstance de sa tenue de palikare n’était excellente pour rien.

Édouard s’était levé avec un grand bruit de calicot froissé et s’était adossé à la cheminée, ce qui eut pour résultat de faire bouffer en avant sa fustanelle et il eut la silhouette fâcheuse et chimérique d’un palikare hydropique. Il parlait avec une sombre énergie, rappelait les torts de mon mari, disait les droits de son amour. Il se tut enfin.

— Vous avez raison, lui répondis-je avec un peu d’énervement, mais je ne suis pas maîtresse de mon impressionnabilité… nous ferons mieux de parler d’autre chose.

— Non, il faut parler de cela au contraire. Je me considère comme irrévocablement lié à vous, et rien ne vous engage vis-à-vis de moi. Jamais vous ne m’avez formellement dit que vous m’aimez. Dites-le maintenant, Odile, j’ai besoin de prendre entière confiance en vous.

Quelle malheureuse inspiration il eut alors de se mettre à genoux ! Ses poignards s’accrochèrent dans mes dentelles, son jupon prit une forme indescriptible, et, entraîné par son gland trop lourd, son fez tomba comme un fruit mûr.

Je fus prise d’un terrible, d’un incoercible fou rire qui, malgré mes efforts, dura un temps anormal, et lorsqu’enfin il s’arrêta, je vis devant moi un palikare irrité, qui tourmentait ses armes d’une main agitée et de l’autre balançait mollement son fez, qu’il tenait par le gland.

— En vérité, Madame, je ne conçois pas ce qu’il y avait de comique dans mes paroles, dit-il d’un air pincé.

— Mais ce ne sont pas vos paroles — le rire me reprenait — mais c’est une si étrange idée de vous être habillé ainsi pour me faire cette scène…

— Je ne fais pas de scène… Je pensais que ma conduite envers vous méritait autre chose que cette offensante et peu convenable hilarité. J’ai fait de mon mieux pour vous appuyer dans des circonstances difficiles. Je vous offre ma vie, sans hésiter un instant devant la perspective des complications dont notre mariage va être pour moi l’occasion, trop heureux d’avoir, en vous épousant, un sacrifice mondain à vous faire. Il n’y a pas de quoi rire dans tout cela.

J’avais cessé de rire. Le palikare venait de dire le mot qu’il fallait éviter.

— Je suis de votre avis, fis-je en me levant, je suis tout à fait indigne que vous fassiez pour moi le moindre sacrifice et je ne saurais l’accepter. Restons-en là. J’ai trop d’orgueil pour pouvoir oublier jamais la parole que vous venez de prononcer.

Il s’affola. Certainement, il m’aimait, le pauvre garçon, et son agitation devait être touchante ; mais sa fustanelle, ses grands pieds dans ses grandes bottes, les gesticulations de ses petits bras courts !… Ah ! le pauvre palikare ! Il s’obstinait à me démontrer mes torts… j’avais ri de son amour…

— Mais regardez-vous ! lui criai-je à bout de patience. Est-il possible que vous ne sentiez pas à quel point vous êtes ridicule !

Il y eut un silence, pendant lequel il tapa sur sa jupe pour en apaiser le tumulte ; il avait les yeux fixés sur moi, mais sans nulle tendresse ; il n’était plus qu’indigné.

— Adieu, Madame, dit-il, tragique ; et avec un bruit de poignards heurtés et de calicot empesé, son fez toujours pendant au bout du gland trop lourd, balancé sévèrement par sa main nerveuse, Édouard le palikare sortit pour ne jamais revenir.

Les jours suivants, comme je m’étonnais d’avoir si peu de regrets de cette rupture, je me souvins qu’un qui s’y connaissait a dit : « Rien ne rafraîchit le sang comme le souvenir d’une sottise que l’on n’a point faite. »


Et, vraiment, je crois que j’ai eu raison de ne pas épouser ce palikare.

CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[8]


IX 

Trente ans.


« Il y a très peu de femmes qui soient dignes du veuvage » dit souvent un vieil ami que j’ai. Il pourrait ajouter que la plupart d’entre nous sont même indignes du divorce. Les progrès du féminisme, je présume, nous amèneront quelque jour à goûter le charme des repas solitaires, l’ivresse de rentrer seules le soir, l’intime satisfaction de n’avoir personne en permanence de l’autre côté du feu, mais pour arriver à ces dignités supérieures nous avons encore de la route à faire.

Quant à moi, c’est depuis mon divorce que j’ai connu l’ennui. L’ennui de n’avoir pas de choses à faire pour quelqu’un. Mon premier voyage à Bayreuth m’ayant distraite, j’ai couru l’Europe pour m’occuper. Je suis allée au Maroc galoper de petits chevaux pas ferrés qui sautent comme des caniches ; en Angleterre, remonter la Tamise sur des house-boats pleins d’étoffes Liberty ; en Grèce, prendre la fièvre ; en Autriche, regarder la Passion Verte de Dürer ; dans les glaciers de Suisse, rêver au primitif chaos ; en Hollande, errer sur les eaux plates entre des villages peints en bleu ; en Italie enfin, où m’est arrivée une histoire…

Après avoir passé tout septembre à Florence j’étais venue à Venise avec le projet d’y rester l’hiver. Je connaissais là Miss Siddons, une délicieuse femme de lettres anglaise, un consul agréable, et quelques artistes. Tous ces gens représentaient la possibilité de pouvoir, à l’heure du thé, causer sous les lampes. Je m’installai dans un appartement où un minuscule lit de fer, que décoraient des colombes affolées, se perdait dans l’immensité d’une pièce improbablement peinte à fresque et où il y avait, dans le salon, des meubles frénétiquement dorés, absurdement sculptés, qui se décollaient au moindre effleurement, et, sur les murs, des glaces énormes qu’encadraient des dragons tortillés, à figures stupides.

Avec quelques vieilles brocatelles jetées sur ces horreurs, beaucoup de fusains dans les beaux vases en terre cuite que l’on fait à Ponte di Brenta, de vieux fauteuils à velours élimés qui avaient l’air de se souvenir, et des fleurs, je parvins à faire un endroit habitable de ce salon et je m’y trouvai bien.

Venise me causa d’abord de l’irritation, pourtant l’idée qu’il en faudrait partir m’était désagréable. Elle me repoussait et m’attirait, l’étrange ville, comme font parfois les êtres que l’on doit un jour aimer passionnément.

Après l’art florentin, la fantaisie de Venise heurtait mon rêve intime. Les placages de marbre, cette façon de n’orner que les façades des palais, comme s’il s’était agi de planter rapidement un décor, cet entassement de fragments pris partout et rapprochés sans système déterminé, l’excès des colorations, le tumulte des formes me choquaient. Saint-Marc même, le grand reliquaire, me semblait l’œuvre de barbares épris du seul faste des reluisances. Ce peuple, de tout temps, avait manqué de vie intérieure ; et pourtant quelle magie dans les aspects changeants de ces architectures ! Je n’admettais pas encore, que déjà j’étais séduite, et il y avait dans ma pensée un conflit dont je m’énervais avec un plaisir infini. J’avais de grandes discussions intérieures qui me mettaient en une telle distraction qu’il m’arrivait parfois de m’arrêter tout au bord d’un canal au moment juste d’y tomber.

Je fus un jour tirée de l’un de ces engourdissements par un choc à l’épaule immédiatement suivi d’un « scusi ! » auquel probablement je n’avais aucun droit. J’entrevis à peine l’homme sur lequel mon hypnotique rêverie m’avait jetée, et je repris mes importantes confabulations… car enfin, qui discuterait que le chœur de San Giobbe et les deux petits autels de Saint-Marc soient les meilleurs morceaux de sculpture ornementale que l’on trouve à Venise… eh bien, ils ont été faits par des Florentins ! alors…

Mais l’envie de conclure en sévérités pour l’art vénitien me fit défaut, ce choc à l’épaule m’avait dérangée, ou bien il y avait dans mon voisinage quelqu’un à qui il allait falloir dire bonjour : je ne me sentais plus seule sur ce quai.

Il faisait « sirocco » ce jour-là. Le sirocco vénitien est un petit vent assez spécial, presque insensible, et qui donne alternativement envie d’injurier son prochain avec amertume et de l’embrasser sans mesure, un petit vent de velours tiède qui se roule autour du corps, abattant les énergies, conseillant les veuleries exquises aux membres et au cœur. Par le sirocco on tient particulièrement à être heureux, on ne peut se passer d’être aimé, on souhaite s’étendre, pleurer, dormir, mourir… J’adorais le sirocco, mais il me perturbait singulièrement ; et ce soir-là plus que de coutume. Il me donnait soif aussi, et j’allai m’installer devant le café Quadri pour prendre un gelato au citron.

J’étais à peine là, lorsque quelqu’un vint s’asseoir derrière moi, et si près que ma chaise fut heurtée, puis immédiatement le malaise vague déjà éprouvé quelques instants plus tôt se précisa. Je sentis que j’étais regardée fixement avec des yeux qui voulaient me faire retourner. En Italie, il suffit d’avoir l’air d’une étrangère pour exciter l’attention bienveillante de tous les hommes de douze à quatre-vingt-dix ans. Il était donc assez vraisemblable que j’eusse dans le dos un monsieur qui m’honorât d’une flatteuse investigation, et n’attendît que la plus mince occasion de me témoigner sa sympathie. La probabilité d’une telle contingence me retint de faire aucun mouvement pour vérifier l’exactitude de ma supposition, qui bientôt et sans nulle cause devint une certitude, alors ma raison de ne pas bouger devint autre. Il faisait sirocco — cela suffit à tout expliquer. — Ce regard que je sentais sur moi me jetait dans un trouble vif qui peu à peu s’augmenta en peur. Une peur dont l’absurdité même était délicieuse. Je me sentais être tout près d’un danger au fond duquel il y aurait eu un irritant délice. Les mouvements que je faisais pour manger ma glace me paraissaient pleins de périls — on a des impressions semblables tout enfant, lorsque l’on sent un spectre ou un voleur dans l’obscurité de la chambre et que l’on croit que le geste d’une main sur le drap du lit va précipiter sur soi la terrifiante apparition. — Autour de moi une menace tournait, j’en avais le cœur palpitant, et pour rien je n’aurais voulu m’en aller. Je regardais les arcs de la cathédrale, dont le sommet était sabré d’un grand coup de soleil couchant, puis les flâneurs nombreux, et j’éprouvais une joie à me dire que tous ces gens ne pouvaient pas se douter que dans mon immobilité je défiais avec un héroïsme effrayé un danger terrible et délicieux que j’avais là, juste dans le dos.

On a des amusements un peu toqués les jours de sirocco.

Cela dura longtemps ; ma glace était finie et payée. Au moment où, après avoir engouffré ma monnaie dans la poche de son sale pantalon noir, le garçon s’en allait, mon ennemi dit : « un altro gelato prego ». C’était bien une voix d’homme et même il me parut l’avoir déjà entendue. L’idée que ce personnage dont je m’épouvantais avec tant de plaisir m’était connu, m’indigna. Quel imbécile ! Sans doute on me l’avait présenté quelque part, et il faisait effort d’attirer mon attention pour le plaisir de parler avec quelqu’un ! Je le détestais terriblement, j’avais envie de m’en aller. Mais à Venise on passe son temps à n’avoir pas l’énergie d’accomplir les choses dont on a envie, et je restai là, fatiguée, énervée, à me redire que je serais bien mieux chez moi à lire, ou même à dormir.

Un frottement de chaise… On se levait ; effleurant ma jupe, on passait ; à deux pas de moi, on s’arrêtait. Bien entendu il ne fallait regarder par là sous aucun prétexte !… — Je regardai.

Il était grand, maigre, roux et blanc, la taille étroite, le profil aiguisé, ses yeux d’un noir âcre tranchaient durement dans la pâleur de sa face, il avait un retroussis de moustache insolent, une courte barbe en pointe… il était très bien et jamais on ne me l’avait présenté… Où donc l’avais-je vu alors ? Avec une petite secousse, la mémoire me revint : c’était contre lui que je m’étais heurtée une demi-heure plus tôt, sur le quai. Parfaitement ! Et je le regardais sans nulle retenue. Lui aussi me regardait de haut en bas, et ses yeux audacieux avaient un air de dire : « Soyez heureuse, je daigne vous trouver très bien. »

Il comptait probablement rester là jusqu’au lendemain, mais subitement envahie par un sentiment vif de ma dignité qui me donna un aspect des plus prétentieux, je me levai et je rentrai chez moi. Il m’escorta à distance, trouvant commode, je suppose, de savoir mon adresse.

Lorsque je sortis le matin suivant je le trouvai sur le pont qu’il me fallait traverser. Il s’effaça pour me faire la place plus grande et je reçus d’assez près le choc de ses yeux conquérants, dans lesquels il y avait un sourire de complicité. Pendant les deux heures que dura ma promenade il fut derrière moi, à une longueur d’ombrelle.

Ce monsieur roux commençait à m’agacer un brin, à la manière dont Venise m’agaçait — car en ne le trouvant pas à ma porte l’après-midi, je fus déçue. Je m’en allai au musée et tout de suite je tombai en arrêt devant le petit profil d’homme dont on a cru longtemps que c’était le portrait de César Borgia, puis celui du marquis de Pescaire, et qui, en résumé, avait surtout l’air d’être le portrait de mon monsieur roux. Je restai un temps considérable à examiner l’arête aiguë de cette froide et fine figure. Cela devait avoir été un homme abominable, vicieux, pervers, sans pitié, capable de tout, en somme ! J’énumérai le détail des choses contenues dans ce tout. Quelle belle liste de péchés capitaux cela faisait ! J’en avais les joues chaudes.

Après avoir sans succès tenté de m’intéresser aux curiosités du musée, j’y renonçai. Il y a des jours où l’on n’a de sensibilité que pour un seul tableau. Je revins au César Borgia.

Cette ressemblance était vraiment curieuse et bien inquiétante pour qui, comme moi, croit que la figure que l’on a c’est l’expression précise de l’âme que l’on a. Si le monsieur roux ressemblait à ce point à César Borgia, c’était donc que…

Un gardien découragé vint m’annoncer que l’heure de la fermeture était sonnée depuis dix minutes. Je me fis conduire à la Place. Il serait là, bien entendu, comme tous les Vénitiens à pareille heure. Eh bien non, il n’y était pas, ni sur le quai, que je remontai jusqu’au jardin public.

Je courais après lui, voilà un fait. C’était vif ! Je m’adressai quelques observations sur l’indécence de ma conduite, mais quelqu’un prit la parole en moi pour m’affirmer que j’avais le devoir d’encourager tout ce qui marquait une reprise de ma vie psychique. Ce quelqu’un-là eut tout le succès, jusqu’au moment où je rentrai éreintée d’avoir trop marché, et légèrement spleenique, parce que je n’avais pas aperçu César Borgia.

Chez moi il y avait une invitation du consul d’Autriche à retrouver sa femme le soir même au théâtre Goldoni, où Novelli commençait une série de représentations. Je réfléchis longuement pour choisir sans erreur celui de mes chapeaux qui allait le mieux, et, à huit heures et demie, j’entrai dans la loge du baron de Rausse.

J’avais bien deviné : César Borgia était dans la salle, mais il sembla ne pas même m’apercevoir. Mon chapeau fit long feu, si l’on peut risquer une métaphore à ce point audacieuse.

Le consul avait de l’esprit, et Novelli beaucoup de talent : pourtant je me serais solidement ennuyée si ma vitalité n’avait été surexcitée par un désir féroce de savoir le nom de mon infidèle admirateur. Jusqu’à la fin de la soirée, je remis de minute en minute la question palpitante. Enfin, au dernier entr’acte, comme le misérable causait à deux pas de notre loge, sans paraître se douter de ma présence, je me risquai à dire en étouffant un bâillement de suprême indifférence :

— Connaissez-vous ce personnage roux qui ressemble au César Borgia du musée Correr ?

