LA CHAIR TRIOMPHANTE


La barque où je flânais, couché, les rames à l’abandon, reçut un choc. Je me levai. Une autre barque flottait le long de la mienne, et, tout de suite, la présence me frappa d’une femme au visage très doux, au buste largement épanoui.

Depuis deux mois que la guérison d’une bronchite me retenait à Beaulieu, c’était la première que je rencontrais de beauté indiscutable et de séduction immédiate. Et, pourtant, j’avais bien cherché, sur toute la côte, de Cannes à Menton, dans tous les bals et dans toutes les redoutes, avec l’ardeur de mes vingt ans avides d’aventures.

Elle ne parut pas me remarquer. En compagnie d’un vieux matelot, elle pêchait des oursins, sortes de coquillages en forme de châtaignes, que l’on agrippe à l’aide de grands bambous. Je pus l’examiner. Elle agissait par mouvements simples et graves, et cette lenteur de gestes m’enchanta comme un rythme harmonieux ; mais l’infinie douceur de ses traits était son charme le plus insinuant, et je fus stupéfait en constatant qu’une telle douceur provenait de rides multiples, de paupières battues, d’une fatigue visible. Je ne doutai point qu’elle eût dépassé la quarantaine.

À la fin, mon indiscrétion la gêna. Nos regards se croisèrent. Je la dévisageai hardiment. Elle détourna les yeux. Je dus m’éloigner.

Un trouble me resta de cette vision et l’espoir qu’elle se renouvellerait bientôt. Quelques jours cependant mes investigations à travers Beaulieu n’aboutirent pas.

Un matin, sur la route de Villefranche, une voix m’appela. Je reconnus un camarade de pension, de plusieurs classes au-dessous de moi, Daniel Arlange. Il se promenait avec trois jeunes femmes. Il me prit par le bras :

— La tribu de mes sœurs, à savoir madame d’Ouvrin, mon aînée, mère de famille depuis un mois, et mes cadettes, Geneviève et Henriette Arlange.

Nous fîmes un tour. Le soir, il s’en retournait à Paris pour ses études. Il voulut auparavant me présenter chez lui. Ils habitaient au bord de l’eau, assez loin, du côté d’Éze. En entrant dans le salon, nous trouvâmes, étendue sur un divan, une femme qui lisait. C’était elle.

Daniel me dit :

— Maman.

Je fus décontenancé. Mère d’un de mes amis, grand-mère, ne perdait-elle pas un peu de son prestige ? Mais le son de sa voix, instantanément, le lui rendit. Ah ! cette voix douce, douce comme son visage et lasse comme lui, cette voix traînante, aux inflexions monotones, cette voix triste comme ces choses dont la tristesse humble est pitoyable, comme des yeux de bête agonisante, comme des larmes silencieuses, cette voix blessée, de quelle émotion me pénétra-t-elle ! J’en écoutais la musique plaintive sans chercher le sens des mots, et je répondais au hasard, pour l’entendre encore, indéfiniment. À peine puis-je citer la phrase qui finit notre entretien.

— Je m’imagine, demanda madame Arlange, vous avoir rencontré en barque, une après-midi.

Pourquoi ai-je cru deviner quelque ironie dans cette interrogation ? Bêtement, je répliquai :

— Non, je ne me souviens pas.

Elle parut surprise. Je rougis. Et une joie naïve m’inonda, car, désormais, nous avions un secret en commun.

Je revins souvent, puis tous les jours. Elle m’accueillait avec plaisir. Ses filles et moi, au contraire, sympathisions peu, et, régulièrement, après le déjeuner, M. d’Ouvrin les emmenait en excursion. Nous restions seuls.

