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Sœur  ►

L’EXEMPLE


Édouard Machy vint vers Berthe Vallot, s’inclina et dit :

— Voilà plusieurs jours, madame, que mon garçon joue avec mademoiselle votre fille, dans ce square ; les parents n’auraient-ils pas le droit de causer ensemble ?

L’heureuse tournure de cette phrase impressionna Berthe. Elle répliqua :

— Je n’y vois pas d’inconvénient, monsieur.

Il s’assit. Quelques groupes peuplaient le square. Des passants le traversaient. Autour d’une pelouse, les deux enfants se mirent à courir. Le père et la mère les suivaient des yeux. Ils cherchaient par quels mots entamer la conversation, mais ils ne trouvaient rien. Et ils étaient fort embarrassés.

Enfin il articula :

— Votre fille est bien charmante. Comment s’appelle-t-elle ?

Berthe répondit :

— Juliette.

— Et mon garçon, Paul, reprit-il.

Ils applaudirent à ces noms, puis gardèrent un long silence. Cela devint si gênant que Machy éprouva soudain le besoin impérieux de parler. Et il expliqua sa vie :

— Je suis professeur…

— Ah ! fit-elle, je m’en doutais !

— … professeur d’écriture, continua-t-il, ma femme est couturière, je donne mes leçons le matin, et l’après-midi je me charge de l’enfant.

Elle riposta par une même expansion :

— Moi, mon mari est comptable. Nous ne sommes pas riches, je n’ai pas de bonne, et il faut encore que je sorte la petite.

Ils se regardèrent. Ils avaient tous deux une figure triste et un aspect convenable. Se connaissant, ils n’eurent plus rien à se dire.

Le lendemain les ramena, et les jours suivants également. Ils s’asseyaient l’un près de l’autre, et comme ils étaient timides et peu loquaces, ils prononçaient de rares paroles.

D’ailleurs, les deux enfants les occupaient beaucoup. Les petits s’entendaient à merveille. Très vite las des jeux bruyants, ils se promenaient dans les allées les plus désertes. La séparation quotidienne les affectait vivement. Chez eux, ils ne pensaient qu’au plaisir de se revoir. Et dès l’arrivée au jardin, ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.

Cette sympathie influa sur le père et la mère. Eux aussi se retrouvaient avec satisfaction. Ils n’en causaient pas davantage, mais ces heures de rapprochement leur paraissaient douces et bien remplies.

Paul et Juliette cependant fuyaient les camarades de leur âge. Les bras enlacés, ils marchaient à pas menus, comme des grandes personnes qui s’entretiennent de choses graves. Et en effet ils se confiaient leur existence, leurs punitions, leurs études, les aventures de leur passé, les joies qu’ils attendaient de l’avenir. Chacun prenait sa part des peines de l’autre et l’exhortait à la résignation.

— Sont-ils adorables ! s’écriait Machy.

— Oui, délicieux, mais que diable peuvent-ils avoir à se raconter ?

Curieux de le savoir, ils défendirent à leurs enfants, sous un prétexte quelconque, de s’éloigner d’eux. Les enfants obéirent. Que leur importait ! À voix plus basse, ils continuèrent de chuchoter leurs confidences. Berthe et Machy surprirent quelques mots. Ils en furent tout troublés. Le spectacle de cette intimité resserra la leur. Alors, l’âme réchauffée, le ton ému, ils se communiquèrent, à leur tour, les secrets de leur vie.

Secrets bien simples ! Machy déplora l’humeur querelleuse de sa femme. Berthe exposa ses désillusions sur la valeur de son mari. Les aveux lâchés, ils les recommencèrent et les compliquèrent de détails, d’anecdotes, de preuves, sans se prêter d’ailleurs la moindre attention. Et les deux groupes, l’un en face de l’autre, indifférents à toute chose étrangère, mystérieux et affairés, le visage alternativement craintif, sombre, illuminé, rêveur, semblaient ourdir d’interminables complots.

Chez Paul et chez Juliette, l’entente ne tarda pas à se manifester par des attitudes plus abandonnées. Les mains se cherchaient. Les yeux se mêlaient aux yeux, débordants d’une affection naïve. Si l’un manquait au rendez-vous, l’autre pleurait.

— Ne croirait-on pas qu’ils s’aiment ? dit un jour Machy.

— Oh ! l’amour !… soupira Berthe.

Ces deux syllabes les bouleversèrent. Elles représentaient tout un monde inconnu, un monde de sensations et de voluptés incomparables, un monde dont l’accès jusqu’ici leur était interdit. Ils eurent l’espoir inconscient d’y pénétrer. Mais comment ? Quel charme ouvre les portes du temple ?

Instinctivement ils imitèrent leurs enfants. Machy prit les poses galantes de son fils. Comme lui il se penchait sur sa voisine, il mendiait son regard, il lui parlait à l’oreille et la caressait de son souffle. Berthe, comme sa fille, se renversait en des postures coquettes, se détirait, faisait à son compagnon l’aumône d’une œillade, et ricanait d’un rire pervers et irritant. Leurs mains aussi se frôlaient. Et ils tâchaient de donner à leurs yeux des expressions tendres.

Seulement, ils ignoraient les mots qu’il faut prononcer en ces circonstances. Leur cœur n’aurait pu les leur dicter. Et tout en mimant les gestes de ceux qui s’aiment, ils s’entretenaient de leurs querelles de ménage, ils discutaient sur la cuisine, sur le prix du charbon, du beurre et de la viande.

Un jour s’étant approchés de Paul et de Juliette, ils les entendirent causer. Et Paul disait :

— Vois-tu, Juliette, tu es ma femme, tu es ma femme comme papa et maman pour toute notre vie, tu habiteras avec moi et je travaillerai beaucoup.

Et Juliette répondait :

— Oui, je te le promets, Paul, on aurait beau me forcer, c’est toi que j’épouserai, j’ai une cousine comme ça qui a attendu à partir de huit ans.

Berthe et Machy se regardèrent. Un trouble infini les envahissait comme s’ils eussent eux-mêmes échangé ces serments. Ce fut leur déclaration d’amour que les petits avaient murmurée pour eux. Ils baissèrent la tête et se turent.

Les journées suivantes, leur liaison se fortifia. Maintenant Paul et Juliette, enfreignant la consigne, se réfugiaient dans les allées solitaires. Et les parents se croyaient seuls, eux aussi, séparés du monde, libres de tout devoir et de toute entrave.

Et très naturellement, sans émotion presque, une après-midi, ils chargèrent le gardien de surveiller les enfants et ils coururent vers un hôtel meublé.

L’étreinte fut monotone. Ils éprouvèrent une grande déception.

On se retrouva le lendemain. Berthe, la voix brisée, les joues pâles, gémit :

— Ce que nous avons fait est abominable. Il ne faut plus nous voir.

Machy accepta l’arrêt sans protester. Il paraissait horriblement triste. À la fin il balbutia :

— Ce n’est pas notre faute… nous sommes d’honnêtes gens… nous ne pensions pas à mal… mais l’exemple des enfants nous a détraqués… c’est leur faute à eux. Ils nous ont appris ce que leur instinct leur apprenait, et que nous ne savions pas, nous… Et puis, nous avons voulu tout savoir… C’est bien leur faute, voyez-vous… c’est bien leur faute.

MAURICE LEBLANC