— Oui ! Je crois bien ! C’est le comte Andrea Memni, le dernier descendant d’une des plus vieilles familles vénitiennes. Est-ce qu’il ressemble vraiment à César Borgia ? C’est un homme charmant. Je vous le présenterai si vous voulez, il pourrait vous être utile, il connaît toutes les pierres de Venise, et il s’entend à merveille en objets d’art…

— Oh, merci ! Je n’y tiens pas, répondis-je à peine poliment.

Non, cent fois non, je ne voulais pas me le faire présenter. Il ne manquerait pas de croire que j’étais éprise de lui, et Dieu sait qu’il ne m’intéressait même pas, vraiment pas du tout !

Le lendemain, à quatre heures, lorsque j’entrai dans l’immense galerie arrangée en atelier où miss Siddons recevait ses amis chaque vendredi, j’eus un frisson en apercevant l’homme roux dont l’étroite et longue silhouette baignait dans l’ombre, tandis que sa figure, touchée par un peu du jour mourant qui tombait de haut, émergeait du fond enténébré avec cette blancheur mystérieuse et fascinatrice qui épeure et retient devant les portraits anciens. Lorsque la gentille poétesse nous nomma l’un à l’autre je fus soudainement convaincue que la vie est un amusement exquis.

M. Memni partait admirablement le français, son très léger accent piquait ses paroles d’un peu d’excentricité très plaisante. Il avait tout de suite de l’esprit, et il écoutait avec une grâce dévotieusement admirative qui adoucissait sa coupante figure. Il me demanda si j’étais à Venise depuis quelques jours déjà, et où je demeurais, avec une si parfaite candeur que je crus qu’il ne me reconnaissait pas. J’étais outrée ! Ne pas être reconnue est toujours fort offensant, mais cela devient intolérable lorsque c’est par un homme qui vous a suivie pendant des heures, et duquel on s’est abandonnée à s’occuper vivement. Je laissai le personnage où il était et j’émigrai vers le piano à queue dont quelqu’un tracassait les touches.

— Oh ! Odile chérie, vous devriez nous chanter quelque chose, ce serait si adorable de la musique dans ce twilight ! dit Miss Siddons.

Le chant, c’est le seul moyen que j’aie jamais trouvé pour m’exprimer à moi-même d’une façon qui me satisfasse. Lorsque je chante, je sens parfois que ce que j’ai de secret et de meilleur dans l’âme sort de moi et se livre. C’est aussi mon moyen de détendre mes nerfs — or, je les avais fort tendus à ce moment. — Je tirai mes gants et je me mis au piano. La nuit était presque complète, il n’y avait plus de vivant dans la grande pièce que des rouges de velours et de petits angles de dorure aux boiseries, les figures s’effaçaient, et les froissements d’étoffes que faisaient les gestes avaient quelque chose de furtif, on eût aimé parler bas ou se taire longuement.

Je chantai un air des paysans de la Volga que j’avais noté l’été précédent en voyageant par là. Un chant onduleux, traînant, dont les cadences simples s’éteignaient en murmures, un chant pour la grande plaine, la plaine infinie, monotone, qui s’étend devant le rêve triste des travailleurs lassés et sans espoirs, un chant aussi pour ce crépuscule dans cette ville morte.

Lorsque la dernière note fut éteinte, il y eut un de ces beaux silences au fond desquels on devine l’émotion. Puis, brisant l’engourdissement, des gens s’approchèrent pour me féliciter. Une nouvelle visite arrivait, Miss Siddons tourna un commutateur, et d’un vaste lustre une trombe de lumière bondit dans la pièce, léchant de blanc les murs. M. Memni était debout tout contre le piano, il me regardait, sa pâle figure était plus pâle, ses narines sèches se crispaient, et ses yeux brûlaient. Lorsqu’on atteint leur fibre artiste, on obtient des gens de ce pays-là de vraiment bien belles expressions !

Il se rapprocha, il allait parler, mais quelqu’un s’interposa, et je n’eus de son émotion que ce magnifique et inoubliable regard.

Comme je me levais pour partir, il s’approcha de moi et dit :

— À quelle heure puis-je avoir, madame, quelque chance de vous trouver chez vous ?

— Je suis toujours rentrée à cinq heures, répondis-je, faute d’assez de présence d’esprit pour dire autre chose qui valût mieux.

Il courba devant moi son grand corps mince avec cet air sacerdotale gravité que prennent d’ailleurs tous ses compatriotes lorsqu’ils veulent témoigner aux femmes leur vénération.

Le lendemain, à cinq heures, il apparut. Tout de suite je m’aperçus qu’il avait l’âme tragique, et qu’il tenait à ce que je m’en aperçusse. Cela ne fut pas sans me donner de l’inquiétude. Il y avait si peu de raisons pour que ce monsieur que je ne connaissais pas eût ainsi des lueurs assassines dans les prunelles.

Ses premières paroles furent des louanges hyperboliques et sombres sur la manière dont j’avais chanté la veille.

— J’aurais voulu vous remercier, mais j’étais trop exalté. La musique a sur moi une telle action dans certaines circonstances ; hier, par exemple, la tristesse de cet air, votre admirable voix, la passion et la douleur que l’on devinait en vous… tout cela a ramené devant mes yeux ma jeunesse… la belle heure où j’entrais dans la vie avec de grands espoirs, des croyances de patriotisme, d’amour, d’art, et où tout ce qui était haut me semblait devoir être la conquête de mon ardeur et de ma pureté !…

Il s’interrompit. Sur les figures italiennes l’expression se renouvelle avec des déclanchements d’une incroyable rapidité ; il y avait sur la sienne lorsqu’il dit ces derniers mots, une amertume qui, en la vieillissant, la rendait douloureuse et mauvaise… Quel drôle de personnage !

Je dis bêtement.

— Vous êtes bien aimable.

Il se mit à arpenter la pièce avec une terrible agitation. Il parlait beaucoup et très vite, comme s’il eût voulu m’étourdir et s’étourdir. Je répondais par monosyllabes de toute insignifiance. Cette course qu’il accomplissait me prenait sur les nerfs. Ce fut pis encore lorsqu’après avoir essayé dans tous les sens le tapis du salon, il jugea définitivement que l’espace qui convenait à sa déambulation était celui laissé libre de meubles juste derrière le canapé où j’étais assise. De temps en temps il s’arrêtait tout contre moi, sa volubilité augmentait : Cimabue Giotto, Squarcione, Jacobello del Fior carambolaient dans son discours, il pleuvait des dates, il grêlait des citations. Je faisais l’effort de me tourner vers lui, par politesse, il reprenait immédiatement sa course, et comme si mon mouvement eût dérangé l’architecture de ses idées, il prononçait quelques paroles véritablement incohérentes. Impatientée, je finis par renoncer à le regarder, et cette absurde conversation dura jusqu’à un moment où, pour m’expliquer toutes les raisons que l’on a de croire que Giovanni Bellini était un enfant adultérin, sa voix prit un accent si extraordinairement rageur et féroce entre ses dents serrées, que je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir quelle figure il avait. Au même moment, il se penchait vers moi, ce qui fit que je trouvai plus près de la mienne que je n’eusse souhaité, cette figure dont j’étais curieuse. On y voyait la blancheur des dents dans un rictus mal rassurant, et deux yeux… ah quels yeux !… Il avait la main droite levée sur moi et, dans cette main, un acier qui s’armait d’un scintillement bref.

Il me courut du froid comme de l’eau sur tout le corps. Je me levai et, reculant dans la direction de la sonnette :

— Qu’avez-vous ? Que voulez-vous ? dis-je d’une voix de colère et de peur. Je m’aperçus que l’objet d’acier était une paire de ciseaux, mais je ne jugeai pas que ce fût là une raison pour me rassurer. M. Memni sourit, et probablement il y avait du mépris pour mon peu d’héroïsme dans ce sourire-là, — mais cela me fut très égal.

— Est-ce que vous croyez que je veux vous assassiner ? dit-il du bout des lèvres, très hautain et extrêmement décoratif.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demandai-je en indiquant les ciseaux.

— Des ciseaux, c’est facile à voir.

— Pourquoi faire.

— Pour couper une mèche de vos cheveux… J’ai pensé que si je vous la demandais vous la refuseriez, alors j’ai apporté des ciseaux… pour la prendre moi-même, voilà tout.

— Vous abusez étrangement de la facilité que, vous prenant pour un homme bien élevé, j’ai mise à vous recevoir !…

— Je vous aime…

Les femmes qui ne se sont pas entendu dire ces mots-là par un Italien ont encore bien des choses à apprendre. Dix minutes plus tard j’étais assise dans un fauteuil, Andréa Memni, à genoux, parlait et… j’écoutais.

J’en suis encore étonnée lorsque j’y songe, mais c’est un fait positif qu’il s’en alla emportant sa mèche de cheveux. Cela m’a gênée longtemps pour me coiffer, cette taille qu’il fit sans scrupules au beau milieu de ma nuque.

Sincèrement je crois que je n’étais pas amoureuse de lui, mais comme j’aurais regretté qu’il ne fût pas amoureux de moi ! On a toujours rêvé entre dix-huit et vingt-cinq ans d’une passion que l’on inspirerait, si complète que la vie de l’amoureux en fût toute prise, toute bue, comme un liquide par une éponge ; on a souhaité trouver un être d’assez d’élégance et de style pour que les actes excessifs et ridicules accomplis par lui pour nous eussent toujours de la beauté, et qui fût ensemble dangereux et dompté. Andréa Memni réalisait ces insanes désirs. Pendant deux mois, il fut présent partout où j’étais, passa des nuits à regarder mes fenêtres, témoigna des jalousies furieuses qu’abattait un mot de câlinerie, se donna en spectacle avec une magnifique indifférence, me fit jouir admirablement de la sensation constante de son désir fou et de son respect. Il avait beaucoup de talent, vraiment.

Chaque matin, à mon réveil, je recevais une lettre de lui avec des fleurs. J’ai gardé ces lettres et je les relis quelquefois : elles sont admirables de variété dans l’éloquence passionnelle. L’après-midi nous courions Venise ensemble, il m’en montra tout ce que Baedeker ignore, et à travers sa brûlante admiration je compris les secrètes splendeurs de la belle noyée. Nous allions aussi souvent chez les antiquaires, mon goût de bibelot s’était réveillé, et grâce à mon cavalier servant, je fis quantité de folies qui me parurent d’excellentes affaires, tant il mettait de sauvage énergie à défendre mes intérêts : « Ces Italiens sont tellement voleurs ! » disait-il en riant lorsque je lui reprochais la dureté insolente avec laquelle il traitait parfois les nobles et sordides seigneurs dans les palais délabrés desquels nous allions acheter des marbres encore scellés aux murs, des portraits de famille sertis dans leurs boiseries.

À cinq heures, le plus souvent, nous rentrions prendre le thé, et je lui faisais de la musique. C’étaient les moments périlleux, et non les moins agréables. La musique lui troublait beaucoup la tête — et à moi aussi. Les premiers jours, il baisa mes mains, l’ourlet de mes robes, puis il s’attaqua à mon front, et après ce fut le tour de mes yeux, d’où sans guère attendre il en vint à ma bouche. Alors ce fut installé, organisé comme si nous en étions convenus que, chaque soir, je devais passer une demi heure à être embrassée, et comment ! Ah ! qu’il embrassait bien, cet Italien, quelle douceur dans la force du geste dont il m’enveloppait, et avec quel instinctif génie il devinait le moment où l’énervement de ses caresses allait devenir désagréable. Comme il cédait à mon plus léger effort pour me dégager de lui. Je m’étonnais qu’avec ces figures de démence amoureuse qu’il avait, ce bouleversement si fort que je constatais aux battements furieux de mon cœur, il fût toujours assez maître de lui pour ne jamais risquer le geste en trop dont je me serais effrayée. Il attendait peut-être de ma part l’aveu de la faiblesse nerveuse qui livre tout l’être. Ou bien voulait-il m’amener à prendre de sa savante tendresse un goût et une habitude qui m’en fissent un besoin… Songeait-il à m’amener à vouloir l’épouser ? Je ne l’ai jamais su.

Je ne pensais pas à ces choses, je ne pensais à rien, pas même à ce qu’il y avait d’assez vilain dans cette habitude d’embrasser avec un si vif plaisir un homme pour lequel en somme je n’avais pas d’amour. Je goûtais la griserie qui venait de lui à mon esprit et à mes nerfs, sans même m’inquiéter du danger de devenir sa maîtresse un beau jour, sans m’en être doutée. J’ai eu un automne terriblement immoral cette année-là !

Venise est un endroit où l’indolence et la flânerie étant des nécessités absolues, le potin a une vitalité des plus actives. Partout on eût causé d’Andréa Memni et de moi ; là on ne causait plus d’autre chose. Miss Siddons, dont le gracieux esprit était légèrement teinté de pruderie anglaise, m’en informa en me demandant si, comme elle le supposait, les encouragements que je donnais à la passion du comte Andréa témoignaient de ma résolution de l’épouser. Je répondis avec beaucoup d’ahurissement et un peu de confusion, tant cette demande me surprit, et je rompis très vite l’entretien.

Il y avait des gens qui me supposaient l’intention de me remarier ? N’était-ce pas fou ! Et avec un homme sur lequel, en somme, je ne savais rien ! N’était-ce pas insolent ! Je m’aperçus pour la première fois d’avoir eu quelque imprudence dans ma conduite extérieure, et bien plus que de l’imprudence dans mes agissements intimes. Comment avais-je pu embrasser aussi souvent un monsieur sur lequel j’étais si mal informée que j’ignorais jusqu’à son adresse ! Quant au fond de sa vie, à son passé, à sa fortune, à sa famille, j’en aurais su moins encore, s’il y avait un : moins que pas.

Je résolus de me renseigner sur lui un peu profondément, non que j’eusse l’intention de l’épouser, quoique ce fût une chose à examiner, mais pour savoir enfin. Et comme début dans mes investigations je lui demandai où il demeurait. Il parut troublé, énervé comme s’il se fût agi d’un secret effrayant. Cela piqua mon inquiétude et j’insistai en déclarant que je souhaitais aller chez lui pour regarder les bibelots qu’il ne pouvait manquer d’avoir. Il répondit avec une extrême énergie qu’il préférait tout à m’être une occasion de me compromettre, et qu’il ne consentirait jamais à une telle chose. La véhémence inutile qu’il mit à dire cela me donna la conviction que, ainsi que beaucoup de Vénitiens qui habitent surtout la place Saint-Marc, les théâtres et les cafés, il devait être fort mal logé. Il était toujours admirablement mis, cela m’avait empêchée jusque-là de songer qu’il pouvait être pauvre. L’idée m’en fut extrêmement désagréable je ne sais pourquoi, et je me décidai à aller chez miss Siddons, qui paraissait le connaître beaucoup, pour avoir d’elle des éclaircissements sur ce point et sur tous les autres.

Je donnai rendez-vous à mon Anglaise et je décommandai mon amoureux, qui devait m’accompagner ce jour-là chez un marquis Zen, avec lequel j’avais une affaire difficultueuse au sujet d’un achat d’instruments de musique que ledit marquis ne voulait pas me laisser pour le prix que j’en offrais.

Comme je m’habillais pour aller trouver Miss Siddons, on me remit la carte du marquis Zen, qui demandait à me parler. Je le reçus, enchantée de penser qu’il venait me dire que l’affaire des instruments était faite.

Je le trouvai au milieu du salon, debout, son chapeau roussi à la main, portant haut sur la crasse de son col de velours une magnifique tête à barbe blanche soyeuse, à vastes yeux noirs embusqués sous l’ombre des arcades sourcilières, à bouche hautaine. Il parlait assez bien le français, mais avec un terrible accent.

— Excusez si je dérange madame, commença-t-il après m’avoir fait un salut de chambellan, mais c’était mon devoir. Je viens vous dire, à propos des instruments de musique, que nous pourrons nous entendre, à condition que le comte Memni ne s’en occupe pas.

