L’ÂME AVEUGLE


À tout prix, il voulait rompre. Cette liaison, vieille de quelques mois, l’obsédait. Sa décision était irrévocable. Mais comment l’exécuter ? Revoir Marthe ? Il n’osait pas : elle l’aimait tant ! Il préféra lui écrire et, parmi plusieurs lettres raturées et laborieuses, il envoya celle-ci, où il expliquait sa rupture de la sorte :

« … Comprenez-moi bien, ma chère Marthe : ce n’est point votre faute si je trouve le courage de vous fuir. Le coupable, c’est votre mari, votre mari qui vous possède autant et plus que moi. Or le partage m’est odieux. Vous ne l’aimez pas, dites-vous… L’acte que vous commettez avec nous deux n’en est pas moins identiquement semblable. Et il est arrivé ceci : je ne vous désire plus… »

Pourquoi ne choisit-il pas des termes moins durs et moins insolents ? Sans doute voulait-il qu’elle ne l’ennuyât pas de ses supplications. Quand on n’aime plus, le cœur se ferme à la pitié. Et, vraiment, il n’aimait plus. Il était las, abominablement las.

Il éprouva un grand soulagement. Il avait reconquis sa liberté ! Afin de bien marquer cette victoire, il fit ses malles et partit pour l’Italie, sans laisser d’adresse.

Les premiers jours, sa joie persista. Consciencieusement, il rendait aux musées et aux églises les visites de rigueur. Les soirs, seuls, lui pesaient. Quelle tristesse, l’arrivée dans les villes inconnues, où tout passant ne peut que vous être un étranger !

Ce malaise s’étendit aux repas, si mélancoliques à ceux que froisse la promiscuité des tables d’hôte. Et dans les rues, et dans les trains, et dans les chambres banales, il souffrit d’une gêne vague, dont il ne cherchait même pas le motif, ne la remarquant pas encore.

À la longue, le besoin instinctif de la combattre lui fit désirer le repos. L’île de Capri le séduisant, il s’installa.

Les promenades y sont délicieuses. Le golfe de Naples et le Vésuve s’y révèlent de couleur plus attrayante et de lignes plus parfaites ; l’eau qui baigne le pied des hautes falaises est transparente comme de l’air pur, et, au gré des barques molles, les rêves flottent parmi la griserie des orangers, le trouble des myrtes et le calme des crépuscules.

Pourtant il ne savourait pas ces voluptés. Il les collectionnait, parce qu’elles sont obligatoires ; mais leur poésie le laissait froid. Et, un jour, il se prit à dire :

— Ne faudrait-il pas être deux ?

Instantanément, triomphalement, le souvenir de Marthe le heurta. Il sourit :

— Pourquoi pas ?

Il avoua qu’en effet sa silhouette souple, la grâce de sa figure, ses cheveux blonds, ses yeux bleus animeraient le paysage.

Alors, à défaut d’autre femme qu’il pût évoquer de préférence, il en fit sa compagne. Ils se promenaient ensemble, les bras liés, les âmes en harmonie. Il modelait ses pas sur les siens. Et il admirait le rythme de sa taille flexible. Ah ! les couchers de soleil, les clairs de lune, les aurores, comme il en goûtait le charme maintenant ! C’est que le regard de Marthe regardait en même temps que lui, c’est que sa voix se mêlait aux murmures du silence, voix tendre, voix profonde, dont l’émotion l’incitait à l’extase.

Elle lui fut fidèle aussi dans la solitude de sa chambre, aux longues heures de pluie ou de fatigue. Ils parlaient beaucoup. Leur passé se confondait en tant de choses communes : réminiscences d’aveux, de premières caresses, d’étreintes ardentes, de séparations désespérées !

Une fois, il la conduisit à la pointe de Tibère. Un ermitage s’y dresse. Ils s’accoudèrent au rebord de l’esplanade. Au-dessous d’eux, à pic, le précipice où l’empereur jetait ses victimes. En face, le golfe.

Il se taisait, songeur. Et, soudain, il s’avisa que des larmes mouillaient ses joues. Un grand frisson le parcourut. La vérité éclata, et il comprit.

Il comprit qu’il aimait Marthe. Il comprit qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer.

Il comprit qu’il ne la reverrait plus et qu’il était seul.

