L’INTOLÉRABLE SILENCE


À Jean Ajalbert.

Sur les instances de son père, Mathilde, créature de dévouement et de loi, épousa le riche Vourdane, de vingt ans plus âgé qu’elle.

Ils habitèrent, au bord de la Seine, le long de la route, une maison spacieuse. Deux années d’union permirent à la jeune femme de satisfaire ses instincts de sacrifice, d’obéissance et de passivité. Lui, dur et brutal, la tyrannisa. Elle eut recours au rêve. Et l’eau changeante du fleuve emportait vers l’inconnu ses vagues songeries.

Or un mal épouvantable, châtiment de débauches anciennes, terrassa Vourdane, éteignit ses yeux et paralysa ses jambes. On l’étendit sur un lit. Il n’en devait plus bouger.

Mathilde le veilla, et peut-être trouvait-elle une certaine douceur à ce rôle de garde-malade. Mais le caractère de l’aveugle s’aigrit. Il devint méchant, despote, jaloux surtout. Au retour des rares promenades qu’il lui tolérait, il la pressait de questions.

— Qui as-tu vu ? À qui as-tu parlé ?

Il récriminait aussi contre ces absences. Par pitié, elle se taisait, ce qui le stimulait à exiger davantage. Il n’admettait pas qu’elle lui fût fidèle. Aussitôt dehors, pensait-il, elle courait à quelque rendez-vous, et lui, l’infirme, servait de risée aux gens du pays.

À la fin, il lui défendit de sortir ; elle eut une courte révolte et s’échappa. Mais, en rentrant, elle aperçut des larmes sur les joues du malade. Et il dit :

— Comme il faut que tu l’aimes !

— Je n’aime personne, affirma-t-elle, et, pour vous le prouver, je fais le serment de ne plus jamais quitter cette chambre.

Et c’est ainsi qu’à vingt ans Mathilde fut emprisonnée. Elle vécut sans distractions ni espérances. La jalousie de Vourdane ne désarmait pas. Conscient de son égoïsme féroce, par rage, il l’exagérait. Il avait choisi comme chambre une vaste pièce située derrière la maison. De la sorte, Mathilde était privée du mouvement de la route et condamnée à l’horizon étroit d’un verger et d’une carrière déserte. Et elle regrettait surtout l’apaisement du grand fleuve, la gloire des midis sur les eaux pailletées, la mélancolie des crépuscules dans le miroir profond de l’onde.

Parfois, elle ouvrait la fenêtre et s’accoudait au balcon. Il l’en empêcha. Qui sait ? peut-être un homme se cachait-il entre les arbres du jardin.

— Ferme les rideaux, reste ici : tu n’as pas besoin de te montrer aux passants.

Qu’il fût muré, lui, dans la prison de son cerveau, soit. Mais alors qu’elle le fût, elle aussi, dans la prison de ses murailles et qu’elle ignorât les champs de fleurs, les couchers de soleil, les feuilles jaunissantes, la gaîté des printemps et la pourpre des automnes. Quelle volupté farouche de la garder auprès de lui, cette belle plante généreuse ! de l’isoler de la lumière et de la chaleur, de lui imposer son existence d’aveugle et d’estropié, à elle, la vivante créature aux sens intacts !

Combien d’années durerait ce supplice ? « Toute ma vie », se disait Mathilde. Car elle répugnait à souhaiter la mort de son mari. Et elle conforma ses habitudes et ses projets à cet avenir abominable.

Seuls persistaient ses rêves, de pauvres rêves obscurs où ne germait nul désir de bonheur ou de consolation, des rêves de tranquillité, de liberté, de marches à travers bois et à travers plaines, selon l’ordre de son caprice.

Hélas ! ces rêves même, il en prenait ombrage. Il les interrompait brusquement :

— À quoi penses-tu ?

Elle ne savait pas. Elle devait inventer quelque histoire. Et il l’obligeait à de fastidieuses et interminables conversations.

Ainsi s’écoulèrent trois années. À cette époque, l’état de Vourdane empira. L’ouïe était atteinte. Il manda le médecin. Celui-ci conseilla :

— Écoutez : J’ai là mon fils Paul, qui vient d’être reçu docteur et qui se repose quelques mois à la maison. Il vous soignera mieux que moi : c’est sa spécialité.

Vourdane accepta. Le lendemain, Paul arrivait. C’était un grand jeune homme d’apparence robuste et de visage grave. Il interrogea le malade, de près, de loin, pour établir le degré de sa surdité. Et, tout en notant l’effort que Vourdane apportait à le suivre, il se mit à parler de choses et d’autres, de ses études à Paris, de ses relations, de ses voyages.