La fatuité féminine se développe beaucoup en Italie. Je crus que ce vieil homme allait me faire une déclaration et je relevai le nez avec beaucoup d’insolence en disant :

— Je n’ai pas le plaisir de vous comprendre, monsieur.

— Certainement, certainement. Je vais m’expliquer. Le comte Memni a pris l’autre jour avec moi un ton qui ne convient pas, qui ne convient pas du tout, surtout devant une dame ! Les Zen avaient déjà donné des doges à la République avant que l’on connût seulement le nom de Memni. Le comte Andrea croit, parce qu’il a l’honneur d’être votre ami, qu’il peut prendre certaines manières ; il a tort, cela ne convient pas… Je suis pauvre, madame, mais mon père a été le dernier inscrit sur le livre d’or de la République, et ma famille…

— Monsieur, je ne doute pas de tout cela, mais en quoi cela intéresse-t-il notre affaire ?… — J’étais agacée et je parlais très sec.

— Vous allez voir, précisément, notre affaire, c’est la chose, la difficulté que nous avons, et je regretterais tant que ce ne soit pas vous qui ayez les instruments ! Le Kensington Museum m’en offre le même prix que vous, mais je préfèrerais vous les donner, vous êtes tellement sympathique, et ce sont des instruments qui étaient dans ma famille au temps où Alvise Moncenigo…

— Je vous en prie, abrégeons, je suis pressée…

— Oui, oui, j’ai fini ; je vous demande mille francs de plus que vous ne voulez donner ; ces mille francs, c’est justement la commission qu’exige sur l’affaire le comte Memni, et c’est parce que je ne veux pas les lui donner qu’il a été aussi insolent avec moi, comme vous avez vu.

— Qu’est-ce que vous dites ! fis-je en me rapprochant du vieil homme qui, d’un air si digne, ressemblait à un portrait du Tintoret.

— Eh je dis, comme tout le monde sait à Venise, que le comte Memni touche un intérêt sur tout ce que vous achetez et qu’il est très dur. Je sais bien qu’il faut vivre, mais il a de mauvaises manières avec des gens de plus ancienne famille que lui, et ça, il ne faut pas. Si vous faisiez vos affaires vous-même, cela vous coûterait moins cher, voilà ce que je suis venu vous dire, parce que vous êtes si sympathique !…

J’étais sidérée. Quelle canaille que ce vieux portrait ! Je jetai d’un ton cinglant :

— Vous mentez ! M. Memni est incapable d’une vileté pareille.

— Ah ! il est fort aimable, c’est un bel homme, dit le portrait avec un sourire assez ignoble, je comprends qu’il vous plaise. Mais il ne faut pas vous mettre en colère. Je ne mens pas. Écoutez-moi. La semaine dernière, vous avez acheté une chape huit cents lires chez Richetti, le comte en a touché deux cents : puis, sur la Pieta en marbre que Gavagnin vous a vendue quatre mille, il a eu neuf cents lires ; sur la Madonna que vous avez payée quinze cents à un certain Zanobi aux Frari, il a eu la moitié, — c’était trop vraiment ! Mais tous ces gens-là sont des marchands ; moi, je suis un gentilhomme et je ne veux pas lui donner mille lires. Si vous voulez traiter l’affaire directement…

— Faites-moi le plaisir de sortir, dis-je en lui indiquant pour plus de commodité le chemin de la porte.

— Ah ! vous ne me croyez pas ! C’est mal ! fit le portrait d’ancêtre avec un air de profonde douleur. Mais tenez, j’ai apporté une lettre…

Il l’avait sortie de sa poche et me la tendait. Bien entendu à Paris j’aurais méprisé le procédé, mais à Venise… Je lus la lettre. Elle était de l’écriture qui chaque matin me disait des splendeurs amoureuses, et, en termes fort nets, elle stipulait sur un ton de menace la commission de mille francs.

— C’est parfait, dis-je avec le suprême sang-froid des suprêmes colères, M. Memni est un drôle, j’en conviens, mais vous en êtes un autre, car s’il vous avait demandé cinq cents francs au lieu de mille, il est à supposer que vous m’auriez privée de votre visite. Je vous ai déjà dit de sortir, ne me le faites pas répéter.

La figure pourpre, l’air furieux et vil, il fila en disant :

— Excusez… on m’avait bien dit que vous aimiez le comte Andrea, mais je ne savais pas que c’était autant… Excusez, excusez !

Ce jour-là, ma porte fut refusée à Andrea Memni et j’annonçai à Miss Siddons qu’une dépêche me rappelait à Paris. J’avais trop embrassé cet homme pour rester vingt-quatre heures de plus dans la ville qu’il habitait. Il revint cinq fois, écrivit. Je répondis en lui envoyant sous enveloppe un billet de mille francs avec ce mot sur ma carte : « Je serais désolée que mon départ vous fit perdre la commission de l’affaire Zen. »

À la gare, je le vis de mon compartiment, devant lequel il s’était arrêté à quelque distance. Il avait un visage détraqué de rage, de souffrance… Je le regardai avec toute la méchanceté que j’ai à l’âme ramassée dans mes yeux. Il avait tiré son portefeuille de sa poche, l’ouvrait, en sortait le billet de mille francs. Puis il craqua une allumette, enflamma le billet, dont il alluma son cigare ; il laissa brûler le papier bleu jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’un petit morceau ; alors il éteignit le feu d’un souffle, reprit son portefeuille et avec soin y replaça le fragment du billet sur la mèche de mes cheveux, qu’il me laissa le temps de bien voir. Après cela, il salua et, avec un dernier coup de ses prunelles trop noires dans son masque livide, il partit. Dix pas plus loin, il se retourna et me montra la plus effrayante et aussi la plus admirable figure de haine, d’amour, de désespoir que, certes, je doive jamais voir. Le train s’ébranla, et ce fut tout…


Je l’ai revu une fois, à Paris, au théâtre. Il était caché dans l’obscurité d’une baignoire. Je sus qu’il était là en éprouvant une fois encore la délicieuse peur qui m’avait fait le pressentir sur la place vénitienne. À peine nos yeux se furent-ils rencontrés qu’il se leva et disparut. Et ce soir-là — un soir d’ennui lourd — j’ai compris qu’il valait mieux pour moi ne revoir jamais ce merveilleux cabotin…

Cabotin ?… qui sait, après tout ? Italien seulement peut-être…

CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[9]




Trente-deux ans.


J’ai rencontré Julien de Rancailles pendant plus de dix ans, sans faire la moindre attention à lui. J’avais de vagues relations avec sa femme, une grande grosse dame qui serait devenue à barbe, si elle n’était morte jeune d’un érésypèle. Le deuil retint quelque temps M. de Rancailles hors du monde, puis je recommençai à l’y voir et à échanger avec lui de rapides banalités, en un empressement, égal au sien, d’aller ailleurs, causer avec d’autres gens.

Un soir où nous dînions tous les deux chez un écrivain ami, il se mit à développer avec assez de verve une théorie d’après laquelle toutes les convulsions historiques et toutes les contradictions psychiques se trouvaient expliquées par la lutte de l’instinct herbivore et de l’instinct carnivore, lesquels influencent toute la destinée de l’individu isolé, puis, lorsque fixés en caractère spécifique chez ses descendants, la destinée des peuples. Il expliqua gaiement que l’idée du mal est de création herbivore et a été inspirée aux moutons par le tort que leur font les loups, pour lesquels le mal ne saurait exister, la satisfaction de l’instinct des forts étant parfaitement légitime. Comme il avait mis du pittoresque à soutenir cette thèse d’ailleurs peu nouvelle, je le regardai avec intérêt et je fus surprise de trouver qu’il était beau : très brun, avec une figure de dessin net et de proportions précises qui marquaient l’harmonie intellectuelle. Et comme je faisais cette remarque, je découvris que pourtant il avait la bouche résolument de travers, et tiraillée d’un tic fréquent, que sa barbe dissimulait si bien, que je ne l’avais jamais vu. De sorte qu’en même temps je fus frappée de la régularité équilibrée de son aspect et de ce tic nerveux. Encore une manifestation de la lutte des instincts, peut-être ?…

Après le dîner, comme il avait compris que son hypothèse m’intéressait, il apporta sa tasse de café dans mon voisinage et commença une causerie animée. J’étais en goût de répondre aux choses qu’il disait. Il resta là toute la soirée, et lorsque les vides nombreux dont s’était apaisé le salon me contraignirent à m’inquiéter de l’heure :

— Il faut, madame, me dit-il, que je vous fasse un aveu fort humiliant pour moi. Je vous ai, jusqu’à ce soir, toujours crue occupée seulement à être jolie. Je viens de mesurer la profondeur de ma sottise. Me pardonnerez-vous, et vous convient-il que nous fassions une vraie amitié ?

Et comme je souriais, il ajouta, parlant plus vite :

— Vous vous moquez de ma maladroite franchise ?…

— Pas du tout ! mais la rencontre est curieuse, car moi aussi je vous prenais pour un pur et simple mondain, et… comme vous, je me trompais.

Chacun de nous entra gaiement dans le détail de sa méprise : en nous quittant, nous étions très bons amis.

Le mois suivant — en janvier — je retrouvai M. de Rancailles au château de Laizeray, chez les Boncaurant. Il venait là pour la fin des chasses, moi pour un peu de solitude, car la maîtresse de cette bienveillante maison, très occupée de ses sculptures polychromes, de ses pauvres et de ses livres, laisse à ses hôtes une admirable indépendance, n’ayant pas, dit-elle, la vanité de croire qu’en lui faisant perdre son temps à leur tenir compagnie ils aient la moindre chance d’augmenter leur bonheur personnel. Quelle bonne maison ! On y trouvait cette chose improbable : la campagne, moins l’ennui !

À l’ordinaire, j’arrivais à Laizeray avec un vaste plan de lectures. Celle année-là, je devais « rafraîchir » ma littérature anglaise, et mes projets étaient tellement ambitieux que je n’avais pas une minute à perdre, aussi fus-je un peu agacée en voyant, le lendemain de mon installation, M. de Rancailles entrer dans la bibliothèque, où je m’étais mise à une grande table avec mes crayons, mes cahiers et la Reine des Fées.

— Vous n’êtes donc pas à la chasse ? dis-je avec une douteuse gracieuseté.

— Non. Les chiens n’ont pas de nez par ce temps-là. Vous verrez qu’ils rentreront bredouille… Mais je vous dérange peut-être ?… Que lisez-vous là ?…

— Vous ne me dérangez pas… C’est la Reine des Fées.

— Vous aimez la littérature anglaise ? Moi aussi. Avez-vous remarqué que c’est Shakespeare qui nous a fourni toutes les images concrètes que nous avons sur l’amour : Roméo, amour-passion ; Othello, amour-jalousie ; Caliban, amour-bestial ; Portia, amour-dévouement ; Béatrice, amour-goût…

— Il a oublié l’amour-littérature, sur lequel il reste bien des choses à dire.

— L’amour où l’on n’aime pas, c’est une maladie de la vanité, à quoi je ne peux vraiment pas m’intéresser.

— Mais personne ne s’intéresse plus à aucune sorte d’amour, c’est démodé…

— Quelle folie, nous ne nous intéressons pas à autre chose… Tenez, avez-vous jamais, dans les rues, examiné de quoi sont composés le décor et la circulation : boutiques de bouchers, d’épiciers, de fruitiers, paniers d’huitres, étalages de marchands de volailles qui débordent sur le trottoir, restaurants, marchands de vin, voitures qui transportent des nourritures, gens qui portent des pains, des bouteilles ; à tous les pas on se heurte contre des activités employées à servir le besoin de manger… On dirait que la ville entière ne pense qu’à cela et qu’elle y pense sans trêve ; eh bien, l’amour est dans la vie de tous au même degré d’importance que la faim ; lui aussi circule dans les rues et les encombre, il est dans tous les yeux qui se rencontrent, dans l’arrêt hypnotisé des femmes devant les vitrines où sont les objets d’élégance qui pourraient les faire plus jolies, dans la préoccupation des hommes en course vers les affaires qui devraient les faire plus riches. On n’agit qu’avec l’amour pour but, il est au fond de tout travail, c’est vers lui que tendent toutes les conversations…

— Prenez garde ! Vous allez être obligé de me faire une déclaration…

— J’y songeais ! Depuis un mois je n’ai cessé de penser à vous. Comment ai-je pu, moi qui suis un observateur soigneux de l’intimité des êtres, ne pas m’apercevoir depuis des années de votre supérieure distinction intellectuelle et morale ?

— Peut-être bien ne suis-je pas tellement supérieure ni tellement distinguée…

— Oh ! si ! Et à quel point ! Vous l’ignorez vous-même ! Seulement vous êtes une créature de mystère, une âme secrète. On dit de vous : « Elle est si bonne », et personne n’en sait davantage.

— Je ne suis même pas si bonne, je ne m’intéresse pas assez à mes semblables pour en dire du mal, voilà tout.

— Vous croyez que c’est par intérêt pour les gens que l’on dit du mal d’eux ?

— Sans doute ! On abîme ceux qui ne vous préfèrent pas ; les calomniateurs et les médisants sont des âmes fines qui souffrent.

— Je crains que vous ne soyez bonne, décidément… Mais vous êtes bien autre chose encore et c’est irritant de songer que personne ne s’en doute.

— Je voudrais bien savoir ce que cela peut vous faire.

— On souhaite voir comprendre à tous, les êtres que l’on aime.

— Vous m’aimez donc… comme c’est particulier !

— Non, c’est seulement très logique… Quand j’étais plus jeune, j’ai eu le goût des collections et j’ai dépensé pas mal d’argent pour avoir beaucoup de tableaux, de bibelots et de livres assez bons. Puis j’ai changé de système. J’ai tout vendu, et même fort bien, car je me connais en objets d’art aussi bien qu’en âmes. Maintenant je n’ai plus que trois choses : un portrait de Vélasquez plus beau qu’aucun de ceux de Madrid, une paix en or ciselé par Finiguerra pour le pape Martin V, un des premiers volumes de la première édition de Virgile faite à Venise en 1470 par les Alde, avec une reliure du temps et des annotations de la main des éditeurs. Je suis sûr d’avoir trois choses uniques et dont je ne rencontrerai nulle part de double ; j’ai trouvé ces merveilles dans des endroits où personne ne soupçonnait qu’elles fussent, entre les mains de gens incapables d’en apprécier la valeur… Eh bien, madame, vous avez les mêmes caractères que ce tableau, cette paix et ce livre ; comme eux vous êtes unique, et comme eux incomprise… Je vous ai découverte comme eux, et voilà pourquoi je vous aime.

— Mais je vous assure que je ne suis pas aussi incomprise que vous craignez.

— Bien entendu, on vous a fait la cour ! Comme vous êtes admirablement pure, on a dû se décourager vite. Mais personne ne vous a aimée pour votre vraie beauté intérieure… Pourquoi voulez-vous que j’admette que les hommes, qui sont tous des brutes pressées, aient vu en vous ce que moi, l’attentif scrutateur d’âmes, je n’y avais pas vu pendant tant d’années ! Non, madame, vous aurez beau m’affirmer le contraire, je suis sûr, je sais que personne avant moi ne vous a devinée.

Lorsqu’en m’habillant pour le dîner, je repassai dans ma tête notre conversation qui s’éternisa sur ce sujet, je me rendis compte que j’avais fini par accepter l’idée que personne jamais ne m’avait comprise, et que, dans l’effort de me mettre au niveau de la grande conception qu’avait de moi M. de Rancailles, j’avais fait beaucoup de mots d’auteur et exprimé une foule de sentiments étrangement tortillés.