Lucidité subite après les mensonges où il endormait sa douleur naissante, réveil brusque de son cerveau, il devina le sens réel de sa rupture. Il l’avait attribuée à la jalousie, au dégoût du partage. Subterfuge. Sa lassitude provenait d’autres causes, futiles d’ailleurs : régularité quotidienne des rendez-vous, obligation d’attendre Marthe des journées entières, de la suivre dans les soirées, au bal, au théâtre, aux courses.

Hélas ! combien aisément réparables eussent été ces petites misères ! Un mot suffisait pour que Marthe les supprimât. Et lui, il avait rompu, croyant ne plus aimer.

Mais il aimait ! il aimait ! de toutes ses forces, de tout son cœur, de tout son désir ! Pas une minute, depuis la première heure, son amour n’avait défailli ! Et il ne la reverrait plus.

Elle eût pardonné une trahison, non l’insulte grossière de sa lettre. Quoi qu’il fît, il ne la reverrait plus.

II pleura. Il pleura.

Le chagrin étreignit son âme comme une proie. Il ne lutta pas, certain de sa défaite irrémédiable. Et les jours s’entassèrent.

— Qu’ils se changent en semaines, disait-il, et les semaines en mois, et que vite mes épaules se voûtent, pour que j’oublie enfin !

Ainsi luisait, très loin, sa délivrance, si loin qu’il n’y pensait pas. Marthe le hantait. Il se retraçait ses lèvres fraîches, sa poitrine ferme, son corps inaccessible. D’autres peut-être s’enivraient de cette jeunesse. L’affreuse torture ! Chassé par elle, il eût moins souffert. Mais qu’il l’eût dédaignée, stupidement, c’était le mal suprême.

Un matin, une main se posa sur sa tête ployée. L’ermite se tenait devant lui. Ils se regardèrent sans un mot, car ils ne parlaient point le même langage, et les yeux compatissants du moine lui firent du bien.

Il revint chaque jour à la pointe de Tibère. Il sentait cet homme secourable et bon. Mieux que de banales condoléances le calmait cette pitié muette. Et des effluves de paix baignaient son esprit tumultueux.

Le temps est un remède sûr. Sans révolte, il attendit que sa douleur s’usât. Et elle s’userait, puisqu’il en admettait la possibilité.

Mais, alors que cette idée l’effleurait, l’ermite s’approcha de lui et, montrant du doigt le ciel, prononça cette parole :

— Espérance !

Espérance ? se demanda-t-il, une fois seul. Espérance de quoi ? de la guérison ? Et après ? du bonheur ?

Il tressaillit à ce mot. Jamais il ne goûterait le bonheur, parce que jamais il ne saurait le découvrir.

Et il se rappela sa rupture. Il aimait, Marthe l’aimait. Il avait la félicité. Et il ne s’en était pas aperçu.

L’âme n’est donc clairvoyante qu’en face de sa misère, et son regard se voile quand il s’agit de son bonheur ?

On a franchi le seuil du paradis, on s’y promène, on s’y grise du ciel bleu, des fruits vermeils, des fleurs étranges. Mais l’homme est si coutumier de souffrir qu’il se croit en un lieu de supplices et qu’il s’évade du paradis.

Les yeux fermés, les mains en avant, éternellement on marche, on marche en quête du bonheur. Tout chagrin, on l’agrippe au passage. Et la moisson est abondante, gerbe de sanglots et de tourments, que l’on presse sur sa poitrine et que l’on entre dans son cœur.

Mais, si, par hasard, les doigts cueillent le lys de béatitude, le parfum en est tellement nouveau et la forme étrangère qu’on le laisse tomber, dédaigneusement.

Nous ne savons pas, nous ne savons pas. Semblables à des aventuriers qui chercheraient de l’or sans le connaître et rejetteraient la pépite trouvée, nous passons notre vie à chercher ce que nous ne connaissons pas.

Il ne serait jamais heureux, car il n’avait su discerner qu’il était heureux, et il ne le discernerait jamais. Sa peine actuelle s’effacerait. Une joie lui viendrait. Celle-là, il l’ignorerait encore. Et ce seraient d’autres peines, toutes visibles, toutes tangibles.

Alors, à quoi bon espérer ? Espérer des tortures, des trahisons, des coups, des plaies ? Autant mourir !

Plusieurs jours encore il traîna son dégoût. D’un geste, il écartait le moine, le moine compatissant qui enseignait la vive espérance. Puis, un soir, il se pencha sur l’abîme et s’y jeta…

MAURICE LEBLANC