Mathilde écoutait. Tantôt sonore, la voix éclatait en notes franches ; puis, plus douce, presque basse, elle caressait ainsi qu’une musique. Et la jeune femme s’étonnait de cette harmonie délicieuse qui troublait le silence et la mélancolie de sa cellule.

Et, tout de suite, elle l’aima.

Elle l’aima chaque jour davantage. Elle l’aima parce qu’il était jeune et bien portant, parce qu’il marchait, qu’il entendait, qu’il voyait, qu’il était, comme elle, comme tous les êtres, dans la normale de la nature. Il représentait la vie du dehors, les libres promenades, l’immensité des plaines, l’animation des villes, le monde et ses plaisirs, et ses sympathies, et ses affections, et ses amours.

Elle l’aima et elle le lui dit ingénument avec ses yeux sincères. Il comprit l’aveu. Sa pitié s’émut pour la triste recluse. Il se complut au retour quotidien de cette visite où sa présence éveillait une si visible joie. Son orgueil était flatté de l’hommage naïf de ce sourire, de l’attention qu’elle prêtait à ses paroles et du chagrin que laissait son départ. Puis, peu à peu, le charme douloureux de Mathilde le conquit. Et, à son tour, il l’aima.

Ainsi qu’elle, il en fit l’aveu. Et, au mouvement des lèvres, elle devina qu’il disait :

— Je vous aime.

Elle défaillit, toute frémissante, comme si le son de ces trois mots eût frappé son oreille et brisé ses nerfs de femme.

Ils ne se quittèrent plus des yeux. Par prudence, Paul s’occupait toujours de Vourdane et ne parlait jamais à Mathilde. Mais leurs regards étaient rivés l’un à l’autre. Ils se contaient l’ivresse et la torture d’aimer, le bonheur de se voir, l’effroi des séparations, l’espérance. Ignorant la pudeur qu’engendre la précision des paroles, ils se confiaient également leurs désirs. Et Paul s’ingéniait à déchiffrer le mystère des vêtements. Et Mathilde ne rougissait pas d’offrir son corps aux yeux hardis du jeune homme.

Le premier baiser s’échangea près du malade. Tandis qu’elle se penchait sur Vourdane, Paul effleura sa joue. Le lendemain, il lui prenait les lèvres, et, désormais, quand il la rencontrait à travers la chambre, il la pressait contre lui, éperdue, en quête de sa caresse.

Puis, un jour, il dit d’une voix haute : « Adieu, monsieur Vourdane », gagna la porte et l’ouvrit. Mais, la refermant, il resta dans l’intérieur. Et, là, il ne bougeait point, le bras dirigé vers elle, pour qu’elle se tût.

Enfin, lentement, pas à pas, il revint. Alors elle comprit, elle comprit. En désordre, son cœur battit à grands coups. Mon Dieu, mon Dieu ! Si l’autre entendait le bruit du parquet ! Une épouvante la clouait à sa place. Il lui semblait que chaque pas produisait un craquement formidable.

Et, soudain, afin d’étouffer le tumulte, elle se mit à chanter, à chanter très fort. Paul avançait. Et elle chantait, toujours, une vieille chanson où l’on parlait d’une bergère, et d’un roi qui la courtisait, et d’un chien qui la gardait contre le roi.

Paul la saisit et la poussa vers son lit. Elle n’eut plus la force d’articuler. Les dernières notes se traînaient, confuses.

— Pourquoi ne chantes-tu plus ? cria Vourdane durement.

Paul la couvrait de baisers et la dévêtait. Elle répliqua :

— Je suis fatiguée… je me repose.

— Chante encore un peu, lui enjoignit-il,

Et, durant l’étreinte, dans l’affolement de la possession, elle entonna, au hasard, une plaintive romance où il était question de pleurs, de reproches, de trahison, de mort…

Ils eurent quelques jours heureux. Mathilde, anxieuse, épiait l’approche de son amant. Un simple peignoir l’enveloppait. Et, tandis qu’il questionnait Vourdane, elle écartait les pans de son vêtement et montrait à Paul sa nudité superbe.

Mais avec le temps grandit en eux la tristesse insondable de leur amour.

Tout amour, pour n’être point trop douloureux, exige différentes joies : la joie de se voir, de se contempler, de s’appartenir, et aussi la joie de causer. Cette joie leur manquait. On a tant de choses et tant de choses à se dire quand on s’aime ! Ils ne pouvaient se les dire. Ils ne connaissaient pas le tremblement des voix qui murmurent les phrases tendres. L’un ne saurait jamais comment l’autre prononçait : « Je t’aime ! »

Oh ! l’horrible supplice ! Ils se regardaient indéfiniment, et leurs lèvres épelaient les mots, tous les mots qu’ils n’avaient pas le droit de clamer. Ils étaient condamnés au silence, au monstrueux silence. Les supplications du désir, les cris d’extase, les admirations bruyantes, les balbutiements de volupté, les calmes entretiens après les emportements farouches, tout leur était interdit. Silencieusement, sans un bruit, ils devaient s’embrasser, se prendre, s’en aller.