Les jours suivants, la littérature anglaise eut encore un sort fatal. Rancailles et moi, nous nous retrouvions en sortant de table et nous allions dans les prés durcis de gel marcher sans fin, le long des lacets compliqués que faisaient les ruisseaux dont les eaux vives remuaient les menthes séchées par l’hiver et les cressons au vert tentant. Il fallait tout le temps parler de moi, raconter mon enfance et ma jeunesse. Aux détails de mes plus simples impressions il s’émerveillait ; plus il trouvait rares les choses qui m’avaient jusque-là semblé quelconques et plus mon désir de l’étonner davantage grandissait. Je faisais de la littérature sur moi-même, d’abord consciemment et avec un peu d’embarras, puis de très bonne foi et avec une grande satisfaction d’amour-propre. Je me trouvai des subtilités de pensée et de sensations qui me donnèrent de l’admiration pour mon personnage. Je changeai ma coiffure et il me sembla tout ensemble que j’avais l’importante maturité des grands esprits travaillés par la vie et que je rajeunissais.

Au bout d’un mois je quittai Laizeray ; le jour de mon départ, Rancailles me demanda si je voulais l’épouser.

— Ne vous hâtez pas de me répondre, dit-il en me voyant embarrassée ; je sais que chez les natures d’exception comme la vôtre l’amour ne peut être que le résultat d’une cérébration compliquée. Vous devez m’aimer un jour… J’aurai la patience qu’il faudra, car je considère que vous m’appartenez, comme la perle appartient à qui la découvre.

Je ne défends pas l’image, — lui en parut fort satisfait.

— Nous causerons de cela, me bornai-je à dire.

Je ne voyais pas d’avantage marqué à l’épouser, mais je me trouvais entre la chance de me compromettre en le laissant s’installer dans mon intimité, et la nécessité de me priver de ses admirations, qui me plaisaient fort. Or, je n’avais pas pour lui un goût suffisant pour que cela valût la peine d’y risquer ma réputation ; alors, ne serait-il pas mieux de l’épouser ? Je me mis à y songer sans horreur.

Peu de temps après le retour à Paris, il avait pris l’habitude de venir chez moi sans cesse, et je le laissai faire avec l’idée qu’il y aurait une réponse facile au premier potin auquel son assiduité donnerait lieu.

Il continuait à découvrir en moi chaque jour des magnificences dont toute seule je ne me fusse jamais doutée ; un soir pourtant il se mit à parler de lui-même, ce fut pour me raconter qu’il avait le génie de l’amitié, un sentiment auquel, à ce qu’il expliqua, les hommes n’entendent rien à l’ordinaire et qui nécessite un rare tact psychique. Du reste, il n’avait qu’un ami, mais quel ami c’était !

— Figurez-vous le garçon le plus merveilleusement doué, et qui a passé vingt-cinq ans de sa vie à s’ignorer si complètement, que, de très bonne foi, il se croyait de niveau avec la vie qu’il mène. Une vie stupide de sports et de femmes faciles. C’est l’âme la plus rare, d’une délicatesse hautaine, d’une chevalerie parfaite, tout cela sous des façons d’ironie et de blague qui ressemblent aux vôtres. Même maintenant que je l’ai découvert et révélé à lui-même, il a encore, lorsque je lui explique les beaux mouvements intérieurs que je devine en lui, des railleries, des airs de ne pas comprendre… Vous verrez quel être intéressant, car je veux vous le présenter. Je lui ai parlé de vous et il a un désir fou de vous connaître.

— Amenez-le quand vous voudrez.

— Demain alors, car après-demain matin, je pars pour la Normandie, où il me faudra passer trois semaines. J’ai à mettre en ordre une foule de choses dans ma terre, et je veux être débarrassé de tout souci, parfaitement libre le jour où vous me direz que vous consentez à être ma femme.

Évidemment, il ne s’agitait pas de l’idée que ce jour pouvait ne venir jamais.

La visite du lendemain fut agréable et très gaie. M. d’Imbert — ainsi se nommait l’ami prodige — était spirituel, blagueur, d’une grâce hardie que de bonnes façons rendaient séduisante. C’était un petit blond, très chic, avec des yeux gris dont la moquerie ne s’apaisait jamais. Il fut comique sur tous les sujets, et m’entraîna vers des ironies violentes dont je m’amusai. Rancailles nous regardait, la face épanouie d’extase. Lorsque c’était moi qui parlais, il se tournait vers M. d’Imbert avec la visible crainte que mon esprit fût quelque chose de trop prodigieux pour qu’on le supportât sans danger pour sa vie. Quand c’était au tour de M. d’Imbert, c’était moi qu’il regardait en triomphe, et dans sa grande exaltation de la prodigieuse joie qu’il nous donnait l’un à l’autre en nous ouvrant les voies par lui découvertes vers nos mérites occultes, il s’énervait et le tic de sa bouche était devenu ennuyeux à voir.

En partant il me fit des adieux dont le ton était nouveau. Il avait un accent étalé de propriétaire vaniteux. Il tenait probablement à donner l’impression d’une entente complète entre nous. Et pendant que, sous la blague des yeux gris de l’ami phénomène, il me baisait très longuement la main, je me dis qu’il allait peut-être vite en ses arrangements.

Après les dernières paroles cordiales échangées, tenant encore le bout de mes doigts dans sa main droite, il frappa sur l’épaule de M. d’Imbert en disant :

— Allons, il faut s’en aller !

Celui-là aussi lui appartenait « comme la perle à celui qui la découvre » et une image bouffonne me traversant l’esprit, me le montra entre nous deux, comme entre sa canne et son parapluie, laissant l’une à la maison, emportant l’autre « à cause du temps » mais libre de faire le contraire puisque les deux objets étaient à lui !

Le lendemain à cinq heures j’eus la surprise de voir entrer M. d’Imbert.

— C’est un peu tôt, je sais bien, dit-il en riant, mais nous avons à peine le temps avant le retour de Rancailles.

— Le temps de quoi ? fis-je en pinçant une bouche correcte.

— Mais de deviner nos secrets précieux !

— Il faut quelquefois très peu d’instants pour s’apercevoir que l’on n’a pas de secrets précieux.

— Ah ! par exemple ! Rancailles m’a affirmé que vous étiez sublime, c’est donc que vous l’êtes ! Hier, il vous a plu de montrer votre esprit pour me dérouter, mais je ne me laisse pas prendre aux apparences !… Ayez, Madame, l’obligeance d’être sublime sans plus tarder. Je suis venu tout exprès.

— Commencez ! je m’y mettrai tout de suite après vous !

— Est-ce qu’il vous a dit que j’étais sublime, fit M. d’Imbert avec une drolatique inquiétude, et mystérieux aussi peut-être ? Oui ! Me voilà bien ! Comment faire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Si nous y renoncions.

— Ce serait pratique.

— Parfait, mais il faut nous expliquer. Vous n’êtes pas sans avoir aperçu que ce bon Rancailles est atteint de manie aiguë. Oh ! une manie que bien des gens trouvent inoffensive, et qui consiste à croire que, depuis ses cravates jusqu’à ses maîtresses, tout ce qu’il possède est unique et qu’il était seul d’une perspicacité assez aiguë pour en découvrir les beautés cachées.

Depuis dix ans, il me fait assister à l’intimité de sa vie, et je suis le confident des affolements où le jettent ses trouvailles ; il tient même absolument à ce que je partage ses états d’âme à leur sujet. Je suis sûr qu’il vous a parlé de son Vélasquez, acheté dans un garni espagnol. Oui ? Eh bien, c’est une copie, ce tableau unique ! Et sa paix, la fameuse paix de Martin V ! Un surmoulage bien patiné ! Il y a son Alde aussi, avec les notes et la reliure du temps ! Le tout savamment confectionné chez Ongania il n’y a pas bien longtemps… Et ses histoires d’amour… des surmoulages comme la paix de Martin V ! Ce que je lui ai connu de maîtresses dont l’honnêteté était unique, et le mérite secret ! Et ses amis, tous des gens dont lui seul avait deviné le génie occulte…

— Et dont les trahisons ne le déçoivent pas, à ce qu’il semble, si j’en juge d’après vous.

— Moi, je l’aime beaucoup ! Mais songez à l’horreur de la vie à laquelle il me condamne ! Je suis son admirateur breveté de merveilles en toc… C’est abominable ! Savez-vous que cet homme infernal a la tournure d’esprit du fâcheux roi Candaule ? Lorsqu’il a trouvé quelque chose, objet d’art ou cœur de femme, il faut qu’il me le montre, qu’il me le fasse toucher, qu’il se donne un mal de chien pour m’en inspirer le désir…

— Et cela réussit, j’en suis certaine, même quand c’est du toc… Vous avez dû tirer quelques petits bénéfices de votre métier d’admirateur.

— Oui, j’avoue que cela m’est arrivé, riposta M. d’Imbert avec un regard qui me donna la conviction d’avoir lu en lui plus avant que jamais n’avait pu faire le pauvre Rancailles.

— Ce n’est pas exceptionnellement joli, le rôle que vous jouez ici… Je me demande si vous en avez conscience ? fis-je d’un air sérieux.

— Ce n’est pas très laid non plus. Et d’ailleurs, c’est de la légitime défense. Jusqu’ici Rancailles s’est satisfait avec de faux Vélasquez qui n’ont guère troublé mon repos. Mais cette fois il en a trouvé un vrai, et il va me contraindre à en admirer avec lui tous les détails, en me laissant après cela retourner aux chromos qui décorent ma vie… Vous comprenez que ça ne peut plus marcher ! Je me rebiffe…

— Refusez-vous à regarder, si cela vous gêne tant !

— Pour me brouiller avec lui ! Merci bien, je préfère que ce soit vous qui vous brouillez.

— Quelle absurdité ! cela ne vous rapporterait rien. D’ailleurs, si je l’épousais, il est à supposer qu’il deviendrait discret sur mes perfections.

— Vous oubliez qu’il est veuf d’une femme qui était bien la plus quelconque de toutes, et je me souviens, moi, des descriptions d’elle qu’il m’a fallu subir… Jugez ce que ce serait avec vous…

— Comment prenait-elle ces façons, la pauvre Mme de Rancailles ?

— Oh ! terriblement bien !

— Comme vous dites cela !… Est-ce qu’elle aurait essayé de vous prouver les perfections dont son mari lui faisait honneur auprès de vous ?

— Oui… mais j’ai fui lâchement.

— Joseph !… C’est drôle comme Rancailles et sa famille évoquent l’histoire ancienne.

— Ne m’en parlez pas ! Figurez-vous qu’il s’est presque fâché lorsque j’ai espacé nos relations, dans le but louable de respecter son honneur… Il est très rare que les gens vous pardonnent de ne pas les faire…

— Mais enfin, interrompis-je sèchement, où voulez-vous en venir ?

— À vous faire comprendre que vous êtes trop belle et de trop d’esprit pour que je supporte de vous voir épouser Rancailles… Il m’est impossible d’envisager de sang-froid un avenir où il n’y aurait pour moi d’autre occupation que d’être initié au détail de toutes ses satisfactions… À quoi pensez-vous avec cette expression-là ?

— Au tic nerveux qu’il a dans la bouche, et dont je cherchais l’explication.

— Vous l’avez ! C’est le signe du candaulisme !… Dites que vous ne l’épouserez pas ?…

— Je n’en sais rien… mais d’ailleurs je ne lui ai rien promis, vous savez.

— Ah ! je respire ! comme on dit dans les pièces de Scribe. Vous me rendez là un fier service. Je suis votre obligé pour toute ma vie, vous pouvez me demander n’importe quoi, je suis prêt à l’exécuter !

— Eh bien, je vous demande de vous en aller… Je dîne en ville et il faut que je m’habille.

— Mon dévouement pour vous est tel que je me sens capable de faire même cela. Pourtant, s’il vous était commode que je vous attendisse pour vous mener à votre dîner, je vous supplie de me le dire sans façons. Je suis très patient, j’ai tout mon temps, et, pour être franc, je ne serais pas fâché de vous voir décolletée… Il paraît que vous avez un dos dont la formule est perdue depuis le temps où Tintoret en dessinait de semblables, un dos unique avec un grain de beauté également unique sur l’omoplate gauche.

— … C’est encore Candaule ?

— Précisément, et pour cette fois je crois qu’il ne s’est pas trompé… Il y a aussi vos chevilles dont je suis très curieux…

— Bon, mais allez-vous-en.

— Si vous avez l’espoir de ne pas me revoir demain, je vous engage à le perdre immédiatement. Bonsoir, madame… Quel imbécile que ce Rancailles !

J’étais d’assez mauvaise humeur après le départ de ce fumiste. Sous la forme absurde qu’il donnait à ses accusations, il y avait, solide et plus absurde encore : la vérité. Rancailles m’avait totalement persuadée de sa faculté de trouver des trésors, et avec lui j’en avais aperçu en moi-même un bon nombre qui soudainement me devinrent suspects. Pour favoriser la manie de cet acheteur de faux Vélasquez, je m’étais depuis trois mois accoutumée à raffiner sur tout, à me guinder à des hauteurs sentimentales auxquelles je n’avais nulle tendance sincère. Je sentis que j’avais joué un personnage ridicule et j’en voulus furieusement à celui qui m’avait inspiré ces vaines comédies. — Ce n’est jamais bien agréable de constater son propre ridicule… Et puis comme c’était gai de penser que, si je l’épousais, il irait raconter tous mes grains de beauté à ce blagueur aux yeux gris !… Il était gentil le blagueur aux yeux gris…

Il resta très longtemps avec moi le lendemain et me raconta une série d’anecdotes où se voyait Rancailles : exploité par une femme vénale, un mari averti et un amant de bas étage, Rancailles prenant pour une vierge infiniment pure une jeune personne qui, par distraction, accouchait dans un escalier ; Rancailles mettant dans ses meubles une fille de trottoir qu’il croyait une grande dame divorcée ; Rancailles trompé par sa femme ; Rancailles grotesque enfin par delà les bornes du possible.

Le blagueur aux yeux gris racontait drôlement, et je ne pouvais m’empêcher de rire un peu. Chaque jour il avançait, et lestement, dans la voie de la familiarité. À la fin de la première semaine je tentai de le mettre à la porte, car il avait essayé de m’embrasser. Il fit des excuses, resta ; il recommença le lendemain. Je me mis sincèrement en colère pendant cinq minutes, après il fallut encore rire, mais je le traitai un peu moins bien qu’avant, ce qui parut l’indigner.

Enfin une lettre m’apprit le retour de Rancailles ; il m’annonçait sa visite pour le lendemain. J’avertis M. d’Imbert.

— Comme je serai content de le revoir ! s’écria-t-il avec un méchant petit regard.

— Ce ne sera pas ici ! Au moins je l’espère.

— Et pourquoi non ? C’est lui qui a tenu à m’introduire chez vous, l’animal ! Il m’y retrouvera !

Et comme il avait dit, il vint, mais une demi-heure avant le moment où j’attendais l’autre. J’étais énervée. Il fallait élucider la situation entre Rancailles et moi, lui expliquer que décidément je ne voulais pas l’épouser. Mais quelle raison soudainement aperçue lui donner ?… Dire la vérité ?… Peu facile. Infaisable même. Tout cela m’incitait à l’agressivité et je reçus très mal M. d’Imbert. Lui aussi semblait avoir les nerfs outre tendus et, au bout de trois paroles, nous nous disputions.

À un moment il se leva, vint à moi avec une menace dans ses yeux, qui avaient cessé d’être moqueurs.

— Ne me mettez pas hors de moi, dit-il rudement, tâchez de comprendre que ce jeu devient sérieux.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Êtes-vous malade ? répondis-je de très haut.

Il m’empoigna par les bras.

— Vous ne sentez pas que j’ai perdu mon sang-froid, que je vous aime !… Ne prenez pas ces airs-là, c’est inutile ; je vous aime, entendez-vous… oui, oui, je t’aime et je te veux !…

Malgré l’énergie de mon effort et la sincère fureur où me mettait la brutalité de l’agression, je ne pus cette fois éviter son baiser, un baiser où il y avait plus de dents que de lèvres… Il me broyait les bras… Comme c’était ridicule et odieux, toute cette scène !… Comme je le détestais bien ! Enfin il se décida à me lâcher un peu ; une concentration de toute ma volonté dans les muscles de mes bras me dégagea de lui et — naturellement, comment cela aurait-il pu se passer autrement ? — j’aperçus, planté entre deux portières, Rancailles, qui nous regardait, accompagnant l’expression d’ahurissement vif de sa figure, d’un tiquage de la bouche auquel on ne pouvait ne pas s’intéresser, tant il était rapide, net, précis, comme un travail de mécanique bien fabriquée.