C’était à la fois une volupté et une souffrance : volupté d’être auprès d’elle, et souffrance de ne savoir que lui dire. Comme je devais lui sembler ridicule et emprunté ! Les yeux grands ouverts, silencieusement, je la contemplais. Je me sentais tout petit devant elle, comme devant une force qui pouvait me briser, une puissance irrésistible. Cela résultait sans doute de l’idée que je me formais au sujet de son expérience. Elle me dominait de tout son passé, de tout ce qu’elle avait suscité d’amour, de passion, de désir, de dévouement. J’aurais voulu qu’elle me racontât sa vie et me sacrifier à mon tour et mourir pour elle.

Exaltation fiévreuse d’enfant romanesque, qui me conduisit bientôt au désespoir, puis aux aveux !

Un joli sentier suit le caprice de la mer de Beaulieu à Saint-Jean. Nous en recherchions la solitude. À mi-chemin, un jour, elle s’assit au fond d’une crique où l’eau venait expirer. Et c’est là que mon chagrin déborda.

— Je vous aime, je vous aime…

Je ne trouvais point d’autres paroles, et elles me montaient aux lèvres avec de misérables sanglots qui m’étouffaient. Les mains jointes, la figure ruisselante de pleurs, je me traînais à ses genoux.

— Je vous aime, je vous aime…

Elle me prit par le cou, m’attira vers elle et tenta de me consoler. Les mots qu’elle disait, je ne les écoutais pas ; mais sa voix endormait mon mal. Que d’épreuves elle avait dû subir pour que cette voix fût ainsi brisée !

Je ne pleurais plus, je ne souffrais plus. Couché entre ses bras, la tête sur son épaule, je n’osais bouger, de peur qu’elle ne desserrât son étreinte. Nous nous taisions. C’était l’heure solennelle où le soleil disparaît, l’heure de recueillement où dans la pureté de l’air, au-dessus de l’eau assombrie, autour des cimes radieuses flotte quelque chose de sacré. Instant inoubliable d’amour et d’extase !

Mais, peu à peu, au contact de son corps, ma chair s’émut. J’épiais le gonflement de sa gorge. C’était là surtout, vers le mystère du corsage, vers la floraison puissante de la poitrine que tendait mon désir. Insensiblement, j’y inclinai la tête. Et, sous ma joue, je sentis la chaleur des seins, leur palpitation lente, et je m’exaspérais à la pensée que l’étoffe seule en séparait mes lèvres.

J’eus un coup de folie. Ma main s’y porta brusquement. Elle me repoussa. Nous demeurâmes l’un en face de l’autre, haletants, confus tous deux.

Elle ne me tint pas rigueur. Souvent encore, elle m’attira contre elle afin d’unir nos rêves. Elle me recevait aussi dans sa chambre, dont le balcon formait terrasse, et, devant la mer, complice, elle m’enlaçait de ses bras à moitié nus. Je les couvrais de baisers. Puis nos regards se mêlaient. Les siens étaient toujours tristes.

M’aimait-elle ? Je l’ignorais, ne songeant même pas à me le demander. À cet âge, on aime, certes, avec l’espoir vague de la possession, mais on ne tente rien pour y atteindre plus vite, tellement l’avenir est vaste et l’âme confiante.

L’époque du départ approchait. Daniel vint passer une semaine à Beaulieu. Le jour de son arrivée, nous l’emmenâmes en promenade. Madame Arlange marchait à quelques pas derrière nous. Elle me parut d’humeur sombre. Je communiquai ma réflexion à Daniel. Et il me fit — je n’oublierai jamais ma stupeur — il me fit cette réponse déconcertante :

— Il ne faut pas s’en étonner : c’est le jour anniversaire de la mort de maman.

Je l’examinai, ne saisissant pas sa plaisanterie.

— Comment, la mort de votre mère ? Vous n’êtes donc pas le fils de madame Arlange ?

À son tour, il me considéra d’un air confondu. Puis, soudain, il éclata de rire.

— Ah ! c’est trop drôle ! c’est trop drôle ! Mais madame Arlange n’est pas ma mère : c’est ma grand’mère !

Je refusai d’abord de comprendre. Et, comme si j’eusse voulu lui prouver son erreur, je m’écriai :

— Allons donc ! vous l’appelez tous « maman ».