Et les gestes embarrassés, le souci d’éviter les froissements d’étoffe, la peur de bousculer quelque chaise ou de heurter un objet, l’enlacement interrompu, quelle torture ! Rarement ils obtenaient la minute de répit indispensable :

— Mathilde, hurlait l’aveugle, pourquoi ne parles-tu pas ?

Il fallait qu’elle parlât, il le fallait.

— Mathilde, viens arranger mon oreiller.

Et il fallait qu’elle quittât son amant, il le fallait, malgré tout.

Alors, très vite, Paul se lassa. Et Mathilde s’en aperçut. Ce fut un effroyable désespoir.

Au fond, à elle, peu lui importaient ces incommodités. Elle souffrait bien au silence accablant et de n’être pas bercée par la voix grave de Paul. Mais combien mesquine cette peine auprès de l’incomparable bonheur de se savoir aimée ! Et, tout à coup, ce bonheur s’effondrait. Elle sentit s’évanouir l’affection du jeune homme. Sous prétexte que l’état du malade n’exigeait plus de soins continuels, il espaça ses visites. À peine entré, il se rappelait une consultation qui l’obligeait à repartir. Et, surtout, il évitait les yeux de sa maîtresse. Elle s’épuisait à chercher les siens, croyant lui rendre par son regard la passion d’autrefois. Il tournait la tête.

Et elle ne pouvait se plaindre. Là encore, le silence lui apprit une nouvelle douleur. Elle savait, elle savait qu’avec sa douce voix blessée elle eût ramené l’infidèle. Les mots qui attachent, l’accent qui apitoye et qui détend les volontés méchantes, son amour les lui eût révélés. Hélas ! elle était vouée au silence.

Elle lutta. Elle se cramponna sans orgueil à la seule consolation qu’elle eût trouvée depuis son sacrifice. Elle bégayait :

— On ne vous voit plus, monsieur Paul. C’est mal d’abandonner mon pauvre mari.

Elle imagina de lui écrire. Et, à chaque entrevue, elle avançait timidement la main pour recevoir la réponse implorée.

Paul fut implacable. Sa lassitude s’exaspérait de toutes ces récriminations. Il n’en pouvait plus. Il finissait par la détester.

Ainsi se déroula dans l’affreux silence ce misérable amour. Dans le silence, Mathilde avait connu l’ivresse des aveux, l’exaspération des étreintes, l’amertume d’être délaissée. Elle connut aussi la jalousie cruelle. Si Paul ne l’aimait plus, c’est qu’il en aimait une autre. Qui ? Comment se défendre contre une rivale dont tout le charme peut-être provenait des paroles qu’elle avait le droit d’articuler ?

Et elle connut enfin la rupture.

Un jour, Paul dit, fermement :

— Monsieur Vourdane, ma présence est inutile ici : je vous fais mes adieux.

D’un bloc, Mathilde tomba à genoux. Les deux hommes causèrent, et elle, les mains jointes, tendait vers lui ses bras désespérés. Tout son être suppliait : ses yeux voilés de pleurs, sa gorge contractée, les rides de son front, et ses doigts tremblants, et sa poitrine haletante.

— Reste, reste, mon aimé, balbutiaient ses lèvres.

— Adieu, madame, fit le jeune homme.

Elle dut répondre, à haute voix et tranquillement :

— Au revoir, monsieur Paul.

Et elle s’accrochait à ses vêtements, elle mouillait sa main de ses larmes, et, comme il s’éloignait, elle se traînait à ses genoux et lui barrait le chemin.

Alors, excédé, une rage le secouant contre cette créature affolée, il se baissa sur elle et lui monta le poing, d’un mouvement haineux.

Et c’était dans un silence de mort. Et Mathilde comprit soudain si nettement que ce silence avait tué leur amour qu’elle tenta de le rompre, quel que fût le danger. Mais elle ne le put. Les mots ne sortirent pas de sa gorge étranglée.

Et, tandis qu’il s’en allait, elle se coucha à terre. Maintenant commençait la suprême période de son martyre, la douleur de la solitude et de l’abandon. Et toujours dans le Silence, dans le formidable Silence, dans l’infâme, dans l’odieux, dans l’intolérable Silence…

MAURICE LEBLANC