Le valet de pied avait la manie — heureuse dans la circonstance — de mener les gens jusqu’à l’entrée du second salon, et de les abandonner à eux-mêmes pour le traverser et entrer dans la petite pièce où je me tiens à l’ordinaire.

Debout, rouge, les cheveux desserrés, bien, bien en colère, je me préparais à expliquer… je ne savais pas quoi vraiment… Est-ce que je lui en devais, des explications, en résumé ?… N’était-ce pas de sa faute si cette grotesque aventure m’arrivait ?… Non, je n’expliquerais rien… Ils pouvaient bien se débrouiller ensemble… s’ils pouvaient !

— Madame… commença Rancailles d’une voix souterraine.

Cela dérangeait son tic, l’effort de parler, cela le faisait remonter jusque dans l’œil d’une manière vraiment inquiétante. M. d’Imbert l’interrompit sèchement.

— Pas de scène, n’est-ce pas ! Madame n’a rien à voir dans tout ceci, malheureusement ; je l’ai embrassée malgré elle, je ne te permets pas d’en douter… Je regrette assez d’être contraint d’en convenir, mais telle quelle, la circonstance m’est bonne pour te dire que je renonce à jouer le rôle du monsieur qui regarde tes bonheurs. Et si tu n’es pas content, tu sais où on me trouve.

Il vira sur ses talons et, s’adressant à moi sur un ton presque sérieux :

— Je vous prie, Madame, de me pardonner l’inconvenance dont je suis coupable envers vous. Mon excuse, c’est que je vous aime ; voulez-vous me faire l’honneur d’être ma femme… Je comprends… vous trouvez l’heure mal choisie pour une telle prière… Je reviendrai demain. Si votre porte m’est refusée, je comprendrai que vous souhaitez ne pas me revoir…

— Je ne vous retiens pas, répondis-je assez durement.

Il me semblait que tout ceci passait les bornes de la plaisanterie supportable, et il m’excédait totalement.

Il n’insista pas, salua très bas et sortit de l’air de quelqu’un qui finit une visite quelconque dans les formes habituelles.

— Enfin, que signifie tout cela ? s’écria Rancailles lorsqu’il fut hors du salon.

— Vous rappelez-vous l’histoire du roi Caudaule ?

— Oh ! je vous en prie, Madame, ne plaisantons pas sur des choses aussi sérieuses !

— Si, plaisantons au contraire. Il ne nous reste que cela à faire. M. d’Imbert vous a dit la vérité en affirmant qu’il m’avait embrassée pour son agrément et non pour le mien ; mais il n’a pas eu le temps de vous dire que vous vous êtes trompé sur mon compte et sur le sien en nous prêtant des âmes sublimes, car je vous avoue que j’ai pris quelque plaisir à l’entendre se moquer de vous.

— Il se moque de moi !…

— Oui, fort joliment. Il ne vous pardonne pas, ni moi non plus, de le prendre pour confident de vos admirations de mes omoplates, de mes grains de beauté, de mes chevilles et des splendeurs de mon intelligence. Je vous demandais si vous vous souveniez de l’aventure du roi Candaule, je vois que non, je vais vous la redire. C’était un homme qui, ne pouvant garder pour soi le plaisir d’avoir une belle femme, eut l’imprudence de la montrer nue à son meilleur ami. L’histoire dit que la femme fut très irritée, l’ami très amoureux et qu’il arriva malheur au monarque indiscret… Le roi Candaule, mon bon ami, était un serin… Voilà ce que j’avais à vous expliquer. Maintenant que c’est fait, vous non plus, je ne vous retiens pas.

— Adieu ! dit Rancailles, et, tiquant éperdument, il sortit de la pièce.

Il s’est remarié l’année dernière avec une très jolie femme, et M. d’Imbert est le plus intime ami du ménage.


(À suivre.)
CLEG.

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[10]

XI 

Trente-cinq ans.


Albert Jauray est musicien de son état, il recommence Wagner — en le complétant — au reste, il a du talent. La grosse Emilia, qui a un goût peu dissimulé, mais malheureux pour sa blême figure de prêtre intelligent, ses cheveux plats, sa grande silhouette courbée de lassitude, me l’a présenté à un concert. Jauray était assis derrière moi, et en me retournant je trouvai toujours ses yeux vigilants prêts à rencontrer les miens. Le concert fini, comme il faisait un joli temps de gel, sec et léger, Émilia, qui étouffe dans sa graisse, proposa de marcher un peu pour s’aérer. Et le musicien nous accompagnant, nous partîmes le long de la Seine, au milieu de la vaine et attristante animation des soirs de dimanches. Jauray m’intéressa vite par son habileté à découvrir dans les choses des aspects inattendus. Il avait une diction ralentie et pesante qui agaçait d’abord, puis qui prenait, par l’autorité qu’elle communiquait à ses paroles. Il fabriquait sans cesse des idées, de bizarres idées tourmentées, déformantes, qui ne laissaient rien de sa forme conventionnelle à ce qu’elles touchaient. Sa conversation irritait l’esprit et le sollicitait à un fonctionnement plus actif. En me quittant, sur le ton de prédication qu’il gardait pour dire les mots les plus ordinaires, il exprima qu’il se jugeait bien heureux de m’avoir connue, et il accentua cette formule d’un drôle de regard qui, à peine posé, disparut sous cet abaissement de paupières qui s’enseigne dans les séminaires en même temps que la Somme de saint Thomas.

À partir de ce jour-là, je rencontrai souvent Jauray dans des maisons où on l’accueillait avec des exclamations de surprise joyeuse : comment, c’était lui, le sauvage sur qui on ne pouvait jamais mettre la main ! Des dames pleines de sourires s’extasiaient de ce changement de conduite. Il trouvait toujours moyen de causer un peu avec moi, et je prenais l’habitude de ses battements de paupières destinés à éviter aux yeux les dangers de la concupiscence. Je lui supposais le projet de me faire la cour, et cela n’était pas pour me déplaire, car il devait apporter à cette besogne une ingéniosité au moins égale à celle dont il usait pour analyser le goût du thé chinois, le dessin des nuages ou une symphonie de Beethoven.

Je ne sais pourquoi l’idée qu’il était marié ne m’avait jamais traversé l’esprit, aussi fut-ce avec une surprise intense et un peu désagréable que je le vis entrer un soir de musique chez les Unzasky, avec une très jolie femme blonde, coiffée, ou plutôt décoiffée comme une faunesse, dont elle avait les yeux retroussés, l’allure souple et tumultueuse. Cette belle créature me déplut infiniment. Je n’ai jamais pu supporter les femmes qui ont cet air en quête et toujours prêt ; je diagnostiquai sans plus attendre qu’Albert Jauray était malheureux en ménage, et ma sympathie pour lui s’en augmenta.

Je lui avais donné rendez-vous à cette fête, il me parut donc assez simple que son expression inquiète fît place à la satisfaction d’avoir trouvé ce qu’il cherchait lorsqu’il m’aperçut. Mais ce fut avec un déplaisir sensible que je le vis dire un mot à sa femme et la conduire vers moi. S’il y avait quelqu’un dont je souhaitais peu faire la connaissance, c’était bien cette faunesse blonde. Mais quoi, il fallait être polie, je me levai et j’esquissai le faux sourire de salon auquel, toutes, nous devons nos rides. Jauray, après m’avoir saluée, me présenta sa femme.

— Vous ne vous imaginez pas quel désir j’avais de vous voir, commença la faunesse, qui, elle aussi, souriait, mais d’un beau sourire libre qui l’offrait. — Albert ne me parle que de vous, et je tiens à me prouver à moi-même que la jalousie que vous m’inspirez est justifiée.

Il y avait tant d’ironique insolence pour son mari, dans le ton dont elle prononça ceci, que j’eus vers lui un rapide regard de pitié pendant que je répondais avec une froideur à enrhumer :

— Je ne le pense pas, Madame.

Elle rejeta en arrière sa triomphale tête d’or et dit joyeusement :

— Vous me trouvez mal élevée ?… Je le suis ! Seulement, d’ordinaire, on me pardonne… Vous ?… Pas ?…

— Je n’ai le goût de rien pardonner jamais, madame, mais vous n’êtes pas dans le cas de vous en apercevoir.

— Albert ! votre belle amie ne peut pas me souffrir ! s’écria la faunesse ; puis, tournant le cou, d’une grâce câline qui chez une autre m’aurait touchée : — Ne me prenez pas en grippe, voulez-vous ? fit-elle, je ne sais pas pourquoi j’ai envie que vous m’aimiez. Ce n’est pas vrai que je sois jalouse de vous, je ne suis jamais jalouse, mais vous êtes la seule femme dont j’aie entendu mon mari faire l’éloge, alors j’ai souhaité voir comment vous étiez… Vous êtes terrible, mais ça ne fait rien, vous verrez, vous m’aimerez, comme les autres…

— Je n’en doute pas, répondis-je, et je sentis que pour compléter l’aménité de mon attitude, il ne me manquait qu’une Bible, des lunettes et un nez maigre et pointu.

La faunesse se mit à rire : les muqueuses fraîches de ses lèvres sertissaient le pétillement blanc de ses petites dents, on voyait sa langue de chatte dans sa bouche ouverte, et je constatai avec surprise que cela pouvait être indécent de rire. Quand elle en eut assez, elle dit :

— Albert m’a débinée, avouez-le ?…

— J’ignorais votre existence il y a un quart d’heure, madame.

— Comment ! Vous ne saviez pas qu’Albert était marié ?…

Il y a très peu de temps que j’ai le plaisir de connaître M. Jauray et nous n’avons causé ensemble que de choses générales.

La faunesse était devenue sérieuse, elle regardait son mari avec attention.

— Comme c’est drôle, fit-elle, après un silence, que ni Jauray ni moi n’avions la moindre tentation de rompre ! Eh bien oui madame, il est marié cet homme de génie, et très mal marié, avec une femme qui ne le comprend pas !… Si, laissez-moi vous mettre au courant… Albert, allez-vous en, votre amie m’inspire une irrésistible envie de raconter mon âme, ou ce qui m’en tient lieu !…

Jauray, avec un léger mouvement de tête, s’éloigna. La faunesse blonde s’assit et moi près d’elle ; nous étions dans un coin bien abrité par d’énormes bacs à palmier, sous le tournant d’un escalier de bois.

— Figurez-vous, commença-t-elle, en posant le bout de son éventail de plumes sur mon bras, que je ne voulais pas l’épouser cet homme. Il me déplaisait avec son air de curé… Vous n’avez pas remarqué qu’il avait un air de curé ?… Non ? c’est étonnant, et sa manière de regarder ?

Elle mima les abaissements de paupières de son mari avec une telle drôlerie perverse et méchante que je ne pus m’empêcher de sourire.

— Ah ! vous avez remarqué cela ! Il vous a donc regardée aussi de cette façon-là. Je croyais que ça m’était réservé… Qu’est-ce que je disais ?… Oui, voilà : il me déplaisait. J’aurais voulu épouser un joli garçon. J’aime la beauté, moi, avant tout… Mais il a tellement prié, tellement entortillé ma famille — il était riche, et moi… pas ça ! — elle craqua ses doigts gantés très haut d’un air enchanté. — Vous comprenez, j’ai fini par l’épouser pour ne plus entendre faire son éloge ! Naturellement je ne lui avais pas promis de me disloquer pour le rendre heureux, non, quand on épouse une femme malgré elle on ne s’attend pas à ça ordinairement… Eh bien si, il s’y attendait. C’est un homme singulier. Tout de suite il a commencé à être indigné, et il l’est encore… Pour tout vous dire, il m’assomme ! Il ne fait pas de scènes, non, il est doux par tempérament, seulement il a la résignation morne, vous voyez ça d’ici ? Il y a un reproche dans chacune de ses respirations. Il m’en veut de ne pas m’intéresser à sa musique, il m’en veut de ce que les gens me trouvent jolie, il m’en veut d’être gaie, il m’en veut d’être triste, il m’en veut surtout… comment dire ?… d’aimer la solitude… Est-ce que je vous scandalise ?

— Oh ! pas du tout ! Mais rassurez-vous, tout cela s’arrangera un jour. M. Jauray se lassera de vous aimer… alors vous serez tranquille !… Est-ce que vous le trompez beaucoup ?

Elle eut un petit redressement du dos, un remuement vif de ses prunelles grises.

— Vous en avez de bonnes, vous ! dit-elle d’un ton dont la canaillerie voulue, venant d’elle, prenait de l’élégance. Croyez-vous que je vous le dirais si cela était ?

— Oui, je le crois, répondis-je sérieusement.

Elle aussi était devenue grave, — et comme le repos des lignes donnait un beau style à sa figure !

— Eh bien non ! Je ne le trompe pas encore, je n’ai rien trouvé qui vaille, mais je le tromperai certainement.

— Je le crois !

— Vous trouvez que j’ai l’air d’une drôlesse ? lança-t-elle avec un insolent retroussement de sa lèvre.

— Vous détestez votre mari, vous êtes très belle, vos principes ne semblent pas gênants…

— Oui… cela arrivera un jour ou l’autre… Il le sait… Je le lui ai dit.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Des choses qu’il croit spirituelles. Il fait semblant de n’attacher aucune importance à ma fidélité.

— Il est peut-être sincère…

— Voyons ! Ce n’est pas possible ! Vous croyez que vraiment un homme qui aime une femme…

— Mais êtes-vous certaine qu’il vous aime encore ?

Dame !… Après tout je n’en sais rien… Depuis quelque temps en effet, il est très différent, depuis… tenez, depuis qu’il vous connaît !… Vous rougissez ?… Est-ce qu’il est amoureux de vous ?

— Bien certainement non, je vous prie de le croire !

— Ne vous fâchez pas, ou vous allez me faire penser que vous aussi…

— Permettez-moi, Madame, d’insister pour que la conversation prenne un autre ton ; quelque peu d’importance que vous attachiez aux choses que vous dites, elles sont quand même difficiles à écouter !…

— Vous êtes vraiment en colère !… Est-ce possible ? Je vous demande pardon, j’avais si peu l’intention de vous déplaire.

— Vous ne m’avez pas déplu, fis-je en me levant pour m’en aller.

Elle me retint d’un joli geste brusque agrafé à mon bras.

— Est-ce que vous me permettez d’aller vous voir ?

— Mais certainement, Madame, dis-je avec toute la fausse urbanité désirable. Et ainsi finit notre conversation.

À peine entrée dans le salon où Paderewsky égrenait des octaves en gammes, je trouvai Albert Jauray, qui me proposa d’aller au buffet, à peu près désert. Il semblait nerveux, et regardait ses manchettes et le tapis avec préoccupation. Tout de suite il s’excusa de sa femme. Il avait eu l’incompréhensible maladresse de lui parler de moi de façon à la rendre curieuse, pas jalouse, elle avait dit la vérité en me l’affirmant. La jalousie n’avait pas cours dans leur ménage… Nous étions arrivés dans un très petit salon où il n’y avait personne, je m’assis et lui près de moi. Alors il cessa d’examiner le tapis et me fixa avec intensité. Le regard direct et appuyé, si différent de ses habituels coups d’œil furtifs, lui faisait une physionomie nouvelle. Il n’avait plus l’air d’un prêtre. Quels beaux yeux ! combien de choses étranges flambaient derrière leur ombre…

Je disais des paroles distraitement évasives sur la jeunesse de sa femme qui expliquait son excentricité, passagère, sans doute : il m’interrompit.