— Par tendresse, parce qu’elle a été la vraie maman qui nous à élevés. Et puis elle est si jeune !

J’objectai encore :

— Et votre nom, qui est le même ?

— Ma mère avait épousé un cousin.

Il se remit à rire. Il n’en pouvait plus. À la fin, il courut vers madame Arlange et bégaya :

— Dis donc, dis donc, il croyait que tu étais ma mère !

Je prétextai un malaise et rentrai.

Je souffrais horriblement. Une fureur haineuse me soulevait contre elle : il me semblait que j’avais été dupé comme un enfant et que mon amour s’en trouvait avili et diminué.

Au bout d’une heure, on frappa. J’ouvris. C’était elle. Très humblement, elle me dit :

— Je vous demande pardon… Je connaissais votre illusion… le courage m’a manqué pour vous en avertir… vous m’aimiez trop…

Elle attendait ma réponse, la figure anxieuse. Mais quelle réponse faire ? Savais-je ce qui se passait en moi, parmi le tumulte et les ténèbres de mon cerveau ?

Usant de la douce caresse qui m’affolait, elle m’entoura le cou de ses bras et murmura, de sa voix navrée :

— Je suis vieille, n’est-ce pas ? et cela vous importune… Je suis la grand-mère d’un de vos amis… je suis bisaïeule… Oh ! ma vieillesse, comme votre dédain me la rend lourde !

Elle disait vrai, elle disait vrai. On n’aime pas les vieilles femmes. Ma jeunesse répugnait à cette sorte d’amour incestueux. Je laissai tomber ces mots :

— Je crois que je ne vous désire plus.

Elle eut un cri de révolte :

— Tu ne me désires plus ? Tu mens, tu mens : ce n’est pas possible !

Éperdue, elle cherchait un moyen de me détromper. Soudain, ses yeux s’éclairèrent. Et, lentement, les gestes calmes, sûre de la victoire, elle enleva son corsage et découvrit sa poitrine. Ce fut un éblouissement. Triomphante et superbe, la chair s’épanouissait en contours somptueux.

Et de tout mon être, et de tout mon désir, et sans que jamais depuis j’aie retrouvé pareille extase, aussi saine et aussi pure, je possédai la grand’mère de mon ami Daniel Arlange.

Le lendemain, je reçus cette lettre :

« Dès le premier jour, cher petit, je vous ai aimé. Je ne vous le disais pas. Je ne voulais pas vous le dire, car, de vous à moi, tout amour est odieux. Mais votre doute, hier, m’a bouleversée. « Je crois que je ne vous désire plus », disiez-vous. C’était l’affront suprême, moi vers qui, toute ma vie, se sont rués les désirs de tous les hommes. C’était mon corps méprisé, ce corps que le temps épargna jusqu’ici ; c’était ma chute définitive dans l’abominable vieillesse. Et un immense besoin m’est venu de retarder. un peu l’heure de la déchéance. C’est cela qui m’a fait agir, inconsciemment.

» Oh ! mon ami, je ne crains pas que vous riiez de cette minute. De part et d’autre, elle fut sincère, j’en suis sûre. Une même ivresse nous unit, et un même souvenir nous restera. Mais il faut que cette minute soit la dernière. Une fois encore, vous m’avez donné, par votre amour et par votre désir, l’illusion d’être jeune. Soyez-en béni, cher enfant. Et ne m’en voulez pas de vous fuir, car le dégoût et l’écœurement inévitables que vous prendriez de moi bientôt me tueraient.

» Et, maintenant, je vais vieillir ; je ferai tout, même, afin de vieillir très vite. Je n’ai plus souci de mon corps inutile. Qu’il se flétrisse ! Que mes cheveux deviennent blancs ; que ma peau achève de se faner, et mes épaules, de se voûter, et mon cœur, de se glacer, — pour que s’éteigne enfin mon effroyable amour et que je puisse vous revoir, ô mon ami !… »

MAURICE LEBLANC