— Non, elle sera toujours ainsi, mais qu’importe ? Je ne l’aime plus, elle m’a découragé. C’est un être de surface. Elle n’a donné qu’une preuve d’intelligence dans toute sa vie, et c’est lorsqu’elle a refusé de m’épouser — encore était-ce une pure manifestation d’instinct. Elle avait deviné que nous étions deux types antagonistes. J’ai mis, moi, longtemps à m’en convaincre, encore ne l’ai-je pleinement compris que le jour où j’ai rencontré la femme qui est le complément de mon être.

— Ah !… Vous avez une maîtresse ?

— Non, Madame… J’aime…

— Et… on vous aime ?

— On ne sait même pas que l’on est ainsi adorée. Cette femme à qui je me suis donné irrévocablement a beaucoup souffert, c’est une de celles qui ne sauraient aimer deux fois… C’est le cœur le plus merveilleusement fait pour l’amour, mais gardé par un si bel orgueil douloureux qu’espérer d’elle autre chose que sa pitié serait sacrilège et imbécile.

— L’orgueil peut empêcher qu’on s’abandonne à l’amour, mais il n’empêche pas d’aimer, fis-je nerveusement, car à peser sur moi ainsi qu’ils faisaient, ses yeux me troublaient.

— Le croyez-vous ? Le croyez-vous vraiment ? Croyez-vous que si je disais à cette femme : vous m’avez inspiré le plus profond des sentiments de piété, de vénération et de ferveur, vous êtes pour moi comme la suprême intelligence et la suprême bonté. Je voudrais réfugier mon âme auprès de la vôtre… croyez-vous qu’elle comprendrait la gravité de mes paroles et qu’elle me donnerait sa chère main pour m’aider dans ma route solitaire ?…

En disant cela, il eut un mouvement qu’il n’acheva pas, vers celle de mes mains qui s’appuyait à un coussin tout près de lui.

— Vous pourriez toujours essayer, répondis-je avec une tentative avortée de gaieté.

— Eh bien… dit-il en se penchant vers moi… Mais la faunesse blonde apparaissait au seuil. Elle nous regarda, puis, d’un air tranquille :

— Albert, Mlle Raimbaud va chanter un air de vous, elle vous demande.

Il s’était levé brusquement, le regard au sol.

— J’y vais, dit-il. Voudrez-vous Madame, me faire le grand honneur de venir aussi ?

— Certainement.

Mme Jauray était partie en avant. Je ne la revis pas, car après le morceau je demandai ma voiture.

Le premier courrier du lendemain m’apporta une lettre de Jauray. La femme qu’il aimait, c’était moi. Assez longtemps je restai la tête renversée sur mon oreiller, goûtant ma joie. C’était si noble, si haut, cet amour ! Il disait que le sens de la vie était dans l’abnégation, la souffrance acceptée et chérie, le mépris des médiocres satisfactions de l’instinct. Certes il y avait du trouble dans le sentiment qu’il m’offrait, mais en le brûlant au feu des renoncements il en ferait de l’encens pour mon culte. Il me priait de lui faire porter ma réponse, afin qu’il n’attendît pas trop le bonheur de se savoir ma chose.

J’écrivis une offre d’amitié en termes mesurés qui le satisfirent probablement car à onze heures je recevais quatre pages de remerciements fous, et un poème d’opéra qu’il me priait d’examiner et d’annoter de critiques. Je passai l’après-midi à cette besogne et à six heures je renvoyai le poème. Le valet de pied chargé de le remettre chez lui me rapporta une troisième lettre, dans laquelle était un fauteuil pour la première que l’on donnait ce soir-là à l’Opéra, et des supplications d’y venir. J’allai à l’Opéra et la soirée fut parfaitement exquise. Pas une fois, dans le côte-à-côte où nous étions, Jauray ne fit la moindre tentative pour frôler mon épaule ou ma jupe. C’était vraiment l’amour idéal.

Le lendemain matin un bleu m’apprit que mon musicien avait rêvé de moi toute la nuit. À midi il m’envoyait des chrysanthèmes qui, derrière la glace d’une boutique, l’avaient appelé pour demander la grâce de mourir auprès de moi. À cinq heures, c’est lui-même qui vint et il resta jusqu’à sept. Il demanda la permission de revenir le lendemain pour me jouer le premier morceau d’une symphonie qu’il terminait. Puis il fallut que je donnasse mon avis sur une chanteuse qu’on lui offrait pour créer son nouvel opéra. Après cela il voulut que je dessinasse des costumes pour ce même opéra et je passai des journées à la Bibliothèque, fouillant dans des gravures. Il me faisait assister à des répétitions, lire ses traités avec les théâtres. Il m’écrivait au moins trois lettres chaque jour, et tout le temps que me laissaient les besognes variées dont il me chargeait, était occupé à lui répondre. À vivre ainsi la vie de cet homme, tout mon être s’emplissait de lui, je n’avais plus d’autre pensée, aussi lorsqu’il fut obligé à une courte absence, malgré les télégrammes et les lettres que je recevais de lui, je tombai dans un ennui intense.

Peu de temps avant son retour Mme Jauray vint me voir. Elle était d’une élégance piaffante et superbe, et avait un air de combat. J’étais seule lorsqu’on l’annonça.

— Me voici, dit-elle en entrant, vous voyez que j’ai du courage !

— Beaucoup d’amabilité surtout…

— Ah ! vous êtes en femme du monde, aujourd’hui… moi je suis en diablerie, ça ne va pas marcher nous deux !

— Que vous est-il arrivé ?

— Rien ! Je suis de mauvaise humeur… L’absence de mon mari, sans doute !

— Oh ! croyez-vous ?…

— Franchement non, mais tout de même j’en suis moins sûre que vous ne semblez l’être… Vous l’avez vu souvent depuis six semaines, mon mari ?

— Quelquefois… Mais que vous importe ?

— Seulement quelquefois ?… Oh ! ça m’est bien égal… Vous avez de l’amitié pour lui ?

— Beaucoup.

— C’est curieux ! Il ne vous ennuie pas alors ?

— Je le trouve un homme de grand talent et de grand cœur, très spirituel et parfaitement intéressant en toute circonstance.

— … Pourquoi me détestez-vous ?

— Pourquoi croyez-vous que je vous déteste ? Parce que je dis du bien de votre mari ?

— Peut-être, mais surtout à cause des yeux que vous me faites… Savez-vous pourquoi je suis venue ? Pour vous annoncer que je vais prendre un amant… Ça vous fait rire… Vous ne me croyez pas ?… Ou bien cela vous ferait-il plaisir que j’eusse un amant ?

— Vous avez une forme de plaisanterie à laquelle il faut évidemment être habitué…

— Mais je ne plaisante pas ! Je vais même vous dire le nom de mon flirt, il a été très amoureux de vous dans les temps… C’est Marcel d’Égrignac.

— Il est charmant.

— Ah ! alors vous me le conseillez ?

— Avez-vous vraiment besoin de conseils ?…

— J’ai besoin des vôtres… Vous devez être une conseillère admirable…

— Eh bien, fis-je avec une irritation impossible à dominer, car elle avait un ton de méchanceté agressive qui me mettait hors de moi, je vous conseille d’être honnête ; cela vous sera peut-être plus difficile, mais cela vaudra beaucoup mieux.

— Merci… J’y songerai. Mais dites-moi, en échange de la confiance que je vous témoigne, est-ce que vous en avez, vous, des amants ?

— Ce que j’ai, c’est d’autres habitudes d’éducation que vous, à n’en pas douter ?

— Ça vous va joliment bien d’être en colère… Quels beaux yeux cela vous fait… Vous trouvez que c’est abominable d’avoir des amants ?

— Je ne juge personne, chacun fait ce qu’il veut… ou ce qu’il peut.

Si j’avais un amant, penseriez-vous que mon mari ferait bien de demander le divorce ?… Qu’est-ce qui vous prend ? C’est simple cependant ma question. Il n’y a pas de quoi rougir et faire cette figure-là…

— Je ne crois pas, Madame, vous avoir donné le droit de prendre ce ton avec moi, vous abusez des devoirs que me crée le fait d’être chez moi…

— Là ! là ! calmez-vous… Qu’ai-je fait ? Je désire savoir de vous quel conseil vous donneriez à mon mari au cas où je le tromperais, c’est simple, ça ! Il ne vous a jamais dit qu’il eût envie de divorcer ?

— Certes non ! Et je suppose qu’il n’y a jamais pensé. Ce n’est pas lui qui aurait intérêt à divorcer.

— Qui donc, alors ? Moi ?… Pour épouser Égrignac ? C’est une idée… J’en parlerai à Albert dès son retour.

Elle s’était levée, énervée presque aux larmes. Je dis avec une voix qui tremblait sottement :

— Pourquoi toutes ces folies, ne pouvez-vous faire un effort pour apprécier mieux votre mari et le rendre heureux ?…

Elle me regarda étrangement.

— Vous êtes une drôle de femme, décidément, fit-elle, une drôle de femme.

Et d’un geste violent, imprévu, elle me prit à la taille et m’embrassa comme avec colère, puis en trois pas rapides, joignit la porte et disparut.

Cette visite me laissa un grand trouble. J’étais persuadée de la sincérité de cette folle. Elle haïssait son mari, elle en aimait un autre, il lui fallait sa liberté. Devinant que j’avais de l’influence sur Jauray, elle devait penser à se servir de moi pour aplanir les difficultés qui pourraient venir de lui. Elle voulait divorcer ! Il serait libre alors ! Cette idée fit en moi un travail d’une rapidité effrayante. J’avais la fièvre, j’avais peur. Je souffrais dans ma conscience, alarmée des responsabilités vers lesquelles je me sentais précipitée.

L’absence avait agi sur Jauray dans un sens également perturbateur.

Je le retrouvai très différent de lui-même. La belle tranquillité qui avait donné son charme rare à notre affection était disparue. Quand nous étions ensemble, nous tombions en des silences oppressés et il avait repris ce tic du regard furtif dont sa femme se moquait. Tout cela allait très mal.

Cette situation tendue, grosse de pensées que nous ne pouvions nous dire, dura deux mois entiers. Un soir, — il était sombre, inquiet, agité, moi malade d’un besoin de tendresse et d’espoir, — nous ne pouvions parvenir à nouer une conversation, il y avait entre nous des menaces indéfinies.

Je sentais qu’il avait à me dire des paroles qui ne peuvent se chuchoter que tout contre l’oreille. Je souhaitais de tout mon être qu’il me prît dans ses bras, qu’il me dît qu’il m’aimait et qu’il était à moi, et qu’il fallait que je fusse à lui. Un geste mal calculé nous rapprocha tout à coup. Il dut lire ma pensée dans mon regard affolé. Il sembla lutter contre lui-même, une angoisse lui tordit la bouche, puis soudainement il me saisit, me serra contre lui, me baisa au front, dit : Je vous bénis !… La seconde suivante il n’était plus là, et je restai étonnée, frissonnante, dans un malaise de cœur inexprimable.

Pourquoi était-il parti quand j’avais un tel désir de me réchauffer contre son cœur ?…


Le lendemain on m’apporta, de la part de Mme Jauray, un gros paquet et une lettre. J’ouvris avec des doigts malhabiles d’irritation et je lus :

« Je vous bénis, — une douleur rampa sur tout mon corps en crampe rapide, et mes yeux se hâtèrent, — je vous bénis, — quoique vous ne l’ayez certainement pas fait exprès — de m’avoir appris l’amour et le bonheur. Il me semble que je vois votre beau regard devenir féroce en lisant ma lettre ; pardonnez-moi, car, sincèrement, je vous aime. Vous m’avez servi à comprendre mon mari : sans vous, j’aurais passé ma vie auprès de lui à le détester. J’ai deviné qu’on pouvait l’aimer en vous voyant l’aimer, et j’ai appris l’amour par la jalousie, la plus féroce jalousie. Si vous saviez comme j’ai souffert quand j’ai cru que vraiment il vous aimait… Et maintenant que je sais que c’est moi, moi qu’il n’a jamais cessé d’adorer, et que vous lui avez servi de chemin vers ma tendresse, j’ai encore le cœur tout tressaillant d’angoisse. Je viens de passer la nuit à lire avec lui toutes vos admirables lettres, elles ont achevé l’œuvre, votre œuvre inconsciente et bienfaisante. — Pardonnez-lui, madame, de vous avoir ainsi trompée pour me conquérir… Vous trouverez peut-être qu’il n’aurait pas dû me montrer ces choses exquises que vous avez écrites avec le meilleur de vous, vous trouverez surtout qu’il n’aurait pas dû vous inciter à les écrire… Mais il avait compris qu’il me fallait un exemple, une émulation comme aux méchants enfants qui ne veulent pas faire leur tâche, et il vous a choisie, vous que votre beauté, votre intelligence, votre grand cœur marquaient spécialement pour servir de leçon à la médiocre créature que je suis. Il m’a montré comment une femme telle que vous pouvait l’aimer et… Ah ! madame, comme je l’aime !…


« Je vous renvoie toutes vos lettres sauf une, la plus belle, la plus tendre, et qu’Albert a voulu que je conserve. Nous partons ce soir pour Rome. Adieu. — Encore une fois soyez bénie.

« Yvonne. »


Pendant que je relisais, avec une figure toute refroidie, et des spasmes au cœur, la lettre de Mme Jauray, il me semblait entendre quelqu’un dire à côté de moi une phrase que j’ai souvent répétée : « La chance ce n’est que du bien jouer »… Il faut croire que j’ai mal joué ma vie… car, vraiment, je n’ai guère eu de chance !…

CLEG.
(À suivre.)

LES HISTOIRES AMOUREUSES D’ODILE[11]

XII 

Trente-sept ans.


Et maintenant, je vais écrire pour moi-même, pour moi seule, ma dernière aventure d’automne, la plus douce… la plus mélancolique aussi… la dernière !

J’avais trente-cinq ans lorsque j’ai connu Armand Frébault, j’en ai trente-sept aujourd’hui, lui vingt-neuf — hélas !

Quand je brosse mes cheveux, leur noirceur luisante s’éclaire brusquement comme si des lueurs subites les touchaient, ce sont simplement des argentures de cheveux blancs qui apparaissent ; il y a autour de ma bouche deux petits traits à peine visibles encore, et ce sont des rides ; des rides aussi ces légères marques à l’angle des yeux ; je suis devenue très pâle, et lorsque j’oublie de me mettre du rouge, le soir, j’ai l’air souffrant. Sans doute ma taille a gardé sa minceur, et mes « célèbres épaules » font encore bon effet aux lumières. Dans mes jours de gaieté et de toilette je ne « parais pas mon âge » ; je me défends, on me fait encore des compliments spontanés… Oui, oui, sans doute, mais j’ai trente-sept ans, je suis une femme « bien conservée » et demain… demain je serai vieille. Je le sens si bien à ces lassitudes intimes, à ce découragement dans l’effort de plaire, au renoncement de tout mon être avide de repos et de silence. L’heure brûlante du jour est passée, les ombres crépusculaires s’étalent, s’allongent. Le soir vient, il faut rentrer, clore la porte, ne pas entendre l’amour qui frappe, le pauvre amour qui bien vite s’en irait en pleurant… ne vaut-il pas mieux que ce soit moi seule qui pleure comme je fais en ce moment, tout bas, tout doucement, dans la grande paix du sacrifice accepté.

Pauvre Armand ! Cher Armand !… oui, si cher !…

Mais je veux écrire ma dernière aventure d’automne…

Armant Frébault est un délicieux homme de lettres, il a publié une demi-douzaine de livres d’une saveur singulière et dont la brève formule recèle une pensée essentielle et concentrée. C’est l’un de ces êtres produits de l’irritabilité nerveuse de la race, un peu usée par l’excès et la multiplicité des sensations, et que l’exagération de leur sensibilité a pour ainsi dire désexués. L’un de ces hommes dont l’âme est féminine par grandes places et chez qui nous rencontrons des modes d’impression si pareils aux nôtres que vis-à-vis d’eux nous désarmons, faisant trêve à l’éternelle lutte. Natures délicieusement ambiguës qui ne nous infligent jamais la sensation d’être moindres, parce que nous devinons en elles comme nous la sentons en nous, la prédominance de l’impulsion sur le raisonnement. Inconséquents et systématiques, conservateurs et anarchistes, capables des plus grandes choses et des pires dans la même minute, tendres jusqu’aux suprêmes faiblesses, cruels jusqu’à la férocité, d’une conscience délicate et vierge, d’une inconscience de criminel, amis jusqu’aux dévouements déréglés, amants fervents et faux, cordes tendues à casser et que chaque souffle d’air qui passe fait crier : fléchissants devant l’acte, héroïquement résolus dans l’idée, pensant une chose, vivant le contraire, logiques dans l’illogisme, ce sont des hommes… comme George Sand en était un… Des artistes enfin.

Combien on les aime ! quand on les aime.

Armand Frébault a l’apparence analogue à son âme. Il est petit, grêle, sans force musculaire, d’une énorme force nerveuse. Ce pâlot dont on voit trop bien les veines bleues sous sa peau de fillette, est capable, sans migraine, de passer trois ou quatre nuits d’insomnie, pourvu qu’il s’amuse : il est toujours las, jamais épuisé, les surmenages de travail ou d’amour n’augmentent pas la cerclure de ses yeux. Il a la sorte de tempérament pour qui la pestilence des grands centres est un tonique et l’air vif des villégiatures où l’on s’ennuie un poison. Il est malade d’une tristesse, guéri par une joie. Sa vie physique est totalement dominée et disciplinée par sa vie psychique, ses émotions le régissent, le mènent… et le détruiront.

Il a la tête un peu forte pour son corps fragile, le crâne énorme, augmenté encore par la masse de sa chevelure tournée sur le front en deux grosses mèches dont l’épaisseur semble sculptée en plein dans la résistance du bronze ; le nez, osseux, est sec comme celui des races orientales, sa bouche hésite à sourire, hésite à parler, s’attriste au repos et semble préparer une perpétuelle prière qu’il ne fera jamais. Le front court, dur et blanc, fait songer à une petite plaque de marbre résistant aux pointes de fer des idées, mais qui conservera éternellement celles qui une fois auront su la graver. Puis sous l’entêtement lumineux de ce front, c’est la flottante expression des yeux « noyés de doute ; » ses jolis yeux pâles, tendres, très écartés, où nagent ses passions incertaines, ses désirs multiformes, son angoisse et sa passion de vivre…

Ah ! c’est un être délicieux, qu’il faut aimer… et comme je l’aime !

Le soir où nous nous sommes rejoints j’étais déguisée en paon blanc, lui en pie. C’était à un dîner de bêtes chez la marquise de Jailly. Il faisait fou dans la maison, comme à l’ordinaire.

Adèle de Jailly, née honnêtement, mais simplement Adèle Simmer — Simmer et Janglou, les milliardaires banquiers protestants — épousée pour sa dot géante, s’est ennuyée vingt ans dans la société dont elle se sentait ne pas être. Elle a vertueusement râlé de désespoir et de spleen sous l’œil sévère de sa belle-mère, la marquise douairière, — celle-là même à qui j’ai entendu dire : » Les Larochefoucauld ? Qui est-ce qui les connaissait avant le xie siècle ? » Elle aussi qui, un soir où Adèle avait devant elle parlé de la mort, l’interrompit, un peu de rouge aux pommettes, la bouche pincée comme par le souci de défendre sa personnalité contre le manque de tenue d’une inférieure, puis, sa belle-fille éloignée un moment, se tourna vers moi, et à mi-voix :

— Adèle a vraiment d’étranges et choquants sujets de conversation. Comme on voit bien qu’elle n’est pas du monde !

Adèle partageait cette façon de voir, elle ne se sentait pas du tout « du monde » et dès qu’elle eut enterré son auguste belle-mère, elle lui montra à ce monde récalcitrant, une marquise de Jailly d’un nouveau modèle. Le marquis avait la tête faible et une maladie d’entrailles qui occupait sa volonté et ne développait pas son esprit naturel. Ses deux fils entrés au Borda, M. de Jailly pourvu d’un excellent médecin, Adèle émancipa bruyamment sa quarantaine, et du haut de son honnêteté inattaquée et de sa laideur bonne enfant, elle proclama sa liberté et s’adjugea le droit de mener enfin une vie « drôle ». Ainsi fit-elle.

Les duchesses convulsées rencontrèrent à sa table des chanteuses de café-concert ; on ne vit plus qu’elle dans les coulisses de théâtre, dans les ateliers de peintres, dans les music-halls baroques. Elle parla un argot sans choix, mesure ni précision, s’occupa avec une grande chaleur de cœur des chagrins d’amour d’une foule de cabotins et donna des fêtes absurdes.

J’allais souvent chez elle, comme tout le monde, pour m’amuser. Mais je diffère de tout le monde en ne décriant pas cette toquée si excellente et si brave femme. Je lui sais gré d’avoir eu le courage de mettre ses goûts en actions.

Armand Frébault venait de publier un livre dont les audaces faisaient un gros bruit. Mme de Jailly avait tenu à connaître un homme dont les « honnêtes femmes » se défendaient de lire les œuvres, et elle raffolait de lui. Elle le traitait alternativement en petit garçon gentil et en grand homme, l’écrasant de ses louanges irraisonnées de grosse dame pléthorique, enthousiaste et hurluberlue. Armand me plut d’abord par l’habileté qu’il mettait à se dépêtrer des exagérations laudatives de la bonne Adèle. Il avait su trouver une façon de lui répondre, ironique et affectueuse, qui témoignait de sa reconnaissance et, aussi, qu’il mesurait exactement la valeur de cet affolement de mondaine tombée par hasard en littérature.

Notre sympathie mutuelle fut rapide et franche, l’amitié des hommes me plaît entre toutes choses lorsqu’elle est sans équivoque.

Dans cette soirée de bêtes, Armand m’apparut tout de suite triste, non seulement de la tristesse chronique des gens qui, par métier, cultivent leurs facultés de douleur pour faire des livres avec ce qu’elles produisent, mais comme quelqu’un qui a un chagrin présent et positif.

Je ne me trompais pas. À sa quatrième visite, qui eut lieu juste quinze jours après que nous avions causé entre paonne et pie, il parla sur l’amour avec un tel emportement douloureux que je risquai une question, immédiatement suivie de confidences.

Il raconta qu’il avait une maîtresse, bizarre fille, à demi éduquée, une de ces pauvres créatures qui commencent par les diplômes pour finir dans la noce vulgaire dont on vit mieux que du travail incertain. Détraquée par les affreuses hygiènes des enfances miséreuses, pervertie de curiosités aiguisées sous la culture rudimentaire et mal dirigée, intelligente, intellectualisée par le vice, elle torturait le pauvre garçon d’infidélités honteuses et incompréhensibles ; il était lié à elle par une de ces passions de peau qui, battues et forgées d’habitude deviennent imbrisables, et dont, même si on trouve le courage de les briser, il reste toujours comme des éclats dans la chair traumatisée.

Il jugeait son cas avec lucidité, son dégoût de se sentir vilement asservi égalait sa conviction de ne pouvoir jamais se libérer. Il le constatait avec un air de froideur et des mots chauds de souffrance et de sensualité.

L’habitude fut vite prise par lui de me tenir au courant des incidents de sa montée au Calvaire. Lorsqu’il ne pouvait me voir il m’écrivait. J’ai gardé ses lettres, où on croit entendre un battement d’artères crevées giclant leur sang en gros jet convulsif. Toujours, après les affreux cris de désespoir, l’abandon romantique, surgit le mot précis qui juge et classe, et l’on sent que la sincérité de cette torture deviendra livre un jour ou l’autre.

Que de fois, à mon réveil, j’ai reçu un de ces bleus dont ses poches étaient toujours pleines, et qu’il écrivait en pleine nuit, sous les becs de gaz, pendant qu’il battait le pavé pour surprendre sa maîtresse en quelque nouvelle trahison. Il criait vers moi dans sa solitude ; vraiment c’étaient de beaux cris !

Naturellement j’évitais de lui donner le moindre conseil. C’est chose tellement ridicule de dire : si j’étais vous j’agirais ainsi. On agit comme on a senti, et que savons-nous de ce que sentent les autres ? Du reste, ce que souhaitait le cher garçon, ce n’était pas être conseillé, mais écouté. J’écoutais, de toute mon âme.

Il rompit sa liaison un jour où il avait vu un peu trop précisément et de trop près que ses jalousies ne le décevaient pas. Mais il savait l’avenir et me le pronostiqua.

— S’il lui plaît de revenir elle me reprendra, car la vie sans elle m’est intolérable, plus que son infidélité, plus que mes humiliations — et me regardant avec une curiosité soudaine : comme vous devez me mépriser, vous si pure et si forte !

Non, Dieu non ! je ne le méprisais pas, le pauvre enfant ! Et je le lui dis vivement, avec un visage empourpré. Cela me gênait, comme aurait pu faire un mensonge volontaire, qu’il se trompât ainsi sur moi. Non je ne suis ni pure ni forte, hélas ! Je me suis mariée dans l’affolement d’une passion toute physique, j’ai eu un amant par sotte exaltation ; par faiblesse de cœur solitaire j’ai failli en avoir d’autres ; j’avais un bel idéal, je n’en ai rien su faire ; j’ai été comme les autres le jouet des circonstances, de mes nerfs, de mes détresses, j’ai vécu l’heure, sans héroïsme, sans même de grandes fiertés, j’ai fait ce que j’ai pu, et ce n’était guère. Non je ne suis ni pure ni forte, car les récits de l’impur et violent, amour d’Armand me troublaient, j’accueillais de fumeuses et malsaines rêveries, ma faim de bonheur toujours leurrée avait des réveils sauvages, et je m’énervais à respirer les miasmes de cette passion, en religieuse qui lit un mauvais livre.

J’aurais voulu faire comprendre à Armand qu’il me jugeait mal en me jugeant trop bien, mais nous avions tellement pris l’habitude de ne parler que de lui que je ne trouvai pas l’heure d’être franche.

Ce qu’il avait prévu arriva, la femme revint en un jour de dèche ou de perversité, et ils se reprirent à vivre ensemble parmi d’incessantes et féroces scènes. Pour tenter de l’avoir bien à lui, il l’emporta en Sicile, et pendant trois grands mois je ne le vis plus.

Ma vie fut toute vidée par son absence. À être privée, de ses tumultueuses aventures, je m’anémiais à la manière des alcooliques sevrés d’alcool. Il avait promis d’écrire, mais il n’écrivait pas. Sans doute il était heureux et n’avait plus besoin de moi. Mon amitié s’endolorit de cette ingratitude, et je me fis le serment de ne plus livrer tout de moi-même à l’égoïsme d’autrui.

C’est à ce moment que je reçus une lettre de mon mari, dont je n’avais pas entendu parler depuis plus de six ans. Sa maîtresse — mais non, il l’avait épousée, c’est sa femme qu’il faut dire — était morte dans un accident de chemin de fer, il rentrait en France, où il comptait vivre désormais. Il était, disait-il, découragé, vieilli, fini, il demandait si, le temps ayant fait entre nous son œuvre d’apaisement, je ne consentirais pas à le recevoir, comme un vaincu, avide de consolation et d’amitié. Il disait une foule de choses qui achevèrent de m’irriter les nerfs et me firent sentir plus douloureusement la défection d’Armand — les places à souffrance sont voisines dans notre cœur. — Naturellement, je répondis à M. de Montclet que nous n’avions rien à nous dire et que je ne le recevrais pas. Il écrivit encore, encore je répondis, pourquoi ? — Ah ! je n’en sais rien vraiment ! Parce qu’il « fallait ». — Il mit des cartes presque chaque jour chez moi, je l’aperçus traversant — par hasard — ma rue lorsque ma voiture sortait. — C’était vrai qu’il avait vieilli, et toute sa belle joie de vivre, qu’en avait-il fait ? J’eus pitié de lui, mais je persistai dans ma résolution de ne pas le recevoir. Être compromise par l’homme avec lequel on a divorcé, c’eût été trop bête, n’est-ce pas ! Il continuerait d’écrire et… mais ce n’est pas M. de Montclet que je veux raconter, c’est Armand Frébault !

Un soir, le cher enfant entra tout d’un coup dans mon salon, et avant de manifester mon étonnement il me fallut m’écrier :

— Dieu, que vous avez l’air malade !

Ma rancune était évaporée, mon cœur sautait de joie et se crispait d’angoisse à lui trouver cette effrayante pâleur, mais la joie était la plus forte.

— Je suis fatigué, me dit-il, je suis revenu de là-bas sans m’arrêter. J’avais trop besoin de vous voir. Quand on a goûté la souffrance auprès de vous, on ne peut plus tolérer de souffrir loin de vous… Oui, je vois que vous avez déjà tout compris… Je reviens seul… Elle m’a quitté ! Elle est allée faire le tour du monde avec un Américain dypsomane. Cette fois c’est bien fini ! Oh ! pas parce que j’ai reconquis ma dignité !… Dieu non ! Mais c’est elle qui en avait assez, définitivement assez. Ça ne l’amusait plus de regarder mes tortures… Alors à quoi étais-je bon ? J’ai même perdu la faculté de la colère. Je suis tombé à l’apathie, à l’abrutissement. J’ai assisté à tout sans révolte… Je vous le dis, je n’étais plus drôle. Je ne la reverrai jamais sans doute… Ah ! comme je suis las !…

Toute la tendresse déposée en moi par ses douleurs bouillonna. Il avait l’air si disloqué ! sa voix était toute cassée, ses yeux mêmes semblaient pâlis. Je vins m’asseoir auprès de lui et, sans parler, je pris sa main. Lorsque je voulus l’abandonner il contracta ses doigts et, me regardant profondément :

— La bonté est une chose si divine… dit-il.

Nous étions ainsi, silencieux depuis assez longtemps, lorsque sa respiration s’embarrassa. Il eut un tressaillement de la bouche, un tic nerveux lui déforma le visage et, avec un spasme de la gorge, il éclata en rudes et rauques sanglots.

Les larmes ont sur moi un effet d’immédiate contagion. Et puis, à voir ainsi cet homme qui gardait toujours son calme, je perdais la tête. Il me paraissait devenu un petit enfant, un pauvre petit enfant. Ma pitié exaspérée devint une impulsion toute physique, un besoin de le prendre, de le bercer…

Il avait abandonné ma main pour se serrer les tempes à pleines paumes… Il semble toujours qu’en touchant les gens en souffrance, on doive leur communiquer un peu de sa propre énergie — c’est vrai peut-être, d’ailleurs. — Je posai les doigts sur l’épaule d’Armand. Il sursauta et découvrit sa figure, ridicule et émouvante, puis, avec un gémissement, il se jeta sur moi, entourant ma taille de ses bras raidis, et sa tête roula sur ma poitrine, qu’elle battait de ses sanglots pendant qu’il mordait les dentelles de mon corsage.

Les êtres qui perdent rarement leur sang-froid le perdent plus complètement que les autres, quand par hasard ils s’abandonnent.

J’étais trop pénétrée par son émotion pour me choquer, au contraire ce mouvement de faiblesse éperdue me fit plaisir. Je sentais que j’avais le pouvoir de l’apaiser et je lui mis un bras aux épaules en l’appuyant sur mon cœur comme un bébé malade.

Ses sanglots se calmèrent, son souffle se régularisa, il se reprenait. Mais il ne bougeait pas. J’étais tombée en une rêverie. Le souvenir d’autres têtes qui elles aussi étaient venues attendre l’accalmie contre ma poitrine, revenait, et je songeais combien avaient été inutiles mes efforts de faire du bien, et que rien ne restait… Sans doute c’est une joie que se rappeler que l’on a bercé son enfant dans la tiédeur de son sein, mais les autres… tous les autres… et je me sentais reprise par le regret de n’avoir pas eu un être à moi, un être de moi à qui offrir l’oreiller de ma tendresse. J’aurais pu avoir un fils, un grand gamin, presque un homme déjà qui aurait trouvé doux d’être ainsi dans mes bras, et dont j’aurais ainsi senti la vie chaude pénétrer en moi, se mêler à la mienne avec une douceur infinie…

Combien de temps avait duré toute cette affaire, je l’ignore ; je n’ai jamais eu une crise de distraction d’une semblable profondeur. Je m’en réveillai très lucide, frappée par cette idée que nous ne pouvions pas rester davantage dans cette attitude. Je fis un mouvement d’épaule avertisseur d’un prochain changement de geste. Armand releva la tête, me regarda, puis se mit à m’embrasser sur toute la figure, au hasard, maladroitement, très vite, comme si depuis longtemps cela eût dû être fait et qu’il voulût accomplir sans perdre une minute un devoir différé.

Je pris ses mains nouées à ma taille, et, cambrée, je les desserrai, puis me levant je dis avec toute la simplicité dont j’étais capable :

— Êtes-vous mieux, mon cher enfant ?

J’étais moi tout étourdie et absurdement émue. Pourquoi ? Cela ne signifiait rien ces baisers… qu’allais-je imaginer !… Je me fabriquai un sourire très bon et qui me parut devoir être une quintessence de maternité.

Il me regardait attentivement et comme avec surprise, mais ce n’était probablement pas moi qui le préoccupais, il avait cette expression tendue du malade dont la chair attend et pressent la morsure d’acier du bistouri, et qui concentre sa force pour recevoir la sensation qui va venir.

J’étais gênée, embarrassée de moi-même, ne sachant pas si je devais rester debout, m’asseoir, ou sonner pour le thé — suprême ressource dans les situations qui deviennent difficiles aux environs de cinq heures du soir.

Je pris ce dernier parti, et ce fut un grand soulagement.

Il y eut des entrées et des sorties du valet de pied, des gestes à faire autour de la bouilloire ; lorsque j’offris une tasse à Armand j’étais de sang-froid parfait.

Lui aussi s’était reconquis, et commença de me parler de la Sicile avec un air calme, et comme s’il venait d’y faire un voyage d’artiste tout simplement.

En partant il demanda la permission de revenir le lendemain à la même heure.

Et le lendemain il ne fut pas une fois question de la perfide demoiselle qui courait autour du monde. Il analysa avec beaucoup de verve le plan d’un livre qu’il allait écrire, il me mit au courant de l’organisation de vie qu’il comptait adopter. C’était peu compliqué : huit heures de travail, un peu de sommeil, le reste c’était du temps passé avec moi. J’acceptai l’arrangement. Il but son thé d’un air allègre. Tout allait à ravir. Seulement, à l’instant de me quitter près de la porte du salon, il me prit les poignets et m’attira vers lui d’un mouvement brusque, auquel je résistai avec une contraction de tout moi qui peut bien avoir été exagérée.

Il rougit et dit gaiement :

— Je suis tout à fait fou ! Figurez-vous que j’ai failli vous embrasser… Voilà ce que c’est de donner aux gens l’illusion qu’on est leur sœur chérie…

— Bonsoir, frère, répondis-je du même ton joyeux.

Mais après son départ je m’aperçus que je n’étais pas gaie du tout, même je sentais une détresse singulière et neuve.

La vie m’a si peu donné d’heures douces qui n’aient eu de mauvais lendemains, que je n’ai jamais regretté rien de mon passé. Quand je songe à ce qui a été c’est avec le soulagement de savoir que c’est fait, terminé, que ce n’est plus à faire, et je me figure volontiers l’heure de la mort comme devant être pareille à celles où l’on rentre chez soi après les corvées mondaines. Le dernier soupir, il me semble, cela doit s’écrire : Ouf !

Eh bien, ce que j’éprouvais à ce moment-là, c’était le regret du passé. Non, pas tout à fait cela : le regret de ma jeunesse effacée. Jamais je n’avais songé à m’attrister en me sentant vieillir, au contraire, et voici que j’avais la poitrine serrée en me disant que j’avais trente-six ans. Quelle folie ! Car enfin que m’importait, n’avais-je pas arrangé ma vie pour glisser tout paisiblement de la maturité à la vieillesse, n’étais-je pas toujours pleine d’une pitié à base de mépris pour cette grande douleur des femmes devant la venue de l’âge ? Qu’arrivait-il en moi ?

J’allai vers une glace et tout près, tout près, j’examinai mon visage avec cette implacable lucidité que l’on ne peut avoir que pour soi-même. Et, à mesure que je découvrais toutes les petites tares que le temps m’a infligées, un gros chagrin bête gonflait en moi.

Non, bien vraiment, je n’étais plus jeune, encore quelques années et je ne serais plus jolie, l’étais-je même encore ? Est-on jolie à trente-six ans, peut-on encore être aimée… Oui peut-être, mais pour combien de temps ? Ah ! l’affreuse amertume de se sentir le cœur réveillé, avide comme à vingt ans, et de savoir que rien n’est plus possible, que l’on n’a plus d’avenir, que c’est fini, fini…

Comme j’ai bien pleuré ce soir-là, quelle rageuse jouissance je trouvais à ces larmes dont je me disais qu’elles allaient sans doute approfondir mes rides…



Pendant six mois je vécus dans une terrible lutte contre moi-même. J’avais des heures d’espoir où il me semblait que ma pauvre figure gardait encore sa jeunesse comme l’a gardée mon corps. Je me disais que pendant longtemps, dix ans peut-être, je serais encore capable de créer du désir. Quelque chose qui contribuait à exciter en moi ces illusions, c’était mon extraordinaire correspondance avec M. de Montclet. Il devait être bien différent de l’homme que j’avais connu, et attaqué par la manie de l’analyse, car il passait chaque jour au moins une heure à noter à mon intention ses états d’âme. Ils consistaient, ces états, à se figurer qu’il était redevenu amoureux de moi, et il m’écrivait des choses éloquentes sur le « rayonnement de ma mélancolie » et « l’aiguisement de beauté qu’en passant m’avait laissé la vie. » — Je répondais de temps en temps — hélas, faible cœur, elles me plaisaient ces lettres, comme la preuve que, peut-être, tout n’était pas fini… et pourtant ?… Pourtant la raison me reprenait souvent, et j’avais des moments d’affreux calme, d’une incroyable amertume. Comme c’est dur le renoncement, lorsqu’on est forcé de renoncer, lorsque ce n’est pas un choix héroïque, mais la nécessite qui l’impose ! Comme c’est dur…

Armand était sans cesse auprès de moi, sa tranquillité se coupait parfois d’orageux silences ; il en sortait par des plaisanteries forcées dont je ne parvenais pas à rire. Je m’énervais de ne jamais lui entendre prononcer le nom de cette femme dont il avait tant souffert. Un jour, comme il était particulièrement gai, car il avait le matin fini un chapitre qui le satisfaisait, je me risquai à dire :

— Êtes-vous guéri tout à fait ?

— Guéri de quoi ? demanda-t-il avec candeur.

— Mais de votre malheureux amour.

— Ah ! oui !… Très complètement guéri, comme on l’est d’une maladie qui vous salit pendant qu’elle dure, mais qui, disparue, vous laisse avec le sang purifié… Je suis très changé, j’ai compris la vie, et surtout je me suis compris.

— Peut-on savoir le résultat de ces compréhensions ?

— Pas encore… Quand mon livre sera fini et, s’il a du succès, je vous expliquerai tout.

Le livre eut du succès et il m’expliqua tout. Il m’aimait. Il m’aimait, le cher enfant, à travers l’illusion de moi qu’il avait créée. Son âme faible et forte m’avait douée de toutes les richesses, de toutes les grandeurs, de toutes les beautés, de toutes les puretés. Il croyait voir en moi une créature de neige et de diamant qui avait traversé la vie sans se souiller, sans se rayer. Il voulait m’épouser…

J’avais su que le jour viendrait où il dirait cette parole, je m’y étais préparée… tout fut inutile, je restai devant lui stupide ! anéantie ! désertée par ma force et par ma raison, car je l’aime, moi aussi, je l’aime, je l’aime avec mon être conscient et averti, moi entre les doigts de qui l’amour a coulé comme une eau vive, je l’aime avec cette place du cœur où germent les tendresses maternelles, avec cette profondeur où s’enracinent les saints amours d’épouse, avec les surfaces où vibrent les nerfs éperdus !

Et pendant qu’il me parlait fervent et grave je songeais : « Vivre ne fût-ce que quelques jours dans cette griserie magnifique du triple être sensuel, sentimental et intelligent… » Mais lui, lui, avais-je le droit de lui imposer le fardeau de mes années, le ridicule d’être le jeune mari d’une vieille femme ? Quand il aurait apaisé sa passion, quand il me verrait lutter misérablement pour conserver les restes de ma beauté, quelle souffrance et quelle humiliation lui seraient infligées ! Qu’y avait-il en moi qui méritât qu’il souffrît pour moi !…

Je lui dis maladroitement, avec de pauvres mots qui avaient honte, que j’étais trop vieille. Il m’interrompit, il ne voulait pas entre nous de paroles vaines. J’insistai, il s’exaspéra.

— Taisez-vous, vous dites des choses sottes, vous avez une autre raison à m’opposer que ces absurdités. Quelle est-elle, dites la vérité ? Pourquoi ne voulez-vous pas m’épouser… puisque vous m’aimez ?…

Il dit cela avec une incroyable autorité. Il savait. Je me sentais sa proie et c’était une délicieuse torture où se tonifiait mon courage. J’étais soulevée par une force frénétique, une envie de mourir pour lui.

— Oui, je vous aime, répondis-je très calme, mais, je ne peux, ne dois, ni ne veux vous épouser.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas libre.

— Pas libre ! Allons donc ! Ce n’est pas possible. J’entre ici à toute heure, s’il y avait un secret dans votre vie je le saurais… Mais répondez ! répondez donc !

— J’ai déjà répondu. Je ne suis pas libre…

— Vous avez un amant ! — Il cracha une injure, puis tout de suite :

— Pardonnez-moi… Je suis fou. Mais aussi, vous me faites trop mal… Je sens que vous mentez… je le vois dans vos yeux qui souffrent. Mais pourquoi mentez-vous ?

— En effet, pourquoi mentirais-je ? Non, je ne mens pas, mais j’ai bien le droit de souffrir, n’aurez-vous pas pitié de moi !…

— Pitié ! et vous, en avez-vous de la pitié ?… Vous saviez bien que je vous adorais, vous m’avez encouragé avec votre abominable douceur pour bien me prendre, et maintenant vous venez me dire que vous n’êtes pas libre ! Quelle misérable âme êtes-vous donc ? Vous saviez comme je peux souffrir, vous l’aviez vu ! Vous vous êtes amusée à me préparer pis encore… Que vous avais-je fait ? Pourquoi tout cela ? Pourquoi ?…

Je ne pleurais pas, j’étais froide et lucide, de cette lucidité affreuse qui, par moments, écarte les voiles de la folie.

Il me prit les poignets avec des doigts durs qui faisaient mal.

— Mais si vous n’êtes pas libre… cela veut dire que vous aimez quelqu’un… c’est cela, n’est-ce pas… quoi d’autre ? Jure-le ! Jure-le donc que tu aimes quelqu’un ! Que j’entende la bouche le jurer… Je le veux !

Et, toute raidie sous l’effort que me coûtait mon courage, je prononçai :

— Je le jure !

Il me clouait au dossier de mon fauteuil, ses deux mains rudement appuyées à mes épaules.

— Tu aimes quelqu’un ?… Tu vas le voir sans doute… chez lui… Et il t’embrasse ?…

— Oui !…

— Et…

Ah ! les affreuses et cyniques questions qui me salissaient, les mots pantelait sa jalousie, comme ils me faisaient du bien ! C’était mon heure d’amour, la seule que je dusse avoir, et tout ce qui débordait de lui, je le recueillais comme le trésor avec lequel j’enrichirai la fin de ma vie perdue. Les yeux clos, la figure froide comme au début d’une syncope, à toutes ses questions je répondais : « Oui ! »

Il y eut un silence, puis brutalement il me prit la tête et colla sa bouche à la mienne. Quand je me dégageai, mes lèvres, coupées sous ses dents, saignaient.

Nous nous regardions avec des yeux fous.

— Ne me parlez plus, dit-il sourdement, ne dites plus rien… Je ne veux plus rien savoir, mais je vous veux, vous ! Vous avez un amant. Quittez-le, soyez ma maîtresse, ma femme, ce que vous voudrez, je ne peux pas vivre sans vous, comprenez-vous, je ne peux pas !…

Ma résistance nerveuse était à bout, j’eus un spasme du cœur.

— Vous souffrez ! cria-t-il.

Il était à genoux, redevenu l’enfant attendri, et me regardait avec des yeux d’épouvante.

— Laissez-moi seule… je ne suis pas bien… Si vous n’avez pas pitié de moi je ne sais ce qui m’arrivera…

Il se releva sans un mot et marcha vers la porte. Je savais que c’était la dernière fois qu’il passerait là ; mon courage fléchit. Je le rappelai.

Il revint si vite… Avec un effort je me levai et je le baisai sur ses lèvres chères, puis, dégagée de ses bras :

— Allez, maintenant, lui dis-je.

Il hésita, il y avait de terribles choses dans son regard.

— Allez, répétai-je avec une telle tension de ma volonté qu’il obéit.

C’était fini.




Il y a huit jours de cela, je ne l’ai pas revu. On lui dit quand il vient, que je suis souffrante, couchée. Je ne réponds pas à ses lettres.

Ses lettres qui disent toutes la même chose avec une résolution chaque jour plus nette. Il veut que je me fasse libre et que je l’épouse. Mon mensonge n’a servi de rien… Ce n’était pas assez.

J’ai vécu cette semaine dans l’obscurité de ma chambre, les rideaux clos tout le jour, j’ai subi les suprêmes rébellions de mon cœur, mes rêves de bonheur toujours déçus ont crié insupportablement… maintenant c’est fini.

Il fallait entre lui et moi bâtir un obstacle de dégoût : c’est fait…

La soirée est écoulée — comme on a froid dans la solitude des heures nocturnes ! — M. de Monclet vient de partir… Et l’histoire de mon pauvre diable de cœur finira sur une note dans les journaux mondains de la semaine prochaine :

« On annonce le remariage du comte de Monclet et avec Mme Odile de Vringes. Le comte de Monclet et Mme de Vringes avaient plaidé en divorce il y a quelques années, mais les causes de dissentiment qui existaient entre eux ayant disparu, ils reprennent la vie commune, à la grande joie de leurs nombreux amis. »

— Quelle folle ! cette Odile, diront quelques-uns des « nombreux amis ».

— Ce n’est déjà pas si bête… Montclet a toujours ses deux cent mille livres de rentes, ajouteront quelques autres.

Personne ne dira :

— Pauvre Odile !

Personne…


CLEG.

(À suivre.)

  1. Voir le numéro du 19 novembre 1898.
  2. Voir les numéros des 19 et 26 novembre 1898.
  3. Voir les numéros des 19, 26 novembre et 3 décembre 1898.
  4. Voir les numéros des 19, 26 novembre, 3 et 10 décembre 1898.
  5. Voir les numéros des 19, 26 novembre, 3, 10 et 17 décembre 1898.
  6. Voir les numéros des 19, 26 novembre, 3, 10, 17 et 24 décembre 1898.
  7. Voir les numéros du 2 avril au 24 décembre 1898 (15 numéros), du 7 janvier 1899.
  8. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 déc. 1898, 7 et 14 janvier 1899.
  9. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 dec. 1898, 7, 14 et 21 janvier 1899.
  10. Voir les numéros des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 déc. 1898, 7, 14, 21 et 28 janvier 1899.
  11. Voir les nos des 19, 26 nov., 3, 10, 17, 24 déc. 1898, 7, 14, 21, 28 janv. et 4 fév. 1899.